|
Origine : échanges mails février 2009
Introduction
Le rapport de Negri à la pensée de Marx est double
et complexe car ces deux rapports entrent en tension tout en se
présupposant. Plus précisément : la pensée
de Negri, en radicalisant l’approche operaiste d’où
elle provient, conduit à remettre en question les catégories
fondamentales du corpus marxiste au premier rang desquelles la loi
de la valeur sur laquelle repose tout Le Capital (ouvrage qui, rappelons
le, s’ouvre sur l’étude de la valeur via la forme-marchandise).
Cette introduction présente les étapes de cette radicalisation.
Le premier aspect de la pensée de Negri est qu’elle
prolonge la pensée operaiste d’où elle est issue
c'est-à-dire qu’elle s’inscrit d’abord
dans une lecture politique de la valeur. Elle cherche, autrement
dit, à restituer à l’antagonisme entre capital
et travail une place centrale dans l’explication des crises
« objectives » du système. Si le capitalisme
est une contradiction vivante, c’est parce que l’antagonisme
est constitutif des contradictions objectives et économiques.
Constitutif, il est également indépassable, ressurgissant
à chaque nouvelle étape du développement des
forces productives. Chaque solution proposée par le capitalisme
aux assauts répétés dont il a été
l’objet (plus value relative, organisation scientifique du
travail, mondialisation) ne fait que socialiser un peu plus le conflit,
le reproposer sous une nouvelle forme, toujours plus radicale. L’antagonisme
devient alors le véritable moteur de l’essor des forces
productives et les contradictions objectives qui détruisent
le système (notamment la baisse tendancielle du taux de profit)
sont l’effet des réorientations stratégiques
que le capital est amené à effectuer pour contrer
l’opposition toujours plus unifiée de la population
salariée. C’est l’opposition de la classe ouvrière
qui, historiquement, a pu rendre le système « objectivement
» contradictoire.
La pensée de Negri, sous ce premier aspect, exerce donc
un effet salutaire sur la compréhension marxiste du système
en la débarrassant des versions objectivistes et technologistes
qui faisaient de l’antagonisme un épiphénomène,
l’effet du développement rationnel et séparé
de forces productives devenant mécaniquement incompatibles
avec les rapports de production. Negri, dans la lignée de
l’opéraisme, redécouvre le rôle historiquement
et conceptuellement moteur des luttes dans le développement
soi- disant inéluctable des forces productives. Ce dernier
n’a rien de prédéterminé car il est pris
dans un devenir heurté, fait de réorientations stratégiques
et de recompositions politiques et techniques. Le développement
intensif (productivité accrue etc.) aussi bien qu’extensif
(tertiarisation, mondialisation) des forces productives n’est
pas l’expression d’une évolution implacable,
d’un Progrès sensé révéler téléologiquement
le caractère historique du capitalisme et le caractère
étriqué de la base sur laquelle se sont actualisées
les facultés humaines. Il est d’abord l’expression
de la fuite en avant du capital dans sa volonté de réintégrer
sous la loi de la valeur et dans l’ordre de la mesure une
classe ouvrière qui ne cesse de contrarier le processus d’extraction
de la plus value.
Negri redécouvre donc la loi de la valeur comme loi essentiellement
politique de domination et d’antagonisme. Il contribua ainsi
à donner une nouvelle signification, pleinement politique,
à la définition que Marx donnait du communisme, «
mouvement réel qui abolit l’état actuel des
choses », signification qui exclut les deux définitions
opposées qui en avait été jusqu’alors
données : la définition « humaniste »,
feuerbachienne et essentialiste du jeune Marx se référant
à un état et non à un mouvement ; mais aussi
la version « procès sans sujet » regroupant les
versions techno-déterministes, dialectiques (Engels dans
l’Anti-Dühring) ou encore structuralistes (Althusser)
qui font précisément une lecture complètement
réifiée, a- politique, du mouvement par lequel les
forces productives s’émancipent des rapports de production.
Il y a bien une coupure entre le Marx des années de jeunesse
et le Marx de la maturité mais la ligne de fracture n’est
pas du tout là où on a cru bon de la situer car, loin
de renoncer aux catégories de sujet et d’antagonisme,
le matérialisme historique et la critique « mature
» de l’économie politique n’ont de sens
que référées à celles-ci.
Ce premier aspect de la pensée de Negri, doit beaucoup
à la mouvance operaiste italienne et à la relecture
« subjectiviste » de la loi de la valeur marxiste qu’elle
a proposée dans les années 60 et 70. C’est en
effet dans ces années là que s’entreprend une
relecture du corpus marxiste visant à établir le caractère
essentiellement stratégique et « réactif »
du développement des forces productives. Plus précisément
: la valeur comme instance neutre de mesure (le temps de travail
socialement nécessaire) n’est que l’envers de
la subsomption précaire et antagonique du travail vivant
sous le travail mort. Cette subsomption, en effet, est fragile :
attaquée, remise en cause, elle ne peut perdurer qu’en
prenant des formes nouvelles jusqu’à voir parfois profondément
transformer son mode de fonctionnement. La mesure recouvre ainsi
l’antagonisme irréductible opposant classe ouvrière
et capital, tous deux cherchant à modifier à leur
avantage les proportions entre le travail nécessaire et le
surtravail que recouvre la valeur comme grandeur « objective
». Negri redécouvre, avec les operaistes, le temps
de travail socialement nécessaire comme enjeu essentiellement
politique et non pas technique. Il renouvelle ainsi, dans des contextes
nouveaux, les thèses operaistes exposées notamment
par Mario Tronti dans Ouvriers et Capital. Nous serons amenés
à éclairer certaines thèses de Tronti pour
saisir en quoi les idées de Negri sont tributaires du décryptage
« subjectiviste » de la loi de la valeur que la mouvance
opéraiste italienne a pu proposer dans les années
60.
Mais Negri intéresse à notre propos pour une seconde
raison. Il ne fait pas que proposer des versions renouvelées
de la lecture operaiste de la loi de la valeur. En effet, il va
être conduit à radicaliser l’approche operaiste
au point d’aller jusqu’à remettre en cause la
loi de la valeur à l’ère du travail immatériel.
Que découvre Negri en réactualisant les catégories
operaistes à l’époque du capitalisme postindustriel
? Que la loi de la valeur comme mesure des travaux humains est de
plus en plus décalée, inopérante. Les catégories
sur lesquelles repose la mesure, le temps de travail socialement
nécessaire (travail productif/ improductif, travail simple/complexe),
n’ont plus de prise sur les nouvelles formes de coopération,
radicalement hors-mesures, que le capital met à l’œuvre.
La loi de la valeur comme mesure des marchandises et du travail
n’est plus qu’une survivance anachronique du système
industriel. Elle est débordée de toutes parts par
les nouvelles coopérations, ontologiquement productives,
que le travail immatériel met en œuvre : les nouvelles
idées, les nouveaux affects, les nouveaux langages créent,
font être de nouvelles formes de vie. La valeur comme grandeur,
mesure, est radicalement extérieure à ces créations.
Negri sera donc amené à critiquer non plus tant
la version réifiée de la loi de la valeur que le caractère
réellement opératoire de celle-ci. Sa critique dégage
en effet l’idée que les variables du système
(travail vivant/ capital) sont devenues non pas tant antagoniques
(au sein de la valeur) qu’indépendantes.
C’est sur ce point que s’exprime probablement la radicalité
de la pensée de Negri par rapport à l’héritage
operaiste. La socialisation du travail devenant constituante, elle
n’est plus l’effet d’une médiation réelle
du capital (coopération dictée par la machine) et
du marché (socialisation des travaux concrets par l’échange).
Le capital n’a plus que la propriété formelle
d’un nouveau type de production dont la mesure lui échappe,
du fait de la socialité constituante et non prédéterminée
qui la caractérise. D’où ce paradoxe : la domination
du capital sur le travail, toujours plus totale extensivement (la
valorisation se confond désormais avec toute la société)
et intensivement (elle investit la vie : production biopolitique)
se révèle pourtant toujours plus formelle car les
processus qu’il libère lui échappent complètement.
Jamais la subsomption du travail vivant sous le capital n’a
été aussi totale et jamais elle n’a été
aussi peu réelle. Le travail est devenu production immanente
de nouvelles formes communes de vie, hétérogènes
à toute mesure, puissance ontologique, expression de la nature
naturante spinoziste. La productivité créatrice de
l’immatériel révèle ainsi le caractère
étroitement historique d’une valeur-mesure qui trouva
sa pleine expression à l’ère de la production
mécanisée, lorsque la force de travail, réduite
au statut d’appendice de la machine, voyait ses tâches
homogénéisées, scientifiquement organisées
et prédéterminées en vue de l’échange
marchand.
Il n’y a plus lieu alors, dans ce nouveau cadre, de chercher
à mettre en crise, de l’intérieur, la loi de
la valeur. Ce n’est plus la transformation quantitative des
proportions entre travail nécessaire et surtravail qui est
décisive. Pourquoi ? Parce que la loi de la valeur est désormais
caduque : incapable de mesurer les processus productifs sociaux,
ontologiquement productifs qui se déploient en elle, elle
ne survit que comme pure irrationalité, pure captation parasitaire.
La production échappe au capital qui formellement la met
en œuvre et le temps de travail socialement nécessaire
cesse d’être cette « mesure immanente »
de la valeur que Marx voyait en lui. L’irréductibilité
de la société au capital prenant désormais
la forme d’une auto- constitution immédiate et totale,
la coopération sociale peut s’affranchir de la valeur,
du capital et du marché. La mystification du travail vivant
en force de travail du capital (ibid. d’une auto-valorisation
du capital) n’a plus aucun fondement réel : elle survit
car la loi de la valeur ne s’est pas encore effondrée
(hystérèse). L’opéraisme qui, dans les
années 60, voulait mettre en crise une loi de la valeur encore
effective débouche sur l’autonomisme, sur l’exode
final du travail vivant et de la valeur d’usage qui, en tendance,
sont déjà sortis (ontologiquement) de ce qui n’a
plus la moindre rationalité et qui pourtant, de fait, survit.
Les perspectives politiques qui découlent de cette déconstruction
de la valeur sont dès lors tout à fait nouvelles.
Elles posent des problèmes non moins radicaux.
1-L’HERITAGE OPERAISTE
1-1 Une nouvelle lecture de la valeur
La pensée de Negri s’inscrit dans la relecture operaiste
de Marx conduite dans les années 60 et 70 au sein de différentes
revues (Quaderni Rossi, Classe Operaia, Potere Operaio) structurées
autour de différents mouvements. Elle prend forme dans un
contexte particulièrement agité, celui des mouvements
sociaux virulents et répétés que l’Italie
(du nord et du centre) a connu dans les années 60 et 70 (avec
pour épicentre les usines FIAT de Turin). Ce long cycle de
lutte s’ouvre au début des années 60 pour culminer
lors de « l’automne chaud » (1969) au cours duquel
l’occupation des universités turinoises conduisit à
la coalition du mouvement étudiant et du mouvement ouvrier.
Il se poursuivit encore dans les années 70 (occupations répétées
des usines FIAT, et notamment celle, particulièrement dure,
de l’unité de production centrale, Mirafiori, en mars
1973) pour entamer un déclin sensible à partir de
1974-75 qui conduira aux années de plomb c’est à
dire au terrorisme d’Etat des Brigades Rouges révélateur
du degré de désorganisation stratégique et
de renoncement politique atteint par les différentes organisations
révolutionnaires qui jusqu’alors structuraient et coordonnaient
les luttes.
C’est ce contexte spécifique à l’Italie
qui est à l’origine d’une révision «
subjectiviste » de la loi de la valeur. En effet, exaspérés
par le degré d’atrophie atteint par la pensée
marxiste dans les années 50, certains intellectuels entreprennent
une relecture des catégories de la critique de l’économie
politique marxiste. Que reprochent-ils à la pensée
marxiste dominante des années d’après-guerre?
De s’être sclérosée dans une lecture étroitement
déterministe du capitalisme et de s’être trouvée
du coup incapable de prendre la mesure de l’exigence d’auto-
organisation prolétarienne qui revient en force en 1956,
à Budapest. En effet, l’histoire du mode de production
capitaliste étant alors saisie comme le développement
linéaire, inéluctable et pleinement rationnel des
forces productives et de la productivité, il ne restait au
mouvement ouvrier officiel qu’à s’aligner progressivement
sur les règles de fonctionnement des sociétés
occidentales, dans l’attente éternelle des «
conditions favorables » à la révolution, ce
qui revenait de fait à fortifier le consensus de ces années
de décollage économique caractérisées
par la hausse corrélative des salaires et de la productivité
(compromis keynésien et fordiste). Cette lecture réifiée
du capitalisme se traduisit notamment par la politique de compromis
et de participation du PCI (parti communiste italien).
La première critique adressée à cette vulgate
consistera donc à remettre en cause l’idée d’un
développement neutre et rationnel de la technique et des
forces productives. L’usage capitaliste des machines détermine
certes le développement technologique mais également
le degré d’assujettissement des ouvriers. Il n’y
a pas une rationalité en soi du processus productif distincte
de l’accumulation capitaliste. Il n’y a pas de rationalité
instrumentale séparée d’enjeux politiques. Cette
critique est notamment développée autour de Raniero
Panzieri, dans la revue Quaderni Rossi (1961-1964).
Elle s’appuie sur la quatrième section du premier
volume du Capital consacrée en particulier à la grande
industrie et à l’avènement d’un processus
productif toujours plus automatisé et mécanisé
(machinisme). En effet, le passage à la grande industrie
ne permit pas seulement d’accroître substantiellement
les forces productives : il assura le passage à une subsomption
réelle des travailleurs sous le capital, contrairement à
la manufacture qui s’en tenait à une subsomption encore
formelle (se contentant de regrouper sur le même lieu de production,
comme propriété juridique du même capital, différents
métiers préexistants, souvent issus de l’ordre
ancien des corps de métier). La subsomption réelle,
en introduisant à grande échelle la machine, acheva
la domination du capital sur le travail en faisant de l’ouvrier
non plus un travailleur spécialisé dans l’usage
d’un outil (spécialisation liée à une
habileté particulière) mais un simple appendice de
la machine. Le travailleur cessa d’être le centre du
processus productif : la machine, en effet, dicte les opérations
à faire, les cadences à tenir etc. L’habileté
individuelle n’a plus aucune espèce d’importance,
elle est tout entière objectivée dans la machine,
dans la complexité de son fonctionnement. Le centre de gravité,
le « cerveau » de la production se déplaça
donc vers la machine de sorte que l’asservissement de l’ouvrier
au capital se trouva renforcé.
Le passage à la grande industrie et au machinisme doit
donc être vu autant comme un développement des forces
productives que comme une étape supplémentaire dans
l’asservissement du travail au capital. Le capital n’eut
plus seulement la propriété juridique de la force
de travail qu’il employait. Il imposa, via la machine, les
étapes du processus productif, s’immisça dans
la production au point d’imposer une discipline au corps,
aux gestes, inaugurant ainsi une forme toujours plus sociale et
capitaliste de coopération : la force de travail apparût
désormais comme force de travail du capital, orchestrée
par le capital.
La seconde étape dans cette lecture operaiste du capital
consiste en ce que l’on pourrait appeler un tournant copernicien
dans la compréhension de la loi de la valeur. Elle est le
fait de Mario Tronti qui, dans un ouvrage fameux, Ouvriers et Capital
(1964), radicalise la perspective ouverte par Panzieri. Si une lecture
politique du Capital est possible, c’est parce que la loi
de la valeur n’est que l’expression d’un antagonisme
fondamental qui fait de la classe ouvrière une variable indépendante
au sein du rapport de production capitaliste. Si le développement
des forces productives n’a rien de prédéterminé
c’est parce qu’il est d’abord la réaction
stratégique du capital aux attaques dont il est l’objet
de la part de la classe ouvrière. L’antagonisme n’est
donc pas le stade terminal du développement mécanique
des forces productives. Il est constitutif de l’histoire du
capitalisme et du développement de ces mêmes forces
productives.
Ainsi, pour reprendre l’exemple historique de la grande industrie,
le machinisme ne fut pas l’effet d’un impératif
technique. Il fut d’abord la réaction stratégique
du capital à la réduction de la journée de
travail obtenue par les ouvriers anglais (lutte que Marx relate
dans le chapitre VIII du premier volume du Capital). La loi sur
les fabriques, en imposant la journée de huit heures, força
en effet le capital à modifier le processus d’extraction
de la survaleur. Le régime de la plus value absolue fut transformé
en régime de plus value relative : à l’accroissement
de la plus value par allongement de la journée de travail
(accroissement du surtravail par rapport au travail nécessaire)
succéda l’accroissement de la plus value par la diminution
de la valeur de la force de travail (via la baisse du prix des denrées
assurant la reproduction de celle-ci). Pour maintenir le régime
d’exploitation mis à mal par cette première
victoire historique de la classe ouvrière, les capitalistes
durent procéder à la diminution de la valeur de la
force de travail (salaire) à un niveau au moins équivalent
à la moins- value occasionnée par la réduction
de la journée de travail.
Or, pour diminuer la valeur de la force de travail, il faut accentuer
la productivité des secteurs concernés par la reproduction
de celle-ci et cela n’est possible qu’en substituant
autant que possible des machines (du capital constant) au travail
(augmentation de la productivité). Le passage à la
grande industrie n’eut donc rien de techniquement nécessaire
: il s’imposa d’une part pour domestiquer une classe
ouvrière qui devenait unifiée et menaçante
( via la subsomption réelle à la machine, à
ses cadences etc.) et d’autre part pour baisser la valeur
de la force de travail afin de rétablir un taux de plus value
équivalent voire supérieur à celui qui prévalait
avant la journée de huit heures. Le machinisme fut donc la
transformation du mode d’exploitation pour conserver le régime
d’exploitation.
Tronti procéda ainsi à une profonde révision
de la loi de la valeur. La valeur, saisie dans sa signification
économique classique (politiquement neutre), désigne
en effet les différentes fractions du temps de travail social
total et détermine leur répartition intersectorielle,
les prix courants des marchandises fluctuant autour des valeurs
d’équilibre. La valeur est valeur d’équilibre.
Ainsi, un prix courant, qui, dans un secteur déterminé,
vient à excéder la valeur d’équilibre
du marché, entraîne l’augmentation de l’offre
: des entreprises moins productives, dont la valeur du produit est
supérieure à la valeur moyenne tout en étant
inférieure au nouveau prix, seront attirées sur ce
marché, ce qui entraînera (à demande constante)
une baisse des prix, un retour au voisinage de la valeur d’équilibre
et donc le départ des entreprises les moins productives.
La loi de la valeur comme mesure (grandeur) de la valeur constitue
ainsi, sous cette forme, une loi d’équilibre : elle
fixe les valeurs qui, atteintes, font s’interrompre les flux
intersectoriels de travail et de capital. La valeur exerce donc
une fonction régulatrice : elle est la loi constitutive de
l’équilibre général, permettant de saisir
comment, en régime capitaliste, la socialisation décentralisée
et spontanée des travaux privés est productrice d’ordre.
L’opéraisme déplace l’accent sur la deuxième
signification de la loi de la valeur : le travail socialement nécessaire
n’est pas qu’une grandeur équilibrante. Il est
une catégorie stratégique, un enjeu de lutte. Il y
a une histoire politique de la valeur. Le machinisme et la grande
industrie illustrent ainsi comment le développement des forces
productives et la réduction de la valeur furent d’abord
le fait d’une volonté de contrôle du capital
sur la classe ouvrière. La valeur est donc à la fois
instance régulatrice qui distribue les facteurs de production
et instance de crise qui entraîne la déstructuration
et la restructuration permanente du cycle de développement
et de valorisation. La torsion subjective que Tronti opère
dans sa lecture de Marx promeut la seconde fonction de la loi de
la valeur. L’opéraisme (re)découvre que le travail
nécessaire est historiquement qualifié par les luttes,
que la valeur comme loi d’équilibre du capitalisme
recouvre aussi le moteur de son déséquilibre constitutionnel.
La valeur exprime d’abord la fuite en avant du capital dans
sa volonté de réintégrer dans le circuit de
valorisation une classe ouvrière qui s’attaque à
la base de ce dernier c'est-à-dire au régime (regimen)
d’extraction de la survaleur.
Dès lors, la crise finale du système n’est
pas le fait d’un développement technologiquement impersonnel
et fonctionnel des forces productives: c’est l’antagonisme
moteur de la classe ouvrière qui forme les contradictions
objectives menaçant d’effondrement final le système.
Les réactions stratégiques du capital surmontèrent
certes l’opposition ouvrière : la réduction
du salaire via l’accroissement de la productivité fut
la parade au rejet de la plus value absolue. Mais la plus value
relative déboucha sur le ralentissement du taux de profit
au fur et à mesure que le capital constant (les machines)
vint à remplacer le travail vivant, seule source de survaleur.
Si l’histoire du capitalisme est irrationnelle, c’est
parce que l’antagonisme irréductible ne peut être
domestiqué qu’en préparant les conditions pour
des crises plus aigues et plus systémiques.
Panzieri mettait en garde contre l’idée d’une
rationalité objective de la technique. Il rappelait opportunément
que les rapports de production sont dans les forces productives
; celles-ci, loin de se développer de façon neutre,
sont politiquement organisées par le capital. Tronti radicalise
cette posture en défendant l’idée d’un
antagonisme constitutif de la valeur et de la relation entre classe
ouvrière et capital. Les rapports de production sont dans
les forces productives car il faut sans cesse rétablir les
déséquilibres produits par la force de travail dans
sa lutte contre l’exploitation.
1-2 La composition de classe
Les operaistes, dès lors, eurent à forger de nouvelles
catégories afin d’explorer l’histoire du capitalisme
dans une perspective plus appropriée à la nouvelle
grille de lecture proposée. Il fallait en particulier supplanter
la lecture déterministe classique où se succédaient
différents stades objectifs dans l’histoire du capitalisme
: stade concurrentiel- anarchique, mono- oligopolistique puis planifié.
En effet, en occultant complètement le rôle moteur
des luttes, cette lecture de l’évolution historique
du système semblait décrire l’arrivée
à maturité du capitalisme, l’accès à
la conscience de soi (incarné par l’Etat comme capitaliste
objectif), la planification mettant un terme aux crises de surproduction
récurrentes de la période anarchique par la maîtrise
objective sur les sphères de production, de la distribution
et de la circulation. L’alternative qui se présentait
au terme d’une telle lecture était soit le socialisme
planificateur (le capitalisme est arrivé à maturité),
soit l’attente messianique du communisme : le capitalisme
ayant surmonté les crises liées à son organisation
décentralisée, il ne restait plus qu’à
attendre la crise finale produite par le développement technologique
des forces productives.
La tâche de restituer le rôle central des luttes dans
cette histoire réifiée s’imposa: c’est
pourquoi les operaistes mirent en évidence un nouveau concept,
celui de composition de classe. Qu’est ce que la composition
de classe ? C’est le rapport entre les caractéristiques
techniques de la classe ouvrière (le rapport déterminé
de la force de travail aux moyens de production) et les caractéristiques
politiques et subjectives de celle- ci. Autrement dit : chaque structure
technique de la force de travail produit des formes déterminées
d’actions conflictuelles et des formes spécifiques
d’organisation. L’histoire du capitalisme peut alors
être vue comme la réactivation permanente d’un
antagonisme prenant des formes toujours nouvelles. Le capital réagit
à l’attaque de la classe ouvrière en transformant
la composition technique de celle-ci, l’antagonisme prenant
à la suite de cette réorientation productive et technique
une nouvelle forme organisationnelle, tributaire de celle-ci.
Cette nouvelle lecture fit émerger plusieurs figures de
la classe ouvrière, toutes liées à une composition
technique historiquement déterminée : l’ouvrier
professionnel, l’ouvrier-masse, l’ouvrier- social. Les
operaistes dégagèrent ainsi une histoire du prolétariat.
L’ouvrier professionnel est le fruit de la réaction
du capital à la Commune : la classe ouvrière, qui
commence à être dangereusement unifiée dans
la grande industrie, se trouve scindée en deux. Diviser la
classe ouvrière pour éviter un front uni et massif.
Cette restructuration technique se traduisit ainsi par l’apparition
d’une nouvelle catégorie d’ouvriers, relativement
qualifiée, qui, exerçant des compétences spécifiques,
pouvait échapper à la subordination abrutissante à
la machine. Mais une nouvelle composition politique émergea
de cette recomposition répressive: celle de l’avant-garde,
conduite par l’aristocratie ouvrière nouvellement formée,
à l’origine de l’expansion des partis sociaux-
démocrates mais aussi, sous une forme plus radicale, de l’idéologie
conseilliste qui se manifesta notamment à la fin de la première
guerre mondiale.
Pour contrer cette composition politique devenue menaçante,
le capital accéléra la généralisation
d’une nouvelle organisation technique des forces productives
: c’est l’organisation scientifique des tâches
(OST) qui, en étendant le modèle productif de la chaîne
de montage, de la standardisation et de la parcellisation extrême
des tâches, brisa la composition politique antérieure
et son idéal d’une gestion non capitaliste et non aliénante
du capital. L’ouvrier masse désigne cette nouvelle
composition technique, massifiée, d’une classe ouvrière
dépossédée de toute emprise sur le processus
productif. Les analyses de Marx concernant la grande industrie et
le machinisme (embryonnaires à son époque) se réalisèrent
pleinement. La subsomption du travail devint totale, l’aliénation
absolue.
Pourtant cette composition technique redonna jour à une
nouvelle opposition radicale dans les années 60. Les organisations
politiques et syndicales traditionnelles se trouvèrent en
effet débordées par de nouvelles formes de grèves
s’opposant aussi bien à l’organisation fordiste
du travail qu’à la médiation du Parti et des
avant-gardes sensés délivrer d’en haut le sens,
la stratégie et la tactique à suivre. Ces nouveaux
mouvements rejetaient notamment la distinction léniniste
entre luttes économiques et luttes politiques, distinction
qui fondait jadis la prééminence du parti. Les années
60, en Italie notamment, illustrèrent combien les luttes
économiques pouvaient s’attaquer au cœur du système
d’exploitation et ne pas être uniquement catégorielles
: la pression exercée par les ouvriers à la hausse
des salaires, dans les années 60, se fit ainsi dans le but
explicite et déclaré de dépasser les gains
de productivité et de mettre en crise l’extraction
de plus value relative. Le parti, du coup, n’a plus qu’un
rôle de coordination, de diffusion et de mise en rapport des
luttes. L’ « automne chaud » incarna avec éclat
les thèses sur l’ouvrier masse et la nouvelle composition
politique dont il était porteur.
Enfin, l’ouvrier social vint qualifier la restructuration
de la production qui, suite à l’essoufflement du modèle
fordiste, étendit la valorisation à toute la société.
L’ouvrier social est donc la composition de classe qui accompagna
l’avènement de ce capitalisme postindustriel où
la valorisation coïncida, au-delà de l’usine,
avec le travail salarié en général. Cette extension
du processus d’accumulation prit deux formes distinctes :
la tertiarisation (à partir de années 70), le développement
des nouvelles technologies de l’information et de la communication
(à partir des années 80).
Le problème qui se posa aux operaistes est que l’ouvrier
social ne donna pas jour à une composition politique unifiée
comme le furent les précédentes. Il fut au contraire
associé au reflux politique du cycle de luttes, à
leur désorganisation, à leur dispersion croissante.
Or, si la notion d’ouvrier social ne permet de saisir qu’une
composition technique sans composition politique correspondante
c’est parce que la notion « politique » d’ouvrier
perd son sens dans ce nouveau contexte.
Pour quelle raison ? Parce qu’il n’y a plus, avec l’extension
du procès d’accumulation, de sujet unitaire des luttes.
La tertiarisation du capitalisme fait s’évanouir la
figure hégémonique du prolétariat industriel.
Or la notion d’ouvrier social donne encore à penser
qu’il y aurait toujours un tel sujet : non plus le prolétariat
mais un sujet central prenant la relève de ce dernier. Parce
que la société se trouve toute entière subsumée
sous le capital, il y aurait une nouvelle forme unitaire de sujet
prête à relancer l’antagonisme, à le porter
à un niveau toujours plus radical et étendu. Ce n’est
plus le cas : l’ouvrier social renvoie à des réalités
complexes, hétérogènes et éclatées.
Il y a certes une commune appartenance au régime salarial
: mais elle n’autorise plus à dégager un sujet
des luttes. Le passage entre composition technique et politique
semble s’être perdu. Cette nouvelle fuite en avant du
capital n’aurait-elle pas été fatale au mouvement
révolutionnaire et aux catégories operaistes ?
2 LE POST-OPERAISME DE NEGRI
2-1 L’ouvrier social et la crise de la valeur
Une mutation conceptuelle, en tout cas, est requise là où,
auparavant, les compositions politiques (de l’ouvrier professionnel
et de l’ouvrier masse) émergeaient dans le cadre «
restreint » et encore relativement homogène, de l’usine.
Autrement dit : il y avait composition politique parce qu’il
y avait sujet unitaire ; et il y avait sujet unitaire parce qu’il
y avait un lieu central voué à l’accumulation
: l’usine. Unité impliquait centralité. S’il
y a une composition politique de l’ouvrier social, elle n’aura
plus la forme d’une classe unifiée autour d’un
lieu central de production car il n’y a plus de « centre
» dans la société postindustrielle. Une telle
mutation conceptuelle, si elle est possible, doit cependant se faire
à l’aide des catégories mises en place par les
auteurs operaistes. C’est ce qu’entrepris Negri dans
les années 70.
Comment interpréter le passage à l’ouvrier
social ? Non pas comme une évolution prédéterminée
mais, encore une fois, comme une fuite en avant du capital. C’est
la nature de cette fuite, aveugle quant à ses effets, qui
permettra de dégager les nouveaux potentiels de lutte que
la notion d’ouvrier social exprime. Cette démarche
constitue le fil « rouge » reliant les thèses
de Negri sur l’ouvrier social des années 70 aux idées
qu’il développera ultérieurement dans la revue
Futur Antérieur (Multitudes par la suite) et dans les ouvrages
coécrits avec M. Hardt (notamment Empire et Multitude).
Negri reprend donc le cadre d’analyse operaiste :
-le passage à l’ouvrier social est le symptôme
d’une crise majeure dans le procès d’accumulation
;
-la réaction- restructuration du capital solutionne cette
crise en posant les termes d’une crise encore plus fondamentale.
Quelle est la crise à l’origine de la tertiarisation
? C’est le blocage irréversible du taux de profit industriel.
Le salaire, complètement rigide, exprime d’abord la
résistance toujours plus dure de l’ouvrier- masse qui,
parvenu à maturité politique, voue à l’échec
les stratégies industrielles de rééquilibrage
du taux de plus-value (augmentation de l’armée de réserve,
flexibilité accrue, démantèlement et cloisonnement
des unités de production etc.). Mais il y aussi des raisons
structurelles et techniques à ce blocage : on ne peut plus
baisser les salaires en accroissant la productivité car les
gains déjà accumulés n’autorisent plus
qu’une augmentation limitée de celle-ci et donc une
réduction seulement marginale du salaire. Le raccourcissement
du temps de travail nécessaire (ibid. de la valeur de la
force de travail), réquisit fondamental de la plus value
relative, ne peut plus progresser.
Dès lors, il faut compenser la stagnation irréversible
du taux de profit industriel en soumettant de nouveaux secteurs
(celui des services notamment) à la valorisation. Telle est
la signification operaiste que Negri, dans les années 70,
donne à la tertiarisation de la production. Cette logique
s’accentuera avec le développement des NTIC qui marquera
plus nettement encore la transition vers une nouvelle forme de production
aux propriétés tout à fait nouvelles, baptisée
par Negri production immatérielle ou biopolitique car elle
investit le langage, les affects, les idées. La société
est intégralement subsumée sous le capital, il n’y
a plus de dehors et plus de centre: tel est le sens de l’Empire
comme extension mondiale et totale de la valorisation.
Or, comme nous l’avons indiqué en introduction, cette
production met radicalement en crise la valeur. La thèse
que défend Negri est que ce sur quoi repose l’idée
d’une mesure de la valeur n’a plus de sens :
-D’une part, toute la vie étant désormais subsumée
sous le capital, le problème se pose de savoir comment le
temps peut continuer à mesurer la productivité du
travail social. Si le travail social recouvre tout le temps de vie,
comment le temps peut-il mesurer la totalité dans laquelle
il est pris ? Temps de vie et temps de production deviennent toujours
plus indiscernables, de sorte qu’on ne sait plus qui mesure
quoi. L’idée d’un temps-mesure se brouille avec
l’extension biopolitique de la valorisation ;
-En outre, la valeur comme grandeur suppose également la
différence entre travail simple et complexe : tout travail,
pour être mesurable, doit être réductible à
des unités formelles de travail simple. Or ces notions ne
font plus sens là où la production est constituante,
créatrice de nouvelles formes de vie et ce pour deux raisons
:
-on ne détermine plus, comme auparavant, la valeur en dénombrant
les unités de travail simple contenues dans les travaux privés
une fois ceux-ci socialisés, après coup, par l’échange
marchand. La socialisation du travail est désormais coextensive
à la production : la valeur provient de la coopération,
non du travail simple dégagé à la suite de
l’échange marchand. Le passage à la production
biopolitique opère donc un déplacement (décalage)
dans la détermination de la valeur : du travail simple à
la coopération.
- Ces nouvelles coopérations ne sont pas seulement constitutives
de la valeur : elles sont créatrices, hétérogènes
et, à ce titre, ne peuvent être que fictivement réductibles
à des unités homogènes de travail simple. La
notion de travail simple n’est pas seulement décalée
: elle n’a plus vraiment de prise sur des coopérations
ontologiquement productives. Ce n’est donc pas seulement le
primat de la coopération sur l’échange, mais
la nature nouvelle de celle-ci, qui rend inepte la mesure.
Ainsi la coopération mécanisée-industrielle
socialisait déjà le travail en amont de l’échange
marchand. Mais la parcellisation et l’interdépendance
totale des tâches ne mettaient pas en cause l’idée
de travail simple. D’une part parce que le but de cette production
hyper-socialisée, dirigée par le capital et en soi
absurde, était toujours l’échange marchand et
n’avait de sens que dans la transformation du produit fini
en argent. Elle ne faisait donc qu’exprimer la mainmise totale
du capital sur tout le processus, de la production à la vente.
En outre, l’homogénéisation et la répétition
abrutissante des travaux induits par cette forme de coopération
permettaient de donner une base presque réelle à l’idée
de travail simple, homogène.
Or la coopération immatérielle n’est pas seulement
constitutive des travaux humains : elle est constituante, ontologiquement
productive. Les nouvelles formes de vie qu’elle crée
sont certes l’objet d’échanges marchands qui
les rendent commensurables, homogènes. Mais le raccord entre
ce type de production et son expression marchande est de plus en
plus extrinsèque. Le sens de ces coopérations échappe
au capital qui les soumet à la forme-marchandise. L’autonomisation
de la coopération par rapport au capital qui se la réapproprie
n’a jamais été aussi grande. La conversion de
l’hétérogène à homogène,
du hors-mesure au commensurable est toujours plus extérieure,
en excès, de trop. Marx parlait de la grandeur de la valeur
comme d’une « mesure immanente » des travaux.
On pourrait parler d’une mesure toujours plus décollée
de ce qu’elle soumet formellement à sa loi. La nouvelle
production biopolitique déborde la mesure. L’emprise
de la valeur sur les nouveaux processus productifs n’est plus
qu’une fiction opératoire où les nouvelles coopérations
biopolitiques qui se déploient en elle lui échappent.
La notion de travail socialisé (travail abstrait), change
dès lors radicalement de signification. Celle-ci, jusqu’alors,
était coextensive à la valeur, à la mesure,
à la quantité et au capital. Ainsi, dans les économies
marchandes simples, le travail privé-concret devenait travail
social- abstrait en échange d’un équivalent
qui le rendait commensurable aux autres travaux. Travail abstrait
impliquait mesure.
La socialisation du travail, désormais, se joue essentiellement
en amont, dans la production tout en n’ayant plus rien à
voir avec les formes de coopération réellement dirigées
par le capital : le capital n’a désormais qu’une
emprise formelle, juridique, sur les processus constituants qui
se libèrent en lui. La production immatérielle, en
extériorisant la mesure du travail, émancipe le travail
vivant: il n’y a plus de subsomption réelle au capital.
La socialisation du travail est ontologique : elle tend à
rompre toutes les médiations, celle de l’échange
aussi bien que celle de la machine.
La transformation par rapport au premier chapitre du Capital est
donc radicale. Chez Marx, en effet, le travail abstrait (substance
de la valeur) se traduisait quantitativement en temps de travail
socialement nécessaire (grandeur de la valeur : unités
de travail simple). C’est cette médiation réciproque
de la qualité (substance) en quantité (mesure) qui
n’a plus de sens dans la nouvelle production. Le travail abstrait,
le travail socialisé, renvoie maintenant à une constitution
ontologique, radicalement hors mesure et hors médiation :
c’est un travail abstrait de la mesure, foncièrement
abstrait du travail mort, potentia (puissance) délivrée
de la potestas (pouvoir). La dialectique entre qualité et
quantité s’est irrémédiablement grippée
; la subsomption du travail au capital n’est plus qu’irrationnelle,
pure loi de commandement.
Résumons- nous : la classe ouvrière luttant au sein
d’un système encore effectif de la valeur n’est
plus. Il n’y a plus de crise quantitative (politique et/ou
structurelle) de la valeur. Tel est l’effet de la réaction
opérée par le capital à partir des années
70 : une nouvelle composition technique qui démantèle
la composition politique antérieure et qui relance le procès
d’accumulation en l’étendant à d’autres
sphères d’activités.
Mais cette nouvelle restructuration débouche sur une crise
plus radicale. C’est en effet la racine de la valeur qui se
trouve atteinte c'est-à-dire le pouvoir dialectique d’intégration
du travail vivant dans la grandeur, pouvoir qui fondait la valorisation
du capital. Le travail vivant n’est plus mesurable. Or, sans
la métamorphose dialectique du travail en travail mesurable,
la vampirisation du travail vivant par le travail mort (capital)
n’a plus lieu d’être. Il faut la médiation
de la valeur pour qu’il y ait subsomption sous le capital.
Si la mesure n’est plus qu’une fiction, la force de
travail cesse d’apparaître comme force de travail du
capital : elle redevient pur travail vivant. La mesure, désormais
extérieure au travail, cesse de faire apparaître ce
dernier comme émanation du capital. L’illusion d’une
auto-valorisation du capital, d’un capital se valorisant tout
seul, qui pouvait s’expliquer à l’époque
de la subsomption réelle n’est plus.
Ces mystifications ne reposent plus sur rien . A la crise quantitative
de la valeur succède donc la crise des catégories
fondamentales de l’économie politique. Le capitalisme,
en dématérialisant la production, a destitué
la valeur de la fonction dialectique qu’elle a historiquement
exercée et qui donnait sens (même pour les marxistes)
à l’exploitation. Il n’y a plus de sujet unitaire
pour combattre la valeur mais la valeur ne repose plus sur rien.
La valeur s’est paradoxalement décomposée dans
le reflux des luttes : elle ne survit que sous la forme d’un
anachronisme. Tout ce passe donc comme si la figure de l’ouvrier
masse n’avait pu être ensevelie qu’en minant,
à la racine, la valeur. La réaction du capital fut
fatale et à l’opposition ouvrière et à
la valeur.
2-2 Implications politiques de l’autonomisme
2-2-position du problème
De fait, les conséquences politiques de cette posture autonomiste
posent problème car la profondeur de la crise du système
(crise des fondements) ne fait émerger aucune composition
politique nouvelle: c’est pourquoi la valeur, de fait, survit.
La valeur n’est plus qu’un pur rapport de force et pourtant
elle subsiste, sans violence majeure. Comment dégager la
composition politique des travailleurs de l’immatériel
? Peut-on passer du prolétariat au cognitariat ? La valeur
est arrivée à bout : mais n’en est-il pas de
même de l’antagonisme? La déconstruction postindustrielle
de la valeur s’étant faite toute seule, comment passer
de l’ « effondement » (crise des fondements de
la valeur) à l’effondrement (suppression de celle-ci)
?
Les operaistes italiens des années 60 n’avaient pas
pour but de déconstruire la valeur mais de la renverser,
de l’intérieur. La subsomption dialectique sous le
capital était encore, sous le fordisme, solide et effective.
C’est en son sein que se présentaient les perspectives
stratégiques de déstabilisation. Autrement dit : c’est
parce que le travail ne s’était pas encore autonomisé
qu’il y avait place pour la montée en puissance d’un
cycle de luttes. Constituée dans la valeur comme variable
relativement indépendante et unifiée, la classe ouvrière
pouvait lutter. Les operaistes demeuraient à cet égard
fidèles à l’esprit de l’approche marxiste.
Chez Marx, en effet, le travail vivant (ou travail concret) ne
s’actualise qu’en se soumettant au capital qui, en l’achetant,
lui procure les moyens de production sans lesquels il ne reste que
pure virtualité. La puissance de travail (dynamis) doit donc
se faire force de travail achetée et mise en action par le
capital. Le travail concret (producteur de valeurs d’usage)
se fait travail abstrait mesurable, producteur de marchandises :
il s’actualise en devenant forme phénoménale
de son opposé.
Mais c’est précisément cette intégration
dialectique dans la valeur, dans le monde mystifié, ensorcelé,
de la quantité qui constitua historiquement la classe ouvrière
en sujet unifié. Avant la subsomption des travailleurs sous
le capital, il n’y avait de fait qu’une multiplicité
atomisée et impuissante de travailleurs. C’est parce
que la puissance de travail (potentia) s’est réifiée
en force de travail soumise au pouvoir du capital qu’il y
eut lutte et antagonisme.
En effet, le capital qui s’assimile la force de travail ne
peut la subsumer complètement. Il la constitue même
en variable relativement indépendante et incompressible.
Le capital ne peut se passer d’elle (pas de plus value sans
travail vivant) et, en même temps, la valorisation, qui ne
se réalise pleinement qu’en maximisant l’exploitation,
unifie la force de travail en force antagonique. L’allongement
outrancier de la journée de travail forma ainsi une classe
ouvrière qui, pour la première fois, s’attaqua
au cœur du régime et mit fin à la plus- value
absolue. Plus le capital coïncide avec sa fin (la valorisation),
plus il produit la force antagonique qui vient bloquer sa tendance.
Le capital ne peut réaliser sa fin sans la contrarier : il
ne peut éviter, en réalisant sa fin, de former la
force antagonique qui viendra freiner la valorisation. .
Le pouvoir antagonique de la classe ouvrière ne peut donc
se former que dans la relation productive réifiée,
quantifiée et aliénante au capital. C’est comme
marchandise que la classe ouvrière, historiquement, lutta.
C’est comme valeur d’échange, comme force de
travail du capital que la classe ouvrière déséquilibra
les composantes de la valeur : en jouant sur sa valeur propre (salaire),
ou comme élément des forces productives (grève,
sabotage etc.), elle mit en crise le taux de plus value et le taux
de profit.
L’antagonisme n’est donc possible que par la constitution
d’un sujet engendré au sein de la valeur, comme une
expression de celle-ci subsumée au capital. C’est dans
la valeur que l’on peut lutter contre le capital. En outre,
c’est cette « intériorité » de la
lutte qui explique pourquoi, historiquement, la classe ouvrière
ne s’attaqua jamais directement à la racine de la valeur
mais à son fonctionnement, à son expression quantitative
(taux de plus value).
Ainsi, il faut que la valeur fasse encore sens pour qu’il
y ait antagonisme et rejet de la valeur. Cette condition est notamment
requise pour dégager les contradictions sans lesquelles il
n’y a pas de stratégie de lutte. Les contradictions
objectives du système ne se déploient en effet que
dans l’élément homogène, quantifiable,
de la valeur : le taux de profit, la composition organique du capital
ou le taux de plus-value sont quantifiables. Or, ce sont ces valeurs,
saisies stratégiquement, qui permettent de concrétiser
l’antagonisme, de faire que les luttes, en épousant
les tendances du système puissent les accélérer
(si elles sont destructrices) ou les contrer.
Donc : il ne peut y avoir de sujet antagonique que dans le cadre
d’une intégration dialectique effective à la
valeur. La négation du système est une négation
interne au système. Ce qui implique que l’antagonisme
n’atteigne la valeur que de manière « oblique
», en s’attaquant au mode d’extraction de la survaleur
et à partir des contradictions qui naissent en lui (on ne
renverse pas immédiatement la racine de la valeur).
Le post-opéraisme de Negri fait disparaître tous ces
réquisits. Il n’y a plus de sujet central car les travailleurs
immatériels sont déjà hors-valeur, hors mesure.
Ils ne sont plus essentiellement constitués par elle. La
subsomption dialectique, via la valeur, du travail n’est plus.
Le travail s’affirme comme puissance constituante collective,
puissance du commun : la captation privée de ces travaux
via leur intégration dans l’ordre de la mesure ne repose
plus sur rien.
Cette autonomisation du travail vivant, cette crise radicale de
la valeur, fait également disparaître toute contradiction
: il n’y a en soi aucune contradiction dans l’idée
que la valeur, aussi anachronique soit-elle, survive. Il n’y
a aucune contradiction dans l’appropriation privée
du travail commun ou dans l’exploitation. La baisse du taux
de profit est contradictoire pour le fonctionnement de la valeur
; l’expropriation du fruit des coopérations biopolitiques
non.
Negri déplace donc le cadre d’analyse : ce n’est
plus le fonctionnement de la valeur qui est en crise: c’est
la valeur. La crise ne porte plus sur son fonctionnement mais sur
ses fondements. Mais l’effet paradoxal de cette crise est
qu’elle semble faire disparaître toute contradiction
et donc toute perspective de renversement au sens marxiste et operaiste
du terme.. La déconstruction de la valeur semble éloigner
du coup toute perspective de libération : l’émancipation
constituante du travail continue à être captée
par la valeur. La production ontologique, coexistant pacifiquement
avec une valeur qu’elle ne menace pas, semble bloquer la tendance
par laquelle s’en affranchir. La tendance au communisme (production
biopolitique) n’est plus menaçante pour le capitalisme
: elle se déploie en lui, sans contradiction permettant de
remettre en cause le système. Ne rencontre-t-on pas à
ce stade une limite importante dans la démarche de Negri
?
2-2-2 Esquisse d’une solution aporétique
Negri chercha, à partir des années 70, à conceptualiser
un antagonisme post-operaiste privé de contradiction motrice
et de sujet unifié. L’ouvrier social n’étant
plus constitué par la mesure (mais par les coopérations),
il ne peut plus prendre la forme d’une classe dialectiquement
unifiée par son autre (le capital). Il ne renvoie plus à
une classe mais à une multitude affranchie en tendance du
capital. L antagonisme n’oppose donc plus, dans la valeur,
la force de travail unifiée par le capital contre ce dernier,
mais la puissance dispersée, hétérogène,
du travail vivant (potentia) au travail mort (potestas). L’antagonisme
a pour but d’affranchir définitivement la valeur d’usage,
comme prolifération des besoins et des coopérations
hétérogènes, de la valeur d’échange.
C’est donc la multitude qui seule peut devenir le sujet porteur
du renversement de la valeur au stade de la crise des fondements.
La multitude, du coup, exprime deux choses distinctes :
-la perte d’unité politique de la classe ouvrière
faisant suite à l’extension de la valorisation. Il
n’y a plus de lieu central pour l’accumulation, ce qui
pulvérise l’unité antérieure des mouvements
de lutte : reflux des luttes avec la fuite en avant du capital et
de la valorisation ;
-mais la multitude est également coextensive à la
crise radicale de la valeur : la multitude apparaît avec l’impuissance
du capital à se soumettre réellement la puissance
de travail. C’est donc aussi ce défaut d’intégration
du travail dans la valeur qui explique l’absence d’une
classe unifiée et l’émergence de la multitude
comme sujet de la nouvelle production. La multitude ne renvoie donc
pas qu’à une réalité quantitative : toujours
plus de monde et de professions différentes soumises au capital.
Elle renvoie à une réalité « qualitative
» : la crise de la valeur, les nouvelles coopérations
hétérogènes qui se libèrent toujours
plus du capital. S’il n’y a plus de classe unifiée,
c’est parce que la valeur n’est plus en mesure de constituer
en son sein le travail vivant comme la force de travail du capital.
La première signification semble disqualifier toute perspective
de lutte : l’adieu au prolétariat ne laisse qu’une
multiplicité de réalités socioprofessionnelles
disparates. La multitude, saisie sous cette forme est politiquement
impuissante : elle est privée de l’unité politique
que l’usine comme lieu central de production pouvait lui conférer.
La seconde signification, en revanche, signale une impuissance
de la valeur indiquant en creux une stratégie de renversement
de la valeur dont la multitude est porteuse en tant précisément
que dispersée, privée d’unité et de centre.
Comment, ceci dit, peut-elle représenter une menace pour
le système sachant que, extérieure à toute
médiation (notamment celle du capital qui la constituait
en force antagonique une), elle est privée d’unité
?
La réponse de Negri est que c’est précisément
en tant que multitude qu’elle peut menacer la valeur. Seule
une multitude radicalement privée d’unité peut
renverser la valeur parvenue au stade de la crise de ses fondements.
Il y a multitude, en effet, parce que le travail est toujours plus
foncièrement hors- mesure, hors-valeur. Ce n’est du
coup qu’en sortant toujours plus de la valeur et de la mesure
que cette dernière pourra être renversée. Il
faut donc que la multitude devienne « toujours plus »
multitude, hétérogène et sans unité,
pour s’affranchir de ce qui continue à la subsumer.
Il y a donc deux choses à voir :
-il serait d’une part parfaitement vain de vouloir retrouver
dans la multitude contemporaine un simulacre d’unité,
technique et/ou politique, qu’elle ne pouvait avoir qu’au
sein des médiations de la valeur et dans le cadre révolu
de la subsomption réelle.
-mais, d’autre part, renoncer à l’antagonisme
en soulignant que la multitude est sans unité est incohérent
non pas parce que cet énoncé (la multitude reste multitude)
est faux mais au contraire parce qu’il est vrai. Le travail
vivant est désormais production hétérogène
disséminée dans toute la société. L’idée
d’une unité politique du salariat est devenue inepte
non pas parce que le capital domine toute la société
mais parce que les nouvelles formes de travail, en tendance, échappent
au capital. S’il y a un sujet révolutionnaire au stade
de la ruine de la valeur, ce ne peut être que la multitude
et non les figures unifiées du passé.
En outre, « la » visée de la multitude ne peut
plus être unitaire : elle ne consiste plus à s’attaquer
au mode de fonctionnement déterminé de la valeur mais
à sortir définitivement de la valeur par émancipation
des valeurs d’usages dans leur diversité infinie, des
puissances de travail dans leur productivité radicale. Le
besoin se décline au pluriel ; les coopérations immatérielles
aussi.
Réaliser la tendance au communisme, à l’ère
de l’immatériel, ne consiste donc plus à agir
unitairement afin de s’attaquer au cœur de l’exploitation
mais à sortir de la valorisation par l’auto-valorisation,
par l’émancipation définitive de catégories
foncièrement irréductibles à toute unification
(besoin, puissance de travail etc.) et qui, jusqu’alors, ne
pouvaient être saisies qu’en étant associées
à leur contraire (les valeurs d’usages supposaient
la médiation de la mesure et de l’ équivalent
général ; la puissance de travail celle du capital
etc.).
Une telle émancipation du pluriel et de l’hétérogène
ne suppose plus un sujet central. C’est au contraire parce
que la multitude n’est pas encore assez multitude que la valeur
subsiste. C’est en devenant pure multitude qu’elle pourra
se délivrer de la valeur. La multitude ne souffre pas de
ne pas être assez unifiée mais de l’être
encore trop. Elle souffre de ne pas coïncider encore avec ce
qu’elle est déjà, en tendance, devenue. La menace
suprême pour une valeur ayant épuisé sa signification
historique n’est donc pas l’unification de la multitude
contre elle mais l’exode, la dispersion hétérogène
et radicalisée.
Pourquoi cette solution est-elle aporétique ? Parce qu’une
libération disparate et généralisée
des flux de désir et de puissance, suppose, en l’absence
de contradiction objective, une décision immanente. C’est
en décidant de devenir pure multitude que la multitude pourra
s’affranchir complètement de la valeur.
La constitution dialectique de la multitude en sujet unitaire n’a
certes plus aucun sens : la multitude doit devenir toujours plus
multitude (et non classe pour-soi) pour sortir de la médiation
irrationnelle qui la sépare de ce qu’elle est tend
à devenir. Mais une libération généralisée,
un effondrement de la valeur, ne peut se faire que si la multitude
est en mesure de saisir unitairement sa dispersion, de poser sa
dispersion comme dispersion de la multitude. Il faut donc qu’elle
se saisisse comme nous dans le mouvement même par lequel,
pourtant, elle doit récuser toute unité. La multitude
ne peut donc devenir pure multitude qu’en supposant son contraire.
Pour devenir toujours plus hétérogène, elle
doit se poser comme une.
Ainsi, la production d’une unité absolument immanente
coextensive à la dispersion radicale d’une multitude
semble aporétique. Negri confère certes des significations
nouvelles et originales au concept de multitude, permettant notamment
de radicaliser la crise de la valeur et de redéfinir le travail
comme production ontologique de nouvelles formes de vie (dépassant
ainsi la vision arendtienne par exemple). Mais Negri ne parvient
pas à donner une signification politique nouvelle au concept
de multitude. La multitude de Negri, comme sujet politique, reste
prise dans l’alternative posée, depuis Hobbes, par
la modernité : il n’y a pas d’unité sans
médiation. Une pensée, même radicale, de la
démocratie ne peut se passer de l’idée de médiation
(sans que celle-ci reconduise nécessairement à une
forme représentative de pouvoir).
CONCLUSION
Cet exposé visait à montrer comment Negri, partant
d’une démarche initialement operaiste, fut conduit
à radicaliser la critique de la valeur en sortant des catégories
marxistes : c’est le sens de l’autonomisme comme crise
des fondements de la valeur. La valeur, à l’ère
de l’Empire et du travail immatériel n’est qu’une
survivance du passé : il n’y a plus d’intégration
dialectique du travail vivant dans la mesure et dans la valeur
Cependant, le rejet radical de la perspective marxiste classique
conduit également à rejeter l’idée d’un
sujet antagonique constitué dialectiquement ; c’est
la multitude comme pure multitude qui peut s’affranchir de
la valeur. Mais cette posture reconduit à l’alternative
politique qui est celle de la modernité : comment la multitude
aussi constituante soit-elle, peut-elle se faire, sans médiation,
pouvoir constituant ? Elle ne peut se libérer de la valeur
qu’en devenant pure multitude (exode) ; mais elle ne peut
devenir pure multitude qu’en cessant d’être multitude,
en posant une unité qu’elle ne peut dégager
sans médiation.
Sebastien CHAPEL Mi-Février 2009
Origine : échange mails
|
|