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CARRÉ ROUGE N° 37 / NOVEMBRE 2006 / 33
R É F L E X I O N - P R O L É T A R I A T E T P H
I L O S O P H I E
Les analyses critiques de la société actuelle s'intensifient
dans le champ de la philosophie et des sciences sociales. Quelques
titres sont révélateurs d'une posture plus inquiète
ou plus offensive dans la dénonciation : Le Culte de l'urgence,
de Nicole Aubert, La société malade de la gestion,
de Vincent de Gaulejac, La société assiégée,
de Zygmunt Bauman, La société du mépris, d'Axel
Honneth… Un certain nombre de philosophes, de sociologues,
de psychologues et de psychanalystes sont en alerte et poussent
la réflexion critique beaucoup plus loin aujourd'hui qu'il
n'y a quelques années. C'est un symptôme évident
du mûrissement d'une prise de conscience de la dangerosité
du capitalisme.
Pour ceux qui veulent participer au combat pour abattre ce système,
ce sont des outils de compréhension dont ils ont intérêt
à s'emparer tout en en percevant les limites. L'enjeu est
de saisir comment le processus de reproduction du Capital crée
des mises sous tension et des aliénations pénibles
à vivre aussi bien comme producteur que comme consommateur,
et en quoi elles sont génératrices de crises diverses.
Ces ouvrages et quelques autres indiqués en annexe de cet
article me semblent utiles, voire nécessaires pour certains
d'entre eux. Ils sont des stimulants pour notre réflexion
et en aucune manière des réponses toutes faites face
aux diverses pathologies que génère la société
capitaliste actuelle, conformément à sa nature.
Plus que jamais les frontières entre la philosophie et les
différentes branches des sciences sociales s'estompent.
La société globale est scrutée, interrogée
sous différents angles, à différents niveaux,
avec un refus de l'accepter dans son état actuel comme dans
ses tendances à l'oeuvre. Pour ne prendre qu'un exemple,
il est significatif que dans un livre intitulé Plaidoyer
pour l'enfant-roi, son auteur, Simone Korff Sausse, qui est psychanalyste,
mette son sujet en perspective par rapport au fonctionnement de
notre société occidentale et des traumatismes qu'elle
fait subir à bien des enfants. Elle relève que des
millions d'enfants de par le monde ne sont pas « rois »
du tout car ils sont « prostitués, exploités,
abandonnés, livrés à des trafiquants de toutes
sortes. »
Toute recherche digne de ce nom se trouve à l'étroit
dans un domaine disciplinaire trop circonscrit. Il y a comme une
gêne et même une indécence à ne pas tenir
compte de rapports sociaux en crise, même pour centrer son
analyse sur un problème particulier.
Le besoin de sociologie et de philosophie est en expansion.
Sans m'engager ici dans une discussion sur ce qu'on peut entendre
par philosophie ou par sciences sociales aujourd'hui, il me semble
que toutes les entreprises critiques du monde social actuel dans
sa globalité et ses contradictions sont les bienvenues dans
la mesure où elles apportent un peu de lumière dans
un monde opaque. Pour celles et ceux qui se situent sur le terrain
de la lutte de classe, elles ont une implication qui est de comprendre
ce monde pour le transformer.
La proposition du jeune Marx de 1844 peut reprendre aujourd'hui
toute sa saveur et toute sa force : « La philosophie ne peut
devenir réalité sans l'abolition du prolétariat,
le prolétariat ne peut s'abolir sans que la philosophie ne
devienne réalité. »
Plus tard il formulera cette idée autrement, après
sa rupture avec les jeunes hégéliens de gauche contemplatifs,
rétifs à toute activité politique concrète,
englués dans leurs développements obscurs, qu'il raillera
avec entrain dans La Sainte Famille, et avec son ami Engels dans
L'Idéologie allemande. Ainsi, pour eux, les idées
ne deviendront des armes que reprises par « les hommes qui
mettent en jeu une force pratique ». Toute l'activité
intellectuelle et politique de Marx et d'Engels indique suffisamment
qu'ils se situaient en passeurs d'idées et d'analyses efficientes
pour les prolétaires.
Il était tout aussi évident pour eux que, sans des
idées et analyses adéquates, les travailleurs ne pouvaient
pas être une force pratique efficiente, constituée
en classe, sujet d'une histoire permettant de passer à une
société communiste. Ce point qui reste central pour
nous est au coeur de leur polémique et de leur rupture avec
Weitling en 1846. On a un témoignage fort vraisemblable selon
Riazanov d'une séance houleuse où Marx aurait crié
à Weitling : « L'ignorance n'a jamais aidé personne
et n'a jamais été d'aucune utilité. »
Marx et Engels semblent s'adresser encore directement à nous
lorsqu'ils écrivaient dans L'Idéologie allemande (dans
la partie dirigée contre Max Stirner) : « À
l’époque actuelle, la domination des individus par
les conditions objectives, l'écrasement de l'individualité
par la contingence, ont pris des formes extrêmement accusées,
et tout à fait universelles, ce qui a placé les individus
existants devant une tâche bien précise : remplacer
la domination des conditions données et de la contingence
sur les individus par la domination des individus sur la contingence
et les conditions existantes. »
FLUX TENDU, GESTION DE SOI ET PERTE DE SOI
Dans le cadre de Carré rouge, il a été rendu
compte de façon approfondie des travaux fondamentaux sur
la classe ouvrière de Stéphane Beaud et Michel Pialoux,
Retour sur la condition ouvrière et Violences urbaines, violence
sociale ainsi que de l'ouvrage collectif sous la direction de Pierre
Bouffartigue, Le Retour des classes sociales.
Nous ne sommes pas quittes avec ces lectures parce que, par définition,
les classes sociales n'ont pas une identité stable et sont
prises dans des rapports constamment en mouvement.
D'autres travaux méritent notre attention pour comprendre
les modalités nouvelles de l'exploitation du point de vue
des managers comme des salariés.
Sous la direction de Stéphane Beaud, Joseph Confavreux et
Jade Lindgaard, vient de paraître un ouvrage de toute évidence
fondamental et très accessible sur les personnes «
invisibles » dans cette société que sont les
chômeurs, les Rmistes, les travailleurs pauvres, stagiaires,
précaires, sans logement, sans papiers… (La France
invisible, La Découverte).
Dans Temps modernes, horaires antiques, Pietro Basso analyse, dans
une perspective à la fois historique et mondiale, la tendance
plus lourde que jamais du système capitaliste à combiner
l'augmentation de la durée du travail à l'augmentation
de son intensité.
Son argumentation est fouillée et convaincante. Il situe
ainsi la portée de la question de la durée du temps
de travail : « Un minimum de sens historique suffit pour comprendre
qu'aucune autre époque et forme de société
n'a été autant centrée sur le travail et le
temps de travail. Ce dernier est la clef de voûte du mécanisme
unitaire complexe des temps sociaux, du soi-disant “temps
libre”, du temps de reproduction et, plus encore des temps
individuels. En tant que tel, il structure la totalité des
manifestations de la vie sociale et influence même les plus
intimes recoins de notre monde intérieur. » (page 13)
Dans une enquête de sociologie clinique intitulée
Perte d'emploi, perte de soi, Daniel Linhardt et ses collaboratrices
ont analysé avec beaucoup de finesse les luttes menées,
les réactions et les traumatismes subis par les travailleurs
de l'usine Chausson de Creil, du premier plan de licenciements en
1993 à la fermeture de l'usine en 1996. C'est leur être
social intimement lié à leur personnalité qui
a été sapé dans une séquence temporelle
qui va au-delà de leur propre licenciement et qui ne peut
avoir un terme.
Dans La Chaîne invisible, le sociologue Jean-Pierre Durand
a analysé de façon particulièrement précise
et fouillée les nouvelles méthodes dans le processus
de travail assises sur le flux tendu et diverses formes de mobilisation
psychologique, de servitude volontaire impliquant chaque travailleur.
Il étudie également la fragmentation des marchés
du travail et les nouvelles formes d'intensification du travail
dans les services. Sur ces questions et quelques autres concernant
les nouvelles formes d'exploitation, ce livre devrait être
davantage connu et considéré comme une référence.
Le livre de Vincent de Gaulejac, La société malade
de la gestion, recoupe en partie celui de Jean-Pierre Durand mais
aborde plus particulièrement le fonctionnement du pouvoir
managérial et son idéologie gestionnaire, ainsi que
les souffrances au travail. Il estime que la lutte des classes a
été remplacée par la lutte des places.
Conclusion bien hâtive et qui mérite de toute façon
d'être discutée.
Le philosophe et sociologue allemand Axel Honneth interroge depuis
longtemps le rôle de la reconnaissance dans les relations
sociales et dans les luttes. Dans La lutte pour la reconnaissance
(Cerf, 2000), il reprenait la question dans une perspective d'histoire
de la philosophie, dans la mesure où la notion de reconnaissance
était déjà amplement abordée par les
philosophes Hegel et Fichte. Dans la traduction récente de
plusieurs de ses études, La société du mépris,
il poursuit sa recherche, plus particulièrement en relation
avec les nouvelles formes de fonctionnement du capitalisme.
Plusieurs questions abordées notamment par Axel Honneth
et Vincent de Gaulejac sont discutables, dans le sens où
elles méritent d'être discutées.
Quoi qu'il en soit, la lecture croisée de ces différents
livres contribue à une meilleure compréhension des
relations entre les classes fondamentales de la société,
la bourgeoisie et le prolétariat.
Temps de travail ou temps de chômage, voire temps de retraite,
tous ces temps sont des temps de souffrances multiples (fatigue
extrême, accidents, maladies, humiliations, dépressions
et solitudes sans issue).
LES FORÇATS DE LA CONSOMMATION
Tous les chemins qui ne conduisent pas au travail ou à l'ANPE
conduisent à un magasin ou à un site d'achat en ligne.
Les frustrations personnelles et sociales poussent à notre
immersion dans l'univers des marchandises à consommer. Ce
mécanisme qu'on peut qualifier de psychologique est en fait
un ressort très important de l'économie capitaliste
qui a beaucoup de marchandises à placer, qui doit les rendre
pour cela désirables et aussi défaillantes, obsolètes
pour que d'autres marchandises soient introduites dans le circuit.
« Le temps est l'espace du développement humain. »
écrivait Marx dans Salaire, Prix et Profit. Le temps de loisir
est dévoré en grande partie par la consommation. Günther
Anders avait analysé l'essentiel des mécanismes de
l'aliénation des consommateurs dès 1956 dans son livre,
L'Obsolescence de l'Homme, Sur l'âme à l'époque
de la deuxième révolution industrielle. La pénétration
de ses vues a pu échapper à bien des chercheurs et
à bien des militants du fait d'une traduction qui n'est intervenue
qu'en 2002. Mais il n'est pas trop tard pour lire ce livre (et les
autres d'Anders) car il décrit par avance des mécanismes
qui sont en pleine expansion seulement aujourd'hui.
Il a bien vu que le système transformait l'individu des
sociétés occidentales en travailleur pour la consommation.
Le philosophe et sociologue anglais d'origine juive polonaise Zygmunt
Bauman a repris et actualisé de façon intéressante
et abondamment illustrée d'exemples, dans La société
assiégée et dans La vie liquide, des aperçus
importants de Günther Anders sur la consommation, et en particulier
la consommation télévisuelle.
Anders considérait que face à sa télévision
ou à sa radio, le consommateur est d'une certaine manière
occupé et employé comme travailleur à domicile
d'un genre très particulier. En consommant la marchandise
de masse, « il accomplit sa tâche, qui consiste à
se transformer lui-même en homme de masse ». Et en plus
il paye (un téléviseur, éventuellement des
émissions) pour en quelque sorte se vendre. « Sa propre
servitude, celle-là même qu'il contribue à produire,
il doit l'acquérir en l'achetant puisqu'elle est, elle aussi,
devenue une marchandise. » (page 122, L'Obsolescence de l'Homme)
La position de consommateur solitaire et de travailleur à
domicile devant son ordinateur personnel illustre avec force l'ensemble
des développements d'Anders. « Puisqu'on nous fournit
le monde, nous n'avons pas à en faire l'expérience
; nous restons inexpérimentés. » Notons que
le système a développé depuis quelques années
une série de tactiques pour nous mettre au travail à
domicile si nous voulons consommer sans nous ruiner : monter les
meubles ou le toboggan pour le petit soi-même, installer les
appareils soi-même, à l'aide de modes d'emploi fautifs
et mal traduits du coréen ou du finlandais, obéir
aux ordres téléphoniques de « l'aide en ligne
», etc.
Au plaisir de la consommation succède rapidement l'humiliation
de ne pas maîtriser ce qu'on a acheté, et ensuite la
frustration ne pas avoir autre chose de mieux ou qu'on n'a pas.
Les consommateurs sont ainsi en flux tendu comme les producteurs.
La sphère de la distribution des marchandises doit fonctionner
selon les mêmes modalités que la sphère de la
production.
Elles se recoupent en partie puisque, de plus en plus, le consommateur,
après avoir remplacé les pompistes, les installateurs
et les employés d'agences de voyages, sera de plus en plus
amené à être un employé de bureau polyvalent
devant son ordinateur ; ce qui permet déjà à
l'État et au patronat de supprimer de nombreux emplois dans
différents services.
Le temps de la consommation est devenu un temps de falsification
des êtres humains, qui ne laisse que des miettes de temps
pour un éventuel développement personnel en dehors
de la sphère marchande. Face aux choses qu'il ne sait pas
monter ou faire fonctionner, qui sont dépassées par
de nouveaux produits « plus beaux », « plus conviviaux
», « plus performants », le consommateur est désemparé
et prend la mesure de son imperfection d'être humain face
à des choses ou à des procédures qui le dominent.
On voit bien que cette tendance touche tous les moments de l'existence.
Un jeune couple va être de plus en plus amené à
placer de l'argent en banque avant même de concevoir un enfant,
pour avoir la somme nécessaire pour le faire accéder
plus tard à une grande école, passage obligé
pour avoir une chance d'avoir de bons revenus. La « servitude
volontaire » au système est en fait largement une servitude
vécue comme une volonté personnelle raisonnable de
ne pas se laisser soi-même et ses proches sombrer dans les
pires formes de la précarité ou de la déchéance.
A l'autre bout de l'existence, on nous suggère donc d'effectuer
des placements pour faire face à notre état de dépendance
sur nos vieux jours et, tant qu'à faire, placer en banque
l'argent nécessaire à notre inhumation. De notre conception
à notre mort, le capital financier ne nous aura pas lâchés
d'une semelle.
ANXIÉTÉ FACE À UN AVENIR INCERTAIN
À l’exception de la haute bourgeoisie, toutes les
classes sociales sont dans un rapport plus ou moins anxieux face
à l'avenir, en raison de la pression du chômage et
du tempo infernal qu'impose le mouvement du Capital à tout
le monde. La haute bourgeoisie y échappe parce que ses assises
matérielles sont fortes et que sa reproduction culturelle
et sociale s'opère sans anicroches. Ses luttes intestines
sont relativement classiques, même si quelques trublions mal
dégrossis et liés directement aux mouvements transcontinentaux
du capital financier provoquent parfois quelques désordres
et un surcroît d'esprit irresponsable.
D'un autre côté, ce segment que certains auteurs appellent
l'hyperbourgeoisie contribue à renforcer la conscience d'être
une classe installée dans la toute-puissance et dépourvue
d'adversaires à sa taille ou même réellement
gênants. Les « terroristes » et les délinquants
n'empêchent pas la bourgeoisie de dormir.
Gouverner pour les bourgeoisies consiste de plus en plus à
rendre fatalistes les masses populaires en invoquant la force transcendante
de « la mondialisation » contre laquelle on ne peut
rien et qui oblige à encaisser toutes les mesures brutales
qui sont prises. Mais ce n'est pas seulement le bourrage de crâne
sur « la mondialisation qui ne nous donne pas le choix »
qui accule les classes populaires à l'impuissance.
Ce sont les assises matérielles et affectives des individus
qui sont fragilisées dès maintenant ou qui peuvent
l'être à court ou moyen terme, que l'on soit salarié
ou travailleur indépendant.
Face à une situation individuelle menacée et anxiogène,
tout le monde a compris que l'État, les partis, les syndicats
étaient impuissants ou de mèche avec les diktats du
marché.
La famille est réactivée comme seule instance de
protection et seul lieu de reconnaissance. Ce qui est gros de stress,
de déceptions et de violences « privées »
lorsque l'instance familiale entre en crise face aux agressions
extérieures (licenciements, faillites) ou vécues comme
internes (maladies, échecs scolaires). Ce qui est gros, lorsque
plus aucune instance de reconnaissance ne tient, d'un ressentiment
et de violences contre les plus faibles que soi ou contre les différents
de soi.
DANS LE SILLAGE DE LA VALEUR
À ce point de l'évocation de ces analyses, il est
nécessaire de les relier entre elles en se référant
explicitement à la théorie de la valeur de Marx, comme
l'a fait Jean-Marie Vincent à maintes reprises, en s'inspirant
notamment des développements de Max Horkheimer et de Theodor
Adorno, les principaux animateurs de l'École de Francfort,
un institut de recherches sociales créé dans les années
1920.
La théorie de la valeur ne rend pas seulement compte du
procès de valorisation du capital. Dans le sillage de la
valorisation du capital, c’est l'ensemble des rapports sociaux
qui sont marqués, imbibés par l'objectivité
suprême de la valeur d'échange. Au regard du critère
de la valeur, seul est « objectif », « réel
», « rationnel » ce qui contribue dans l'environnement
social et naturel à la valorisation du Capital. Cela entraîne
une prévalence des relations réifiées et instrumentalisées
entre les êtres humains, et une relation de prédation
avec la nature.
Les activités humaines sont toutes entraînées
inexorablement dans une relation d'évaluation-appréciation.
On le voit bien actuellement dans la campagne du gouvernement, du
MEDEF et des grands médias, sur la nécessité
que le savoir acquis dans le système scolaire soit exclusivement
au service de la dynamique du Capital. Car c'est de cela qu'il s'agit
derrière les considérations sur la nécessité
impérieuse que l'école et l'université préparent
les jeunes à avoir des compétences immédiatement
exploitables par les entreprises. Dans un autre domaine, on a vu
que les sculptures africaines sont présentées comme
attractives et fascinantes en proportion de leur cote de plus en
plus élevée sur le marché de l'art.
LE PROLÉTARIAT IGNORÉ OU ÉVACUÉ
DE L'HISTOIRE ?
La pression conjuguée des nouveaux modes d'exploitation
et de précarisation du travail, de la compulsion frénétique
organisée vers la consommation de marchandises et de représentations
concoctées par les relais médiatiques et publicitaires
du Capital a abouti à une dilution de la conscience de classe
et des formes de solidarité et de résistance au patronat.
Bien plus, elles ont abouti à un déni d'existence
des salariés comme classe. Pas seulement par la quasi-totalité
des philosophes et sociologues, y compris celles et ceux qui sont
vigoureusement hostiles à toutes les formes de libéralisation
économique, mais par la plupart des salariés eux-mêmes.
A la perte de soi ou, si l’on préfère, aux aliénations
en tant que producteurs et en tant que consommateurs se sont ajoutés
et ont été intériorisés le déni
de soi et la honte de soi comme prolétaire, salarié,
exploité.
La fierté d'être ouvrier a disparu et elle ne reviendra
pas. Il est inutile de se lamenter là-dessus. Les salariés,
qu'ils soient ouvriers, employés, livreurs, techniciens ou
enseignants doivent faire leur deuil d'être fier d'exercer
tel ou tel métier. Tous les corporatismes sont à l'agonie.
Nous n'avons pas besoin pour autant d'une fierté de substitution
en tant que salariés. Nous savons que nous sommes toutes
et tous précarisé(e)s ou précarisables.
Pour reconstruire des solidarités et finalement une unité
de classe, nous devons d'abord reconnaître que nous sommes
des exploité(e)s en activité momentanée ou
au chômage durable, que nous soyons ingénieur ou préposé
au nettoyage. Nous voulons fuir notre condition de salariés
par en haut, c'est-à-dire collectivement, en réalisant
concrètement l'abolition du salariat.
POUR DÉPASSER NOTRE IMPUISSANCE ACTUELLE : PENSER
LES CHANGEMENTS, CHANGER LES PENSÉES
Nos difficultés théoriques et politiques à
penser la configuration actuelle des rapports entre la bourgeoisie
et le prolétariat doivent être cernées.
L'efficacité de notre intervention est fonction de nos capacités
collectives à comprendre les métamorphoses de la société
capitaliste.
Nous côtoyons des militants de gauche et d'extrême
gauche qui ne considèrent ni la bourgeoisie ni le prolétariat
comme des classes mondiales.
De fait, ils ne considèrent ces classes, dans leur perception
et leurs interventions syndicales et politiques, que dans leur ancrage
national, en l'occurrence français. Il y a là un énorme
et très pesant paradoxe intellectuel car, par ailleurs, ces
mêmes militants ne méconnaissent pas le caractère
mondial du capitalisme et sont même comme abasourdis par les
phénomènes liés à la mondialisation
du capital. Qui plus est, bien des militants d'extrême gauche
ont indiscutablement des références internationalistes,
mais qui ne sont pas réellement mobilisées dès
qu'il s'agit du prolétariat actuel. Ne considérer
la classe des salariés que dans sa dimension nationale ou
à la rigueur européenne occidentale réduit
notre horizon et contribue à alimenter un certain dépit
à l'égard d'une classe qui n'aurait pas tenu historiquement
ses promesses et dont le noyau dur, le noyau industriel, est de
toute évidence pris dans un processus d'érosion qui
est appelé à s'intensifier. Or, en Asie, on assiste
à l'émergence d'un prolétariat industriel massif,
jeune et dont la composante féminine est très forte.
On sait que des grèves ont eu lieu au Vietnam et aussi au
Bangladesh, où les ouvrières du textile ne gagnent
que 10, 50 euros par mois. On ne peut préjuger des capacités
de lutte et de prise de conscience de cette nouvelle composante
de la classe ouvrière.
D'autre part, même en s'en tenant aux salariés qui
se trouvent sous nos yeux, dans l'hexagone français, nous
peinons à intégrer dans nos raisonnements, par inertie
intellectuelle ouvriériste se focalisant sur les grandes
entreprises, l'importance numérique et stratégique
des jeunes salariés dans les services, le commerce et l'industrie.
Le patronat s'y intéresse et ratisse large. Des élèves
sortant des « grandes écoles » enchaînent
des stages rémunérés 300 euros par mois pour
éviter d'être au chômage. La condition de salarié
s'est durcie et s'est diversifiée dans ses statuts. Elle
se vit sur des lieux de travail qui se succèdent à
un rythme soutenu. Elle a changé de façon inédite
et rapide, en sorte qu'il n'est pas facile de souder dans notre
esprit tous ces éléments dans un ensemble qu'on appellera
faute d'une expression scientifique plus adéquate, prolétariat
moderne.
Les formes de la précarité et le rôle des nouvelles
technologies de l'information qui sont de plus en plus au coeur
du vécu des salariés ne doivent pas être appréhendés
de façon univoque, seulement comme des fléaux et des
instruments de tortures physiques et morales dans les mains du Capital.
Dans une perspective dynamique, confiante dans la possibilité
d'en finir avec le capitalisme, précarité et nouvelles
technologies poussent les éléments les plus jeunes
du monde du travail à considérer froidement, sans
illusion et sans adaptation routinière possible la sphère
des managers. Ils vivent des expériences multiples et ils
accèdent à des possibilités considérables
de s'informer et de comprendre le système. En peu d'années,
les jeunes salariés acquièrent une expérience
très riche et très diversifié de l'exploitation.
Beaucoup d'idées, de sentiments de révolte et d'aspirations
à une autre vie passent aussi par internet ou par les téléphones
portables.
Là encore un déficit de compréhension de l'ampleur
de ces processus amène la plupart des militants à
déplorer que ces nouveaux salariés ne passent pas
par le cadre et le filtre des organisations syndicales et politiques
traditionnelles. D'où une tendance à la sous-estimation
des capacités d'intervention dans la lutte de classe des
jeunes salariés et des futurs salariés.
Le mouvement contre le CPE et la précarité a surpris
tout le monde. Il a été une illustration éclatante
de cette sous-estimation.
LA BOURGEOISIE EN FIN DE PARCOURS
Une compréhension mutilée ou insuffisante de l'état
et du fonctionnement de la bourgeoisie est non moins préjudiciable
à notre combat. Cette classe façonne l'existence des
autres classes dans leurs modes de travail et de consommation, et
dans leur imaginaire.
Il y a une façon trop sommaire d'apprécier uniquement
les bourgeois comme une collection d'individus riches qui s'en mettent
plein les poches, détruisent les services publics, licencient
cyniquement les travailleurs et rejettent les pauvres dans la rue
ou dans des zones de relégation en périphérie
des villes. Tout cela est évidemment d'une vérité
tangible, aveuglante. Mais la bourgeoisie a des armes de domination
infiniment plus élaborées qui paralysent, font diversion
et créent de fausses solidarités (« La France,
pays des Droits de l'Homme » ou « Allez les Bleus !
» par exemple). Elle fournit à toutes les classes les
représentations du monde adéquates à sa domination,
en grande partie par le canal de la télévision.
Ces représentations s'étayent sur une manipulation
sophistiquée des émotions, des désirs et des
dégoûts des spectateurs. Le journal de 20 heures est
à la fois un appel aux larmes devant le spectacle des malheurs
du monde et un conditionnement à l'indifférence «
puisqu'on n'y peut rien. » Cependant il faut relever une des
faiblesses de taille de la bourgeoisie, qu'elle ne peut pas surmonter
et qu'elle ne se donne pas la peine de cacher.
Elle tire de nombreuses ficelles en matière de communication
médiatisée mais elle n'a plus d'idéologie crédible
à avancer. Ses penseurs ne sont plus en mesure d'élaborer
des formes politiques, des normes morales ou des critères
esthétiques susceptibles d'impressionner, d'encadrer ou de
duper le reste de la société. On ne voit pas à
quelle sauce présentable ils pourraient assaisonner le fond
d'une pensée politique et sociale qui se résume à
ceci : « Vive la démocratie pour les dominants et malheur
aux dominés ! ». « Toujours plus de croissance
pour toujours plus de profits ! (jusqu'à ce que mort s'ensuive
pour l'humanité) ». La bourgeoisie n'a finalement plus
rien d'autre à nous dire.
Cela la révèle comme une classe dominante en fin
de parcours historique.
SUR LE PROJET COMMUNISTE À NOTRE ÉPOQUE
Chaque individu, donc aussi chacun d'entre nous qui voulons une
société sans classes et sans États, est envahi
dans son existence quotidienne par les agressions et les «
charmes » (au sens initial de « sortilège »)
de la société capitaliste. Les contraintes de la valorisation
du capital modifient, déforment et mettent en péril
toute la vie sociale. Nous y sommes plongés.
Aucune position de surplomb, de distance académique ou de
militantisme avant-gardiste n'est de mise. Nous cherchons simplement
les failles, les espaces intellectuels et les laps de temps afférents
susceptibles de nous arracher partiellement à l'emprise du
système pour nous-mêmes et pour les autres. La société
actuelle est en gestation d'une autre au travers de processus lents,
fragiles, complexes dont nous mesurons mal l'ampleur. Nous ne les
comprendrons mieux qu'au prix d'un travail collectif obstiné.
Nous sommes dans une sorte de no man's land intellectuel entre
un espace occupé par des travaux en philosophie et sciences
sociales précieux mais rarement audacieux au point d'envisager
une autre société, et un espace militant routinier,
plus ou moins sclérosé, dont les préoccupations
restent rivées de fait à la conjoncture politique
et sociale immédiate, locale et nationale. Nous nous trouvons
dans un no man's land entre la constatation de pathologies sociales
relativement évidentes, consubstantielles au capitalisme,
et une conceptualisation fondamentale qui permet difficilement en
son état actuel de nous relier à ce vécu.
Le projet du communisme suppose, pour être refondé,
un effort particulier pour établir les connexions et les
médiations les plus appropriées entre le vécu
de cette société et sa connaissance.
Indépendamment de l'état actuel des luttes dans le
monde, le point d'appui qui ne fait aucun doute pour élaborer
un projet communiste est que des millions d'exploités et
d'opprimés ont conscience que leur part d'humanité
et d'aspiration au bonheur est perpétuellement volée
et piétinée par les classes dominantes.
Références
Günther Anders, L'Obsolescence de l'Homme, Sur l'âme
à l'époque de la deuxième révolution
industrielle (1956) (l'Encyclopédie des nuisances, Ivrea,
2002)
Pietro Basso, Temps modernes, horaires antiques, La durée
du travail au tournant d'un millénaire (Page deux, 2005)
Christophe Dejours, Souffrance en France, La banalisation de l'injustice
sociale (Points, 1998)
Danièle Linhardt (avec Barbara Rist et Estelle Durand),
Perte d'emploi, perte de soi (érès, 2004)
Jean-Pierre Durand, La Chaîne invisible, Travailler aujourd'hui
: flux tendu et servitude volontaire (Seuil, 2004)
Vincent de Gaulejac, La société malade de la gestion,
Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement
social (Seuil, 2005)
Nicole Aubert (sous la direction de), L'individu hypermoderne (érès,
2004)
Zygmunt Bauman, La société assiégée
(Le Rouergue/Chambon, 2005)
Zygmunt Bauman, La vie liquide (Le Rouergue/Chambon, 2006)
Axel Honneth, La société du mépris, Vers une
nouvelle Théorie critique (La Découverte, 2006)
Actuel Marx n° 39, Nouvelles aliénations (PUF, 2006),
avec notamment des études d'Emmanuel Renault, Jean-Pierre
Durand et Christophe Dejours
Stéphane Beaud, Joseph Confavreux et Jade Lindgaard, (sous
la direction de), La France invisible (La Découverte, septembre
2006)
Films
Jean-Michel Carré, J'ai mal au travail (90 mn), disponible
en DVD courant novembre 2006 (www.filmsgraindesable.com)
Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil, Ils ne mouraient pas tous
mais tous étaient frappés, DVD Z2 (2005)
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