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Entretien avec Saïd Bouamama
Réalisé par Pj et Rehan
Janvier 2007
Sur http://www.dissidence.libre-octet.org

Origine : http://www.dissidence.libre-octet.org/rencontrer/bouamama.html

Sociologue et militant, Saïd Bouamama publiait en 1993 Dix ans de marche des beurs. Chronique d’un mouvement avorté. Lui-même avait fait partie, en 1983, de cette génération des « fils d’immigrés », souvent d’origine algérienne, qui marchèrent à travers la France « pour l’égalité et contre le racisme », et dont le mouvement – animé de courants différents – fut tué dans l’œuf par le gouvernement socialiste, le succès du consensuel SOS Racisme mais aussi certaines divisions internes. Dans son ouvrage, Saïd Bouamama analysait les aspirations, les réalisations, mais aussi les dérives – endogènes ou non – des mouvements de lutte de l’immigration et des quartiers populaires de la décennie 1980. Sa conviction, qui était celle de nombreux militants, s’y affirmait déjà : la nécessité d’un mouvement autonome de l’immigration et des banlieues, face à l’incapacité des organisations « de gauche » à prendre en compte les aspirations et les problèmes particuliers des populations et des espaces concernés.

Depuis, la situation a sans doute empiré, le délaissement par les organisations politiques s’accentuant, parallèlement aux effets – particulièrement dévastateurs dans les quartiers – du phénomène de dépolitisation touchant l’ensemble de la société. Pire, une grande partie de la gauche républicaine a pu se fourvoyer dans une adaptation à la française de l’idéologie pernicieuse du « choc des civilisations » : Saïd Bouamama et Pierre Tévanian ont bien montré comment « l’affaire du foulard islamique » avait entre autres agi comme un formidable leurre idéologique, dissimulant les vraies questions – sociales et politiques – derrière le thème du repli identitaire et du communautarisme (voir L’affaire du foulard islamique. La production d’un racisme respectable, 2004, et notre article :

http://www.acontresens.com/contrepoints/societe/24.html).

Les émeutes d’octobre-novembre 2005 ont à leur tour été l’occasion d’un nouveau consensus dur et d’un déchaînement politico-médiatique aux relents idéologiques des plus dangereux, sans qu’aucun parti politique ne s’en démarque avec les mots et les conclusions justes.

Depuis une vingtaine d’années, des mouvements autonomes se sont constitués, mais ils demeurent faibles. En janvier 2005, un certain nombre d’organisations et d’individus lançaient un texte intitulé « Nous sommes les indigènes de la République ! » (
http://lmsi.net/article.php3?id_article=336), appelant à « contribuer à l’émergence d’une dynamique autonome qui interpelle le système politique et ses acteurs, et, au-delà, l’ensemble de la société française, dans la perspective d’un combat commun de tous les opprimés et exploités pour une démocratie sociale véritablement égalitaire et universelle. » Cet appel fut vivement attaqué et dénoncé par les ennemis habituels, mais un certain nombre d’organisations proches des positions des signataires s’en sont également démarqué. Or, si l’on peut légitimement contester cet appel sur sa forme –comme on peut critiquer certaines positions du mouvement qui en est issu –, le fond en est clair, et il s’inscrit dans l’histoire (par tous oubliée) des luttes menées depuis les années 1980 : aux constats de l’existence d’un « fossé » et de « l’indifférence générale que suscite son existence » doit répondre un mouvement politique tentant de combler le fossé en affirmant la priorité de certaines questions politiques et sociales cruciales.

Telle est la conviction de Saïd Bouamama, que nous avons interrogé à la fois comme sociologue et comme militant, en centrant notre entretien essentiellement sur les luttes de l’immigration et des quartiers populaires – leur histoire, leur sens, leur diversité, leurs perspectives.

Les luttes de l’immigration et des quartiers populaires : mémoire, passé, présent

1) Vous avez déploré dès les années 1980 l’absence de transmission de la mémoire des luttes au sein des familles et milieux immigrés, et présenté la Marche pour l’égalité de 1983 comme un mouvement en un sens amnésique. Comment expliquer ce phénomène d’oubli, et est-il propre à la mémoire des luttes immigrées ? En quoi la mémoire joue-t-elle pour vous un rôle si important ?

Le constat d’une absence de transmission des expériences et de la mémoire des luttes n’est pas propre à l’immigration. Il est lié aux rapports de forces entre dominants et dominés et reflète celui-ci. Les classes dominantes, elles, tirent les leçons de leurs affrontements sociaux, disposent d’espaces pour les analyser et en tirer des conclusions sur l’avenir. Les classes dominées tout au long de l’histoire humaine ont eu des périodes d’amnésies et d’autres de transmission des expériences et savoirs acquis par leurs luttes. Une des raisons de l’amnésie est la tendance à la sous-estimation de l’importance des luttes idéologiques comme faisant partie de l’ensemble des luttes sociales. Cet aspect commun étant posé, il y a selon nous des facteurs spécifiques en ce qui concerne l’immigration et les populations qui en sont issues. Sans être exhaustif nous pouvons repérer les facteurs suivants : ampleur de la précarité imposant dans les luttes une priorisation forte des « urgences » ; isolement social, c’est-à-dire sous-estimation par les forces sociales prétendant changer le monde de l’importance des dominations spécifiques vécues par cette partie du peuple ; influence d’un imaginaire colonial au sein même de la gauche et de l’extrême-gauche ; instrumentalisation de ces luttes par l’appareil du parti socialiste dans la décennie 80, etc. Les conséquences sont importantes : cette difficulté de mémoire empêche d’inscrire l’émergence d’un mouvement autonome dans la durée. A chaque nouvelle génération les mêmes illusions réapparaissent, les mêmes dérives se font jour, les mêmes faiblesses face aux instrumentalisations émergent.

Le 3 décembre 1983, place de la Bastille...

2) Une tendance que l’on peut qualifier « citoyenniste » animait une partie des marcheurs de 1983 et des mouvements qui ont suivi, et anime toujours aujourd’hui certains militants ou personnalités, qui appellent à s’inscrire sur les listes électorales, et à aller voter. Ce discours apparaît relativement désuet aujourd’hui, et il est souvent tourné en ridicule. Quel regard portez-vous sur le vote dans le fonctionnement politique français aujourd’hui ? Appelez-vous à voter en règle générale, et avez-vous appelé à voter en mai 2002 ?

Ce débat est généralement mal posé dans la mesure où il mélange plusieurs questions qu’il s’agit de distinguer. Pour ne citer que deux questions : le premier niveau de débat est celui de notre analyse de ce qui fait avancer les revendications de ceux qui sont en situation de domination. Les citoyennistes considéreront que le moment essentiel du changement est l’urne. Je considère moi que c’est le rapport de force social qui est le moteur du changement et qui a ensuite un reflet éventuel (et non systématique) dans les urnes. Derrière ce premier débat se cache deux conceptions de la démocratie : une conception délégative et une idée de démocratie directe. Un second niveau du débat concerne les populations issues de l’immigration. Une partie d’entre elles (ceux ayant une nationalité étrangère) ne peuvent même pas avoir le luxe de notre discussion puisqu’ils sont exclus du droit de vote. Pour exercer un droit ou le refuser, encore faut-il y avoir accès. Pour de nombreux autres étant nés ou étant devenus français se mélangent dans l’attirance pour les urnes l’idée de peser dans les décisions et les débats, celle de « représenter » les parents qui n’ont pas accès au droit de cité et des illusions sur la « démocratie » actuelle. En ce qui me concerne j’ai une approche au cas par cas des situations électorales. Ce sont des enjeux liés aux rapports de force sociaux du moment qui m’amènent soit à me taire sur une élection, soit à appeler à ne pas participer, soit au contraire à appeler à se mobiliser. C’est ce qui m’a amené à appeler à voter contre Le Pen en 2002, à voter « non » pour le référendum portant sur la constitution européenne et aujourd’hui à résumer ma position dans la phrase : Ni Sarkozy, ni PS, ni carte blanche.

3) À la fin de Dix ans de marche des beurs, vous citiez un texte qui dit que l’histoire des banlieues semble cyclique, comme si « chaque génération de l’immigration était effectivement une génération zéro. » On pense forcément aux émeutes urbaines, comme symbole même de ce qui est sans cesse recommencé. D’une part, sont-elles un phénomène nouveau du début des années 1990, ou ont-elles des origines antérieures ? D’autre part, voyez-vous dans cette forme de mouvement une conséquence directe de l’échec des mouvements des années 1980 ?

Il n’est pas correct de parler d’échec pour un mouvement contre lequel ont été mobilisés des appareils d’une telle ampleur que le PS ou SOS Racisme, contre lequel les déformations idéologiques ont pris comme véhicule les médias lourds, et contre lequel des sommes énormes ont été mobilisées. Si nous avons à analyser sévèrement nos limites, nous avons aussi à être vigilants contre la posture nihiliste que tentent de diffuser les dominants d’aujourd’hui. Les raisons de la révolte de 2005 sont le résultat d’un long processus de dégradation des milieux populaires et de leurs quartiers. Il y a donc des similitudes avec les révoltes localisées qui caractérisent notre société depuis plus de quinze ans. L’ampleur de novembre 2005 souligne cependant une spécificité : « le sentiment d’un destin commun » aux quatre coins du territoire. Novembre 2005 exprime l’absence d’autres canaux d’expressions de la révolte et en ce sens sont le résultat des limites des mouvements de la décennie 80. Je suis également persuadé que la question urbaine est un des terrains d’affrontements sociaux essentiels des prochaines années. A partir du moment où une partie importante des milieux populaires est contrainte à la précarité, l’entreprise ne peut plus être considérée comme le seul terrain de l’affrontement social. C’est d’ailleurs ici une des épreuves les plus redoutables posée au monde populaire : sa capacité à s’organiser sur les lieux d’habitat et non seulement sur les lieux de travail.

« Une révolte en toute logique »

http://www.acontresens.com/livres/44.html

1) À propos du regard porté sur les émeutes urbaines comme type de mouvement social, il nous a semblé intéressant de mettre face à face deux citations extraites de votre ouvrage L’affaire du foulard islamique :

- « Ce n'est [pas] en exprimant une révolte brute et sans lendemain dans des émeutes urbaines (…) que se modifient les rapports de force... »

- « Seuls les dominants peuvent regarder avec mépris les formes de résistances « non pures » que prennent les dominés. »

Finalement, comment se situer face aux émeutes urbaines : est-il judicieux de les juger, d’en critiquer la portée et les conséquences ? Faut-il au contraire les expliquer, les analyser comme une forme de résistance et de radicalisation des conflits, et – en un mot – les soutenir ?

Les deux phrases de mon ouvrage me semblent résumer ma position. Tout dépend du moment de réflexion et de positionnement. Les révoltes du type de celles que nous connaissons depuis près de deux décennies à un rythme régulier sont à la fois l’expression d’une forme de résistance et de la non disponibilité d’autres canaux d’expression de la colère légitime. Les analyser en amont et en aval et inclure dans l’analyse le regard critique sur les limites, les dérives, les dangers est une nécessité. En revanche dans l’espace-temps de la révolte, le moment n’est plus pour nous celui de l’ergotage et de la recherche d’excuses pour justifier une non solidarité. Il était ainsi pour moi scandaleux d’arguer de telle question de forme, ou de telle limite ou de telle dérive pour ne pas appeler à une mobilisation massive pour l’amnistie. Les dominés prennent les formes de révoltes qu’ils peuvent prendre. Nous sommes en conséquence collectivement responsables de l’absence d’autres canaux d’expressions d’une révolte légitime. Une fois une révolte de cette ampleur enclenchée et quels que soient les désaccords sur tel ou tel aspect ou forme, la seule réaction féconde pour l’avenir aurait dû être : une manifestation massive allant de Paris vers la Seine-Saint-Denis pour délimiter clairement les camps.

Le collectif « A toutes les victimes des révoltes de novembre 2005 » a été l’un des plus actifs pour dénoncer la répression judiciaire des révoltes de l’automne 2005.

2) Dans le même ordre d’idée, comment répondre à la question du caractère proprement politique d’une émeute urbaine ? Parleriez-vous de « révolte » ? Que pensez-vous du fait que certains militants de la « gauche anti-libérale », qui tente de s’unir en vue des présidentielles, revendiquent aujourd’hui ce mouvement social comme signe d’un « anti-libéralisme » des « jeunes des banlieues » ?

Le débat sur la conscience politique souffre de l’habitude du classement binaire. Il y aurait d’une part ceux qui sont conscients politiquement et ceux qui ne le sont pas. La réalité est beaucoup plus complexe. D’une part, la conscientisation peut être partielle et centrée sur un des aspects de la réalité sociale c’est-à-dire n’incluant pas l’ensemble des facteurs porteurs de dominations et de violences sociales sur les dominés. On peut ainsi nettement conscientiser l’exploitation de classes et nier l’articulation de celle-ci avec les dominations vécues spécifiquement par la partie du peuple issue de l’immigration ou avec celles vécues par les femmes. On peut de la même façon être antisexiste en terme de prise de conscience et pourtant adopter des positions objectivement racistes (je dis bien objectivement c’est-à-dire indépendamment de la conscience que l’on en a). D’autre part, la conscience d’une situation n’est pas une rupture brute mais un processus comportant des paliers en fonction des ressources (militantes, théoriques, organisationnelles) de l’environnement. Les propos des jeunes en révolte soulignent l’existence d’un refus de la situation actuelle accompagné d’hypothèses d’explications (ces hypothèses touchent à la fois à la question sociale et à la question des discriminations racistes). En ce sens il y a une conscience. Que celle-ci soit non construite totalement, dans des formes en rupture avec les analyses classiques du mouvement social, sans stratégie ni cible communes formalisée, etc., ne remet pas en cause l’existence de cette conscientisation. Quand à l’affirmation que les jeunes ainsi en révolte soient « antilibéraux », il faut également préciser. S’il s’agit de poser que la dégradation des quartiers populaires est un des résultats parmi de nombreux autres des choix libéraux (encore que le terme libéral me semble être un euphémisme pour ne plus dire capitaliste), cela est une évidence pour moi. S’il s’agit d’analyser les intérêts objectifs des habitants de ces quartiers populaires, c’est également une remise en cause des choix « libéraux » qui peut les caractériser. Ces jeunes sont donc pour moi objectivement « antilibéraux » au sens qu’en se battant pour leurs intérêts immédiats, contre la paupérisation et la précarisation, contre le désinvestissement de l’état et la ségrégation sociale, contre les discriminations racistes systémiques et le statut de l’indigénat, etc., ils se heurtent aux choix « libéraux » à l’origine de cette situation. Par contre le sont-ils subjectivement ? La réalité est hétérogène et des configurations multiples existent. Une partie est dans de la réaction à de l’humiliation vécue, une autre dans des postures en terme de classes sociales, d’autres encore vivent les réalités sous le seul prisme du racisme postcolonial, d’autres articulent enfin plusieurs causalités. Quant à la gauche « antilibérale », elle souffre pour une partie non négligeable de ses membres d’une sous-estimation (et pour certains d’une négation) de la question postcoloniale qui est une des dimensions de la gestion « libérale » actuelle.

4) Quel regard portez-vous sur les analyses sociologiques menées autour de ces évènements, notamment par les chercheurs regroupés par Laurent Mucchielli dans un ouvrage intitulé Quand les banlieues brûlent… Retour sur les émeutes de novembre 2005 ? (
http://www.acontresens.com/livres/40.html)

http://www.laurent-mucchielli.org

Je partage de nombreux aspects des analyses proposées dans cet ouvrage collectif. A bien des égards il aide à déconstruire les discours idéologiques dominants produit pour justifier la répression et masquer les causes réelles de la révolte. Toutefois de manière significative comme pour le mouvement social « antilibéral », il y a, selon moi, une sous-estimation massive de la question postcoloniale et du système de discrimination systémique qui la caractérise. La hantise d’une division des milieux populaires peut ainsi pousser des analyses en grande partie pertinentes à la réaction consistant vaille que vaille à « casser le thermomètre » en pensant ainsi supprimer la maladie. Gramsci nous indiquait déjà la posture qui me semble pertinente : pessimisme dans l’analyse et optimisme dans la volonté. C’est en constatant que les milieux populaires sont objectivement divisés, entre autres, du fait de l’imaginaire colonial qui les ont influencés profondément (mais également de l’imaginaire patriarcal, antijeune, etc.) que nous pourrons trouver les éléments d’une stratégie pour les réunifier. La négation d’une partie du réel n’aide jamais le mouvement réel. Cet aspect est d’autant plus important que cette non prise en compte de la question postcoloniale comme élément structurant le réel conduit à l’exemple exactement inverse : la tendance à la négation de la question sociale pour une partie des citoyens issus de la colonisation. Cette seconde posture est entièrement récupérable par les dominants sous la forme suivante : la question sociale est réglée, il ne reste qu’à lutter contre les discriminations. Les discours sur la discrimination positive relèvent de cette logique de récupération.

5) Comment avez-vous (les Indigènes de la République) vécu les émeutes de novembre 2005 en tant que militants ? Vous êtes-vous sentis dépassés, coupés de ce mouvement ?

La réalité a été diverse selon les endroits de France. Globalement ce mouvement ne nous a pas surpris. Il était prévisible pour tous ceux ayant des liens vivants avec les quartiers populaires. L’ampleur et la durée du mouvement eux, nous ont surpris. Notre intervention a surtout été dans l’après-coup. Nous avons été surpris par le nombre de sollicitations pour débattre au cours du mois de décembre et dans les premiers mois de l’année. Cela étant dit les Indigènes comme les autres ne sont pas massivement présents dans les quartiers populaires. Ici ou là des militants et quelques collectifs locaux peuvent être en prise avec leur quartier mais globalement la déconnexion est avérée. Il ne pouvait pas en être objectivement autrement compte tenu des trois dernières décennies.

5) Quels seront selon vous les effets de la répression féroce des révoltes de 2005 ? Les quartiers populaires ont-ils été matés, dissuadés de se faire entendre de nouveau, ou bien, au contraire, la haine de la police et de l'injuste justice s'est-elle accrue au point d'aboutir à une radicalisation dans la violence ?

Au sortir de ces révoltes le sentiment est encore plus à l’humiliation et à la Hoggra. Surtout ce mouvement a été isolé et n’a pas eu le soutien qu’il aurait dû avoir. Cela renforce encore plus le décalage avec les forces politiques et associatives qui prétendent porter une alternative. La non mobilisation pour l’amnistie laissera également des traces. Sans pouvoir prédire l’avenir on peut repérer des tendances possibles contradictoires. La première est le passage d’une violence externalisée à une autodestruction (se détruire parce qu’on ne se révolte plus). La seconde peut effectivement être une radicalisation de la violence mais dans des franges plus restreintes que celles ayant mené la révolte. La troisième est l’organisation et la conscientisation.

Le délaissement, la division

1) De quand date le délaissement des quartiers populaires et des populations immigrées par les organisations de gauche, et comment s’explique-t-il ?

Le délaissement des quartiers populaires date selon moi de la décennie 70 avec comme premier indicateur visible de dégradation la marche pour l’égalité de 1983. Une des raisons explicatives est l’abandon des perspectives de rupture radicale avec le système dominant et la conversion à une gestion sociale-libérale. Une seconde raison réside dans la question postcoloniale et du blocage face à celle-ci. Les décennies 70 et 80 sont celles qui marquent le passage pour l’immigration maghrébine à une immigration de peuplement. L’idéologie intégrationniste consensuelle empêche la gauche de prendre la mesure de ce passage et de sa signification. Ces ex-colonisés et leurs enfants deviennent français sociologiquement pour leur totalité, juridiquement pour une grande part. Ils expriment en conséquence des revendications légitimes qui étaient tues jusque là en raison du sentiment de « ne pas être chez soi » ou encore du sentiment d’extranéité. Ce potentiel de contestation sociale se heurte à une vision en terme d’intégration qui est inentendable par les premiers concernés. Il n’est ainsi pas étonnant que l’ensemble des partis de gauche et la quasi totalité de l’extrême gauche ont accueilli SOS Racisme comme une bonne nouvelle au même moment où cette organisation était rejetée dans les quartiers populaires.

La marche pour l’égalité de 1983.

2) Vous êtes syndicaliste à la CGT. Parvenez-vous dans votre syndicat à poser, à imposer les questions spécifiques de l’immigration ? Comment êtes-vous reçu ? Votre syndicat a-t-il un regard critique sur la période où il a sans doute « loupé le coche » avec les quartiers populaires ? Avez-vous eu de près ou de loin des expériences dans un parti politique ?

La CGT n’est pas épargné par les processus que je décris dans la réponse à la question précédente. Elle est touchée elle aussi par les processus discriminatoires. En témoigne la sous représentation des travailleurs issus de l’immigration dans ses instances. Si aujourd’hui le débat n’est plus tabou du fait de la prise de parole d’un certain nombre de syndicalistes issus de l’immigration, la question reste largement sous-estimée et considérée comme secondaire. J’ai appartenu comme beaucoup de jeunes issus de l’immigration de ma génération à une organisation politique. Pour une grande partie cet engagement était au PCF ou au JC. Pour moi c’était dans une organisation maoïste très active à l’époque dans les quartiers populaires du Nord de la France. Parmi les raisons de la rupture se trouve entre autres un rejet du paternalisme à l’endroit des jeunes issus de l’immigration.

3) Dans l'entretien (http://www.cequilfautdetruire.org/article.php3?id_article=244&var_recherche=ham%E9)

réalisé avec Hamé de la Rumeur le 15 mai 2004 dans le journal CQFD (

http://www.acontresens.com/contrepoints/societe/22.html), vous redoutiez l'apparition d'une division au sein de la population dominée en France. Contre ce risque, vous défendez depuis longtemps l’idée que l’immigration est le « miroir grossissant » de la société, un « indicateur du recul social global ». Or, cette idée semble très difficile à intérioriser, d’une part chez les « gens de gauche » qui se sont faits très discrets dans leur « soutien » (qui aurait pu prendre des formes diverses, en amont et en aval) aux émeutiers en novembre 2005 ; d’autre part chez les étudiants ayant mené la lutte contre le CPE, qui en ont même oublié que la loi sur l’égalité des chances était avant tout « destinée » aux quartiers (même si une minorité s’en est souvenue – voir notre article :

http://www.acontresens.com/contrepoints/societe/30.html).

Comment avez-vous perçu le mouvement anti-CPE ? Comment a-t-il été perçu dans les quartiers que vous connaissez ?

Le mouvement anti-CPE est un nouveau rendez-vous manqué. L’arrêt du mouvement sans obtenir l’abrogation de l’ensemble de la loi sur l’égalité des chances est une épreuve de plus dans la convergence nécessaire entre tous ceux qui payent les choix économiques dominants. Cet arrêt a été vécu une nouvelle fois comme signe d’un isolement massif. Au delà du mouvement lui même c’est aussi l’attitude face aux jeunes étudiants emprisonnés qui a laissé des traces. Les prises de positions se sont multipliées pour dénoncer ces arrestations par les mêmes organisations qui avaient été silencieuses pour les jeunes de novembre. Ce silence était et est assourdissant.

4) Vous avez bien montré avec Pierre Tévanian ( http://www.lmsi.net) comment la question du voile à l’école (
http://www.acontresens.com/contrepoints/societe/24.html)

a été un formidable outil de division, en « imposant un clivage pour occulter d’autres questions brûlantes ». L’ethnicisation des questions sociales semblerait donc délibérée. Pourtant, dans l’article de mai 2005 (

http://www.indigenes-republique.org/spip.php?article37) publié sur le site du Mouvement des Indigènes de la République (
http://www.indigenes-republique.org),

vous écrivez : « Quand avons-nous dit que les personnes étaient intentionnellement racistes ? Nous disons juste que cette loi est objectivement raciste et sexiste, indépendamment de la subjectivité de ceux ou celles qui la soutiennent. » La question qui se pose est donc celle de la responsabilité des dirigeants. S’agit-il d’un « complot cynique » ou de l’« orchestration sans chef d’orchestre », dont parlait P. Bourdieu ?

L’affaire dite du foulard islamique met en scène deux acteurs distincts pour ceux qui ont défendu cette loi scandaleuse. Le premier acteur est le gouvernement qui dans la recherche de thèmes de diversion permettant de cacher les véritables problèmes de notre société instrumentalise le thème de l’immigration et de l’islam d’une part, tente de produire de la peur pour créer des consensus contre nature d’autre part. Sans parler de « complot cynique » nous sommes en présence d’une stratégie consciente ayant un objectif, se donnant des moyens et ne s’intéressant pas aux « dégâts collatéraux ». Le second acteur est constitué d’enseignants, de militants laïcs, de militants de gauches et d’extrêmes gauches, de féministes, etc., qui ont soutenu objectivement une loi raciste et ce indépendamment de ce qu’ils pensent d’eux-mêmes (beaucoup sont ceux qui s’estiment sincèrement antiracistes). La réaction sincère de ces enseignants souligne l’imprégnation par les « mythes républicains » du monde enseignant. C’est cette non-décolonisation des analyses et des histoires qui a été la condition de possibilité de l’instrumentalisation par le gouvernement.

5) Dans le même ordre d’idée, vous répétez, à raison, que la population des quartiers sert de variable d’ajustement économique, dans une perspective de généralisation de la précarité à l’ensemble de la société. Mais dans quelle mesure les causes économiques sont-elles aujourd'hui déterminantes dans les drames sociaux et humains dont sont victimes les banlieues ? En d’autres termes, l'intériorisation de la grille de lecture en terme de « choc des civilisations » n'est-elle pas avancée au point d'influer sur certaines politiques, indépendamment des logiques de rentabilité ?

Si nous regardons les statistiques de l’intérim, des emplois sous-payés, des emplois dangereux, des contrats aidés, des horaires découpés, etc., c’est-à-dire les emplois exprimant le processus de mac-donaldisation de l’économie, nous constatons une surreprésentation des immigrés et des Français issus de l’immigration. Il n’y a donc pas une exclusion totale du marché du travail mais une tendance à la segmentation ethnique de ce marché comme outil d’une précarisation globale de l’ensemble des secteurs. La grille de lecture en terme de « choc des civilisations » a une vocation idéologique qui permet de na pas faire apparaître comme scandaleux la situation faite à une partie de la classe ouvrière de ce pays. Il n’y a jamais selon moi une coupure totale entre l’instance idéologique et l’instance économique. Si chacune d’elle peut garder une autonomie relative, elles se nouent dans la durée pour produire l’état d’une société. La théorie du « choc des civilisations » n’est pas qu’une divagation de quelques idéologues. Elle correspond au besoin de légitimation d’un système de domination économique à un moment donné des rapports de forces. Si elle n’avait pas existé, une autre serait apparue avec un autre nom et d’autres contours mais avec la même fonction. L’instance idéologique fonctionne selon moi comme un vaste marché avec une demande d’idées et de théories provenant de l’instance économique et une offre qui y répond. A partir du moment où la demande est présente, inévitablement des offres émergent. Parmi ces offres, celles qui sont les plus efficaces pour l’instance économique finissent par être sélectionnées. Bien sûr à certains moments l’instance idéologique peut du fait de son autonomie prédominer mais ce n’est que provisoirement, un peu comme un culbuto retrouve toujours son équilibre.

Un mouvement autonome

1) L’idée d’un « mouvement autonome » est ancienne : pouvez-vous en faire rapidement la genèse, et expliquer ce que veut dire concrètement ce terme d’autonomie ?

L’idée d’un mouvement autonome est aussi ancienne que les luttes de l’immigration. Elle a son origine théorique dans l’incapacité des organisations revendicatives et politiques de la société française à prendre en compte la spécificité des dominations vécues par les populations issues de l’immigration. Il n’y a donc aucune « religion de l’autonomie » à avoir mais au contraire une perception de sa nécessité historique concrète dans un contexte national précis. Sans être exhaustif les moments suivants de retour des essais d’organisation autonome peuvent être repérés :

- la question anticoloniale face aux ambiguïtés de l’engagement pour l’indépendance des colonies françaises

- Le Mouvement des Travailleurs Arabes face à la sous-estimation des agressions racistes d’une part et à la non prise en compte des revendications spécifiques des immigrés postcoloniaux

- Les années qui ont suivi la Marche pour l’égalité face à l’instrumentalisation du PS

- Le mouvement des sans-papiers face aux résistances à exiger une régularisation globale

- Etc.

Concrètement l’autonomie est donc la garantie que les revendications spécifiques des quartiers populaires, l’immigration et de ses enfants français, ne soient pas systématiquement considérées comme secondaires ou pire sacrifiées sur l’autel de « l’unité » électoraliste. Elle ne veut donc pas dire isolement mais émergence d’un acteur sur lequel il faut compter. L’autonomie peut donc s’articuler avec des convergences mais sur des bases de prise en compte des habituels oubliés. Que les revendications spécifiques soient prises en charge par les organisations globales du monde populaire, et alors sans doute la nécessité de l’autonomie (du moins de celle-ci) cessera. Nous en sommes encore loin. La forme d’organisation souhaitable est toujours en lien avec un état de la réalité sociale.

2) Un mouvement autonome sous-entend-il également des formes de luttes spécifiques, des nouvelles formes de mobilisation, d’élaboration des idées, qui rompent avec les formes institutionnalisées ?

Bien entendu, les formes de lutte sont fonction de deux facteurs : en premier lieu l’état du rapport de force et en second lieu la radicalité des situations vécues et qui sont dénoncées. Compte tenu de la dégradation massive de la situation des quartiers populaires (encore plus forte pour les habitants issus de la colonisation de ces quartiers) cela passe par des formes anciennes (manifs, occupations, tracts, etc.) mais aussi par des formes nouvelles à inventer.

3) Quels ont été les résultats obtenus par les expériences précédentes de mouvements autonomes (Mémoire fertile par exemple) ? Quelles « leçons » en tirer ?

Ces leçons peuvent se résumer à deux : il est possible de construire dans la durée des rassemblements nationaux radicaux sur les questions des quartiers populaires et de l’immigration. Telle est pour moi la première leçon. Sur plusieurs années Mémoire Fertile a permis un travail de théorisation de notre situation autonome en associant des militants et des chercheurs. Elle a permis la structuration de plusieurs dizaines de comités locaux mettant en œuvre des actions locales. La seconde leçon est la tendance à reproduire à l’interne ce qui est dénoncé pour l’externe : lutte de pouvoir ; division du travail manuel/intellectuel ; clivage sur la question des élections, etc.

« 4. Mémoire Fertile »

4) Dans un entretien paru dans La Voix du Nord le 9 novembre 2005 (
http://www.lavoixdunord.fr/dossiers/societe/violences/0511094.phtml ),

vous dîtes « il faudra (…) proposer un Grenelle des quartiers populaires. » Qu'entendiez-vous par là ?

La situation des quartiers populaires n’est pas un thème de revendications qui s’ajouterait à d’autres thèmes. Elle est stratégique et la dégradation actuelle touche aux cultures sociales qui permettent la résistance. Le terme « Grenelle » renvois à cette dimension centrale. Il s’agit d’imposer par le rapport de force une négociation nationale sur le logement, le pouvoir d’achat, l’école, etc., non pas dans l’abstrait de la nation mais là où cela se dégrade concrètement le plus : les quartiers populaires. Ce « Grenelle » peut venir « d’en haut » et à ce moment toutes les récupérations sont possibles. Il peut aussi venir d’un mouvement social imposant ses représentants et ses revendications. Nous n’en sommes encore pas là.

4) Le mouvement autonome actuellement en construction est-il mouvement « de l’immigration » ou mouvement « des quartiers populaires » ? Pourquoi ?

Les deux tendances existent non seulement entre les organisations voulant construire ce mouvement mais je pense à l’intérieur de chacune de ces organisations. L’épreuve est de taille et je pense même que c’est cette épreuve qui explique une partie des échecs passés. Il nous faut penser l’articulation entre la question des classes sociales et celle de la domination vécue par une partie des milieux populaires caractérisée par son origine postcoloniale. Deux dérives fréquentes sont constatables : la négation des dominations spécifiques au prétexte de ne pas diviser la classe d’une part et la négation de la communauté de domination et de destin (en terme de souhaitable stratégique) au prétexte de ne pas diluer les dominations spécifiques. C’est cette tension qu’il s’agit de construire théoriquement et pratiquement et cela est objectivement difficile.

5) La question qui paraît essentielle, et que vous posiez dès 1994, est celle de la gestion de la « dialectique spécificité/globalité ». Si en effet « tout est lié », depuis l’exclusion vécue dans les quartiers jusqu’au système capitaliste mondial, quelles priorités donner ? Quand passer du spécifique au global ?

Je reste à ce niveau radicalement matérialiste c’est à dire que l’on ne peut agir qu’en partant des problèmes concrets des personnes que l’on prétend organiser. C’est en partant de revendications et d’actions partant et maîtrisées par les premiers concernés que la conscience des liens peut se développer sans occulter tel ou tel aspect essentiel pour une partie des militants. Tant que cette dimension concrète n’est pas présente les différentes composantes resteront, compte tenu de l’expérience du passé, au mieux dans une posture sceptique et au pire dans le refus des dimensions communes.

6) Vous avez interprété les phénomènes de consommation à outrance que l’on trouve dans certains quartiers pourtant démunis (achat de biens superficiels, spirale du crédit, etc.) comme le reflet d’une volonté de normalité, selon la logique « consommer pour être comme tout le monde ». Mais ce phénomène ne traduit-il pas une intégration des logiques de consommation capitaliste, et un attachement plus profond à cette société du spectacle ? Comment dans ces conditions articuler ce mode de vie à une lutte contre le système capitaliste ?

Bien entendu mais il faut entendre le caractère potentiellement subversif de cette demande de normalité tout en interrogeant pourquoi il se décline (et il est poussé bien sûr dans ce sens) dans des dimensions et des formes préservant le système social dominant. Derrière cette demande de normalité, il y a un refus d’un traitement d’exception, de marginalisation, de double loi et valeurs (pour les dominants et les dominés). C’est parce que cette « normalité » semble inaccessible en terme d’emplois, de logement décent, de droit à l’avenir, etc., qu’elle se rabat sur des apparences. La question des formes de la normalité exigée est dépendante de l’existence ou non d’un espoir social. Aujourd’hui cet espoir est en crise et il s’agit de le reconstruire.

7) Un parallèle entre le mouvement autonome actuellement en construction et le mouvement noir américain des années 1960 autour des Black Panthers (
http://www.acontresens.com/contrepoints/histoire/19.html) vous semble-t-il judicieux ? Qu’est-ce qui s’en rapprocherait / s’en éloignerait ?

Absolument. Aux USA aussi il a fallu des affirmations radicales spécifiques pour que les questions soient posées (ce qui ne veut pas dire résolues). Là-bas aussi le mouvement concret a évolué vers l’articulation des questions de classes et de « races ». Les différences portent plus sur la composition du mouvement ouvrier en France qui est fortement différent du contexte américain. Ces différences ne se conjuguent pas dans le même sens : par exemple il y a eu un mouvement abolitionniste fort dans une partie des USA et il n’y a pas eu de mouvement anticolonialiste massif en France. A l’inverse il y a une histoire de la radicalité populaire plus forte en France qu’aux USA.

8) Quelles peuvent être les perspectives à court terme et à long terme d’un mouvement autonome ? Présenter des candidats, des listes aux élections ?

Les perspectives me semblent d’abord être la visibilité au travers de luttes concrètes car c’est elle qui peut amener à modifier des rapports de force et à redonner de l’espoir social. Cela ne veut pas dire qu’aucune perspective électorale n’est possible mais que celle-ci suppose des conditions qui ne sont pas actuellement réunies. Les illusions sur les élections sont un indicateur de démobilisation. Elles sont un signe d’un sentiment d’impuissance conduisant à se rabattre sur ce qui semble « réaliste » et accessible en oubliant que ce « réalisme » a comme condition de rester dans le cadre du système actuel c’est-à-dire à rogner la radicalité qu’exige la situation sociale.


Entretien avec Saïd Bouamama, suite

http://www.dissidence.libre-octet.org/rencontrer/bouamama2.html

« Les Indigènes de la République » ( http://www.indigenes-republique.org) : la théorie, « l’intellectualisme », la base sociale

Lire l’appel : « Nous sommes les Indigènes de la République » :

http://www.indigenes-republique.org/spip.php?article1

1) Les polémiques entre historiens sur l’emploi du terme « indigène » nous intéressent peu. Par contre, nous sommes interpellés par le fait que certains enfants d’indigènes (c’est-à-dire des gens dont les parents ont été soumis au code de l’indigénat dans les colonies françaises) sont gênés par l’emploi de ce terme. Il leur semble « décalé », par rapport à ce qu’ont pu vivre leurs parents. Pouvez-vous « clarifier », comme vous appeliez à le faire dans un texte de mai 2005 (
http://www.indigenes-republique.org/spip.php?article37), votre emploi des termes « indigène » et « indigénat », et la signification que vous leur donnez dans le contexte français ?

Il est toujours difficile pour un dominé de reconnaître et donc de nommer la domination qui le caractérise. Le faire suppose une conscientisation qui engage et en particulier qui rend difficile l’inaction. Le terme indigène a une visée de retournement du stigmate qui est toujours un des chemins que prennent les révoltes contre la domination. En terme de réalité sociale, il désigne ce qu’il y a de commun avec la réalité coloniale : l’existence d’un traitement d’exception qui n’est pas le fait de quelques individus racistes mais qui est produit par un système social et donc qui influence l’ensemble de ses institutions. Dire cela ne signifie pas que tout est similaire à la situation coloniale. C’est simplement souligner une dimension en reproduction (la reproduction étant entendue par nous comme articulation d’une invariance et de mutations). Ce qui est désigné par le terme indigène c’est donc une place sociale et non des individus d’où ma formulation : « des indigènes contre l’indigénat ». Tant qu’il y aura en plus de l’exploitation liée à la classe, un traitement spécifique lié à la « race » (c’est-à-dire des discriminations racistes systémiques) nous serons en présence d’un indigénat.

2) Si des intellectuels ont pu vous attaquer dans des débats sémantiques sans fin en vous accusant de simplifications, d’amalgames, etc., le reproche inverse existe aussi : on reproche aux « Indigènes de la République » d’être trop « intellectualistes ». De fait, il semble y avoir une tension entre, d’un côté l’aspect théorique, analytique, critique (bien représenté par le site Internet du mouvement), et de l’autre le fait et la volonté d’être « une prise de parole des premiers concernés pour les premiers concernés ». Comment gérez-vous cette double exigence ?

Je n’ai malheureusement pas de solution mais de nouveau simplement des convictions que nous ne pouvons pas choisir entre théorie et pratique. Dans un monde et sur un thème sur-idéologisés, les mots sont importants et les luttes sociales commencent par nos grilles de lectures de la réalité. A l’inverse aucun combat ne se gagne théoriquement mais bien dans la pratique concrète et le rapport de force. Je suis néanmoins confiant car la multiplication des expériences ne peut que conduire à terme à la prise en compte de ces deux dimensions. Le comment faire ne dépend pas d’un « homme miracle » qui nous donnerait la forme d’organisation idéale mais de tentatives, d’expériences, d’échecs, de bilans, etc.

3) On a pu constater ces dernières années l’absence d’actions collectives fortes dans les quartiers populaires autour de questions qui pourraient « naturellement » faire se réunir les habitants de ces quartiers (lois sur la laïcité, sur l’immigration, question des sans-papiers). Face à cette difficulté à mobiliser, quelles idées (de thèmes, d’actions, etc.) développez-vous afin de rendre votre mouvement visible et attractif pour « les premiers concernés » ?

Il ne me semble pas qu’il y ait eu absence d’action collective forte dans les quartiers populaires et nous devons veiller à une tendance à ne pas nous orienter vers une posture nihiliste dans la lecture de nos combats et même de nos échecs. La question qui reste posée est celle de notre capacité à produire de l’action collective convergente et touchant au niveau national afin de peser sur les rapports de forces sociaux. Ce qui me semble par contre certain c’est que ce type d’écueil ne peut être dépassé qu’en partant d’une ou deux questions précises touchant à la dignité des personnes : rapport jeunes/polices ; droit de vote pour les résidents étrangers ; mouvement contre l’intérim et la précarité, etc. Sans ces cibles volontairement restreintes mais communes à tous les quartiers populaires dans un premiers temps nos actions refléteront la réalité d’un développement inégal des réalités sociales et des prises de consciences. Telle est ma position sur les thématiques. Sur la forme c’est la visibilité sociale et politique qui doit être l’objectif, ce qui oriente vers des actions radicales, coordonnées et inscrites dans la durée et la régularité.

4) Vous insistiez dans un texte de mai 2005 ( http://www.indigenes-republique.org/spip.php?article37 ) sur la nécessité au sein des « Indigènes » de « théoriser [vos] pratiques de lutte, et [d’]en écrire la mémoire ». Vous avez vous-même écrit la mémoire des luttes de la décennie 1983-1993 dans Dix ans de marche des beurs. Quel a été l’écho de votre livre, depuis sa parution ? Avez-vous senti une intériorisation de cette mémoire chez les militants plus jeunes que vous côtoyez aujourd’hui ?

Il est toujours difficile de parler de soi. Cela étant dit, le livre a été rapidement épuisé et la vente a été essentiellement réalisée dans des actions militantes et des débats publics. Le livre est également fréquemment cité dans des textes et des revues militantes. D’autres auteurs ont amené leur contribution par d’autres parutions à ce travail de mémoire. Les travaux de Moghnis Abdallah et de l’agence im’média sont à ce titre exemplaires. L’enjeu de cette mémoire autonome est encore plus fort aujourd’hui. En effet, la mise en œuvre par le gouvernement de droite d’une « Cité Nationale de l’histoire de l’immigration » (c’est-à-dire d’un musée qui nous enterre et qui enterre nos combats) produira une vision récupérable et euphémisée de nos espoirs, de nos luttes et de notre expérience. Quant à l’impact sur les jeunes militants la modestie est de mise, le retard est tellement grand et la tâche tellement immense qu’il faudra beaucoup de temps et de sueur.

5) Dans le même ordre d’idée, croyez-vous au développement d’un mouvement politique par l’éducation populaire, la formation militante (qui elle aussi a une histoire notamment dans les milieux d’extrême-gauche) ? Pensez-vous que les « profs » seraient bien reçus dans une telle démarche ?

L’expression « éducation populaire » est un mot valise au sens où le disait Bourdieu. L’éducation populaire cache un conflit entre deux tendances contradictoires. L’une est capacitaire et est centrée sur l’idée d’amener les « lumières » à un peuple ignorant. L’autre sur l’idée que le peuple a un savoir et qu’il faut produire les espaces-temps dans lequel ce savoir se travaille, se théorise, s’inscrit dans des trajectoires, forme des militants et en définitive renforce nos luttes sociales. Pour cette seconde tendance qui est bien sûr la mienne le modèle ne peut pas être celui profs/élèves. Certes la transmission des savoirs est nécessaire mais sur la base d’un lien permanent entre théorie et pratique d’une part et sur la conviction que chacun est en même temps formé et formateur. Les profs y ont leur place comme tout le monde mais pas en tant que « prof ».

6) En 1994, vous déploriez le fait qu’une question n’était pas débattue dans les mouvements, malgré son évidence : celle de l’importance numérique des personnes d’origine maghrébine relativement aux autres dans les luttes de l’immigration. Qu’en est-il aujourd’hui ? La question est-elle posée ?

Nous avons avancé sur ce point qui est essentiel compte tenu de l’histoire de la société française. Abdelmalek Sayad soulignait déjà le caractère « exemplaire » de l’immigration algérienne au sens où elle poussait à la caricature ce qui est en œuvre pour les autres immigrations. De plus le rapport tissé avec l’immigration maghrébine en général et l’immigration algérienne en particulier est celui qui est utilisé comme grille de lecture pour les autres immigrations : un Marocain et même un Turc est construit, regardé, appréhendé comme un « Algérien » avec l’ensemble de l’histoire que cela véhicule. Paradoxalement l’excès de négation a produit des réaffirmations très fortes visibles aujourd’hui dans les débats publics. De plus en plus de personnes s’expriment fortement (et parfois caricaturalement) pour refuser que l’on noie la question dans la question sociale globale ou que l’on compare en permanence avec les immigrations non issues des anciennes colonies. Une dérive peut donc en produire une autre. Le mouvement dont nous avons besoin aujourd’hui n’est pas un mouvement d’arabes pour des arabes ou de noirs pour des noirs. Simplement jouer au naïf c’est-à-dire ne pas interroger les causes de cette nouvelle dérive potentielle ne peut qu’amener une nouvelle impasse.

7) Un des manques des mouvements des années 1980 que vous avez pointé du doigt était l’absence de connexion avec la génération des parents. L’insistance sur l’histoire de la colonisation peut-elle être un moyen de refaire la jonction politique avec les personnes plus âgées ?

Je le pense vraiment même si cela ne peut bien entendu pas être le seul axe d’action sur ce point. D’ailleurs l’inversion de l’ordre des valorisations des générations par le discours dominant est une réponse à cette possibilité. Jusqu’à il n’y a pas si longtemps les parents étaient dévalorisés (comme non intégrables, traditionnels, fermés à la modernité, etc.) et les enfants étaient construits comme « beurs » intégrables, rassurants, assimilés. Aujourd’hui l’ordre de valorisation est inversé : les parents sont présentés comme étant discrets, respectueux de la société française, etc., et les enfants comme « ostensibles », provocants, touchés par le communautarisme et l’intégrisme, etc. Cette inversion a une fonction : imposer une injonction à la déloyauté entre les générations. Le besoin de cette injonction est significatif.

8) La question « trans-générationnelle » appelle la question « transgenre ». Comment expliquer l’absence de la question féminine dans les luttes antérieures ? Souhaitez-vous, comme le souhaite par exemple Christine Delphy
(
http://lmsi.net/recherche.php3?recherche=delphy&lancer.x=0&lancer.y=0),

mettre cette question davantage en avant ?

Je partage entièrement le point de vue de Christine Delphy dont les travaux m’ont beaucoup appris. D’une part cet aspect est essentiel du fait qu’il remet en cause un des axes des dominations des populations issues de l’immigration : leur réduction à une force de travail masculine. D’autre part parce que la question des rapports sociaux de sexes ne s’articule pas logiquement, simplement ou « naturellement » avec celle des autres rapports de domination. Les conscientisations ont un développement inégal liés aux vécus des personnes aboutissant à un résultat qui peut être difficile à accepter mais qui est bien réel : on peut être anti-raciste et sexiste, syndicaliste et raciste, etc. Il en découle la possibilité de diviser ceux qui ont intérêt à s’unir et d’unir ceux qui ont intérêt à s’affronter. L’affaire du foulard a ainsi montré comment des luttes justes peuvent être instrumentalisées contre d’autres dominés.

L’islam français en politique

1) Au début des années 1990, vous évoquiez l’arrivée dans l’espace public français d’organisations musulmanes, qui « s’engouffrent » dans l’« écart entre associations et populations ». Le phénomène a été croissant : s’explique-t-il toujours par cet « écart », ou d’autres facteurs sont-ils intervenus ?

D’autres facteurs sont à prendre en compte même si selon moi ils n’invalident pas cet aspect. En premier lieu, il y a eu la fonction sociale objective qu’ont jouée ces associations musulmanes : elles ont permis à de nombreux jeunes de trouver une « sérénité » face à un vécu social devenu insupportable. L’offre de cultuel ne peut avoir des effets aussi importants s’il n’y a pas une demande. C’est là la faiblesse de toutes les analyses qui se contentent de parler de « manipulations » et/ou « d’endoctrinement ». En second lieu la diabolisation de l’islam et les islamalgames ont suscité une réaction exactement inverse. Enfin l’attachement à l’islam est aussi une forme dé résistance aux injonctions assimilationnistes revenant en force dans les discours républicanistes et de valorisation de l’œuvre positive de la colonisation.

2) L’expression de « retour à l’islam » chez une partie des populations d’origine musulmane vous paraît-elle appropriée ? Qu’en était-il quand vous aviez 20 ans, au moment des « Marches » ? Comment expliquez-vous sociologiquement ce phénomène ? Le déplorez-vous ?

Dire qu’il y a retour c’est dire dans le même temps qu’il y a eu rupture ou écart. L’implicite est ici une nouvelle fois le mythe républicaniste et assimilationniste d’une France civilisatrice des sauvages. Le simple contact avec cette « France » même en situation de domination suffirait à produire un désir d’assimilation dont une des composantes serait la rupture avec les croyances religieuses héritées. Les enfants de l’immigration ne sont ni plus ni moins croyant que leurs parents. Par contre à l’évidence le rapport à la société française n’est plus le même et donc aux revendications, y compris liées aux cultes. Ce qui change c’est le rapport à la visibilité sociale. Le second changement est la montée en force effrayante de l’islamophobie qui n’était pas encore une question à laquelle la génération de la Marche était confrontée massivement. Enfin il n’y a aucune homogénéité au sein des populations issues de l’immigration et l’affirmation religieuse voisine avec d’autres. Je n’ai ni à déplorer ou à me satisfaire de ces constats. La vigilance porte pour moi non pas dans les formes de l’affirmation mais dans les instrumentalisations qui ont touché les associations non cultuelles et qui touchent aujourd’hui les associations cultuelles.

3) Pensez-vous qu’une représentativité politique des musulmans est souhaitable ?

Les musulmans ne sont pas une catégorie sociale homogène qui pourrait avoir une homogénéité de point de vue et donc d’affirmation politique. Je ne crois en conséquence pas à une représentativité unique et suis persuadé que les années à venir seront celles de l’émergence de différents courants. L’idée d’un équivalent d’une JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) chez les musulmans n’est pas saugrenue. De même que celle d’une expression de gauche radicale et musulmane non plus. Cependant elles voisineront avec des versions instrumentales, coloniales, etc., visant à contrôler les citoyens musulmans pour le plus grand bien des dominants, en échange de places et de subsides.

4) Vous parlez d’une « gestion coloniale de l’islam » à propos du Conseil français du culte musulman : pouvez-vous développer cette idée ?

Le CFCM a sur de nombreux sujets été la courroie de transmission du pouvoir (otages français au Moyen-Orient, affaire du foulard, révolte de novembre par endroits, etc.). La gestion coloniale de l’islam est le traitement exceptionnel de cette religion au regard du traitement fait aux autres religions en France. Toute tentative de l’Etat d’utiliser l’islam sur les formes de la contestation ou pour canaliser des revendications et des mouvements sociaux est un traitement d’exception.

5) Le Collectif des musulmans de France (CMF) est un des initiateurs du Mouvement des Indigènes de la République. A ce propos, vous écriviez en mai 2005 ( http://www.indigenes-republique.org/spip.php?article37
) : « nous devons absolument défendre notre choix de construire avec des associations musulmanes ». Pouvez-vous l’expliquer ?

Je juge les personnes et les mouvements à ce qu’ils défendent politiquement et socialement et non au référent identitaire qu’ils ont choisi. Plus personne ne tique aujourd’hui pour signer une déclaration ou un tract avec la JOC malgré son référent identitaire religieux. Croyants ou non croyants jugent la JOC au regard des positions prises, des revendications défendues et des pratiques militantes. L’islam est la seconde religion de ce pays et les populations issues de l’immigration sont massivement populaires. Continuer avec ces exigences de « purisme » soi-disant « laïques » c’est contribuer volontairement ou non au développement d’un clivage au sein des milieux populaires. Comme pour les autres religions nous avons aujourd’hui des croyants réactionnaires et d’autres progressistes, exactement comme nous avons des athées réactionnaires et d’autres progressistes.

6) Il nous semble que le fait que vous soyez d’origine algérienne vous « abrite » de certaines critiques, et que vos propos peuvent ainsi prendre un ton que d’autres, comme Pierre Tévanian, auraient peut-être plus de mal à soutenir. On pense par exemple à cette phrase : « nous n’encourageons pas les jeunes filles à brandir le « foulard » comme étendard » (L’affaire du foulard islamique). Ou, dans un autre registre, à vos critiques sans concession de l’islam politique radical. Qu’en pensez-vous ?

La critique intransigeante des récupérations réactionnaires de l’islam (qu’on l’appelle intégrisme ou islamisme ou islam politique peu importe car aucun de ces termes n’est satisfaisant) n’est possible que s’il y a dénonciation des causes qui expliquent le développement de cette tendance (largement minoritaire en France). De même cette critique n’a de sens que si l’on rejette ce à quoi elle sert de support : la construction d’un ennemi de l’intérieur permettant par l’islamophobie et la peur de diviser les milieux populaires. Défendre le droit de ne pas porter le foulard n’est pas contradictoire avec la défense du droit de le porter par exemple.

7)Dans l’article de mai 2005 ( http://www.indigenes-republique.org/spip.php?article37 ), vous écrivez à propos de l'anti-impérialisme qu' « il n'y a même aucun problème à assumer par exemple notre sensibilité particulière à la lutte du peuple palestinien ». Dès lors, il nous paraît légitime de vous poser la question des modes de soutien. Doit-on, en France, travailler avec les organisations affiliées aux mouvements extrémistes du Proche Orient, en l'occurrence le Hamas ou le Hezbollah, avec qui nous n'avons en commun que les ennemis, et certainement pas la vision du monde ou de l'Homme, tout « islamalgame » mis à part ?

Sur l’analyse du Hamas et du Hezbollah nous devons analyser chacune des situations de manière spécifique. Dans l’identité politique de ces mouvements s’articulent de manières différentes le pôle dit « islamiste » et le pôle dit « nationaliste ». Aujourd’hui la pratique politique de ces mouvements est d’abord la participation à un mouvement de libération nationale. C’est ce mouvement de libération nationale que nous avons à soutenir dans toute sa diversité comme le fait par exemple le FPLP marxiste dans son combat en Palestine et son alliance avec tous ceux qui résistent. Ce soutien n’est pas aveugle est doit voisiner avec la critique de ce qui nous semble réactionnaire. Remarquons d’ailleurs que les organisations se revendiquant de l’islam les plus critiquées par les médias et le discours dominant sont justement celles qui ont une composante nationaliste c’est-à-dire d’affrontement à l’impérialisme.

Autour de l’identité, la nationalité, la citoyenneté

1) Le mouvement « Convergence 84 pour l’égalité » posait il y a vingt ans la question importante et toujours d’actualité de la « nouvelle citoyenneté », s’opposant à l’« esprit nationalitaire », au « républicanisme inégalitaire » et à la « laïcité négatrice des différences culturelles ». Pouvez-vous nous expliquer ce concept de « nouvelle citoyenneté » et son importance ?

Il est basé sur l’idée que la citoyenneté a une histoire et donc qu’il n’y a pas un seul modèle de citoyenneté. A chaque fois que l’on parle de citoyenneté au singulier ou de l’idée de « la citoyenneté » on insinue qu’elle est ahistorique et transclasses. Le terme de « nouvelle » visait justement à la distinguer de la forme actuellement dominante. La citoyenneté bourgeoise actuelle est ainsi présentée comme la seule forme possible. Or les luttes depuis 1789 ont mis en évidence un combat contre les frontières de cette forme dominante de la citoyenneté : frontière de l’argent, du sexe, de la nationalité, etc.

2) Sur le fumeux terme d’ « intégration » : dans quel sens faut-il l’entendre quand il est employé aujourd’hui par les médias et les hommes politiques : sens économique, politique, culturel ? Son emploi a-t-il toujours été le même ?

L’intégration est un euphémisme pour présenter sous un visage plus respectable l’assimilation aujourd’hui illégitime du fait des combats sociaux du siècle dernier et en particulier des décolonisations. L’intégration transfère sur le plan culturel des problèmes sociaux et politiques. Ce terme nous oriente inévitablement vers une analyse de type culturaliste expliquant les inégalités par la culture ou « l’adaptation insuffisante » et non vers les inégalités que subissent les dominés. La responsabilité de la situation est ici inversée : ce n’est plus le système social inégal qui est responsable mais les populations issues de l’immigration qui ne sont pas assez intégrées (avec en implicite l’idée qu’elle ne sont pas intégrables ou qu’elles ne font pas assez d’effort pour s’intégrer). Le discours de l’intégration fait donc partie de l’idéologie de légitimation de l’ordre dominant comme le soulignait déjà Malcolm X.

3) L’injonction lepeno-sarkozienne à « aimer » la France est malheureusement souvent reprise à leur compte par des citoyens et des personnalités publiques comme Jamel Debbouze (« pourquoi j’aime la France »), qui se mettent (malgré eux ?) dans la posture du « bon immigré ». De même, la sortie récente du film Indigènes a pu entraîner des prises de position du type « nos parents ont combattu pour la France, nous méritons que la France nous considère ». Comment déconstruire à la fois l’emploi à outrance du terme « la France », et l’enfermement dans ce registre sentimental de l’amour et du mérite ?

Cette injonction est un des indicateurs du traitement d’exception que subissent les citoyens issus de la colonisation. Un Jean-Pierre peut déclarer qu’il « n’aime pas la France » et être perçu comme un anarchiste ou un révolutionnaire refusant la France telle qu’elle est. En revanche un Mohamed ou une Aminata seront soupçonnés pour le mieux de ne pas être intégrés et pour le pire de faire partie d’une cinquième colonne. Il en est de même pour le soutien à la Palestine où l’un sera présenté comme défendant une opinion politique et l’autre comme véhiculant une position antisémite. Abdelmalek Sayad a déjà démontré il y a longtemps les liens entre immigration et « politesse ». Il a mis en évidence que la condition dominée d’immigré avait pour axe : l’invisibilité, l’interdiction du politique et la politesse. Il parle d’une « ruse sociale » par lequel un système met en situation « d’obligé » reconnaissant, ceux qui légitimement pourraient exiger du système que cesse le traitement inégalitaire dont ils sont l’objet. Tout ce que ces immigrés ont obtenus par leurs luttes (c’est-à-dire en luttant contre leur condition d’immigré) peut alors être présenté comme œuvre de la France généreuse. Ce qu’il y a de nouveau dans cette injonction c’est qu’elle s’applique à des non immigrés comme si il y avait une reproduction trans-générationnelle de la condition d’immigré. Déconstruire cela c’est rappeler qu’il y a toujours eu lutte dans le cadre géographique français entre une France de la réaction et une France « de la sociale ». On ne peut pas aimer ces « deux Frances » à la fois. Il faut choisir entre la Commune et les Versaillais, entre la Résistance et Pétain, entre Fernand Iveton[1] mort pour l’indépendance de l’Algérie et Aussaresses pratiquant la torture, etc.

4) Vous écriviez en mai 2005 : « le moment d’identification qu’est la reprise du stigmate pour le dépasser, nous l’assumons ». On pense aux écrits de Frantz Fanon ( http://www.acontresens.com/contrepoints/histoire/32.html) et d’Albert Memmi ( http://www.acontresens.com/livres/41.html), qui ont décrit chez le colonisé cette valorisation du stigmate, cette transformation du négatif en positif, devant être dépassée. Comment envisagez-vous aujourd’hui, dans le temps et concrètement, ce « dépassement » du stigmate ?

Le dépassement du stigmate ne peut se réaliser qu’à partir du moment où ce qui est dénoncé est reconnu et intégré par d’autres que les premiers concernés, par les autres dominés. C’est cette intégration dans les analyses des organisations militantes de la donne domination postcoloniale qui permet le dépassement du stigmate. Ce mouvement me semble en cours même si les résistances qui se font jour sont énormes et que nous sommes loin d’être au bout du processus. Il y a encore quelques années il était inimaginable de penser que la question postcoloniale soit débattue dans autant d’organisations. Bien sûr c’est de manière euphémisée qu’elle est encore massivement reprise. Cela souligne l’ampleur du retard pris et confirme que c’est dans la radicalité des positions que se clarifie les positions et que se dépassent les aveuglements hérités de l’imprégnation de l’idéologie dominante au cœur même de ceux qui veulent changer le monde.

[1] Français d’Algérie né en 1926 d’un père français et d’une mère espagnole, Fernand Iveton devient ouvrier à 16 ans et milite au Parti communiste algérien, à Alger. Au printemps 1955, le PCA décide après des atermoiements de rentrer dans la lutte de libération nationale engagée par le FLN le 1er novembre 1954. Le 14 novembre 1956, Iveton, intégré au FLN, pose une bombe dans son usine, destinée à exploser la nuit, quand les bâtiments seront vides. Mais soupçonné, il est suivi et dénoncé, et la bombe n’explosera jamais. Arrêté, torturé, Fernand Iveton est jugé de manière expéditive par le Tribunal militaire d’Alger le 24 novembre 1956. Condamné à mort, il est guillotiné le 11 février 1957. Voir Jean-Luc Einaudi, Pour l’exemple. L’affaire Fernand Iveton (L’Harmattan, 1986)

Janvier 2007

Réalisé par Pj et Rehan
Janvier 2007