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Théories lacunaires et empirisme fécond
Sylvette Denèfle



Une lecture théorique difficile

Bien des efforts ont été faits depuis quelques décennies pour tenter de rendre compte de l'inégalité perenne qui traverse les rapports sociaux de sexe.
On a proposé de multiples modèles pour expliquer les relations sociales régissant hommes et femmes. Certains nient qu'elles aient quelques particularités, d'autres à l'opposé ne les voient que comme une forme systématique d'oppression et ces positions extrêmes sont reliées par un continuum subtil de positions mixtes.
Selon donc que l'on considère que le genre soit ou non vecteur de comportements sociaux différenciés et de relations spécifiques, on en cherche justification essentiellement dans des lectures naturalistes ou culturalistes. Or ce qui est frappant, c'est qu'une lecture naturaliste tout comme une lecture culturaliste peut servir un point de vue différentialiste ou égalitariste sur les relations entre les sexes.
Ainsi, qu'il soit biologique ou psychologique, le naturalisme peut justifier les différences induites par le genre dans les faits sociaux aussi bien pour souligner des "différences normales" que pour vilipender des "inégalités criantes". Il peut servir à mettre en évidence les spécificités positives de la féminité ou les relégations les moins acceptables. De même, une lecture culturaliste peut montrer la construction sociale des genres et expliquer les positions sociales différenciées entre hommes et femmes par des normes collectives et elle peut tout aussi bien générer une nécessaire fidélité à la tradition qu'un mouvement révolutionnaire.
Les explications biologique, familialiste, culturaliste, marxiste, en termes psychologiques, économiques ou politiques sont satisfaisantes à certains égards et manifestement lacunaires. Elles alimentent au moins autant de conflits qu'elles ne rendent compte des réalités sociales.

Les faiblesses des théories naturalistes sont dans la diversité des formes de l'inégalité entre les genres dans les sociétés humaines, leur force est dans son caractère universel. La force des théories culturalistes est dans le façonnement collectif des formes sociales et les évolutions, sa faiblesse dans la reproduction constante et générale de modèles sociaux de genre non seulement différenciés mais inégalitaires. Les théories naturalistes imposent un état de fait qui manifestement est polymorphe, les théories culturalistes une disparité de situations qui manifestement sont inégalitaires.
Devons-nous aller vers la valorisation sociale d'une spécificité féminine et donner aux réalités naturelles une place sociale valorisante ou devons-nous lutter contre une domination instrumentalisante et réclamer la reconnaissance d'une universalité humaine dont les différences sociales ne sont que des épiphénomènes ?
Il est intéressant de remarquer combien tous les problèmes des rapports sociaux de sexe reviennent à cette aporie. L'actualité présente nous en fournit un bien bel exemple avec la question de la parité dans la vie politique française.

Il semble donc que rechercher quelque chose comme un référent matérialiste à la différence des genres ou n'y voir qu'une construction sociale permettent tout à la fois d'expliquer en termes de normalité ou de déviance une situation entre les genres que l'on peut qualifier de positive ou d'inacceptable. Qu'avec certes des nuances que je ne mésestime pas, on aboutisse avec des modèles théoriques opposés à expliquer tout et son contraire, conduit évidemment à une impasse.
La lecture des évolutions de la seconde moitié du XXème siècle sur ces questions me semble à cet égard très instructive.
Que face à un corps social dans lequel les positions de sexe étaient très différenciées, telle philosophe en ait souligné l'inacceptable construction inégalitaire a focalisé un mouvement de remise en cause des normes sociales qui s'est appuyé autant sur les changements structurels globaux que sur le développement d'une idéologie humaniste universalisante. Qu'à la scolarisation des filles et au travail des femmes se soient adjoints les progrès de la médecine, parmi bien d'autres facteurs, pour façonner un mouvement social de remise en question de la place dévolue à chacun des deux genres humains, c'est d'une certaine façon l'histoire du féminisme revendicatif des années 70. Jusque là les faits semblaient s'imposer sans qu'on ait à les réexaminer. Les femmes avaient toujours été les femmes que l'on connaissait et l'on pouvait admettre que cela était normal ou monstrueusement injuste.
Les choses devinrent plus intéressantes dans les années qui suivirent où l'on vit le mouvement revendicatif des femmes s'affaisser et où, dans le même temps, on entreprit de mesurer les différences entre les réalités sociales spécifiées par le sexe.
On a assisté alors à l'expansion de l'idée selon laquelle la libération des femmes avait eu lieu et à celle des études montrant inexorablement que les positions et les comportements sociaux se révélaient toujours en défaveur des femmes. D'une certaine façon, les années 90 se présentent comme des années-bilans et la question initiale de la différence entre les genres, si elle se pose maintenant dans un contexte social différent où la place des femmes s'est modifiée, reste à peu près dans les mêmes termes : est-ce normal ou est-ce injuste ? est-ce le reflet d'un état naturel ou celui d'évolutions sociales ?

L'impasse se ressère : les modèles théoriques expliquent tout et rien, les formes sociales changent et les différences entre les sexes demeurent. Par contre, les travaux empiriques ont précisé les formes de ces différences.

Des recherches empiriques fécondes

Si les modèles essayant de rendre compte des rapports sociaux de sexe s'enlisent dans des problèmes que les logiciens qualifieraient d'indécidables, à tel point qu'on puisse douter de leur caractère non-contradictoire, tout au contraire les travaux empiriques dans les diverses disciplines des sciences humaines et sociales ont construit progressivement les matériaux reflétant des réalités comportementales précisées. Que ces travaux portent sur les rapports entre les hommes et les femmes dans les différentes sphères de l'activité humaine ou qu'ils s'appliquent à la lecture des identités de genre, on peut dire qu'ils décrivent des situations que des contextes idéologiques interprètent.
Alors que les travaux sont nombreux qui exposent des faits sociaux (en matière d'éducation, de travail, de revenus, de place sociale etc...), plus rares sont les recherches, notamment sociologiques, qui tendent à explorer les formes de l'identité de sexe.
C'est pourquoi, il me semble nécessaire d'entrer sur le chantier de ces mesures et d'essayer d'estimer ce que peut signifier être une femme (ou un homme) dans tel ou tel contexte spécifié.

Dans cette perspective, l'objectif est de mettre en évidence des spécificités féminines, d'en analyser, si possible au-delà du sens commun, les formes et les modes de transmission mais également de réfléchir aux implications qu'elles peuvent avoir sur les rapports sociaux entre les sexes.
Reprenant le point central des oppositions de genre, il m'a semblé que la sexualité constituait par excellence le support de l'observation. Et cela d'autant plus que les femmes sont tout particulièrement liées socialement par leur sexualité, en tant que mères, qu'amantes, réelles ou potentielles.
L'extraordinaire émotion provoquée par la mort accidentelle de la princesse de Galles en est une illustration éclatante : elle est essentiellement portée par sa féminité explosant dans ses rapports sexuels. D'une certaine façon, Diana symbolise absolument la femme occidentale, pour ne pas dire la femme tout court.
Or ce qui est frappant dans le torrent de lieux communs que déversent les médias, c'est l'exemplaire place de cette femme dans le monde social. Elle appartenait au monde de la domination économique ; son rôle dans la monarchie britannique était fort loin d'être secondaire ; elle maîtrisait, semble-t-il assez bien, les instruments du pouvoir ; et pourtant, c'est sa vie affective qui la tenait au premier rang de l'actualité. La couleur de ses vêtements et la coupe de ses cheveux, sans parler de "la grace de son sourire", servaient les causes politiques qu'elle soutenait.
Cet exemple d'actualité est très symptomatique du rapport des femmes à toutes les formes de pouvoir. Elles l'exercent par des moyens indirects : le mariage, la maternité, la séduction qui tous sont liés à la sexualité.
Que dire alors des femmes politiques ou des scientifiques, par exemple? Il me semble qu'on peut en dire que ce sont les mêmes spécificités qu'elles doivent surmonter comme quasiment autant d'obstacles à leur reconnaissance en tant qu'êtres humains. Si l'évolution idéologique de notre siècle a établi le dogme de l'individu rationnel, libre et en droit égal à chaque autre individu, elle rencontre une très forte résistance dans les modèles sociaux de l'identité de sexe.

Ce qui me semble intéressant dans ces caractéristiques sociales de la féminité, c'est qu'elles sont à la fois le lieu de l'oppression et de la domination des femmes. Les exemples sont nombreux de la sexualité violentée ou bafouée des femmes mais ils le sont tout autant d'une instrumentalisation très efficace de cette sexualité pour l'établissement d'une position sociale de pouvoir. Cela est clair dans l'organisation familiale de nos sociétés mais ça ne l'est guère moins dans la vie politique.
Ce pouvoir, nécessairement privé, de la sexualité féminine participe largement à la stabilité de la situation inégalitaire, socialement parlant, des femmes puisqu'il peut leur être une compensation.

C'est pourquoi, il me semble important de réfléchir sur toutes les implications induites par les formes sociales de la féminité sexuée : futilité, coquetterie, présentation de soi, légèreté, etc. Là résident bien des caractères identitaires féminins qui échappent aux lectures trop univoquement naturalistes ou culturalistes et à celles en termes de domination ou d'exploitation parce que ces formes sociales portent l'ambiguité du mépris et du désir.

Il faut réouvrir, sans a priori, l'analyse de ces formes de l'identité féminine si l'on veut comprendre les résistances sociales constantes à l'égalité dans les rapports sociaux de sexe.
Groupe de recherche sur les Rapports Sociaux de Sexe - 26 septembre 1997.
Le lien d'origine :
http://palissy.humana.univ-nantes.fr/LABOS/FUN/TXT/theolacu.html

Le lien où sont répertoriés les articles des femmes de l'Université de Nantes sur les rapports sociaux de sexe :
http://palissy.humana.univ-nantes.fr/LABOS/FUN/