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Le marxisme de Negri
Sebastien CHAPEL


Origine : échanges mails février 2009

Introduction

Le rapport de Negri à la pensée de Marx est double et complexe car ces deux rapports entrent en tension tout en se présupposant. Plus précisément : la pensée de Negri, en radicalisant l’approche operaiste d’où elle provient, conduit à remettre en question les catégories fondamentales du corpus marxiste au premier rang desquelles la loi de la valeur sur laquelle repose tout Le Capital (ouvrage qui, rappelons le, s’ouvre sur l’étude de la valeur via la forme-marchandise). Cette introduction présente les étapes de cette radicalisation.

Le premier aspect de la pensée de Negri est qu’elle prolonge la pensée operaiste d’où elle est issue c'est-à-dire qu’elle s’inscrit d’abord dans une lecture politique de la valeur. Elle cherche, autrement dit, à restituer à l’antagonisme entre capital et travail une place centrale dans l’explication des crises « objectives » du système. Si le capitalisme est une contradiction vivante, c’est parce que l’antagonisme est constitutif des contradictions objectives et économiques. Constitutif, il est également indépassable, ressurgissant à chaque nouvelle étape du développement des forces productives. Chaque solution proposée par le capitalisme aux assauts répétés dont il a été l’objet (plus value relative, organisation scientifique du travail, mondialisation) ne fait que socialiser un peu plus le conflit, le reproposer sous une nouvelle forme, toujours plus radicale. L’antagonisme devient alors le véritable moteur de l’essor des forces productives et les contradictions objectives qui détruisent le système (notamment la baisse tendancielle du taux de profit) sont l’effet des réorientations stratégiques que le capital est amené à effectuer pour contrer l’opposition toujours plus unifiée de la population salariée. C’est l’opposition de la classe ouvrière qui, historiquement, a pu rendre le système « objectivement » contradictoire.

La pensée de Negri, sous ce premier aspect, exerce donc un effet salutaire sur la compréhension marxiste du système en la débarrassant des versions objectivistes et technologistes qui faisaient de l’antagonisme un épiphénomène, l’effet du développement rationnel et séparé de forces productives devenant mécaniquement incompatibles avec les rapports de production. Negri, dans la lignée de l’opéraisme, redécouvre le rôle historiquement et conceptuellement moteur des luttes dans le développement soi- disant inéluctable des forces productives. Ce dernier n’a rien de prédéterminé car il est pris dans un devenir heurté, fait de réorientations stratégiques et de recompositions politiques et techniques. Le développement intensif (productivité accrue etc.) aussi bien qu’extensif (tertiarisation, mondialisation) des forces productives n’est pas l’expression d’une évolution implacable, d’un Progrès sensé révéler téléologiquement le caractère historique du capitalisme et le caractère étriqué de la base sur laquelle se sont actualisées les facultés humaines. Il est d’abord l’expression de la fuite en avant du capital dans sa volonté de réintégrer sous la loi de la valeur et dans l’ordre de la mesure une classe ouvrière qui ne cesse de contrarier le processus d’extraction de la plus value.

Negri redécouvre donc la loi de la valeur comme loi essentiellement politique de domination et d’antagonisme. Il contribua ainsi à donner une nouvelle signification, pleinement politique, à la définition que Marx donnait du communisme, « mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses », signification qui exclut les deux définitions opposées qui en avait été jusqu’alors données : la définition « humaniste », feuerbachienne et essentialiste du jeune Marx se référant à un état et non à un mouvement ; mais aussi la version « procès sans sujet » regroupant les versions techno-déterministes, dialectiques (Engels dans l’Anti-Dühring) ou encore structuralistes (Althusser) qui font précisément une lecture complètement réifiée, a- politique, du mouvement par lequel les forces productives s’émancipent des rapports de production. Il y a bien une coupure entre le Marx des années de jeunesse et le Marx de la maturité mais la ligne de fracture n’est pas du tout là où on a cru bon de la situer car, loin de renoncer aux catégories de sujet et d’antagonisme, le matérialisme historique et la critique « mature » de l’économie politique n’ont de sens que référées à celles-ci.

Ce premier aspect de la pensée de Negri, doit beaucoup à la mouvance operaiste italienne et à la relecture « subjectiviste » de la loi de la valeur marxiste qu’elle a proposée dans les années 60 et 70. C’est en effet dans ces années là que s’entreprend une relecture du corpus marxiste visant à établir le caractère essentiellement stratégique et « réactif » du développement des forces productives. Plus précisément : la valeur comme instance neutre de mesure (le temps de travail socialement nécessaire) n’est que l’envers de la subsomption précaire et antagonique du travail vivant sous le travail mort. Cette subsomption, en effet, est fragile : attaquée, remise en cause, elle ne peut perdurer qu’en prenant des formes nouvelles jusqu’à voir parfois profondément transformer son mode de fonctionnement. La mesure recouvre ainsi l’antagonisme irréductible opposant classe ouvrière et capital, tous deux cherchant à modifier à leur avantage les proportions entre le travail nécessaire et le surtravail que recouvre la valeur comme grandeur « objective ». Negri redécouvre, avec les operaistes, le temps de travail socialement nécessaire comme enjeu essentiellement politique et non pas technique. Il renouvelle ainsi, dans des contextes nouveaux, les thèses operaistes exposées notamment par Mario Tronti dans Ouvriers et Capital. Nous serons amenés à éclairer certaines thèses de Tronti pour saisir en quoi les idées de Negri sont tributaires du décryptage « subjectiviste » de la loi de la valeur que la mouvance opéraiste italienne a pu proposer dans les années 60.

Mais Negri intéresse à notre propos pour une seconde raison. Il ne fait pas que proposer des versions renouvelées de la lecture operaiste de la loi de la valeur. En effet, il va être conduit à radicaliser l’approche operaiste au point d’aller jusqu’à remettre en cause la loi de la valeur à l’ère du travail immatériel. Que découvre Negri en réactualisant les catégories operaistes à l’époque du capitalisme postindustriel ? Que la loi de la valeur comme mesure des travaux humains est de plus en plus décalée, inopérante. Les catégories sur lesquelles repose la mesure, le temps de travail socialement nécessaire (travail productif/ improductif, travail simple/complexe), n’ont plus de prise sur les nouvelles formes de coopération, radicalement hors-mesures, que le capital met à l’œuvre. La loi de la valeur comme mesure des marchandises et du travail n’est plus qu’une survivance anachronique du système industriel. Elle est débordée de toutes parts par les nouvelles coopérations, ontologiquement productives, que le travail immatériel met en œuvre : les nouvelles idées, les nouveaux affects, les nouveaux langages créent, font être de nouvelles formes de vie. La valeur comme grandeur, mesure, est radicalement extérieure à ces créations.

Negri sera donc amené à critiquer non plus tant la version réifiée de la loi de la valeur que le caractère réellement opératoire de celle-ci. Sa critique dégage en effet l’idée que les variables du système (travail vivant/ capital) sont devenues non pas tant antagoniques (au sein de la valeur) qu’indépendantes.

C’est sur ce point que s’exprime probablement la radicalité de la pensée de Negri par rapport à l’héritage operaiste. La socialisation du travail devenant constituante, elle n’est plus l’effet d’une médiation réelle du capital (coopération dictée par la machine) et du marché (socialisation des travaux concrets par l’échange). Le capital n’a plus que la propriété formelle d’un nouveau type de production dont la mesure lui échappe, du fait de la socialité constituante et non prédéterminée qui la caractérise. D’où ce paradoxe : la domination du capital sur le travail, toujours plus totale extensivement (la valorisation se confond désormais avec toute la société) et intensivement (elle investit la vie : production biopolitique) se révèle pourtant toujours plus formelle car les processus qu’il libère lui échappent complètement. Jamais la subsomption du travail vivant sous le capital n’a été aussi totale et jamais elle n’a été aussi peu réelle. Le travail est devenu production immanente de nouvelles formes communes de vie, hétérogènes à toute mesure, puissance ontologique, expression de la nature naturante spinoziste. La productivité créatrice de l’immatériel révèle ainsi le caractère étroitement historique d’une valeur-mesure qui trouva sa pleine expression à l’ère de la production mécanisée, lorsque la force de travail, réduite au statut d’appendice de la machine, voyait ses tâches homogénéisées, scientifiquement organisées et prédéterminées en vue de l’échange marchand.

Il n’y a plus lieu alors, dans ce nouveau cadre, de chercher à mettre en crise, de l’intérieur, la loi de la valeur. Ce n’est plus la transformation quantitative des proportions entre travail nécessaire et surtravail qui est décisive. Pourquoi ? Parce que la loi de la valeur est désormais caduque : incapable de mesurer les processus productifs sociaux, ontologiquement productifs qui se déploient en elle, elle ne survit que comme pure irrationalité, pure captation parasitaire. La production échappe au capital qui formellement la met en œuvre et le temps de travail socialement nécessaire cesse d’être cette « mesure immanente » de la valeur que Marx voyait en lui. L’irréductibilité de la société au capital prenant désormais la forme d’une auto- constitution immédiate et totale, la coopération sociale peut s’affranchir de la valeur, du capital et du marché. La mystification du travail vivant en force de travail du capital (ibid. d’une auto-valorisation du capital) n’a plus aucun fondement réel : elle survit car la loi de la valeur ne s’est pas encore effondrée (hystérèse). L’opéraisme qui, dans les années 60, voulait mettre en crise une loi de la valeur encore effective débouche sur l’autonomisme, sur l’exode final du travail vivant et de la valeur d’usage qui, en tendance, sont déjà sortis (ontologiquement) de ce qui n’a plus la moindre rationalité et qui pourtant, de fait, survit. Les perspectives politiques qui découlent de cette déconstruction de la valeur sont dès lors tout à fait nouvelles. Elles posent des problèmes non moins radicaux.

1-L’HERITAGE OPERAISTE

1-1 Une nouvelle lecture de la valeur

La pensée de Negri s’inscrit dans la relecture operaiste de Marx conduite dans les années 60 et 70 au sein de différentes revues (Quaderni Rossi, Classe Operaia, Potere Operaio) structurées autour de différents mouvements. Elle prend forme dans un contexte particulièrement agité, celui des mouvements sociaux virulents et répétés que l’Italie (du nord et du centre) a connu dans les années 60 et 70 (avec pour épicentre les usines FIAT de Turin). Ce long cycle de lutte s’ouvre au début des années 60 pour culminer lors de « l’automne chaud » (1969) au cours duquel l’occupation des universités turinoises conduisit à la coalition du mouvement étudiant et du mouvement ouvrier. Il se poursuivit encore dans les années 70 (occupations répétées des usines FIAT, et notamment celle, particulièrement dure, de l’unité de production centrale, Mirafiori, en mars 1973) pour entamer un déclin sensible à partir de 1974-75 qui conduira aux années de plomb c’est à dire au terrorisme d’Etat des Brigades Rouges révélateur du degré de désorganisation stratégique et de renoncement politique atteint par les différentes organisations révolutionnaires qui jusqu’alors structuraient et coordonnaient les luttes.

C’est ce contexte spécifique à l’Italie qui est à l’origine d’une révision « subjectiviste » de la loi de la valeur. En effet, exaspérés par le degré d’atrophie atteint par la pensée marxiste dans les années 50, certains intellectuels entreprennent une relecture des catégories de la critique de l’économie politique marxiste. Que reprochent-ils à la pensée marxiste dominante des années d’après-guerre? De s’être sclérosée dans une lecture étroitement déterministe du capitalisme et de s’être trouvée du coup incapable de prendre la mesure de l’exigence d’auto- organisation prolétarienne qui revient en force en 1956, à Budapest. En effet, l’histoire du mode de production capitaliste étant alors saisie comme le développement linéaire, inéluctable et pleinement rationnel des forces productives et de la productivité, il ne restait au mouvement ouvrier officiel qu’à s’aligner progressivement sur les règles de fonctionnement des sociétés occidentales, dans l’attente éternelle des « conditions favorables » à la révolution, ce qui revenait de fait à fortifier le consensus de ces années de décollage économique caractérisées par la hausse corrélative des salaires et de la productivité (compromis keynésien et fordiste). Cette lecture réifiée du capitalisme se traduisit notamment par la politique de compromis et de participation du PCI (parti communiste italien).

La première critique adressée à cette vulgate consistera donc à remettre en cause l’idée d’un développement neutre et rationnel de la technique et des forces productives. L’usage capitaliste des machines détermine certes le développement technologique mais également le degré d’assujettissement des ouvriers. Il n’y a pas une rationalité en soi du processus productif distincte de l’accumulation capitaliste. Il n’y a pas de rationalité instrumentale séparée d’enjeux politiques. Cette critique est notamment développée autour de Raniero Panzieri, dans la revue Quaderni Rossi (1961-1964).

Elle s’appuie sur la quatrième section du premier volume du Capital consacrée en particulier à la grande industrie et à l’avènement d’un processus productif toujours plus automatisé et mécanisé (machinisme). En effet, le passage à la grande industrie ne permit pas seulement d’accroître substantiellement les forces productives : il assura le passage à une subsomption réelle des travailleurs sous le capital, contrairement à la manufacture qui s’en tenait à une subsomption encore formelle (se contentant de regrouper sur le même lieu de production, comme propriété juridique du même capital, différents métiers préexistants, souvent issus de l’ordre ancien des corps de métier). La subsomption réelle, en introduisant à grande échelle la machine, acheva la domination du capital sur le travail en faisant de l’ouvrier non plus un travailleur spécialisé dans l’usage d’un outil (spécialisation liée à une habileté particulière) mais un simple appendice de la machine. Le travailleur cessa d’être le centre du processus productif : la machine, en effet, dicte les opérations à faire, les cadences à tenir etc. L’habileté individuelle n’a plus aucune espèce d’importance, elle est tout entière objectivée dans la machine, dans la complexité de son fonctionnement. Le centre de gravité, le « cerveau » de la production se déplaça donc vers la machine de sorte que l’asservissement de l’ouvrier au capital se trouva renforcé.

Le passage à la grande industrie et au machinisme doit donc être vu autant comme un développement des forces productives que comme une étape supplémentaire dans l’asservissement du travail au capital. Le capital n’eut plus seulement la propriété juridique de la force de travail qu’il employait. Il imposa, via la machine, les étapes du processus productif, s’immisça dans la production au point d’imposer une discipline au corps, aux gestes, inaugurant ainsi une forme toujours plus sociale et capitaliste de coopération : la force de travail apparût désormais comme force de travail du capital, orchestrée par le capital.

La seconde étape dans cette lecture operaiste du capital consiste en ce que l’on pourrait appeler un tournant copernicien dans la compréhension de la loi de la valeur. Elle est le fait de Mario Tronti qui, dans un ouvrage fameux, Ouvriers et Capital (1964), radicalise la perspective ouverte par Panzieri. Si une lecture politique du Capital est possible, c’est parce que la loi de la valeur n’est que l’expression d’un antagonisme fondamental qui fait de la classe ouvrière une variable indépendante au sein du rapport de production capitaliste. Si le développement des forces productives n’a rien de prédéterminé c’est parce qu’il est d’abord la réaction stratégique du capital aux attaques dont il est l’objet de la part de la classe ouvrière. L’antagonisme n’est donc pas le stade terminal du développement mécanique des forces productives. Il est constitutif de l’histoire du capitalisme et du développement de ces mêmes forces productives.

Ainsi, pour reprendre l’exemple historique de la grande industrie, le machinisme ne fut pas l’effet d’un impératif technique. Il fut d’abord la réaction stratégique du capital à la réduction de la journée de travail obtenue par les ouvriers anglais (lutte que Marx relate dans le chapitre VIII du premier volume du Capital). La loi sur les fabriques, en imposant la journée de huit heures, força en effet le capital à modifier le processus d’extraction de la survaleur. Le régime de la plus value absolue fut transformé en régime de plus value relative : à l’accroissement de la plus value par allongement de la journée de travail (accroissement du surtravail par rapport au travail nécessaire) succéda l’accroissement de la plus value par la diminution de la valeur de la force de travail (via la baisse du prix des denrées assurant la reproduction de celle-ci). Pour maintenir le régime d’exploitation mis à mal par cette première victoire historique de la classe ouvrière, les capitalistes durent procéder à la diminution de la valeur de la force de travail (salaire) à un niveau au moins équivalent à la moins- value occasionnée par la réduction de la journée de travail.

Or, pour diminuer la valeur de la force de travail, il faut accentuer la productivité des secteurs concernés par la reproduction de celle-ci et cela n’est possible qu’en substituant autant que possible des machines (du capital constant) au travail (augmentation de la productivité). Le passage à la grande industrie n’eut donc rien de techniquement nécessaire : il s’imposa d’une part pour domestiquer une classe ouvrière qui devenait unifiée et menaçante ( via la subsomption réelle à la machine, à ses cadences etc.) et d’autre part pour baisser la valeur de la force de travail afin de rétablir un taux de plus value équivalent voire supérieur à celui qui prévalait avant la journée de huit heures. Le machinisme fut donc la transformation du mode d’exploitation pour conserver le régime d’exploitation.

Tronti procéda ainsi à une profonde révision de la loi de la valeur. La valeur, saisie dans sa signification économique classique (politiquement neutre), désigne en effet les différentes fractions du temps de travail social total et détermine leur répartition intersectorielle, les prix courants des marchandises fluctuant autour des valeurs d’équilibre. La valeur est valeur d’équilibre. Ainsi, un prix courant, qui, dans un secteur déterminé, vient à excéder la valeur d’équilibre du marché, entraîne l’augmentation de l’offre : des entreprises moins productives, dont la valeur du produit est supérieure à la valeur moyenne tout en étant inférieure au nouveau prix, seront attirées sur ce marché, ce qui entraînera (à demande constante) une baisse des prix, un retour au voisinage de la valeur d’équilibre et donc le départ des entreprises les moins productives.

La loi de la valeur comme mesure (grandeur) de la valeur constitue ainsi, sous cette forme, une loi d’équilibre : elle fixe les valeurs qui, atteintes, font s’interrompre les flux intersectoriels de travail et de capital. La valeur exerce donc une fonction régulatrice : elle est la loi constitutive de l’équilibre général, permettant de saisir comment, en régime capitaliste, la socialisation décentralisée et spontanée des travaux privés est productrice d’ordre.

L’opéraisme déplace l’accent sur la deuxième signification de la loi de la valeur : le travail socialement nécessaire n’est pas qu’une grandeur équilibrante. Il est une catégorie stratégique, un enjeu de lutte. Il y a une histoire politique de la valeur. Le machinisme et la grande industrie illustrent ainsi comment le développement des forces productives et la réduction de la valeur furent d’abord le fait d’une volonté de contrôle du capital sur la classe ouvrière. La valeur est donc à la fois instance régulatrice qui distribue les facteurs de production et instance de crise qui entraîne la déstructuration et la restructuration permanente du cycle de développement et de valorisation. La torsion subjective que Tronti opère dans sa lecture de Marx promeut la seconde fonction de la loi de la valeur. L’opéraisme (re)découvre que le travail nécessaire est historiquement qualifié par les luttes, que la valeur comme loi d’équilibre du capitalisme recouvre aussi le moteur de son déséquilibre constitutionnel. La valeur exprime d’abord la fuite en avant du capital dans sa volonté de réintégrer dans le circuit de valorisation une classe ouvrière qui s’attaque à la base de ce dernier c'est-à-dire au régime (regimen) d’extraction de la survaleur.

Dès lors, la crise finale du système n’est pas le fait d’un développement technologiquement impersonnel et fonctionnel des forces productives: c’est l’antagonisme moteur de la classe ouvrière qui forme les contradictions objectives menaçant d’effondrement final le système. Les réactions stratégiques du capital surmontèrent certes l’opposition ouvrière : la réduction du salaire via l’accroissement de la productivité fut la parade au rejet de la plus value absolue. Mais la plus value relative déboucha sur le ralentissement du taux de profit au fur et à mesure que le capital constant (les machines) vint à remplacer le travail vivant, seule source de survaleur. Si l’histoire du capitalisme est irrationnelle, c’est parce que l’antagonisme irréductible ne peut être domestiqué qu’en préparant les conditions pour des crises plus aigues et plus systémiques.

Panzieri mettait en garde contre l’idée d’une rationalité objective de la technique. Il rappelait opportunément que les rapports de production sont dans les forces productives ; celles-ci, loin de se développer de façon neutre, sont politiquement organisées par le capital. Tronti radicalise cette posture en défendant l’idée d’un antagonisme constitutif de la valeur et de la relation entre classe ouvrière et capital. Les rapports de production sont dans les forces productives car il faut sans cesse rétablir les déséquilibres produits par la force de travail dans sa lutte contre l’exploitation.

1-2 La composition de classe

Les operaistes, dès lors, eurent à forger de nouvelles catégories afin d’explorer l’histoire du capitalisme dans une perspective plus appropriée à la nouvelle grille de lecture proposée. Il fallait en particulier supplanter la lecture déterministe classique où se succédaient différents stades objectifs dans l’histoire du capitalisme : stade concurrentiel- anarchique, mono- oligopolistique puis planifié. En effet, en occultant complètement le rôle moteur des luttes, cette lecture de l’évolution historique du système semblait décrire l’arrivée à maturité du capitalisme, l’accès à la conscience de soi (incarné par l’Etat comme capitaliste objectif), la planification mettant un terme aux crises de surproduction récurrentes de la période anarchique par la maîtrise objective sur les sphères de production, de la distribution et de la circulation. L’alternative qui se présentait au terme d’une telle lecture était soit le socialisme planificateur (le capitalisme est arrivé à maturité), soit l’attente messianique du communisme : le capitalisme ayant surmonté les crises liées à son organisation décentralisée, il ne restait plus qu’à attendre la crise finale produite par le développement technologique des forces productives.

La tâche de restituer le rôle central des luttes dans cette histoire réifiée s’imposa: c’est pourquoi les operaistes mirent en évidence un nouveau concept, celui de composition de classe. Qu’est ce que la composition de classe ? C’est le rapport entre les caractéristiques techniques de la classe ouvrière (le rapport déterminé de la force de travail aux moyens de production) et les caractéristiques politiques et subjectives de celle- ci. Autrement dit : chaque structure technique de la force de travail produit des formes déterminées d’actions conflictuelles et des formes spécifiques d’organisation. L’histoire du capitalisme peut alors être vue comme la réactivation permanente d’un antagonisme prenant des formes toujours nouvelles. Le capital réagit à l’attaque de la classe ouvrière en transformant la composition technique de celle-ci, l’antagonisme prenant à la suite de cette réorientation productive et technique une nouvelle forme organisationnelle, tributaire de celle-ci.

Cette nouvelle lecture fit émerger plusieurs figures de la classe ouvrière, toutes liées à une composition technique historiquement déterminée : l’ouvrier professionnel, l’ouvrier-masse, l’ouvrier- social. Les operaistes dégagèrent ainsi une histoire du prolétariat.

L’ouvrier professionnel est le fruit de la réaction du capital à la Commune : la classe ouvrière, qui commence à être dangereusement unifiée dans la grande industrie, se trouve scindée en deux. Diviser la classe ouvrière pour éviter un front uni et massif. Cette restructuration technique se traduisit ainsi par l’apparition d’une nouvelle catégorie d’ouvriers, relativement qualifiée, qui, exerçant des compétences spécifiques, pouvait échapper à la subordination abrutissante à la machine. Mais une nouvelle composition politique émergea de cette recomposition répressive: celle de l’avant-garde, conduite par l’aristocratie ouvrière nouvellement formée, à l’origine de l’expansion des partis sociaux- démocrates mais aussi, sous une forme plus radicale, de l’idéologie conseilliste qui se manifesta notamment à la fin de la première guerre mondiale.

Pour contrer cette composition politique devenue menaçante, le capital accéléra la généralisation d’une nouvelle organisation technique des forces productives : c’est l’organisation scientifique des tâches (OST) qui, en étendant le modèle productif de la chaîne de montage, de la standardisation et de la parcellisation extrême des tâches, brisa la composition politique antérieure et son idéal d’une gestion non capitaliste et non aliénante du capital. L’ouvrier masse désigne cette nouvelle composition technique, massifiée, d’une classe ouvrière dépossédée de toute emprise sur le processus productif. Les analyses de Marx concernant la grande industrie et le machinisme (embryonnaires à son époque) se réalisèrent pleinement. La subsomption du travail devint totale, l’aliénation absolue.

Pourtant cette composition technique redonna jour à une nouvelle opposition radicale dans les années 60. Les organisations politiques et syndicales traditionnelles se trouvèrent en effet débordées par de nouvelles formes de grèves s’opposant aussi bien à l’organisation fordiste du travail qu’à la médiation du Parti et des avant-gardes sensés délivrer d’en haut le sens, la stratégie et la tactique à suivre. Ces nouveaux mouvements rejetaient notamment la distinction léniniste entre luttes économiques et luttes politiques, distinction qui fondait jadis la prééminence du parti. Les années 60, en Italie notamment, illustrèrent combien les luttes économiques pouvaient s’attaquer au cœur du système d’exploitation et ne pas être uniquement catégorielles : la pression exercée par les ouvriers à la hausse des salaires, dans les années 60, se fit ainsi dans le but explicite et déclaré de dépasser les gains de productivité et de mettre en crise l’extraction de plus value relative. Le parti, du coup, n’a plus qu’un rôle de coordination, de diffusion et de mise en rapport des luttes. L’ « automne chaud » incarna avec éclat les thèses sur l’ouvrier masse et la nouvelle composition politique dont il était porteur.

Enfin, l’ouvrier social vint qualifier la restructuration de la production qui, suite à l’essoufflement du modèle fordiste, étendit la valorisation à toute la société. L’ouvrier social est donc la composition de classe qui accompagna l’avènement de ce capitalisme postindustriel où la valorisation coïncida, au-delà de l’usine, avec le travail salarié en général. Cette extension du processus d’accumulation prit deux formes distinctes : la tertiarisation (à partir de années 70), le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (à partir des années 80).

Le problème qui se posa aux operaistes est que l’ouvrier social ne donna pas jour à une composition politique unifiée comme le furent les précédentes. Il fut au contraire associé au reflux politique du cycle de luttes, à leur désorganisation, à leur dispersion croissante. Or, si la notion d’ouvrier social ne permet de saisir qu’une composition technique sans composition politique correspondante c’est parce que la notion « politique » d’ouvrier perd son sens dans ce nouveau contexte.

Pour quelle raison ? Parce qu’il n’y a plus, avec l’extension du procès d’accumulation, de sujet unitaire des luttes. La tertiarisation du capitalisme fait s’évanouir la figure hégémonique du prolétariat industriel. Or la notion d’ouvrier social donne encore à penser qu’il y aurait toujours un tel sujet : non plus le prolétariat mais un sujet central prenant la relève de ce dernier. Parce que la société se trouve toute entière subsumée sous le capital, il y aurait une nouvelle forme unitaire de sujet prête à relancer l’antagonisme, à le porter à un niveau toujours plus radical et étendu. Ce n’est plus le cas : l’ouvrier social renvoie à des réalités complexes, hétérogènes et éclatées. Il y a certes une commune appartenance au régime salarial : mais elle n’autorise plus à dégager un sujet des luttes. Le passage entre composition technique et politique semble s’être perdu. Cette nouvelle fuite en avant du capital n’aurait-elle pas été fatale au mouvement révolutionnaire et aux catégories operaistes ?

2 LE POST-OPERAISME DE NEGRI

2-1 L’ouvrier social et la crise de la valeur

Une mutation conceptuelle, en tout cas, est requise là où, auparavant, les compositions politiques (de l’ouvrier professionnel et de l’ouvrier masse) émergeaient dans le cadre « restreint » et encore relativement homogène, de l’usine. Autrement dit : il y avait composition politique parce qu’il y avait sujet unitaire ; et il y avait sujet unitaire parce qu’il y avait un lieu central voué à l’accumulation : l’usine. Unité impliquait centralité. S’il y a une composition politique de l’ouvrier social, elle n’aura plus la forme d’une classe unifiée autour d’un lieu central de production car il n’y a plus de « centre » dans la société postindustrielle. Une telle mutation conceptuelle, si elle est possible, doit cependant se faire à l’aide des catégories mises en place par les auteurs operaistes. C’est ce qu’entrepris Negri dans les années 70.

Comment interpréter le passage à l’ouvrier social ? Non pas comme une évolution prédéterminée mais, encore une fois, comme une fuite en avant du capital. C’est la nature de cette fuite, aveugle quant à ses effets, qui permettra de dégager les nouveaux potentiels de lutte que la notion d’ouvrier social exprime. Cette démarche constitue le fil « rouge » reliant les thèses de Negri sur l’ouvrier social des années 70 aux idées qu’il développera ultérieurement dans la revue Futur Antérieur (Multitudes par la suite) et dans les ouvrages coécrits avec M. Hardt (notamment Empire et Multitude).

Negri reprend donc le cadre d’analyse operaiste :

-le passage à l’ouvrier social est le symptôme d’une crise majeure dans le procès d’accumulation ;

-la réaction- restructuration du capital solutionne cette crise en posant les termes d’une crise encore plus fondamentale.

Quelle est la crise à l’origine de la tertiarisation ? C’est le blocage irréversible du taux de profit industriel. Le salaire, complètement rigide, exprime d’abord la résistance toujours plus dure de l’ouvrier- masse qui, parvenu à maturité politique, voue à l’échec les stratégies industrielles de rééquilibrage du taux de plus-value (augmentation de l’armée de réserve, flexibilité accrue, démantèlement et cloisonnement des unités de production etc.). Mais il y aussi des raisons structurelles et techniques à ce blocage : on ne peut plus baisser les salaires en accroissant la productivité car les gains déjà accumulés n’autorisent plus qu’une augmentation limitée de celle-ci et donc une réduction seulement marginale du salaire. Le raccourcissement du temps de travail nécessaire (ibid. de la valeur de la force de travail), réquisit fondamental de la plus value relative, ne peut plus progresser.

Dès lors, il faut compenser la stagnation irréversible du taux de profit industriel en soumettant de nouveaux secteurs (celui des services notamment) à la valorisation. Telle est la signification operaiste que Negri, dans les années 70, donne à la tertiarisation de la production. Cette logique s’accentuera avec le développement des NTIC qui marquera plus nettement encore la transition vers une nouvelle forme de production aux propriétés tout à fait nouvelles, baptisée par Negri production immatérielle ou biopolitique car elle investit le langage, les affects, les idées. La société est intégralement subsumée sous le capital, il n’y a plus de dehors et plus de centre: tel est le sens de l’Empire comme extension mondiale et totale de la valorisation.

Or, comme nous l’avons indiqué en introduction, cette production met radicalement en crise la valeur. La thèse que défend Negri est que ce sur quoi repose l’idée d’une mesure de la valeur n’a plus de sens :

-D’une part, toute la vie étant désormais subsumée sous le capital, le problème se pose de savoir comment le temps peut continuer à mesurer la productivité du travail social. Si le travail social recouvre tout le temps de vie, comment le temps peut-il mesurer la totalité dans laquelle il est pris ? Temps de vie et temps de production deviennent toujours plus indiscernables, de sorte qu’on ne sait plus qui mesure quoi. L’idée d’un temps-mesure se brouille avec l’extension biopolitique de la valorisation ;

-En outre, la valeur comme grandeur suppose également la différence entre travail simple et complexe : tout travail, pour être mesurable, doit être réductible à des unités formelles de travail simple. Or ces notions ne font plus sens là où la production est constituante, créatrice de nouvelles formes de vie et ce pour deux raisons :

-on ne détermine plus, comme auparavant, la valeur en dénombrant les unités de travail simple contenues dans les travaux privés une fois ceux-ci socialisés, après coup, par l’échange marchand. La socialisation du travail est désormais coextensive à la production : la valeur provient de la coopération, non du travail simple dégagé à la suite de l’échange marchand. Le passage à la production biopolitique opère donc un déplacement (décalage) dans la détermination de la valeur : du travail simple à la coopération.

- Ces nouvelles coopérations ne sont pas seulement constitutives de la valeur : elles sont créatrices, hétérogènes et, à ce titre, ne peuvent être que fictivement réductibles à des unités homogènes de travail simple. La notion de travail simple n’est pas seulement décalée : elle n’a plus vraiment de prise sur des coopérations ontologiquement productives. Ce n’est donc pas seulement le primat de la coopération sur l’échange, mais la nature nouvelle de celle-ci, qui rend inepte la mesure.

Ainsi la coopération mécanisée-industrielle socialisait déjà le travail en amont de l’échange marchand. Mais la parcellisation et l’interdépendance totale des tâches ne mettaient pas en cause l’idée de travail simple. D’une part parce que le but de cette production hyper-socialisée, dirigée par le capital et en soi absurde, était toujours l’échange marchand et n’avait de sens que dans la transformation du produit fini en argent. Elle ne faisait donc qu’exprimer la mainmise totale du capital sur tout le processus, de la production à la vente. En outre, l’homogénéisation et la répétition abrutissante des travaux induits par cette forme de coopération permettaient de donner une base presque réelle à l’idée de travail simple, homogène.

Or la coopération immatérielle n’est pas seulement constitutive des travaux humains : elle est constituante, ontologiquement productive. Les nouvelles formes de vie qu’elle crée sont certes l’objet d’échanges marchands qui les rendent commensurables, homogènes. Mais le raccord entre ce type de production et son expression marchande est de plus en plus extrinsèque. Le sens de ces coopérations échappe au capital qui les soumet à la forme-marchandise. L’autonomisation de la coopération par rapport au capital qui se la réapproprie n’a jamais été aussi grande. La conversion de l’hétérogène à homogène, du hors-mesure au commensurable est toujours plus extérieure, en excès, de trop. Marx parlait de la grandeur de la valeur comme d’une « mesure immanente » des travaux. On pourrait parler d’une mesure toujours plus décollée de ce qu’elle soumet formellement à sa loi. La nouvelle production biopolitique déborde la mesure. L’emprise de la valeur sur les nouveaux processus productifs n’est plus qu’une fiction opératoire où les nouvelles coopérations biopolitiques qui se déploient en elle lui échappent.

La notion de travail socialisé (travail abstrait), change dès lors radicalement de signification. Celle-ci, jusqu’alors, était coextensive à la valeur, à la mesure, à la quantité et au capital. Ainsi, dans les économies marchandes simples, le travail privé-concret devenait travail social- abstrait en échange d’un équivalent qui le rendait commensurable aux autres travaux. Travail abstrait impliquait mesure.

La socialisation du travail, désormais, se joue essentiellement en amont, dans la production tout en n’ayant plus rien à voir avec les formes de coopération réellement dirigées par le capital : le capital n’a désormais qu’une emprise formelle, juridique, sur les processus constituants qui se libèrent en lui. La production immatérielle, en extériorisant la mesure du travail, émancipe le travail vivant: il n’y a plus de subsomption réelle au capital. La socialisation du travail est ontologique : elle tend à rompre toutes les médiations, celle de l’échange aussi bien que celle de la machine.

La transformation par rapport au premier chapitre du Capital est donc radicale. Chez Marx, en effet, le travail abstrait (substance de la valeur) se traduisait quantitativement en temps de travail socialement nécessaire (grandeur de la valeur : unités de travail simple). C’est cette médiation réciproque de la qualité (substance) en quantité (mesure) qui n’a plus de sens dans la nouvelle production. Le travail abstrait, le travail socialisé, renvoie maintenant à une constitution ontologique, radicalement hors mesure et hors médiation : c’est un travail abstrait de la mesure, foncièrement abstrait du travail mort, potentia (puissance) délivrée de la potestas (pouvoir). La dialectique entre qualité et quantité s’est irrémédiablement grippée ; la subsomption du travail au capital n’est plus qu’irrationnelle, pure loi de commandement.

Résumons- nous : la classe ouvrière luttant au sein d’un système encore effectif de la valeur n’est plus. Il n’y a plus de crise quantitative (politique et/ou structurelle) de la valeur. Tel est l’effet de la réaction opérée par le capital à partir des années 70 : une nouvelle composition technique qui démantèle la composition politique antérieure et qui relance le procès d’accumulation en l’étendant à d’autres sphères d’activités.

Mais cette nouvelle restructuration débouche sur une crise plus radicale. C’est en effet la racine de la valeur qui se trouve atteinte c'est-à-dire le pouvoir dialectique d’intégration du travail vivant dans la grandeur, pouvoir qui fondait la valorisation du capital. Le travail vivant n’est plus mesurable. Or, sans la métamorphose dialectique du travail en travail mesurable, la vampirisation du travail vivant par le travail mort (capital) n’a plus lieu d’être. Il faut la médiation de la valeur pour qu’il y ait subsomption sous le capital. Si la mesure n’est plus qu’une fiction, la force de travail cesse d’apparaître comme force de travail du capital : elle redevient pur travail vivant. La mesure, désormais extérieure au travail, cesse de faire apparaître ce dernier comme émanation du capital. L’illusion d’une auto-valorisation du capital, d’un capital se valorisant tout seul, qui pouvait s’expliquer à l’époque de la subsomption réelle n’est plus.

Ces mystifications ne reposent plus sur rien . A la crise quantitative de la valeur succède donc la crise des catégories fondamentales de l’économie politique. Le capitalisme, en dématérialisant la production, a destitué la valeur de la fonction dialectique qu’elle a historiquement exercée et qui donnait sens (même pour les marxistes) à l’exploitation. Il n’y a plus de sujet unitaire pour combattre la valeur mais la valeur ne repose plus sur rien. La valeur s’est paradoxalement décomposée dans le reflux des luttes : elle ne survit que sous la forme d’un anachronisme. Tout ce passe donc comme si la figure de l’ouvrier masse n’avait pu être ensevelie qu’en minant, à la racine, la valeur. La réaction du capital fut fatale et à l’opposition ouvrière et à la valeur.

2-2 Implications politiques de l’autonomisme

2-2-position du problème

De fait, les conséquences politiques de cette posture autonomiste posent problème car la profondeur de la crise du système (crise des fondements) ne fait émerger aucune composition politique nouvelle: c’est pourquoi la valeur, de fait, survit. La valeur n’est plus qu’un pur rapport de force et pourtant elle subsiste, sans violence majeure. Comment dégager la composition politique des travailleurs de l’immatériel ? Peut-on passer du prolétariat au cognitariat ? La valeur est arrivée à bout : mais n’en est-il pas de même de l’antagonisme? La déconstruction postindustrielle de la valeur s’étant faite toute seule, comment passer de l’ « effondement » (crise des fondements de la valeur) à l’effondrement (suppression de celle-ci) ?

Les operaistes italiens des années 60 n’avaient pas pour but de déconstruire la valeur mais de la renverser, de l’intérieur. La subsomption dialectique sous le capital était encore, sous le fordisme, solide et effective. C’est en son sein que se présentaient les perspectives stratégiques de déstabilisation. Autrement dit : c’est parce que le travail ne s’était pas encore autonomisé qu’il y avait place pour la montée en puissance d’un cycle de luttes. Constituée dans la valeur comme variable relativement indépendante et unifiée, la classe ouvrière pouvait lutter. Les operaistes demeuraient à cet égard fidèles à l’esprit de l’approche marxiste.

Chez Marx, en effet, le travail vivant (ou travail concret) ne s’actualise qu’en se soumettant au capital qui, en l’achetant, lui procure les moyens de production sans lesquels il ne reste que pure virtualité. La puissance de travail (dynamis) doit donc se faire force de travail achetée et mise en action par le capital. Le travail concret (producteur de valeurs d’usage) se fait travail abstrait mesurable, producteur de marchandises : il s’actualise en devenant forme phénoménale de son opposé.

Mais c’est précisément cette intégration dialectique dans la valeur, dans le monde mystifié, ensorcelé, de la quantité qui constitua historiquement la classe ouvrière en sujet unifié. Avant la subsomption des travailleurs sous le capital, il n’y avait de fait qu’une multiplicité atomisée et impuissante de travailleurs. C’est parce que la puissance de travail (potentia) s’est réifiée en force de travail soumise au pouvoir du capital qu’il y eut lutte et antagonisme.

En effet, le capital qui s’assimile la force de travail ne peut la subsumer complètement. Il la constitue même en variable relativement indépendante et incompressible. Le capital ne peut se passer d’elle (pas de plus value sans travail vivant) et, en même temps, la valorisation, qui ne se réalise pleinement qu’en maximisant l’exploitation, unifie la force de travail en force antagonique. L’allongement outrancier de la journée de travail forma ainsi une classe ouvrière qui, pour la première fois, s’attaqua au cœur du régime et mit fin à la plus- value absolue. Plus le capital coïncide avec sa fin (la valorisation), plus il produit la force antagonique qui vient bloquer sa tendance. Le capital ne peut réaliser sa fin sans la contrarier : il ne peut éviter, en réalisant sa fin, de former la force antagonique qui viendra freiner la valorisation. .

Le pouvoir antagonique de la classe ouvrière ne peut donc se former que dans la relation productive réifiée, quantifiée et aliénante au capital. C’est comme marchandise que la classe ouvrière, historiquement, lutta. C’est comme valeur d’échange, comme force de travail du capital que la classe ouvrière déséquilibra les composantes de la valeur : en jouant sur sa valeur propre (salaire), ou comme élément des forces productives (grève, sabotage etc.), elle mit en crise le taux de plus value et le taux de profit.

L’antagonisme n’est donc possible que par la constitution d’un sujet engendré au sein de la valeur, comme une expression de celle-ci subsumée au capital. C’est dans la valeur que l’on peut lutter contre le capital. En outre, c’est cette « intériorité » de la lutte qui explique pourquoi, historiquement, la classe ouvrière ne s’attaqua jamais directement à la racine de la valeur mais à son fonctionnement, à son expression quantitative (taux de plus value).

Ainsi, il faut que la valeur fasse encore sens pour qu’il y ait antagonisme et rejet de la valeur. Cette condition est notamment requise pour dégager les contradictions sans lesquelles il n’y a pas de stratégie de lutte. Les contradictions objectives du système ne se déploient en effet que dans l’élément homogène, quantifiable, de la valeur : le taux de profit, la composition organique du capital ou le taux de plus-value sont quantifiables. Or, ce sont ces valeurs, saisies stratégiquement, qui permettent de concrétiser l’antagonisme, de faire que les luttes, en épousant les tendances du système puissent les accélérer (si elles sont destructrices) ou les contrer.

Donc : il ne peut y avoir de sujet antagonique que dans le cadre d’une intégration dialectique effective à la valeur. La négation du système est une négation interne au système. Ce qui implique que l’antagonisme n’atteigne la valeur que de manière « oblique », en s’attaquant au mode d’extraction de la survaleur et à partir des contradictions qui naissent en lui (on ne renverse pas immédiatement la racine de la valeur).

Le post-opéraisme de Negri fait disparaître tous ces réquisits. Il n’y a plus de sujet central car les travailleurs immatériels sont déjà hors-valeur, hors mesure. Ils ne sont plus essentiellement constitués par elle. La subsomption dialectique, via la valeur, du travail n’est plus. Le travail s’affirme comme puissance constituante collective, puissance du commun : la captation privée de ces travaux via leur intégration dans l’ordre de la mesure ne repose plus sur rien.

Cette autonomisation du travail vivant, cette crise radicale de la valeur, fait également disparaître toute contradiction : il n’y a en soi aucune contradiction dans l’idée que la valeur, aussi anachronique soit-elle, survive. Il n’y a aucune contradiction dans l’appropriation privée du travail commun ou dans l’exploitation. La baisse du taux de profit est contradictoire pour le fonctionnement de la valeur ; l’expropriation du fruit des coopérations biopolitiques non.

Negri déplace donc le cadre d’analyse : ce n’est plus le fonctionnement de la valeur qui est en crise: c’est la valeur. La crise ne porte plus sur son fonctionnement mais sur ses fondements. Mais l’effet paradoxal de cette crise est qu’elle semble faire disparaître toute contradiction et donc toute perspective de renversement au sens marxiste et operaiste du terme.. La déconstruction de la valeur semble éloigner du coup toute perspective de libération : l’émancipation constituante du travail continue à être captée par la valeur. La production ontologique, coexistant pacifiquement avec une valeur qu’elle ne menace pas, semble bloquer la tendance par laquelle s’en affranchir. La tendance au communisme (production biopolitique) n’est plus menaçante pour le capitalisme : elle se déploie en lui, sans contradiction permettant de remettre en cause le système. Ne rencontre-t-on pas à ce stade une limite importante dans la démarche de Negri ?

2-2-2 Esquisse d’une solution aporétique

Negri chercha, à partir des années 70, à conceptualiser un antagonisme post-operaiste privé de contradiction motrice et de sujet unifié. L’ouvrier social n’étant plus constitué par la mesure (mais par les coopérations), il ne peut plus prendre la forme d’une classe dialectiquement unifiée par son autre (le capital). Il ne renvoie plus à une classe mais à une multitude affranchie en tendance du capital. L antagonisme n’oppose donc plus, dans la valeur, la force de travail unifiée par le capital contre ce dernier, mais la puissance dispersée, hétérogène, du travail vivant (potentia) au travail mort (potestas). L’antagonisme a pour but d’affranchir définitivement la valeur d’usage, comme prolifération des besoins et des coopérations hétérogènes, de la valeur d’échange. C’est donc la multitude qui seule peut devenir le sujet porteur du renversement de la valeur au stade de la crise des fondements.

La multitude, du coup, exprime deux choses distinctes :

-la perte d’unité politique de la classe ouvrière faisant suite à l’extension de la valorisation. Il n’y a plus de lieu central pour l’accumulation, ce qui pulvérise l’unité antérieure des mouvements de lutte : reflux des luttes avec la fuite en avant du capital et de la valorisation ;

-mais la multitude est également coextensive à la crise radicale de la valeur : la multitude apparaît avec l’impuissance du capital à se soumettre réellement la puissance de travail. C’est donc aussi ce défaut d’intégration du travail dans la valeur qui explique l’absence d’une classe unifiée et l’émergence de la multitude comme sujet de la nouvelle production. La multitude ne renvoie donc pas qu’à une réalité quantitative : toujours plus de monde et de professions différentes soumises au capital. Elle renvoie à une réalité « qualitative » : la crise de la valeur, les nouvelles coopérations hétérogènes qui se libèrent toujours plus du capital. S’il n’y a plus de classe unifiée, c’est parce que la valeur n’est plus en mesure de constituer en son sein le travail vivant comme la force de travail du capital.

La première signification semble disqualifier toute perspective de lutte : l’adieu au prolétariat ne laisse qu’une multiplicité de réalités socioprofessionnelles disparates. La multitude, saisie sous cette forme est politiquement impuissante : elle est privée de l’unité politique que l’usine comme lieu central de production pouvait lui conférer.

La seconde signification, en revanche, signale une impuissance de la valeur indiquant en creux une stratégie de renversement de la valeur dont la multitude est porteuse en tant précisément que dispersée, privée d’unité et de centre. Comment, ceci dit, peut-elle représenter une menace pour le système sachant que, extérieure à toute médiation (notamment celle du capital qui la constituait en force antagonique une), elle est privée d’unité ?

La réponse de Negri est que c’est précisément en tant que multitude qu’elle peut menacer la valeur. Seule une multitude radicalement privée d’unité peut renverser la valeur parvenue au stade de la crise de ses fondements. Il y a multitude, en effet, parce que le travail est toujours plus foncièrement hors- mesure, hors-valeur. Ce n’est du coup qu’en sortant toujours plus de la valeur et de la mesure que cette dernière pourra être renversée. Il faut donc que la multitude devienne « toujours plus » multitude, hétérogène et sans unité, pour s’affranchir de ce qui continue à la subsumer. Il y a donc deux choses à voir :

-il serait d’une part parfaitement vain de vouloir retrouver dans la multitude contemporaine un simulacre d’unité, technique et/ou politique, qu’elle ne pouvait avoir qu’au sein des médiations de la valeur et dans le cadre révolu de la subsomption réelle.

-mais, d’autre part, renoncer à l’antagonisme en soulignant que la multitude est sans unité est incohérent non pas parce que cet énoncé (la multitude reste multitude) est faux mais au contraire parce qu’il est vrai. Le travail vivant est désormais production hétérogène disséminée dans toute la société. L’idée d’une unité politique du salariat est devenue inepte non pas parce que le capital domine toute la société mais parce que les nouvelles formes de travail, en tendance, échappent au capital. S’il y a un sujet révolutionnaire au stade de la ruine de la valeur, ce ne peut être que la multitude et non les figures unifiées du passé.

En outre, « la » visée de la multitude ne peut plus être unitaire : elle ne consiste plus à s’attaquer au mode de fonctionnement déterminé de la valeur mais à sortir définitivement de la valeur par émancipation des valeurs d’usages dans leur diversité infinie, des puissances de travail dans leur productivité radicale. Le besoin se décline au pluriel ; les coopérations immatérielles aussi.

Réaliser la tendance au communisme, à l’ère de l’immatériel, ne consiste donc plus à agir unitairement afin de s’attaquer au cœur de l’exploitation mais à sortir de la valorisation par l’auto-valorisation, par l’émancipation définitive de catégories foncièrement irréductibles à toute unification (besoin, puissance de travail etc.) et qui, jusqu’alors, ne pouvaient être saisies qu’en étant associées à leur contraire (les valeurs d’usages supposaient la médiation de la mesure et de l’ équivalent général ; la puissance de travail celle du capital etc.).

Une telle émancipation du pluriel et de l’hétérogène ne suppose plus un sujet central. C’est au contraire parce que la multitude n’est pas encore assez multitude que la valeur subsiste. C’est en devenant pure multitude qu’elle pourra se délivrer de la valeur. La multitude ne souffre pas de ne pas être assez unifiée mais de l’être encore trop. Elle souffre de ne pas coïncider encore avec ce qu’elle est déjà, en tendance, devenue. La menace suprême pour une valeur ayant épuisé sa signification historique n’est donc pas l’unification de la multitude contre elle mais l’exode, la dispersion hétérogène et radicalisée.

Pourquoi cette solution est-elle aporétique ? Parce qu’une libération disparate et généralisée des flux de désir et de puissance, suppose, en l’absence de contradiction objective, une décision immanente. C’est en décidant de devenir pure multitude que la multitude pourra s’affranchir complètement de la valeur.

La constitution dialectique de la multitude en sujet unitaire n’a certes plus aucun sens : la multitude doit devenir toujours plus multitude (et non classe pour-soi) pour sortir de la médiation irrationnelle qui la sépare de ce qu’elle est tend à devenir. Mais une libération généralisée, un effondrement de la valeur, ne peut se faire que si la multitude est en mesure de saisir unitairement sa dispersion, de poser sa dispersion comme dispersion de la multitude. Il faut donc qu’elle se saisisse comme nous dans le mouvement même par lequel, pourtant, elle doit récuser toute unité. La multitude ne peut donc devenir pure multitude qu’en supposant son contraire. Pour devenir toujours plus hétérogène, elle doit se poser comme une.

Ainsi, la production d’une unité absolument immanente coextensive à la dispersion radicale d’une multitude semble aporétique. Negri confère certes des significations nouvelles et originales au concept de multitude, permettant notamment de radicaliser la crise de la valeur et de redéfinir le travail comme production ontologique de nouvelles formes de vie (dépassant ainsi la vision arendtienne par exemple). Mais Negri ne parvient pas à donner une signification politique nouvelle au concept de multitude. La multitude de Negri, comme sujet politique, reste prise dans l’alternative posée, depuis Hobbes, par la modernité : il n’y a pas d’unité sans médiation. Une pensée, même radicale, de la démocratie ne peut se passer de l’idée de médiation (sans que celle-ci reconduise nécessairement à une forme représentative de pouvoir).

CONCLUSION

Cet exposé visait à montrer comment Negri, partant d’une démarche initialement operaiste, fut conduit à radicaliser la critique de la valeur en sortant des catégories marxistes : c’est le sens de l’autonomisme comme crise des fondements de la valeur. La valeur, à l’ère de l’Empire et du travail immatériel n’est qu’une survivance du passé : il n’y a plus d’intégration dialectique du travail vivant dans la mesure et dans la valeur

Cependant, le rejet radical de la perspective marxiste classique conduit également à rejeter l’idée d’un sujet antagonique constitué dialectiquement ; c’est la multitude comme pure multitude qui peut s’affranchir de la valeur. Mais cette posture reconduit à l’alternative politique qui est celle de la modernité : comment la multitude aussi constituante soit-elle, peut-elle se faire, sans médiation, pouvoir constituant ? Elle ne peut se libérer de la valeur qu’en devenant pure multitude (exode) ; mais elle ne peut devenir pure multitude qu’en cessant d’être multitude, en posant une unité qu’elle ne peut dégager sans médiation.

Sebastien CHAPEL Mi-Février 2009
Origine : échange mails