Origine : http://www.dissidence.libre-octet.org/rencontrer/bouamama.html
Sociologue et militant, Saïd Bouamama publiait en 1993 Dix
ans de marche des beurs. Chronique d’un mouvement avorté.
Lui-même avait fait partie, en 1983, de cette génération
des « fils d’immigrés », souvent d’origine
algérienne, qui marchèrent à travers la France
« pour l’égalité et contre le racisme
», et dont le mouvement – animé de courants différents
– fut tué dans l’œuf par le gouvernement
socialiste, le succès du consensuel SOS Racisme mais aussi
certaines divisions internes. Dans son ouvrage, Saïd Bouamama
analysait les aspirations, les réalisations, mais aussi les
dérives – endogènes ou non – des mouvements
de lutte de l’immigration et des quartiers populaires de la
décennie 1980. Sa conviction, qui était celle de nombreux
militants, s’y affirmait déjà : la nécessité
d’un mouvement autonome de l’immigration et des banlieues,
face à l’incapacité des organisations «
de gauche » à prendre en compte les aspirations et
les problèmes particuliers des populations et des espaces
concernés.
Depuis, la situation a sans doute empiré, le délaissement
par les organisations politiques s’accentuant, parallèlement
aux effets – particulièrement dévastateurs dans
les quartiers – du phénomène de dépolitisation
touchant l’ensemble de la société. Pire, une
grande partie de la gauche républicaine a pu se fourvoyer
dans une adaptation à la française de l’idéologie
pernicieuse du « choc des civilisations » : Saïd
Bouamama et Pierre Tévanian ont bien montré comment
« l’affaire du foulard islamique » avait entre
autres agi comme un formidable leurre idéologique, dissimulant
les vraies questions – sociales et politiques – derrière
le thème du repli identitaire et du communautarisme (voir
L’affaire du foulard islamique. La production d’un racisme
respectable, 2004, et notre article :
http://www.acontresens.com/contrepoints/societe/24.html).
Les émeutes d’octobre-novembre 2005 ont à leur
tour été l’occasion d’un nouveau consensus
dur et d’un déchaînement politico-médiatique
aux relents idéologiques des plus dangereux, sans qu’aucun
parti politique ne s’en démarque avec les mots et les
conclusions justes.
Depuis une vingtaine d’années, des mouvements autonomes
se sont constitués, mais ils demeurent faibles. En janvier
2005, un certain nombre d’organisations et d’individus
lançaient un texte intitulé « Nous sommes les
indigènes de la République ! » (
http://lmsi.net/article.php3?id_article=336),
appelant à « contribuer à l’émergence
d’une dynamique autonome qui interpelle le système
politique et ses acteurs, et, au-delà, l’ensemble de
la société française, dans la perspective d’un
combat commun de tous les opprimés et exploités pour
une démocratie sociale véritablement égalitaire
et universelle. » Cet appel fut vivement attaqué et
dénoncé par les ennemis habituels, mais un certain
nombre d’organisations proches des positions des signataires
s’en sont également démarqué. Or, si
l’on peut légitimement contester cet appel sur sa forme
–comme on peut critiquer certaines positions du mouvement
qui en est issu –, le fond en est clair, et il s’inscrit
dans l’histoire (par tous oubliée) des luttes menées
depuis les années 1980 : aux constats de l’existence
d’un « fossé » et de « l’indifférence
générale que suscite son existence » doit répondre
un mouvement politique tentant de combler le fossé en affirmant
la priorité de certaines questions politiques et sociales
cruciales.
Telle est la conviction de Saïd Bouamama, que nous avons interrogé
à la fois comme sociologue et comme militant, en centrant
notre entretien essentiellement sur les luttes de l’immigration
et des quartiers populaires – leur histoire, leur sens, leur
diversité, leurs perspectives.
Les luttes de l’immigration et des quartiers populaires
: mémoire, passé, présent
1) Vous avez déploré dès les années
1980 l’absence de transmission de la mémoire des luttes
au sein des familles et milieux immigrés, et présenté
la Marche pour l’égalité de 1983 comme un mouvement
en un sens amnésique. Comment expliquer ce phénomène
d’oubli, et est-il propre à la mémoire des luttes
immigrées ? En quoi la mémoire joue-t-elle pour vous
un rôle si important ?
Le constat d’une absence de transmission des expériences
et de la mémoire des luttes n’est pas propre à
l’immigration. Il est lié aux rapports de forces entre
dominants et dominés et reflète celui-ci. Les classes
dominantes, elles, tirent les leçons de leurs affrontements
sociaux, disposent d’espaces pour les analyser et en tirer
des conclusions sur l’avenir. Les classes dominées
tout au long de l’histoire humaine ont eu des périodes
d’amnésies et d’autres de transmission des expériences
et savoirs acquis par leurs luttes. Une des raisons de l’amnésie
est la tendance à la sous-estimation de l’importance
des luttes idéologiques comme faisant partie de l’ensemble
des luttes sociales. Cet aspect commun étant posé,
il y a selon nous des facteurs spécifiques en ce qui concerne
l’immigration et les populations qui en sont issues. Sans
être exhaustif nous pouvons repérer les facteurs suivants
: ampleur de la précarité imposant dans les luttes
une priorisation forte des « urgences » ; isolement
social, c’est-à-dire sous-estimation par les forces
sociales prétendant changer le monde de l’importance
des dominations spécifiques vécues par cette partie
du peuple ; influence d’un imaginaire colonial au sein même
de la gauche et de l’extrême-gauche ; instrumentalisation
de ces luttes par l’appareil du parti socialiste dans la décennie
80, etc. Les conséquences sont importantes : cette difficulté
de mémoire empêche d’inscrire l’émergence
d’un mouvement autonome dans la durée. A chaque nouvelle
génération les mêmes illusions réapparaissent,
les mêmes dérives se font jour, les mêmes faiblesses
face aux instrumentalisations émergent.
Le 3 décembre 1983, place de la Bastille...
2) Une tendance que l’on peut qualifier « citoyenniste
» animait une partie des marcheurs de 1983 et des mouvements
qui ont suivi, et anime toujours aujourd’hui certains militants
ou personnalités, qui appellent à s’inscrire
sur les listes électorales, et à aller voter. Ce discours
apparaît relativement désuet aujourd’hui, et
il est souvent tourné en ridicule. Quel regard portez-vous
sur le vote dans le fonctionnement politique français aujourd’hui
? Appelez-vous à voter en règle générale,
et avez-vous appelé à voter en mai 2002 ?
Ce débat est généralement mal posé
dans la mesure où il mélange plusieurs questions qu’il
s’agit de distinguer. Pour ne citer que deux questions : le
premier niveau de débat est celui de notre analyse de ce
qui fait avancer les revendications de ceux qui sont en situation
de domination. Les citoyennistes considéreront que le moment
essentiel du changement est l’urne. Je considère moi
que c’est le rapport de force social qui est le moteur du
changement et qui a ensuite un reflet éventuel (et non systématique)
dans les urnes. Derrière ce premier débat se cache
deux conceptions de la démocratie : une conception délégative
et une idée de démocratie directe. Un second niveau
du débat concerne les populations issues de l’immigration.
Une partie d’entre elles (ceux ayant une nationalité
étrangère) ne peuvent même pas avoir le luxe
de notre discussion puisqu’ils sont exclus du droit de vote.
Pour exercer un droit ou le refuser, encore faut-il y avoir accès.
Pour de nombreux autres étant nés ou étant
devenus français se mélangent dans l’attirance
pour les urnes l’idée de peser dans les décisions
et les débats, celle de « représenter »
les parents qui n’ont pas accès au droit de cité
et des illusions sur la « démocratie » actuelle.
En ce qui me concerne j’ai une approche au cas par cas des
situations électorales. Ce sont des enjeux liés aux
rapports de force sociaux du moment qui m’amènent soit
à me taire sur une élection, soit à appeler
à ne pas participer, soit au contraire à appeler à
se mobiliser. C’est ce qui m’a amené à
appeler à voter contre Le Pen en 2002, à voter «
non » pour le référendum portant sur la constitution
européenne et aujourd’hui à résumer ma
position dans la phrase : Ni Sarkozy, ni PS, ni carte blanche.
3) À la fin de Dix ans de marche des beurs, vous citiez
un texte qui dit que l’histoire des banlieues semble cyclique,
comme si « chaque génération de l’immigration
était effectivement une génération zéro.
» On pense forcément aux émeutes urbaines, comme
symbole même de ce qui est sans cesse recommencé. D’une
part, sont-elles un phénomène nouveau du début
des années 1990, ou ont-elles des origines antérieures
? D’autre part, voyez-vous dans cette forme de mouvement une
conséquence directe de l’échec des mouvements
des années 1980 ?
Il n’est pas correct de parler d’échec pour
un mouvement contre lequel ont été mobilisés
des appareils d’une telle ampleur que le PS ou SOS Racisme,
contre lequel les déformations idéologiques ont pris
comme véhicule les médias lourds, et contre lequel
des sommes énormes ont été mobilisées.
Si nous avons à analyser sévèrement nos limites,
nous avons aussi à être vigilants contre la posture
nihiliste que tentent de diffuser les dominants d’aujourd’hui.
Les raisons de la révolte de 2005 sont le résultat
d’un long processus de dégradation des milieux populaires
et de leurs quartiers. Il y a donc des similitudes avec les révoltes
localisées qui caractérisent notre société
depuis plus de quinze ans. L’ampleur de novembre 2005 souligne
cependant une spécificité : « le sentiment d’un
destin commun » aux quatre coins du territoire. Novembre 2005
exprime l’absence d’autres canaux d’expressions
de la révolte et en ce sens sont le résultat des limites
des mouvements de la décennie 80. Je suis également
persuadé que la question urbaine est un des terrains d’affrontements
sociaux essentiels des prochaines années. A partir du moment
où une partie importante des milieux populaires est contrainte
à la précarité, l’entreprise ne peut
plus être considérée comme le seul terrain de
l’affrontement social. C’est d’ailleurs ici une
des épreuves les plus redoutables posée au monde populaire
: sa capacité à s’organiser sur les lieux d’habitat
et non seulement sur les lieux de travail.
« Une révolte en toute logique »
http://www.acontresens.com/livres/44.html
1) À propos du regard porté sur les émeutes
urbaines comme type de mouvement social, il nous a semblé
intéressant de mettre face à face deux citations extraites
de votre ouvrage L’affaire du foulard islamique :
- « Ce n'est [pas] en exprimant une révolte brute
et sans lendemain dans des émeutes urbaines (…) que
se modifient les rapports de force... »
- « Seuls les dominants peuvent regarder avec mépris
les formes de résistances « non pures » que prennent
les dominés. »
Finalement, comment se situer face aux émeutes urbaines
: est-il judicieux de les juger, d’en critiquer la portée
et les conséquences ? Faut-il au contraire les expliquer,
les analyser comme une forme de résistance et de radicalisation
des conflits, et – en un mot – les soutenir ?
Les deux phrases de mon ouvrage me semblent résumer ma position.
Tout dépend du moment de réflexion et de positionnement.
Les révoltes du type de celles que nous connaissons depuis
près de deux décennies à un rythme régulier
sont à la fois l’expression d’une forme de résistance
et de la non disponibilité d’autres canaux d’expression
de la colère légitime. Les analyser en amont et en
aval et inclure dans l’analyse le regard critique sur les
limites, les dérives, les dangers est une nécessité.
En revanche dans l’espace-temps de la révolte, le moment
n’est plus pour nous celui de l’ergotage et de la recherche
d’excuses pour justifier une non solidarité. Il était
ainsi pour moi scandaleux d’arguer de telle question de forme,
ou de telle limite ou de telle dérive pour ne pas appeler
à une mobilisation massive pour l’amnistie. Les dominés
prennent les formes de révoltes qu’ils peuvent prendre.
Nous sommes en conséquence collectivement responsables de
l’absence d’autres canaux d’expressions d’une
révolte légitime. Une fois une révolte de cette
ampleur enclenchée et quels que soient les désaccords
sur tel ou tel aspect ou forme, la seule réaction féconde
pour l’avenir aurait dû être : une manifestation
massive allant de Paris vers la Seine-Saint-Denis pour délimiter
clairement les camps.
Le collectif « A toutes les victimes des révoltes
de novembre 2005 » a été l’un des plus
actifs pour dénoncer la répression judiciaire des
révoltes de l’automne 2005.
2) Dans le même ordre d’idée, comment répondre
à la question du caractère proprement politique d’une
émeute urbaine ? Parleriez-vous de « révolte
» ? Que pensez-vous du fait que certains militants de la «
gauche anti-libérale », qui tente de s’unir en
vue des présidentielles, revendiquent aujourd’hui ce
mouvement social comme signe d’un « anti-libéralisme
» des « jeunes des banlieues » ?
Le débat sur la conscience politique souffre de l’habitude
du classement binaire. Il y aurait d’une part ceux qui sont
conscients politiquement et ceux qui ne le sont pas. La réalité
est beaucoup plus complexe. D’une part, la conscientisation
peut être partielle et centrée sur un des aspects de
la réalité sociale c’est-à-dire n’incluant
pas l’ensemble des facteurs porteurs de dominations et de
violences sociales sur les dominés. On peut ainsi nettement
conscientiser l’exploitation de classes et nier l’articulation
de celle-ci avec les dominations vécues spécifiquement
par la partie du peuple issue de l’immigration ou avec celles
vécues par les femmes. On peut de la même façon
être antisexiste en terme de prise de conscience et pourtant
adopter des positions objectivement racistes (je dis bien objectivement
c’est-à-dire indépendamment de la conscience
que l’on en a). D’autre part, la conscience d’une
situation n’est pas une rupture brute mais un processus comportant
des paliers en fonction des ressources (militantes, théoriques,
organisationnelles) de l’environnement. Les propos des jeunes
en révolte soulignent l’existence d’un refus
de la situation actuelle accompagné d’hypothèses
d’explications (ces hypothèses touchent à la
fois à la question sociale et à la question des discriminations
racistes). En ce sens il y a une conscience. Que celle-ci soit non
construite totalement, dans des formes en rupture avec les analyses
classiques du mouvement social, sans stratégie ni cible communes
formalisée, etc., ne remet pas en cause l’existence
de cette conscientisation. Quand à l’affirmation que
les jeunes ainsi en révolte soient « antilibéraux
», il faut également préciser. S’il s’agit
de poser que la dégradation des quartiers populaires est
un des résultats parmi de nombreux autres des choix libéraux
(encore que le terme libéral me semble être un euphémisme
pour ne plus dire capitaliste), cela est une évidence pour
moi. S’il s’agit d’analyser les intérêts
objectifs des habitants de ces quartiers populaires, c’est
également une remise en cause des choix « libéraux
» qui peut les caractériser. Ces jeunes sont donc pour
moi objectivement « antilibéraux » au sens qu’en
se battant pour leurs intérêts immédiats, contre
la paupérisation et la précarisation, contre le désinvestissement
de l’état et la ségrégation sociale,
contre les discriminations racistes systémiques et le statut
de l’indigénat, etc., ils se heurtent aux choix «
libéraux » à l’origine de cette situation.
Par contre le sont-ils subjectivement ? La réalité
est hétérogène et des configurations multiples
existent. Une partie est dans de la réaction à de
l’humiliation vécue, une autre dans des postures en
terme de classes sociales, d’autres encore vivent les réalités
sous le seul prisme du racisme postcolonial, d’autres articulent
enfin plusieurs causalités. Quant à la gauche «
antilibérale », elle souffre pour une partie non négligeable
de ses membres d’une sous-estimation (et pour certains d’une
négation) de la question postcoloniale qui est une des dimensions
de la gestion « libérale » actuelle.
4) Quel regard portez-vous sur les analyses sociologiques menées
autour de ces évènements, notamment par les chercheurs
regroupés par Laurent Mucchielli dans un ouvrage intitulé
Quand les banlieues brûlent… Retour sur les émeutes
de novembre 2005 ? (
http://www.acontresens.com/livres/40.html)
http://www.laurent-mucchielli.org
Je partage de nombreux aspects des analyses proposées dans
cet ouvrage collectif. A bien des égards il aide à
déconstruire les discours idéologiques dominants produit
pour justifier la répression et masquer les causes réelles
de la révolte. Toutefois de manière significative
comme pour le mouvement social « antilibéral »,
il y a, selon moi, une sous-estimation massive de la question postcoloniale
et du système de discrimination systémique qui la
caractérise. La hantise d’une division des milieux
populaires peut ainsi pousser des analyses en grande partie pertinentes
à la réaction consistant vaille que vaille à
« casser le thermomètre » en pensant ainsi supprimer
la maladie. Gramsci nous indiquait déjà la posture
qui me semble pertinente : pessimisme dans l’analyse et optimisme
dans la volonté. C’est en constatant que les milieux
populaires sont objectivement divisés, entre autres, du fait
de l’imaginaire colonial qui les ont influencés profondément
(mais également de l’imaginaire patriarcal, antijeune,
etc.) que nous pourrons trouver les éléments d’une
stratégie pour les réunifier. La négation d’une
partie du réel n’aide jamais le mouvement réel.
Cet aspect est d’autant plus important que cette non prise
en compte de la question postcoloniale comme élément
structurant le réel conduit à l’exemple exactement
inverse : la tendance à la négation de la question
sociale pour une partie des citoyens issus de la colonisation. Cette
seconde posture est entièrement récupérable
par les dominants sous la forme suivante : la question sociale est
réglée, il ne reste qu’à lutter contre
les discriminations. Les discours sur la discrimination positive
relèvent de cette logique de récupération.
5) Comment avez-vous (les Indigènes de la République)
vécu les émeutes de novembre 2005 en tant que militants
? Vous êtes-vous sentis dépassés, coupés
de ce mouvement ?
La réalité a été diverse selon les
endroits de France. Globalement ce mouvement ne nous a pas surpris.
Il était prévisible pour tous ceux ayant des liens
vivants avec les quartiers populaires. L’ampleur et la durée
du mouvement eux, nous ont surpris. Notre intervention a surtout
été dans l’après-coup. Nous avons été
surpris par le nombre de sollicitations pour débattre au
cours du mois de décembre et dans les premiers mois de l’année.
Cela étant dit les Indigènes comme les autres ne sont
pas massivement présents dans les quartiers populaires. Ici
ou là des militants et quelques collectifs locaux peuvent
être en prise avec leur quartier mais globalement la déconnexion
est avérée. Il ne pouvait pas en être objectivement
autrement compte tenu des trois dernières décennies.
5) Quels seront selon vous les effets de la répression féroce
des révoltes de 2005 ? Les quartiers populaires ont-ils été
matés, dissuadés de se faire entendre de nouveau,
ou bien, au contraire, la haine de la police et de l'injuste justice
s'est-elle accrue au point d'aboutir à une radicalisation
dans la violence ?
Au sortir de ces révoltes le sentiment est encore plus à
l’humiliation et à la Hoggra. Surtout ce mouvement
a été isolé et n’a pas eu le soutien
qu’il aurait dû avoir. Cela renforce encore plus le
décalage avec les forces politiques et associatives qui prétendent
porter une alternative. La non mobilisation pour l’amnistie
laissera également des traces. Sans pouvoir prédire
l’avenir on peut repérer des tendances possibles contradictoires.
La première est le passage d’une violence externalisée
à une autodestruction (se détruire parce qu’on
ne se révolte plus). La seconde peut effectivement être
une radicalisation de la violence mais dans des franges plus restreintes
que celles ayant mené la révolte. La troisième
est l’organisation et la conscientisation.
Le délaissement, la division
1) De quand date le délaissement des quartiers populaires
et des populations immigrées par les organisations de gauche,
et comment s’explique-t-il ?
Le délaissement des quartiers populaires date selon moi
de la décennie 70 avec comme premier indicateur visible de
dégradation la marche pour l’égalité
de 1983. Une des raisons explicatives est l’abandon des perspectives
de rupture radicale avec le système dominant et la conversion
à une gestion sociale-libérale. Une seconde raison
réside dans la question postcoloniale et du blocage face
à celle-ci. Les décennies 70 et 80 sont celles qui
marquent le passage pour l’immigration maghrébine à
une immigration de peuplement. L’idéologie intégrationniste
consensuelle empêche la gauche de prendre la mesure de ce
passage et de sa signification. Ces ex-colonisés et leurs
enfants deviennent français sociologiquement pour leur totalité,
juridiquement pour une grande part. Ils expriment en conséquence
des revendications légitimes qui étaient tues jusque
là en raison du sentiment de « ne pas être chez
soi » ou encore du sentiment d’extranéité.
Ce potentiel de contestation sociale se heurte à une vision
en terme d’intégration qui est inentendable par les
premiers concernés. Il n’est ainsi pas étonnant
que l’ensemble des partis de gauche et la quasi totalité
de l’extrême gauche ont accueilli SOS Racisme comme
une bonne nouvelle au même moment où cette organisation
était rejetée dans les quartiers populaires.
La marche pour l’égalité de 1983.
2) Vous êtes syndicaliste à la CGT. Parvenez-vous
dans votre syndicat à poser, à imposer les questions
spécifiques de l’immigration ? Comment êtes-vous
reçu ? Votre syndicat a-t-il un regard critique sur la période
où il a sans doute « loupé le coche »
avec les quartiers populaires ? Avez-vous eu de près ou de
loin des expériences dans un parti politique ?
La CGT n’est pas épargné par les processus
que je décris dans la réponse à la question
précédente. Elle est touchée elle aussi par
les processus discriminatoires. En témoigne la sous représentation
des travailleurs issus de l’immigration dans ses instances.
Si aujourd’hui le débat n’est plus tabou du fait
de la prise de parole d’un certain nombre de syndicalistes
issus de l’immigration, la question reste largement sous-estimée
et considérée comme secondaire. J’ai appartenu
comme beaucoup de jeunes issus de l’immigration de ma génération
à une organisation politique. Pour une grande partie cet
engagement était au PCF ou au JC. Pour moi c’était
dans une organisation maoïste très active à l’époque
dans les quartiers populaires du Nord de la France. Parmi les raisons
de la rupture se trouve entre autres un rejet du paternalisme à
l’endroit des jeunes issus de l’immigration.
3) Dans l'entretien (http://www.cequilfautdetruire.org/article.php3?id_article=244&var_recherche=ham%E9)
réalisé avec Hamé de la Rumeur le 15 mai 2004
dans le journal CQFD (
http://www.acontresens.com/contrepoints/societe/22.html),
vous redoutiez l'apparition d'une division au sein de la population
dominée en France. Contre ce risque, vous défendez
depuis longtemps l’idée que l’immigration est
le « miroir grossissant » de la société,
un « indicateur du recul social global ». Or, cette
idée semble très difficile à intérioriser,
d’une part chez les « gens de gauche » qui se
sont faits très discrets dans leur « soutien »
(qui aurait pu prendre des formes diverses, en amont et en aval)
aux émeutiers en novembre 2005 ; d’autre part chez
les étudiants ayant mené la lutte contre le CPE, qui
en ont même oublié que la loi sur l’égalité
des chances était avant tout « destinée »
aux quartiers (même si une minorité s’en est
souvenue – voir notre article :
http://www.acontresens.com/contrepoints/societe/30.html).
Comment avez-vous perçu le mouvement anti-CPE ? Comment a-t-il
été perçu dans les quartiers que vous connaissez
?
Le mouvement anti-CPE est un nouveau rendez-vous manqué.
L’arrêt du mouvement sans obtenir l’abrogation
de l’ensemble de la loi sur l’égalité
des chances est une épreuve de plus dans la convergence nécessaire
entre tous ceux qui payent les choix économiques dominants.
Cet arrêt a été vécu une nouvelle fois
comme signe d’un isolement massif. Au delà du mouvement
lui même c’est aussi l’attitude face aux jeunes
étudiants emprisonnés qui a laissé des traces.
Les prises de positions se sont multipliées pour dénoncer
ces arrestations par les mêmes organisations qui avaient été
silencieuses pour les jeunes de novembre. Ce silence était
et est assourdissant.
4) Vous avez bien montré avec Pierre Tévanian ( http://www.lmsi.net)
comment la question du voile à l’école (
http://www.acontresens.com/contrepoints/societe/24.html)
a été un formidable outil de division, en «
imposant un clivage pour occulter d’autres questions brûlantes
». L’ethnicisation des questions sociales semblerait
donc délibérée. Pourtant, dans l’article
de mai 2005 (
http://www.indigenes-republique.org/spip.php?article37)
publié sur le site du Mouvement des Indigènes de la
République (
http://www.indigenes-republique.org),
vous écrivez : « Quand avons-nous dit que les personnes
étaient intentionnellement racistes ? Nous disons juste que
cette loi est objectivement raciste et sexiste, indépendamment
de la subjectivité de ceux ou celles qui la soutiennent.
» La question qui se pose est donc celle de la responsabilité
des dirigeants. S’agit-il d’un « complot cynique
» ou de l’« orchestration sans chef d’orchestre
», dont parlait P. Bourdieu ?
L’affaire dite du foulard islamique met en scène deux
acteurs distincts pour ceux qui ont défendu cette loi scandaleuse.
Le premier acteur est le gouvernement qui dans la recherche de thèmes
de diversion permettant de cacher les véritables problèmes
de notre société instrumentalise le thème de
l’immigration et de l’islam d’une part, tente
de produire de la peur pour créer des consensus contre nature
d’autre part. Sans parler de « complot cynique »
nous sommes en présence d’une stratégie consciente
ayant un objectif, se donnant des moyens et ne s’intéressant
pas aux « dégâts collatéraux ».
Le second acteur est constitué d’enseignants, de militants
laïcs, de militants de gauches et d’extrêmes gauches,
de féministes, etc., qui ont soutenu objectivement une loi
raciste et ce indépendamment de ce qu’ils pensent d’eux-mêmes
(beaucoup sont ceux qui s’estiment sincèrement antiracistes).
La réaction sincère de ces enseignants souligne l’imprégnation
par les « mythes républicains » du monde enseignant.
C’est cette non-décolonisation des analyses et des
histoires qui a été la condition de possibilité
de l’instrumentalisation par le gouvernement.
5) Dans le même ordre d’idée, vous répétez,
à raison, que la population des quartiers sert de variable
d’ajustement économique, dans une perspective de généralisation
de la précarité à l’ensemble de la société.
Mais dans quelle mesure les causes économiques sont-elles
aujourd'hui déterminantes dans les drames sociaux et humains
dont sont victimes les banlieues ? En d’autres termes, l'intériorisation
de la grille de lecture en terme de « choc des civilisations
» n'est-elle pas avancée au point d'influer sur certaines
politiques, indépendamment des logiques de rentabilité
?
Si nous regardons les statistiques de l’intérim, des
emplois sous-payés, des emplois dangereux, des contrats aidés,
des horaires découpés, etc., c’est-à-dire
les emplois exprimant le processus de mac-donaldisation de l’économie,
nous constatons une surreprésentation des immigrés
et des Français issus de l’immigration. Il n’y
a donc pas une exclusion totale du marché du travail mais
une tendance à la segmentation ethnique de ce marché
comme outil d’une précarisation globale de l’ensemble
des secteurs. La grille de lecture en terme de « choc des
civilisations » a une vocation idéologique qui permet
de na pas faire apparaître comme scandaleux la situation faite
à une partie de la classe ouvrière de ce pays. Il
n’y a jamais selon moi une coupure totale entre l’instance
idéologique et l’instance économique. Si chacune
d’elle peut garder une autonomie relative, elles se nouent
dans la durée pour produire l’état d’une
société. La théorie du « choc des civilisations
» n’est pas qu’une divagation de quelques idéologues.
Elle correspond au besoin de légitimation d’un système
de domination économique à un moment donné
des rapports de forces. Si elle n’avait pas existé,
une autre serait apparue avec un autre nom et d’autres contours
mais avec la même fonction. L’instance idéologique
fonctionne selon moi comme un vaste marché avec une demande
d’idées et de théories provenant de l’instance
économique et une offre qui y répond. A partir du
moment où la demande est présente, inévitablement
des offres émergent. Parmi ces offres, celles qui sont les
plus efficaces pour l’instance économique finissent
par être sélectionnées. Bien sûr à
certains moments l’instance idéologique peut du fait
de son autonomie prédominer mais ce n’est que provisoirement,
un peu comme un culbuto retrouve toujours son équilibre.
Un mouvement autonome
1) L’idée d’un « mouvement autonome »
est ancienne : pouvez-vous en faire rapidement la genèse,
et expliquer ce que veut dire concrètement ce terme d’autonomie
?
L’idée d’un mouvement autonome est aussi ancienne
que les luttes de l’immigration. Elle a son origine théorique
dans l’incapacité des organisations revendicatives
et politiques de la société française à
prendre en compte la spécificité des dominations vécues
par les populations issues de l’immigration. Il n’y
a donc aucune « religion de l’autonomie » à
avoir mais au contraire une perception de sa nécessité
historique concrète dans un contexte national précis.
Sans être exhaustif les moments suivants de retour des essais
d’organisation autonome peuvent être repérés
:
- la question anticoloniale face aux ambiguïtés de
l’engagement pour l’indépendance des colonies
françaises
- Le Mouvement des Travailleurs Arabes face à la sous-estimation
des agressions racistes d’une part et à la non prise
en compte des revendications spécifiques des immigrés
postcoloniaux
- Les années qui ont suivi la Marche pour l’égalité
face à l’instrumentalisation du PS
- Le mouvement des sans-papiers face aux résistances à
exiger une régularisation globale
- Etc.
Concrètement l’autonomie est donc la garantie que
les revendications spécifiques des quartiers populaires,
l’immigration et de ses enfants français, ne soient
pas systématiquement considérées comme secondaires
ou pire sacrifiées sur l’autel de « l’unité
» électoraliste. Elle ne veut donc pas dire isolement
mais émergence d’un acteur sur lequel il faut compter.
L’autonomie peut donc s’articuler avec des convergences
mais sur des bases de prise en compte des habituels oubliés.
Que les revendications spécifiques soient prises en charge
par les organisations globales du monde populaire, et alors sans
doute la nécessité de l’autonomie (du moins
de celle-ci) cessera. Nous en sommes encore loin. La forme d’organisation
souhaitable est toujours en lien avec un état de la réalité
sociale.
2) Un mouvement autonome sous-entend-il également des formes
de luttes spécifiques, des nouvelles formes de mobilisation,
d’élaboration des idées, qui rompent avec les
formes institutionnalisées ?
Bien entendu, les formes de lutte sont fonction de deux facteurs
: en premier lieu l’état du rapport de force et en
second lieu la radicalité des situations vécues et
qui sont dénoncées. Compte tenu de la dégradation
massive de la situation des quartiers populaires (encore plus forte
pour les habitants issus de la colonisation de ces quartiers) cela
passe par des formes anciennes (manifs, occupations, tracts, etc.)
mais aussi par des formes nouvelles à inventer.
3) Quels ont été les résultats obtenus par
les expériences précédentes de mouvements autonomes
(Mémoire fertile par exemple) ? Quelles « leçons
» en tirer ?
Ces leçons peuvent se résumer à deux : il
est possible de construire dans la durée des rassemblements
nationaux radicaux sur les questions des quartiers populaires et
de l’immigration. Telle est pour moi la première leçon.
Sur plusieurs années Mémoire Fertile a permis un travail
de théorisation de notre situation autonome en associant
des militants et des chercheurs. Elle a permis la structuration
de plusieurs dizaines de comités locaux mettant en œuvre
des actions locales. La seconde leçon est la tendance à
reproduire à l’interne ce qui est dénoncé
pour l’externe : lutte de pouvoir ; division du travail manuel/intellectuel
; clivage sur la question des élections, etc.
« 4. Mémoire Fertile »
4) Dans un entretien paru dans La Voix du Nord le 9 novembre 2005
(
http://www.lavoixdunord.fr/dossiers/societe/violences/0511094.phtml
),
vous dîtes « il faudra (…) proposer un Grenelle
des quartiers populaires. » Qu'entendiez-vous par là
?
La situation des quartiers populaires n’est pas un thème
de revendications qui s’ajouterait à d’autres
thèmes. Elle est stratégique et la dégradation
actuelle touche aux cultures sociales qui permettent la résistance.
Le terme « Grenelle » renvois à cette dimension
centrale. Il s’agit d’imposer par le rapport de force
une négociation nationale sur le logement, le pouvoir d’achat,
l’école, etc., non pas dans l’abstrait de la
nation mais là où cela se dégrade concrètement
le plus : les quartiers populaires. Ce « Grenelle »
peut venir « d’en haut » et à ce moment
toutes les récupérations sont possibles. Il peut aussi
venir d’un mouvement social imposant ses représentants
et ses revendications. Nous n’en sommes encore pas là.
4) Le mouvement autonome actuellement en construction est-il mouvement
« de l’immigration » ou mouvement « des
quartiers populaires » ? Pourquoi ?
Les deux tendances existent non seulement entre les organisations
voulant construire ce mouvement mais je pense à l’intérieur
de chacune de ces organisations. L’épreuve est de taille
et je pense même que c’est cette épreuve qui
explique une partie des échecs passés. Il nous faut
penser l’articulation entre la question des classes sociales
et celle de la domination vécue par une partie des milieux
populaires caractérisée par son origine postcoloniale.
Deux dérives fréquentes sont constatables : la négation
des dominations spécifiques au prétexte de ne pas
diviser la classe d’une part et la négation de la communauté
de domination et de destin (en terme de souhaitable stratégique)
au prétexte de ne pas diluer les dominations spécifiques.
C’est cette tension qu’il s’agit de construire
théoriquement et pratiquement et cela est objectivement difficile.
5) La question qui paraît essentielle, et que vous posiez
dès 1994, est celle de la gestion de la « dialectique
spécificité/globalité ». Si en effet
« tout est lié », depuis l’exclusion vécue
dans les quartiers jusqu’au système capitaliste mondial,
quelles priorités donner ? Quand passer du spécifique
au global ?
Je reste à ce niveau radicalement matérialiste c’est
à dire que l’on ne peut agir qu’en partant des
problèmes concrets des personnes que l’on prétend
organiser. C’est en partant de revendications et d’actions
partant et maîtrisées par les premiers concernés
que la conscience des liens peut se développer sans occulter
tel ou tel aspect essentiel pour une partie des militants. Tant
que cette dimension concrète n’est pas présente
les différentes composantes resteront, compte tenu de l’expérience
du passé, au mieux dans une posture sceptique et au pire
dans le refus des dimensions communes.
6) Vous avez interprété les phénomènes
de consommation à outrance que l’on trouve dans certains
quartiers pourtant démunis (achat de biens superficiels,
spirale du crédit, etc.) comme le reflet d’une volonté
de normalité, selon la logique « consommer pour être
comme tout le monde ». Mais ce phénomène ne
traduit-il pas une intégration des logiques de consommation
capitaliste, et un attachement plus profond à cette société
du spectacle ? Comment dans ces conditions articuler ce mode de
vie à une lutte contre le système capitaliste ?
Bien entendu mais il faut entendre le caractère potentiellement
subversif de cette demande de normalité tout en interrogeant
pourquoi il se décline (et il est poussé bien sûr
dans ce sens) dans des dimensions et des formes préservant
le système social dominant. Derrière cette demande
de normalité, il y a un refus d’un traitement d’exception,
de marginalisation, de double loi et valeurs (pour les dominants
et les dominés). C’est parce que cette « normalité
» semble inaccessible en terme d’emplois, de logement
décent, de droit à l’avenir, etc., qu’elle
se rabat sur des apparences. La question des formes de la normalité
exigée est dépendante de l’existence ou non
d’un espoir social. Aujourd’hui cet espoir est en crise
et il s’agit de le reconstruire.
7) Un parallèle entre le mouvement autonome actuellement
en construction et le mouvement noir américain des années
1960 autour des Black Panthers (
http://www.acontresens.com/contrepoints/histoire/19.html)
vous semble-t-il judicieux ? Qu’est-ce qui s’en rapprocherait
/ s’en éloignerait ?
Absolument. Aux USA aussi il a fallu des affirmations radicales
spécifiques pour que les questions soient posées (ce
qui ne veut pas dire résolues). Là-bas aussi le mouvement
concret a évolué vers l’articulation des questions
de classes et de « races ». Les différences portent
plus sur la composition du mouvement ouvrier en France qui est fortement
différent du contexte américain. Ces différences
ne se conjuguent pas dans le même sens : par exemple il y
a eu un mouvement abolitionniste fort dans une partie des USA et
il n’y a pas eu de mouvement anticolonialiste massif en France.
A l’inverse il y a une histoire de la radicalité populaire
plus forte en France qu’aux USA.
8) Quelles peuvent être les perspectives à court terme
et à long terme d’un mouvement autonome ? Présenter
des candidats, des listes aux élections ?
Les perspectives me semblent d’abord être la visibilité
au travers de luttes concrètes car c’est elle qui peut
amener à modifier des rapports de force et à redonner
de l’espoir social. Cela ne veut pas dire qu’aucune
perspective électorale n’est possible mais que celle-ci
suppose des conditions qui ne sont pas actuellement réunies.
Les illusions sur les élections sont un indicateur de démobilisation.
Elles sont un signe d’un sentiment d’impuissance conduisant
à se rabattre sur ce qui semble « réaliste »
et accessible en oubliant que ce « réalisme »
a comme condition de rester dans le cadre du système actuel
c’est-à-dire à rogner la radicalité qu’exige
la situation sociale.
Entretien avec Saïd Bouamama, suite
http://www.dissidence.libre-octet.org/rencontrer/bouamama2.html
« Les Indigènes de la République » (
http://www.indigenes-republique.org)
: la théorie, « l’intellectualisme », la
base sociale
Lire l’appel : « Nous sommes les Indigènes de
la République » :
http://www.indigenes-republique.org/spip.php?article1
1) Les polémiques entre historiens sur l’emploi du
terme « indigène » nous intéressent peu.
Par contre, nous sommes interpellés par le fait que certains
enfants d’indigènes (c’est-à-dire des
gens dont les parents ont été soumis au code de l’indigénat
dans les colonies françaises) sont gênés par
l’emploi de ce terme. Il leur semble « décalé
», par rapport à ce qu’ont pu vivre leurs parents.
Pouvez-vous « clarifier », comme vous appeliez à
le faire dans un texte de mai 2005 (
http://www.indigenes-republique.org/spip.php?article37),
votre emploi des termes « indigène » et «
indigénat », et la signification que vous leur donnez
dans le contexte français ?
Il est toujours difficile pour un dominé de reconnaître
et donc de nommer la domination qui le caractérise. Le faire
suppose une conscientisation qui engage et en particulier qui rend
difficile l’inaction. Le terme indigène a une visée
de retournement du stigmate qui est toujours un des chemins que
prennent les révoltes contre la domination. En terme de réalité
sociale, il désigne ce qu’il y a de commun avec la
réalité coloniale : l’existence d’un traitement
d’exception qui n’est pas le fait de quelques individus
racistes mais qui est produit par un système social et donc
qui influence l’ensemble de ses institutions. Dire cela ne
signifie pas que tout est similaire à la situation coloniale.
C’est simplement souligner une dimension en reproduction (la
reproduction étant entendue par nous comme articulation d’une
invariance et de mutations). Ce qui est désigné par
le terme indigène c’est donc une place sociale et non
des individus d’où ma formulation : « des indigènes
contre l’indigénat ». Tant qu’il y aura
en plus de l’exploitation liée à la classe,
un traitement spécifique lié à la « race
» (c’est-à-dire des discriminations racistes
systémiques) nous serons en présence d’un indigénat.
2) Si des intellectuels ont pu vous attaquer dans des débats
sémantiques sans fin en vous accusant de simplifications,
d’amalgames, etc., le reproche inverse existe aussi : on reproche
aux « Indigènes de la République » d’être
trop « intellectualistes ». De fait, il semble y avoir
une tension entre, d’un côté l’aspect théorique,
analytique, critique (bien représenté par le site
Internet du mouvement), et de l’autre le fait et la volonté
d’être « une prise de parole des premiers concernés
pour les premiers concernés ». Comment gérez-vous
cette double exigence ?
Je n’ai malheureusement pas de solution mais de nouveau simplement
des convictions que nous ne pouvons pas choisir entre théorie
et pratique. Dans un monde et sur un thème sur-idéologisés,
les mots sont importants et les luttes sociales commencent par nos
grilles de lectures de la réalité. A l’inverse
aucun combat ne se gagne théoriquement mais bien dans la
pratique concrète et le rapport de force. Je suis néanmoins
confiant car la multiplication des expériences ne peut que
conduire à terme à la prise en compte de ces deux
dimensions. Le comment faire ne dépend pas d’un «
homme miracle » qui nous donnerait la forme d’organisation
idéale mais de tentatives, d’expériences, d’échecs,
de bilans, etc.
3) On a pu constater ces dernières années l’absence
d’actions collectives fortes dans les quartiers populaires
autour de questions qui pourraient « naturellement »
faire se réunir les habitants de ces quartiers (lois sur
la laïcité, sur l’immigration, question des sans-papiers).
Face à cette difficulté à mobiliser, quelles
idées (de thèmes, d’actions, etc.) développez-vous
afin de rendre votre mouvement visible et attractif pour «
les premiers concernés » ?
Il ne me semble pas qu’il y ait eu absence d’action
collective forte dans les quartiers populaires et nous devons veiller
à une tendance à ne pas nous orienter vers une posture
nihiliste dans la lecture de nos combats et même de nos échecs.
La question qui reste posée est celle de notre capacité
à produire de l’action collective convergente et touchant
au niveau national afin de peser sur les rapports de forces sociaux.
Ce qui me semble par contre certain c’est que ce type d’écueil
ne peut être dépassé qu’en partant d’une
ou deux questions précises touchant à la dignité
des personnes : rapport jeunes/polices ; droit de vote pour les
résidents étrangers ; mouvement contre l’intérim
et la précarité, etc. Sans ces cibles volontairement
restreintes mais communes à tous les quartiers populaires
dans un premiers temps nos actions refléteront la réalité
d’un développement inégal des réalités
sociales et des prises de consciences. Telle est ma position sur
les thématiques. Sur la forme c’est la visibilité
sociale et politique qui doit être l’objectif, ce qui
oriente vers des actions radicales, coordonnées et inscrites
dans la durée et la régularité.
4) Vous insistiez dans un texte de mai 2005 ( http://www.indigenes-republique.org/spip.php?article37
) sur la nécessité au sein des « Indigènes
» de « théoriser [vos] pratiques de lutte, et
[d’]en écrire la mémoire ». Vous avez
vous-même écrit la mémoire des luttes de la
décennie 1983-1993 dans Dix ans de marche des beurs. Quel
a été l’écho de votre livre, depuis sa
parution ? Avez-vous senti une intériorisation de cette mémoire
chez les militants plus jeunes que vous côtoyez aujourd’hui
?
Il est toujours difficile de parler de soi. Cela étant dit,
le livre a été rapidement épuisé et
la vente a été essentiellement réalisée
dans des actions militantes et des débats publics. Le livre
est également fréquemment cité dans des textes
et des revues militantes. D’autres auteurs ont amené
leur contribution par d’autres parutions à ce travail
de mémoire. Les travaux de Moghnis Abdallah et de l’agence
im’média sont à ce titre exemplaires. L’enjeu
de cette mémoire autonome est encore plus fort aujourd’hui.
En effet, la mise en œuvre par le gouvernement de droite d’une
« Cité Nationale de l’histoire de l’immigration
» (c’est-à-dire d’un musée qui nous
enterre et qui enterre nos combats) produira une vision récupérable
et euphémisée de nos espoirs, de nos luttes et de
notre expérience. Quant à l’impact sur les jeunes
militants la modestie est de mise, le retard est tellement grand
et la tâche tellement immense qu’il faudra beaucoup
de temps et de sueur.
5) Dans le même ordre d’idée, croyez-vous au
développement d’un mouvement politique par l’éducation
populaire, la formation militante (qui elle aussi a une histoire
notamment dans les milieux d’extrême-gauche) ? Pensez-vous
que les « profs » seraient bien reçus dans une
telle démarche ?
L’expression « éducation populaire » est
un mot valise au sens où le disait Bourdieu. L’éducation
populaire cache un conflit entre deux tendances contradictoires.
L’une est capacitaire et est centrée sur l’idée
d’amener les « lumières » à un peuple
ignorant. L’autre sur l’idée que le peuple a
un savoir et qu’il faut produire les espaces-temps dans lequel
ce savoir se travaille, se théorise, s’inscrit dans
des trajectoires, forme des militants et en définitive renforce
nos luttes sociales. Pour cette seconde tendance qui est bien sûr
la mienne le modèle ne peut pas être celui profs/élèves.
Certes la transmission des savoirs est nécessaire mais sur
la base d’un lien permanent entre théorie et pratique
d’une part et sur la conviction que chacun est en même
temps formé et formateur. Les profs y ont leur place comme
tout le monde mais pas en tant que « prof ».
6) En 1994, vous déploriez le fait qu’une question
n’était pas débattue dans les mouvements, malgré
son évidence : celle de l’importance numérique
des personnes d’origine maghrébine relativement aux
autres dans les luttes de l’immigration. Qu’en est-il
aujourd’hui ? La question est-elle posée ?
Nous avons avancé sur ce point qui est essentiel compte
tenu de l’histoire de la société française.
Abdelmalek Sayad soulignait déjà le caractère
« exemplaire » de l’immigration algérienne
au sens où elle poussait à la caricature ce qui est
en œuvre pour les autres immigrations. De plus le rapport tissé
avec l’immigration maghrébine en général
et l’immigration algérienne en particulier est celui
qui est utilisé comme grille de lecture pour les autres immigrations
: un Marocain et même un Turc est construit, regardé,
appréhendé comme un « Algérien »
avec l’ensemble de l’histoire que cela véhicule.
Paradoxalement l’excès de négation a produit
des réaffirmations très fortes visibles aujourd’hui
dans les débats publics. De plus en plus de personnes s’expriment
fortement (et parfois caricaturalement) pour refuser que l’on
noie la question dans la question sociale globale ou que l’on
compare en permanence avec les immigrations non issues des anciennes
colonies. Une dérive peut donc en produire une autre. Le
mouvement dont nous avons besoin aujourd’hui n’est pas
un mouvement d’arabes pour des arabes ou de noirs pour des
noirs. Simplement jouer au naïf c’est-à-dire ne
pas interroger les causes de cette nouvelle dérive potentielle
ne peut qu’amener une nouvelle impasse.
7) Un des manques des mouvements des années 1980 que vous
avez pointé du doigt était l’absence de connexion
avec la génération des parents. L’insistance
sur l’histoire de la colonisation peut-elle être un
moyen de refaire la jonction politique avec les personnes plus âgées
?
Je le pense vraiment même si cela ne peut bien entendu pas
être le seul axe d’action sur ce point. D’ailleurs
l’inversion de l’ordre des valorisations des générations
par le discours dominant est une réponse à cette possibilité.
Jusqu’à il n’y a pas si longtemps les parents
étaient dévalorisés (comme non intégrables,
traditionnels, fermés à la modernité, etc.)
et les enfants étaient construits comme « beurs »
intégrables, rassurants, assimilés. Aujourd’hui
l’ordre de valorisation est inversé : les parents sont
présentés comme étant discrets, respectueux
de la société française, etc., et les enfants
comme « ostensibles », provocants, touchés par
le communautarisme et l’intégrisme, etc. Cette inversion
a une fonction : imposer une injonction à la déloyauté
entre les générations. Le besoin de cette injonction
est significatif.
8) La question « trans-générationnelle »
appelle la question « transgenre ». Comment expliquer
l’absence de la question féminine dans les luttes antérieures
? Souhaitez-vous, comme le souhaite par exemple Christine Delphy
(
http://lmsi.net/recherche.php3?recherche=delphy&lancer.x=0&lancer.y=0),
mettre cette question davantage en avant ?
Je partage entièrement le point de vue de Christine Delphy
dont les travaux m’ont beaucoup appris. D’une part cet
aspect est essentiel du fait qu’il remet en cause un des axes
des dominations des populations issues de l’immigration :
leur réduction à une force de travail masculine. D’autre
part parce que la question des rapports sociaux de sexes ne s’articule
pas logiquement, simplement ou « naturellement » avec
celle des autres rapports de domination. Les conscientisations ont
un développement inégal liés aux vécus
des personnes aboutissant à un résultat qui peut être
difficile à accepter mais qui est bien réel : on peut
être anti-raciste et sexiste, syndicaliste et raciste, etc.
Il en découle la possibilité de diviser ceux qui ont
intérêt à s’unir et d’unir ceux
qui ont intérêt à s’affronter. L’affaire
du foulard a ainsi montré comment des luttes justes peuvent
être instrumentalisées contre d’autres dominés.
L’islam français en politique
1) Au début des années 1990, vous évoquiez
l’arrivée dans l’espace public français
d’organisations musulmanes, qui « s’engouffrent
» dans l’« écart entre associations et
populations ». Le phénomène a été
croissant : s’explique-t-il toujours par cet « écart
», ou d’autres facteurs sont-ils intervenus ?
D’autres facteurs sont à prendre en compte même
si selon moi ils n’invalident pas cet aspect. En premier lieu,
il y a eu la fonction sociale objective qu’ont jouée
ces associations musulmanes : elles ont permis à de nombreux
jeunes de trouver une « sérénité »
face à un vécu social devenu insupportable. L’offre
de cultuel ne peut avoir des effets aussi importants s’il
n’y a pas une demande. C’est là la faiblesse
de toutes les analyses qui se contentent de parler de « manipulations
» et/ou « d’endoctrinement ». En second
lieu la diabolisation de l’islam et les islamalgames ont suscité
une réaction exactement inverse. Enfin l’attachement
à l’islam est aussi une forme dé résistance
aux injonctions assimilationnistes revenant en force dans les discours
républicanistes et de valorisation de l’œuvre
positive de la colonisation.
2) L’expression de « retour à l’islam
» chez une partie des populations d’origine musulmane
vous paraît-elle appropriée ? Qu’en était-il
quand vous aviez 20 ans, au moment des « Marches » ?
Comment expliquez-vous sociologiquement ce phénomène
? Le déplorez-vous ?
Dire qu’il y a retour c’est dire dans le même
temps qu’il y a eu rupture ou écart. L’implicite
est ici une nouvelle fois le mythe républicaniste et assimilationniste
d’une France civilisatrice des sauvages. Le simple contact
avec cette « France » même en situation de domination
suffirait à produire un désir d’assimilation
dont une des composantes serait la rupture avec les croyances religieuses
héritées. Les enfants de l’immigration ne sont
ni plus ni moins croyant que leurs parents. Par contre à
l’évidence le rapport à la société
française n’est plus le même et donc aux revendications,
y compris liées aux cultes. Ce qui change c’est le
rapport à la visibilité sociale. Le second changement
est la montée en force effrayante de l’islamophobie
qui n’était pas encore une question à laquelle
la génération de la Marche était confrontée
massivement. Enfin il n’y a aucune homogénéité
au sein des populations issues de l’immigration et l’affirmation
religieuse voisine avec d’autres. Je n’ai ni à
déplorer ou à me satisfaire de ces constats. La vigilance
porte pour moi non pas dans les formes de l’affirmation mais
dans les instrumentalisations qui ont touché les associations
non cultuelles et qui touchent aujourd’hui les associations
cultuelles.
3) Pensez-vous qu’une représentativité politique
des musulmans est souhaitable ?
Les musulmans ne sont pas une catégorie sociale homogène
qui pourrait avoir une homogénéité de point
de vue et donc d’affirmation politique. Je ne crois en conséquence
pas à une représentativité unique et suis persuadé
que les années à venir seront celles de l’émergence
de différents courants. L’idée d’un équivalent
d’une JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) chez
les musulmans n’est pas saugrenue. De même que celle
d’une expression de gauche radicale et musulmane non plus.
Cependant elles voisineront avec des versions instrumentales, coloniales,
etc., visant à contrôler les citoyens musulmans pour
le plus grand bien des dominants, en échange de places et
de subsides.
4) Vous parlez d’une « gestion coloniale de l’islam
» à propos du Conseil français du culte musulman
: pouvez-vous développer cette idée ?
Le CFCM a sur de nombreux sujets été la courroie
de transmission du pouvoir (otages français au Moyen-Orient,
affaire du foulard, révolte de novembre par endroits, etc.).
La gestion coloniale de l’islam est le traitement exceptionnel
de cette religion au regard du traitement fait aux autres religions
en France. Toute tentative de l’Etat d’utiliser l’islam
sur les formes de la contestation ou pour canaliser des revendications
et des mouvements sociaux est un traitement d’exception.
5) Le Collectif des musulmans de France (CMF) est un des initiateurs
du Mouvement des Indigènes de la République. A ce
propos, vous écriviez en mai 2005 ( http://www.indigenes-republique.org/spip.php?article37
) : « nous devons absolument défendre notre choix de
construire avec des associations musulmanes ». Pouvez-vous
l’expliquer ?
Je juge les personnes et les mouvements à ce qu’ils
défendent politiquement et socialement et non au référent
identitaire qu’ils ont choisi. Plus personne ne tique aujourd’hui
pour signer une déclaration ou un tract avec la JOC malgré
son référent identitaire religieux. Croyants ou non
croyants jugent la JOC au regard des positions prises, des revendications
défendues et des pratiques militantes. L’islam est
la seconde religion de ce pays et les populations issues de l’immigration
sont massivement populaires. Continuer avec ces exigences de «
purisme » soi-disant « laïques » c’est
contribuer volontairement ou non au développement d’un
clivage au sein des milieux populaires. Comme pour les autres religions
nous avons aujourd’hui des croyants réactionnaires
et d’autres progressistes, exactement comme nous avons des
athées réactionnaires et d’autres progressistes.
6) Il nous semble que le fait que vous soyez d’origine algérienne
vous « abrite » de certaines critiques, et que vos propos
peuvent ainsi prendre un ton que d’autres, comme Pierre Tévanian,
auraient peut-être plus de mal à soutenir. On pense
par exemple à cette phrase : « nous n’encourageons
pas les jeunes filles à brandir le « foulard »
comme étendard » (L’affaire du foulard islamique).
Ou, dans un autre registre, à vos critiques sans concession
de l’islam politique radical. Qu’en pensez-vous ?
La critique intransigeante des récupérations réactionnaires
de l’islam (qu’on l’appelle intégrisme
ou islamisme ou islam politique peu importe car aucun de ces termes
n’est satisfaisant) n’est possible que s’il y
a dénonciation des causes qui expliquent le développement
de cette tendance (largement minoritaire en France). De même
cette critique n’a de sens que si l’on rejette ce à
quoi elle sert de support : la construction d’un ennemi de
l’intérieur permettant par l’islamophobie et
la peur de diviser les milieux populaires. Défendre le droit
de ne pas porter le foulard n’est pas contradictoire avec
la défense du droit de le porter par exemple.
7)Dans l’article de mai 2005 ( http://www.indigenes-republique.org/spip.php?article37
), vous écrivez à propos de l'anti-impérialisme
qu' « il n'y a même aucun problème à assumer
par exemple notre sensibilité particulière à
la lutte du peuple palestinien ». Dès lors, il nous
paraît légitime de vous poser la question des modes
de soutien. Doit-on, en France, travailler avec les organisations
affiliées aux mouvements extrémistes du Proche Orient,
en l'occurrence le Hamas ou le Hezbollah, avec qui nous n'avons
en commun que les ennemis, et certainement pas la vision du monde
ou de l'Homme, tout « islamalgame » mis à part
?
Sur l’analyse du Hamas et du Hezbollah nous devons analyser
chacune des situations de manière spécifique. Dans
l’identité politique de ces mouvements s’articulent
de manières différentes le pôle dit «
islamiste » et le pôle dit « nationaliste ».
Aujourd’hui la pratique politique de ces mouvements est d’abord
la participation à un mouvement de libération nationale.
C’est ce mouvement de libération nationale que nous
avons à soutenir dans toute sa diversité comme le
fait par exemple le FPLP marxiste dans son combat en Palestine et
son alliance avec tous ceux qui résistent. Ce soutien n’est
pas aveugle est doit voisiner avec la critique de ce qui nous semble
réactionnaire. Remarquons d’ailleurs que les organisations
se revendiquant de l’islam les plus critiquées par
les médias et le discours dominant sont justement celles
qui ont une composante nationaliste c’est-à-dire d’affrontement
à l’impérialisme.
Autour de l’identité, la nationalité,
la citoyenneté
1) Le mouvement « Convergence 84 pour l’égalité
» posait il y a vingt ans la question importante et toujours
d’actualité de la « nouvelle citoyenneté
», s’opposant à l’« esprit nationalitaire
», au « républicanisme inégalitaire »
et à la « laïcité négatrice des
différences culturelles ». Pouvez-vous nous expliquer
ce concept de « nouvelle citoyenneté » et son
importance ?
Il est basé sur l’idée que la citoyenneté
a une histoire et donc qu’il n’y a pas un seul modèle
de citoyenneté. A chaque fois que l’on parle de citoyenneté
au singulier ou de l’idée de « la citoyenneté
» on insinue qu’elle est ahistorique et transclasses.
Le terme de « nouvelle » visait justement à la
distinguer de la forme actuellement dominante. La citoyenneté
bourgeoise actuelle est ainsi présentée comme la seule
forme possible. Or les luttes depuis 1789 ont mis en évidence
un combat contre les frontières de cette forme dominante
de la citoyenneté : frontière de l’argent, du
sexe, de la nationalité, etc.
2) Sur le fumeux terme d’ « intégration »
: dans quel sens faut-il l’entendre quand il est employé
aujourd’hui par les médias et les hommes politiques
: sens économique, politique, culturel ? Son emploi a-t-il
toujours été le même ?
L’intégration est un euphémisme pour présenter
sous un visage plus respectable l’assimilation aujourd’hui
illégitime du fait des combats sociaux du siècle dernier
et en particulier des décolonisations. L’intégration
transfère sur le plan culturel des problèmes sociaux
et politiques. Ce terme nous oriente inévitablement vers
une analyse de type culturaliste expliquant les inégalités
par la culture ou « l’adaptation insuffisante »
et non vers les inégalités que subissent les dominés.
La responsabilité de la situation est ici inversée
: ce n’est plus le système social inégal qui
est responsable mais les populations issues de l’immigration
qui ne sont pas assez intégrées (avec en implicite
l’idée qu’elle ne sont pas intégrables
ou qu’elles ne font pas assez d’effort pour s’intégrer).
Le discours de l’intégration fait donc partie de l’idéologie
de légitimation de l’ordre dominant comme le soulignait
déjà Malcolm X.
3) L’injonction lepeno-sarkozienne à « aimer
» la France est malheureusement souvent reprise à leur
compte par des citoyens et des personnalités publiques comme
Jamel Debbouze (« pourquoi j’aime la France »),
qui se mettent (malgré eux ?) dans la posture du «
bon immigré ». De même, la sortie récente
du film Indigènes a pu entraîner des prises de position
du type « nos parents ont combattu pour la France, nous méritons
que la France nous considère ». Comment déconstruire
à la fois l’emploi à outrance du terme «
la France », et l’enfermement dans ce registre sentimental
de l’amour et du mérite ?
Cette injonction est un des indicateurs du traitement d’exception
que subissent les citoyens issus de la colonisation. Un Jean-Pierre
peut déclarer qu’il « n’aime pas la France
» et être perçu comme un anarchiste ou un révolutionnaire
refusant la France telle qu’elle est. En revanche un Mohamed
ou une Aminata seront soupçonnés pour le mieux de
ne pas être intégrés et pour le pire de faire
partie d’une cinquième colonne. Il en est de même
pour le soutien à la Palestine où l’un sera
présenté comme défendant une opinion politique
et l’autre comme véhiculant une position antisémite.
Abdelmalek Sayad a déjà démontré il
y a longtemps les liens entre immigration et « politesse ».
Il a mis en évidence que la condition dominée d’immigré
avait pour axe : l’invisibilité, l’interdiction
du politique et la politesse. Il parle d’une « ruse
sociale » par lequel un système met en situation «
d’obligé » reconnaissant, ceux qui légitimement
pourraient exiger du système que cesse le traitement inégalitaire
dont ils sont l’objet. Tout ce que ces immigrés ont
obtenus par leurs luttes (c’est-à-dire en luttant contre
leur condition d’immigré) peut alors être présenté
comme œuvre de la France généreuse. Ce qu’il
y a de nouveau dans cette injonction c’est qu’elle s’applique
à des non immigrés comme si il y avait une reproduction
trans-générationnelle de la condition d’immigré.
Déconstruire cela c’est rappeler qu’il y a toujours
eu lutte dans le cadre géographique français entre
une France de la réaction et une France « de la sociale
». On ne peut pas aimer ces « deux Frances » à
la fois. Il faut choisir entre la Commune et les Versaillais, entre
la Résistance et Pétain, entre Fernand Iveton[1] mort
pour l’indépendance de l’Algérie et Aussaresses
pratiquant la torture, etc.
4) Vous écriviez en mai 2005 : « le moment d’identification
qu’est la reprise du stigmate pour le dépasser, nous
l’assumons ». On pense aux écrits de Frantz Fanon
( http://www.acontresens.com/contrepoints/histoire/32.html)
et d’Albert Memmi ( http://www.acontresens.com/livres/41.html),
qui ont décrit chez le colonisé cette valorisation
du stigmate, cette transformation du négatif en positif,
devant être dépassée. Comment envisagez-vous
aujourd’hui, dans le temps et concrètement, ce «
dépassement » du stigmate ?
Le dépassement du stigmate ne peut se réaliser qu’à
partir du moment où ce qui est dénoncé est
reconnu et intégré par d’autres que les premiers
concernés, par les autres dominés. C’est cette
intégration dans les analyses des organisations militantes
de la donne domination postcoloniale qui permet le dépassement
du stigmate. Ce mouvement me semble en cours même si les résistances
qui se font jour sont énormes et que nous sommes loin d’être
au bout du processus. Il y a encore quelques années il était
inimaginable de penser que la question postcoloniale soit débattue
dans autant d’organisations. Bien sûr c’est de
manière euphémisée qu’elle est encore
massivement reprise. Cela souligne l’ampleur du retard pris
et confirme que c’est dans la radicalité des positions
que se clarifie les positions et que se dépassent les aveuglements
hérités de l’imprégnation de l’idéologie
dominante au cœur même de ceux qui veulent changer le
monde.
[1] Français d’Algérie né en 1926 d’un
père français et d’une mère espagnole,
Fernand Iveton devient ouvrier à 16 ans et milite au Parti
communiste algérien, à Alger. Au printemps 1955, le
PCA décide après des atermoiements de rentrer dans
la lutte de libération nationale engagée par le FLN
le 1er novembre 1954. Le 14 novembre 1956, Iveton, intégré
au FLN, pose une bombe dans son usine, destinée à
exploser la nuit, quand les bâtiments seront vides. Mais soupçonné,
il est suivi et dénoncé, et la bombe n’explosera
jamais. Arrêté, torturé, Fernand Iveton est
jugé de manière expéditive par le Tribunal
militaire d’Alger le 24 novembre 1956. Condamné à
mort, il est guillotiné le 11 février 1957. Voir Jean-Luc
Einaudi, Pour l’exemple. L’affaire Fernand Iveton (L’Harmattan,
1986)
Janvier 2007
Réalisé par Pj et Rehan
Janvier 2007
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