Une lecture théorique difficile
Bien des efforts ont été faits depuis quelques décennies
pour tenter de rendre compte de l'inégalité perenne qui
traverse les rapports sociaux de sexe.
On a proposé de multiples modèles pour expliquer les
relations sociales régissant hommes et femmes. Certains nient
qu'elles aient quelques particularités, d'autres à l'opposé
ne les voient que comme une forme systématique d'oppression et
ces positions extrêmes sont reliées par un continuum
subtil de positions mixtes.
Selon donc que l'on considère que le genre soit ou non vecteur
de comportements sociaux différenciés et de relations
spécifiques, on en cherche justification essentiellement dans
des lectures naturalistes ou culturalistes. Or ce qui est frappant,
c'est qu'une lecture naturaliste tout comme une lecture culturaliste
peut servir un point de vue différentialiste ou égalitariste
sur les relations entre les sexes.
Ainsi, qu'il soit biologique ou psychologique, le naturalisme peut
justifier les différences induites par le genre dans les faits
sociaux aussi bien pour souligner des "différences normales"
que pour vilipender des "inégalités criantes". Il peut
servir à mettre en évidence les spécificités
positives de la féminité ou les relégations les
moins acceptables. De même, une lecture culturaliste peut montrer
la construction sociale des genres et expliquer les positions sociales
différenciées entre hommes et femmes par des normes collectives
et elle peut tout aussi bien générer une nécessaire
fidélité à la tradition qu'un mouvement révolutionnaire.
Les explications biologique, familialiste, culturaliste, marxiste,
en termes psychologiques, économiques ou politiques sont satisfaisantes
à certains égards et manifestement lacunaires. Elles alimentent
au moins autant de conflits qu'elles ne rendent compte des réalités
sociales.
Les faiblesses des théories naturalistes sont dans la diversité
des formes de l'inégalité entre les genres dans les sociétés
humaines, leur force est dans son caractère universel. La force
des théories culturalistes est dans le façonnement collectif
des formes sociales et les évolutions, sa faiblesse dans la reproduction
constante et générale de modèles sociaux de genre
non seulement différenciés mais inégalitaires.
Les théories naturalistes imposent un état de fait qui
manifestement est polymorphe, les théories culturalistes une
disparité de situations qui manifestement sont inégalitaires.
Devons-nous aller vers la valorisation sociale d'une spécificité
féminine et donner aux réalités naturelles une
place sociale valorisante ou devons-nous lutter contre une domination
instrumentalisante et réclamer la reconnaissance d'une universalité
humaine dont les différences sociales ne sont que des épiphénomènes
?
Il est intéressant de remarquer combien tous les problèmes
des rapports sociaux de sexe reviennent à cette aporie. L'actualité
présente nous en fournit un bien bel exemple avec la question
de la parité dans la vie politique française.
Il semble donc que rechercher quelque chose comme un référent
matérialiste à la différence des genres ou n'y
voir qu'une construction sociale permettent tout à la fois d'expliquer
en termes de normalité ou de déviance une situation entre
les genres que l'on peut qualifier de positive ou d'inacceptable. Qu'avec
certes des nuances que je ne mésestime pas, on aboutisse avec
des modèles théoriques opposés à expliquer
tout et son contraire, conduit évidemment à une impasse.
La lecture des évolutions de la seconde moitié du XXème
siècle sur ces questions me semble à cet égard
très instructive.
Que face à un corps social dans lequel les positions de sexe
étaient très différenciées, telle philosophe
en ait souligné l'inacceptable construction inégalitaire
a focalisé un mouvement de remise en cause des normes sociales
qui s'est appuyé autant sur les changements structurels globaux
que sur le développement d'une idéologie humaniste universalisante.
Qu'à la scolarisation des filles et au travail des femmes se
soient adjoints les progrès de la médecine, parmi bien
d'autres facteurs, pour façonner un mouvement social de remise
en question de la place dévolue à chacun des deux genres
humains, c'est d'une certaine façon l'histoire du féminisme
revendicatif des années 70. Jusque là les faits semblaient
s'imposer sans qu'on ait à les réexaminer. Les femmes
avaient toujours été les femmes que l'on connaissait et
l'on pouvait admettre que cela était normal ou monstrueusement
injuste.
Les choses devinrent plus intéressantes dans les années
qui suivirent où l'on vit le mouvement revendicatif des femmes
s'affaisser et où, dans le même temps, on entreprit de
mesurer les différences entre les réalités sociales
spécifiées par le sexe.
On a assisté alors à l'expansion de l'idée selon
laquelle la libération des femmes avait eu lieu et à celle
des études montrant inexorablement que les positions et les comportements
sociaux se révélaient toujours en défaveur des
femmes. D'une certaine façon, les années 90 se présentent
comme des années-bilans et la question initiale de la différence
entre les genres, si elle se pose maintenant dans un contexte social
différent où la place des femmes s'est modifiée,
reste à peu près dans les mêmes termes : est-ce
normal ou est-ce injuste ? est-ce le reflet d'un état naturel
ou celui d'évolutions sociales ?
L'impasse se ressère : les modèles théoriques expliquent
tout et rien, les formes sociales changent et les différences entre
les sexes demeurent. Par contre, les travaux empiriques ont précisé
les formes de ces différences.
Des recherches empiriques fécondes
Si les modèles essayant de rendre compte des rapports sociaux
de sexe s'enlisent dans des problèmes que les logiciens qualifieraient
d'indécidables, à tel point qu'on puisse douter de leur
caractère non-contradictoire, tout au contraire les travaux empiriques
dans les diverses disciplines des sciences humaines et sociales ont
construit progressivement les matériaux reflétant des
réalités comportementales précisées. Que
ces travaux portent sur les rapports entre les hommes et les femmes
dans les différentes sphères de l'activité humaine
ou qu'ils s'appliquent à la lecture des identités de genre,
on peut dire qu'ils décrivent des situations que des contextes
idéologiques interprètent.
Alors que les travaux sont nombreux qui exposent des faits sociaux
(en matière d'éducation, de travail, de revenus, de place
sociale etc...), plus rares sont les recherches, notamment sociologiques,
qui tendent à explorer les formes de l'identité de sexe.
C'est pourquoi, il me semble nécessaire d'entrer sur le chantier
de ces mesures et d'essayer d'estimer ce que peut signifier être
une femme (ou un homme) dans tel ou tel contexte spécifié.
Dans cette perspective, l'objectif est de mettre en évidence
des spécificités féminines, d'en analyser, si possible
au-delà du sens commun, les formes et les modes de transmission
mais également de réfléchir aux implications qu'elles
peuvent avoir sur les rapports sociaux entre les sexes.
Reprenant le point central des oppositions de genre, il m'a semblé
que la sexualité constituait par excellence le support de l'observation.
Et cela d'autant plus que les femmes sont tout particulièrement
liées socialement par leur sexualité, en tant que mères,
qu'amantes, réelles ou potentielles.
L'extraordinaire émotion provoquée par la mort accidentelle
de la princesse de Galles en est une illustration éclatante :
elle est essentiellement portée par sa féminité
explosant dans ses rapports sexuels. D'une certaine façon, Diana
symbolise absolument la femme occidentale, pour ne pas dire la femme
tout court.
Or ce qui est frappant dans le torrent de lieux communs que déversent
les médias, c'est l'exemplaire place de cette femme dans le monde
social. Elle appartenait au monde de la domination économique
; son rôle dans la monarchie britannique était fort loin
d'être secondaire ; elle maîtrisait, semble-t-il assez bien,
les instruments du pouvoir ; et pourtant, c'est sa vie affective qui
la tenait au premier rang de l'actualité. La couleur de ses vêtements
et la coupe de ses cheveux, sans parler de "la grace de son sourire",
servaient les causes politiques qu'elle soutenait.
Cet exemple d'actualité est très symptomatique du rapport
des femmes à toutes les formes de pouvoir. Elles l'exercent par
des moyens indirects : le mariage, la maternité, la séduction
qui tous sont liés à la sexualité.
Que dire alors des femmes politiques ou des scientifiques, par exemple?
Il me semble qu'on peut en dire que ce sont les mêmes spécificités
qu'elles doivent surmonter comme quasiment autant d'obstacles à
leur reconnaissance en tant qu'êtres humains. Si l'évolution
idéologique de notre siècle a établi le dogme de
l'individu rationnel, libre et en droit égal à chaque
autre individu, elle rencontre une très forte résistance
dans les modèles sociaux de l'identité de sexe.
Ce qui me semble intéressant dans ces caractéristiques
sociales de la féminité, c'est qu'elles sont à
la fois le lieu de l'oppression et de la domination des femmes. Les
exemples sont nombreux de la sexualité violentée ou bafouée
des femmes mais ils le sont tout autant d'une instrumentalisation très
efficace de cette sexualité pour l'établissement d'une
position sociale de pouvoir. Cela est clair dans l'organisation familiale
de nos sociétés mais ça ne l'est guère moins
dans la vie politique.
Ce pouvoir, nécessairement privé, de la sexualité
féminine participe largement à la stabilité de
la situation inégalitaire, socialement parlant, des femmes puisqu'il
peut leur être une compensation.
C'est pourquoi, il me semble important de réfléchir
sur toutes les implications induites par les formes sociales de la féminité
sexuée : futilité, coquetterie, présentation de
soi, légèreté, etc. Là résident bien
des caractères identitaires féminins qui échappent
aux lectures trop univoquement naturalistes ou culturalistes et à
celles en termes de domination ou d'exploitation parce que ces formes
sociales portent l'ambiguité du mépris et du désir.
Il faut réouvrir, sans a priori, l'analyse de ces formes
de l'identité féminine si l'on veut comprendre les résistances
sociales constantes à l'égalité dans les rapports
sociaux de sexe.
Groupe de recherche sur les Rapports Sociaux de Sexe - 26 septembre
1997.
Le lien d'origine :
http://palissy.humana.univ-nantes.fr/LABOS/FUN/TXT/theolacu.html
Le lien où sont répertoriés les articles des femmes
de l'Université de Nantes sur les rapports sociaux de sexe :
http://palissy.humana.univ-nantes.fr/LABOS/FUN/
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