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Date: 16 Mars 2005
Objet: [infozone_l] La construction des « petits blancs »
et les chemins du politique
On peut lire un article de Saïd Bouamama sur http://toutesegaux.free.fr/
La construction des « petits blancs » et les chemins
du politique
Publié le 9 mars 2005 par Saïd Bouamama.
Le texte démarre ainsi:
Toute une génération de militants des quartiers
populaires a été marquée par la marche pour
l¹égalité. Des centaines d¹associations
sont issues de la « période des marches » même
si peu d¹entre elles subsistent aujourd¹hui. La période
est également marquée par deux changements qualitatifs
et de postures. Le premier est celui du passage de l¹invisibilité
sociale à la visibilité. Ce changement est certes
un résultat sociologique mais la « période des
marches » a été le vecteur de cette entrée
en visibilité décomplexée, souhaitée
et agie. De nombreux jeunes qui aujourd¹hui ont intériorisés
cette visibilité légitime ignore cette fonction politique
de la période du fait d¹une mémoire militante
non travaillée. Le second est celui de l¹accès
au politique comme en témoigne les multiples tentatives des
années ultérieures (présentation de listes
autonomes, entrées dans les partis politiques, mouvements
d¹inscription sur les listes électorales, passage de
revendications à sous bassement humanitariste à des
revendications argumentées politiquement, etc.). «
Exister c¹est exister politiquement » disait sous bassement
Sayad. Pour les jeunes issus de la colonisation c¹est la période
des marches qui marque ce passage au politique. Vingt ans après
cette période des marches, l¹actualité médiatiques
et politique est dominée par une mise en scène de
la peur :
Danger intégriste, affaire du foulard, discours sur l¹insécurité,
etc. Les jeunes issus de la colonisation sont construits comme barbares,
délinquants, violents, sexistes, antisémites, intégristes,
etc. Vingt ans après les quartiers populaires sont construits
comme espace de la « racaille » et de la sauvagerie,
comme territoire à reconquérir par la république,
comme lieux de la débauche et de la décomposition
absolue, etc. La texture de ce discours sur les quartiers populaires
en général et sur leurs habitants issus de la colonisation
est celle de l¹autoritarisme et de la répression.
Pour comprendre ce retournement, il est nécessaire selon
nous d¹interroger à la fois les conditions sociales
d¹existences des habitants des quartiers populaires, les évolutions
de leurs canaux d¹expressions politiques et les instrumentalisations
idéologiques qui ont été mises en oeuvres pour
contrecarrer le développement d¹une parole et d¹un
combat politique. La prise en compte de ces aspects devrait nous
permettre de mettre en évidence l¹enjeu actuel d¹un
réinvestissement politique pour les quartiers populaires
en général et pour leurs habitants issus de la colonisation
en particulier.
Tout comme le texte de S. Quadruppani, "L'impasse du tiers-mondisme...",
ceci est une information. Pour les débats, les poursuivre
ailleurs (et notamment sur les sites des uns et des autres), ainsi
que le rappellent régulièrement les informateurs.
Texte pâru sur la liste I N F O Z O N E
La construction des « petits blancs » et les
chemins du politique
Publié le 9 mars 2005 par Saïd Bouamama.
http://toutesegaux.free.fr/article.php3?id_article=117
Toute une génération de militants des quartiers populaires
a été marquée par la marche pour l’égalité.
Des centaines d’associations sont issues de la « période
des marches » même si peu d’entre elles subsistent
aujourd’hui. La période est également marquée
par deux changements qualitatifs et de postures. Le premier est
celui du passage de l’invisibilité sociale à
la visibilité. Ce changement est certes un résultat
sociologique mais la « période des marches »
a été le vecteur de cette entrée en visibilité
décomplexée, souhaitée et agie. De nombreux
jeunes qui aujourd’hui ont intériorisés cette
visibilité légitime ignore cette fonction politique
de la période du fait d’une mémoire militante
non travaillée. Le second est celui de l’accès
au politique comme en témoigne les multiples tentatives des
années ultérieures (présentation de listes
autonomes, entrées dans les partis politiques, mouvements
d’inscription sur les listes électorales, passage de
revendications à sous bassement humanitariste à des
revendications argumentées politiquement, etc.). «
Exister c’est exister politiquement » disait sous bassement
Sayad. Pour les jeunes issus de la colonisation c’est la période
des marches qui marque ce passage au politique. Vingt ans après
cette période des marches, l’actualité médiatiques
et politique est dominée par une mise en scène de
la peur : danger intégriste, affaire du foulard, discours
sur l’insécurité, etc. Les jeunes issus de la
colonisation sont construits comme barbares, délinquants,
violents, sexistes, antisémites, intégristes, etc.
Vingt ans après les quartiers populaires sont construits
comme espace de la « racaille » et de la sauvagerie,
comme territoire à reconquérir par la république,
comme lieux de la débauche et de la décomposition
absolue, etc. La texture de ce discours sur les quartiers populaires
en général et sur leurs habitants issus de la colonisation
est celle de l’autoritarisme et de la répression. Pour
comprendre ce retournement, il est nécessaire selon nous
d’interroger à la fois les conditions sociales d’existences
des habitants des quartiers populaires, les évolutions de
leurs canaux d’expressions politiques et les instrumentalisations
idéologiques qui ont été mises en œuvres
pour contrecarrer le développement d’une parole et
d’un combat politique. La prise en compte de ces aspects devrait
nous permettre de mettre en évidence l’enjeu actuel
d’un réinvestissement politique pour les quartiers
populaires en général et pour leurs habitants issus
de la colonisation en particulier.
Précarisation, ghettoïsation sociale et ethnicisation
En l’espace de deux décennies les quartiers populaires
sont passés du statut de « contre-société
» à celui de « ghetto » enfermé
dans des frontières invisibles mais de plus en plus infranchissables.
Il ne s’agit pas ici d’adopter un discours nostalgique
sur un passé populaire qui était largement caractérisé
par des inégalités en raison de l’origine ou
du genre. Il est simplement question de prendre en compte des mutations
sociales qui aggravent la concurrence au sein des milieux populaires
pour l’accès aux droits et qui de ce fait marginalise
encore plus les plus dominés.
Précarisation :
Les grandes restructurations industrielles de la décennie
80 se traduisent par une massification du chômage et par une
précarisation de grande ampleur. Si l’ensemble de la
population ouvrière est touchée, la génération
des parents des « marcheurs » l’est encore plus
du fait des secteurs industriels dans lesquels ils sont employés
: l’automobile, les mines, la sidérurgie, le textile,
etc. Ces parents immigrés jouent à cette période
la fonction dévolue économiquement à l’immigration
dans une économie capitaliste : celle de variable d’ajustement
fonctionnant selon la formule « premier embauchés,
premier licenciés ». L’évaluation de ces
« coûts invisibles » des restructurations de l’ère
Mitterrand reste à cet égard à faire en prenant
en compte la variable de la nationalité. La disparition de
l’URSS et avec elle des équilibres géopolitiques
mondiaux issus de la seconde guerre mondiale ne fera qu’accélérer
le processus. Ses conséquences en terme de modification des
rapports de forces entre classes sociales suscitent une accélération
du processus de mondialisation libérale c’est à
dire une course permanente aux économies sur les coûts
de main-d’œuvre c’est à dire encore un processus
permanent de restructuration. Au chômage succèdent
alors la précarisation, l’ouvrier tend à redevenir
prolétaire, l’immigré tend à perdre toutes
les stabilités sociales et juridiques acquises auparavant,
ses enfants français se socialise dans un « champ des
possibles » fait d’intérims, de petits boulots,
de contrats aidés, etc. Bien entendu le processus décrit
ci-dessus touche l’ensemble des milieux populaires mais avec
une intensité particulière pour leurs membres issus
de l’immigration. Ceux-ci ne font que révéler
en le grossissant un processus en œuvre pour l’ensemble
des milieux populaires. L’émergence et le développement
de la thématique des discriminations ne fait que révéler
l’ampleur de ce processus de précarisation. On ne compte
en effet plus depuis quelques années les rapports de recherches
soulignant les inégalités des chances (dans une même
classe sociale) en raison de la simple variable des origines. La
phase de la négation de la période antérieure
n’est plus possible aujourd’hui du fait de l’ampleur
du phénomène et de sa conscientisation par les premiers
concernés. Le discours n’est plus aujourd’hui
dans le refus de voir la réalité mais dans des postures
d’impuissances et d’appel à la patience. Une
attention particulière est ici à accorder aux jeunes
femmes issues de la colonisation. Celles-ci sont en effet encore
plus touchée par le processus de précarisation. Toutes
régression sociale se caractérise en effet par un
approfondissement des écarts au sein d’une même
classe sociale. Les catégories les plus dominées le
deviennent encore plus. Cumulant les discriminations en raison de
l’origine avec elle en raison du genre, ces jeunes femmes
sont une main-d’œuvre idéale pour l’économie
mondialisée. Elles sont de ce fait encore plus présentes
que leurs frères dans les emplois atypiques, cumulant plusieurs
employeurs, aux horaires découpés, etc.
Ghettoïsation :
La précarisation salariale a bien entendu des conséquences
territoriales : la production de ghettos sociaux. La concentration
dans les quartiers populaires des impacts les plus importants du
chômage et de la précarité, cumulé aux
discours catastrophistes des médias et du monde politique
sur l’insécurité vont susciter un mouvement
de « fuite de tous ceux qui peuvent encore fuir ». Seuls
restent ainsi dans les quartiers populaires rebaptisés «
cités » ou « banlieues » ceux qui sont
assignés par leur condition sociale à un territoire.
Une barrière invisible ou une frontière tend ainsi
à se renforcer dans une logique de séparation. Cette
barrière invisible se décline en plusieurs tonalités
: « barrières physique, avec des cités excentrées
ou enclavées où se trouvent confinés les pauvres,
les minorités ethniques ; barrières morales avec la
fuite devant tout risque de promiscuité scolaire des enfants
de classes moyennes et de pauvres ; barrières politiques,
avec le refus croissant de ces minorités ethniques qu’incarne
la montée des partis xénophobes ». Le processus
de ghettoïsation et la logique de séparation qu’il
révèle est dramatiquement confirmé par le déroulement
et le résultat de la dernière campagne présidentielle.
L’ensemble de cette campagne est menée d’une
part sur le thème de la sécurité et de l’appel
à une fermeté plus forte des pouvoirs publics envers
les « sauvageons » et d’autre part sur la promesse
d’une « baisse des impôts » avec comme soubassement
le vieux leitmotiv d’une « France qui travaille »
et qui en a marre de payer pour les « parasites ». Le
résultat de Jean Marie Le Pen est une illustration supplémentaire
de cette logique de séparation en œuvre dans notre société.
La ghettoïsation territoriale et sociale est à son tour
productrice d’une séparation scolaire. La carte scolaire
est ainsi détournée par trois moyens mis en évidence
dans différentes études : l’introduction de
la donne scolaire dans le choix résidentiel de ceux qui en
ont les moyens, l’usage de dérogations, le recourt
à l’école privé. Séparé
territorialement les enfants des milieux populaires le sont également
scolairement. Les réponses politiques apportées n’ont
fait que renforcer cette logique de séparation. L’ensemble
de la politique de la ville se caractérise par un diagnostic
à dominante architecturale ou urbanistique. Ce qui poserait
problème dans les quartiers populaires ce ne serait pas la
pauvreté et l’inégalité mais l’habitat.
Celui-ci serait inhumain, destructeur du lien social et perturbateur
de repères socialisant pour les nouvelles générations.
Une conséquence est ainsi présentée comme cause.
Le summum de cette logique architecturale est atteint par le ministre
Borloo qui plaide dans un raisonnement familialiste pour que «
« pour que chaque maman ait son nid ». Un tel diagnostic
pousse bien entendu à l’idée d’une «
rénovation », d’une « requalification »,
d’un « réaménagement » de ce qu’il
est désormais convenu d’appeler des « zones ».
L’idée d’une mobilité géographique
à promouvoir pour les habitants de ces « ghettos »
est abandonnée au profit d’une illusoire « mixité
sociale » c’est à dire de l’illusion d’attirer
les couches moyennes vers ces quartiers populaires en ghettoïsation.
La ghettoïsation est perçue et conscientisée
par les habitants des quartiers populaires. Voici ce que nous déclarait
un jeune de 23 ans lors d’une de nos enquêtes récentes
: « On est comme des pestiférés. Tout à
été mis en place à proximité pour que
l’on ne sorte pas de la cité. Le centre social, l’école,
la supérette, le terrain de foot, etc. A part les courses
au supermarché une fois par semaine, on reste la semaine
entière entre nous. En fait, il y a la France d’un
côté et les cités de l’autre ».
Le processus connu de transformation d’une contrainte en choix
peut alors se déployer. Les habitants des quartiers populaires
s’adaptent à cette contrainte et deviennent les principaux
demandeurs de cette proximité qui les sépare du reste
du monde. L’offre est devenue demande.
Ethnicisation :
Précarisation et ghettoïsation s’accompagnent
d’un processus d’ethnicisation. La géographie
industrielle explique à l’évidence les territoires
d’installation des parents de la génération
de la « marche ». Vingt ans après les enfants
devenus à leur tour parents habitent toujours les mêmes
territoires alors que ceux-ci sont fuis par une partie des «
blancs ». Plusieurs facteurs agissent selon nous. En premier
lieu, il y a les effets des inégalités économiques
et du coût du logement dans la société française.
La part du logement dans le budget populaire conduit inévitablement
compte-tenu de la place économique des populations issues
de la colonisation à une tendance à un marché
ethnique du logement. En second lieu, se trouve le refus d’une
politique volontariste dans la répartition des logements
sociaux. En troisième lieu nous trouvons enfin les fameuses
politiques dites de « mixité sociale ». Celles-ci
se traduisent en effet dans les faits à l’exclusion
des segments les plus valorisés du parc du logement social
pour les populations issues de la colonisation. Ces politiques dites
de « mixité sociale » ont par ailleurs conduit
à l’impossibilité pour de nombreux jeunes couples
d’accéder à un logement autonome c’est
à dire à l’obligation de cohabiter avec les
parents. Trop pauvres pour accéder à un logement sur
un autre territoire et trop issus de l’immigration (c’est
à dire risquant de remettre en cause la fameuse mixité
sociale qui se révèle ainsi être un quota ethnique)
pour obtenir un logement dans le quartier de leur enfance, ces nouveaux
couples sont contraint de cohabiter. L’éthnicisation
ainsi produite est ensuite renvoyée aux premiers concernés
par les explications culturalistes. C’est par spécificités
culturelles et par soucis de rester proche des parents que les enfants
resteraient sur le territoire de leur enfance et même seraient
demandeur d’une cohabitation. C’est par manque de valorisation
scolaire de la part des parents que s’expliqueraient les «
ghettos scolaires ». Ce culturalisme dominant est autant en
vogue à droite qu’à gauche contribuant ainsi
à renforcer le processus d’ethnicisation de la vie
sociale. Ainsi a-t-on entendu récemment Jacques Chirac déclarer
à propos des Africains : « Ils sont joyeux parce que
les Africains sont joyeux par nature. Ils sont enthousiastes. Ils
ont le sourire. Ils applaudissent. Ils sont contents. Ils voient
qu’il y a un monsieur qui passe, cela leur permet d’être
sur le bord de la route. Ils sont contents ». De la même
façon Malek Boutih haut responsable du parti socialiste déclare
sans sourciller dans une émission récente de télévision
que l’échec scolaire est issue en partie importante
de l’irrationalité économique des parents immigrés
préférant construire une maison au pays d’origine
plutôt que d’investir dans la scolarité de leurs
enfants.
La crise des canaux de l’expression politique
Nous insistons sur ce triptyque « précarisation-ghétthoïsation-ethnicisation
» parce qu’il est selon nous constitutif des difficultés
de trouver une expression politique à une révolte
légitime. Alors que disparaissent les canaux historiques
classiques de l’expression politique populaire, les nouveaux
canaux qui tentent de se mettre en place sont confrontés
à une double contre-tendance. La première est matérielle
et renvois à la précarité des acteurs rendant
difficile une inscription dans la durée et tout aussi difficile
une dynamique de mobilisation qui dépasse l’échelon
local. La seconde est politique et se traduit dans les instrumentalisations
des expériences et de leurs acteurs par les pouvoirs publics.
Les deux contre-tendances sont bien entendu en lien. C’est
l’existence d’une précarité des acteurs
qui conduit à rendre possible les logiques d’instrumentalisations.
L’épuisement des canaux classiques de l’expression
politique populaire :
Le monde de l’entreprise a été évidemment
un des lieux classiques de production d’un rapport ouvrier
au monde et à la société. L’entreprise
a été un des espaces clefs où l’expérience
commune conduisait à la production/ reproduction d’une
identité et d’une culture ouvrière. Pour les
nouveaux travailleurs immigrés c’est au sein de l’entreprise
que s’effectuaient les premières socialisations politiques
en France. L’adhésion à un syndicat et en particulier
à la CGT était fréquente et marquait un premier
palier du processus d’enracinement dans une culture de classe.
La massification du chômage et la précarisation des
nouveaux emplois épuise cette première forme d’expression
politique populaire. Pour les jeunes français issus de la
colonisation le monde de l’entreprise n’est généralement
accessible qu’après une longue période probatoire
faite de contrats divers de courtes durées et de stages de
formations. Ce nouveau palier entre l’école et l’entreprise
rend difficile la rencontre avec le syndicat. Issue de l’entreprise,
l’identité ouvrière la déborde pour se
déployer dans les espaces de vie c’est à dire
les quartiers populaires. De multiples associations politiques et/ou
religieuses structuraient jusque dans la décennie 70 la quotidienneté
populaire. Elles constituaient des espaces de socialisations et
d’expérimentations politiques. De nombreux acteurs
des marches pour l’égalité ont ainsi connus
dans leurs trajectoires une association d’éducation
populaire, un parti politique (PCF et extrême-gauche), une
organisation de jeunesse (JOC et JC), une activité menée
par les églises catholiques ou protestante (A.C.O, Missions
protestantes). Les mutations connus par les quartiers populaires
que nous avons décrit sous le triptyque « précarisation-ghettoïsation-
ethnicisation » vont susciter un épuisement de ces
structures territoriales de socialisation politique. Les animateurs
de ces associations sont également touchés par ce
triptyque et par sa conséquence : la fuite des quartiers
populaires. La marche pour l’égalité survient
à un moment clef de transition en signifiant le vide désormais
installé dans les quartiers populaires en terme « cadres
sociaux et mentaux antérieurs » pour reprendre l’expression
d’Olivier Masclet. Elle signifie tout autant ce vide qu’une
tentative pour en sortir en faisant appel aux pouvoirs publics et
au reste de la société.
La peur d’un mouvement autonome et l’instrumentalisation
:
Nous avons décrit dans deux ouvrages l’histoire des
instrumentalisations qui ont conduit à l’avortement
d’un mouvement autonome des jeunes issus de la colonisation
au cours de la décennie 80. Pour de multiples raisons la
gauche au pouvoir a volontairement contribué à empêcher
l’expression politique de la révolte légitime
des jeunes issus de la colonisation : peur de la montée du
Front National et reprise d’une partie de sa thématique
pour attirer son électorat, conversion au libéralisme
jugé incontournable économiquement, peur d’un
mouvement incontrôlé et jugé incontrôlable
du fait de sa radicalisation, etc. La marche pour l’égalité
est ainsi traversé par une contradiction entre d’une
part les jeunes issus de la colonisation qui la transforme en instrument
de revendications sociales et les « soutiens » qui tendent
à l’orienter vers un « rempart contre le FN »
c’est à dire vers un mouvement sans revendications
avec un discours vague en terme de tolérance et d’antiracisme
abstrait. Tel est selon nous le premier rendez vous manqué
avant celui mis justement en évidence par Olivier Masclet.
Le lancement de « SOS Racisme » est le résultat
de cette contradiction. Il survient à l’arrivée
de la seconde marche « Convergence 84 » c’est
à dire au moment où se précisent les analyses
politiques des marcheurs, où s’expriment les divergences,
où se définissent des revendications sociales. En
parallèle avec cette tentative de substitution d’un
mouvement national par un autre, se mettent en place le captage
des leaders des associations nées dans le sillage des marches.
La précarité aidant ceux-ci sont largement instrumentalisés
par un double moyen. Le premier est l’embauche dans des postes
de travailleurs sociaux les faisant passer de porte-parole d’une
population à un statut d’intermédiaire visant
à assurer la paix sociale. Le second est l’octroi de
subvention visant à déléguer à des associations
des tâches jusque là dévolus à la puissance
publique. Le nouveau cadre « social et mental » que
les marches avaient tentées de produire pour donner un débouché
à la révolte légitime était ainsi avorté.
Cette multitude de nouveaux intermédiaires tentera sincèrement
de jouer une fonction d’alerte sur la dégradation sociale
vécue par les jeunes issus de la colonisation. Ils ne seront
pas entendu par des élus centrés sur des préoccupations
électoralistes, apeurés par la montée du Front
National et n’attribuant qu’une fonction de «
paix sociale » à ces nouveaux travailleurs sociaux
et militants associatifs. Tel est le second rendez-vous manqué
que décrit justement O. Masclet : « Mais ces responsables
associatifs éprouvent également le sentiment de «
se donner pour rien », selon l’expression de l’un
d’entre eux. Voilà près de quinze ans qu’ils
sont actifs dans cette association et ils estiment ne pas compter
aux yeux des élus (du Parti communiste français, PCF)
qui, disent-ils, « utilisent les gens comme nous pour calmer
les jeunes, mais au fond n’en ont rien à faire ».
A leurs yeux, ces élus devraient au contraire valoriser les
habitants qui militent dans leur cité, or « c’est
à peine s’ils connaissent nos noms ». Leur engagement
n’ayant jamais vraiment été reconnu, le militantisme
à la base qu’ils défendaient et représentaient
s’est peu à peu dévalué à leurs
propres yeux ». Le militantisme ne s’est pas simplement
dévalué à leurs propres yeux mais également
aux yeux de la génération des « petits frères
et petites sœurs » contribuant ainsi au développement
d’attitudes nihilistes et de décomposition. Deux conséquences
importantes sont issues de ce rendez-vous manqué. En premier
lieu nous sommes en présence de dégâts humains
importants dans cette génération de militants soumis
à une double critique : Critique des élus et des pouvoirs
publics sur leur incapacité à contrôler socialement
les quartiers populaires ; Critique des nouvelles générations
issues de la colonisation sur leur rôle de « sapeur-pompier
» de la révolte. Le réinvestissement par les
jeunes de termes usités à l’époque coloniale
pour désigner l’élite indigène jugée
complice de la domination n’est à cet égard
pas anodin. Nous avons rencontrés au cours de nos enquêtes
deux expressions significatives de ce type : les « Mesquines
» ou « malheureux » d’une part et les «
M’turni » ou « retourné » d’autre
part. En second lieu nous sommes en présence de dégâts
humains importants auprès des jeunes issus de la colonisation.
Le développement de la toxicomanie qui a touché la
grande majorité des familles issues de la colonisation est
ainsi pour nous à relier à la disparition des canaux
de l’expression politiques.
L’investissement de l’islam :
La décennie 90 est incompréhensible sans la prise
en compte des dégâts humains qui ont caractérisés
les années 80. Elle s’enclenche dans les quartiers
populaires avec un sentiment d’abandon et de négation,
une aspiration à la stabilité, une exigence de justice
sociale et de dignité, une demande de sens et un besoin de
trouver de nouveaux canaux d’espoirs sociaux et d’expression.
Pour de nombreux jeunes l’islam sera investi comme élément
donneur de stabilité et de sérénité
d’une part et comme nouveau canal d’expression face
à une négation insupportable. On peut déplorer
une telle situation ou s’en féliciter mais on ne peut
pas la nier. Des jeunes issus de la colonisation sortent de leur
isolement en trouvant un groupe d’appartenance religieux.
D’autres se détachent de la dépendance à
l’alcool ou aux drogues en investissant ou réinvestissant
l’islam. D’autres encore y trouve une « sérénité
» pour reprendre l’expression la plus fréquemment
rencontrée dans nos entretiens. Ceux qui n’arrivent
pas à comprendre ces logiques de renouement ou de découverte
de l’islam sont ceux qui sous-estiment les dégâts
d’une instabilité qui a envahis des quartiers entiers
et l’ensemble des sphères de l’existence. Les
réactions politiques à ces nouvelles postures sont
connues : la diabolisation. Les jeunes issus de la colonisation
et les affirmations religieuses visibles d’une partie d’entre
eux apparaissent comme une aubaine à des gouvernements en
panne de projets mobilisateurs et ne proposant comme avenir que
la remise en cause des stabilités et des sécurités
sociales. Les conditions sont réunies pour que soit enclenché
le processus de construction d’un nouvel « ennemi de
l’intérieur », une nouvelle « classe dangereuse
». Déjà enclenché par l’action
du Front national, le processus de revivification de l’imaginaire
colonial se développe. Des logiques, des thèmes, des
termes et des grilles d’analyses de la division culturaliste
binaire du monde typique de l’inconscient collectif colonial
réapparaissent. Le racisme peut redevenir respectable à
condition qu’il s’argument de manière culturelle
et non biologique. De cette façon les inégalités
et dominations sont niées, les dominés sont présentés
comme responsables de leurs situations et un lien national chauvin
peut se consolider contre l’autre diabolisé. La construction
d’un « eux » permet de poser un « nous »
qui évacue les clivages de classes et les conflits d’intérêts
sociaux. Le communautarisme dont on parle tant est donc selon nous
une construction idéologique par en haut beaucoup plus que
l’expression spontanée des mutations de la société
civile.
Le besoin urgent de réinvestir le combat politique
A l’issue de cette analyse rapide nous interrogerons trois
niveaux qui nous semble indissociables. Le premier est celui de
la logique économique qui préside au sort des jeunes
issues de la colonisation. Dans une période de remise en
cause de l’ensemble des acquis sociaux liés au statut
salarial, les plus faibles sont toujours ceux qui payent le plus
les restructurations et les nouveaux modes de gestion de la force
de travail. A côté des sans-papiers, les jeunes issus
de la colonisation forment l’ideal-type de la main d’œuvre
flexible que réclame le marché. Les sans papiers forment
la source externe de ces nouveaux travailleurs, alors que les jeunes
issus de la colonisation en forme la source interne. De la même
façon que l’esclavagisme a déterminé
le devenir des descendants d’esclaves jusqu’à
aujourd’hui, le colonialisme détermine l’avenir
de ses descendants. Sans-papiers et jeunes issus de la colonisation
tendent à se transformer en caste sociale à l’intérieur
de la classe ouvrière qui assigne ses membres à un
destin assigné. Bien entendu ce schéma à base
de caste sociale n’a de sens que de manière diachronique.
Il prendra fin le jour où l’ensemble du monde du travail
sera contraint à accepter les conditions de la flexibilité
maximum, de la précarité absolue, de l’insécurité
sociale, de la déqualification, etc. Dans la phase actuelle
de la mondialisation le problème du capital n’est pas
la pénurie de main-d’œuvre mais celle d’une
main d’œuvre contrainte à accepter n’importe
quelle condition de vente de sa force de travail. Les sans-papiers
et les jeunes issus de la colonisation jouent ainsi une fonction
de révélateur de ce qui est envisagé pour l’ensemble
du monde du travail. L’ethnicisation et la racialisation de
certains emplois et de certains secteurs économiques sont
selon nous un passage logique d’une précarisation généralisée
du monde du travail. Mais se contenter d’une analyse en terme
de « diviser pour régner » ne suffit pas. Notre
second niveau d’interrogation est celle de la frontière
qui tend à se constituer. Celle-ci tend à se présenter
comme « normale » et légitime du côté
du groupe majoritaire et à s’intérioriser comme
« maximum possible » du côté du groupe
minoritaire. Nous sommes bien au cœur d’un rapport social
dans lequel chaque acteur contribue à la reproduction d’un
rapport de domination. Les dominés eux mêmes finissent
par transformer une contrainte en choix en intériorisant
une limitation du champs des possibles dans leurs trajectoires sociales
et professionnelles. Cette seconde interrogation nous conduit à
un autre questionnement : à qui s’adresse actuellement
les discours concernant les jeunes issus de la colonisation ? Nous
pensons que ce discours s’adresse essentiellement au groupe
majoritaire dans l’objectif de constitution d’une mentalité
de « petit blanc » comme à la belle époque
coloniale. A défaut d’offrir stabilité et sécurité
sociale, les gouvernements libéraux tentent de produire un
sentiment de supériorité et de valorisation de soi
par le biais d’une mise en scène idéologique.
Construire une « unité nationale » qui dépasse
les classes sociales en construisant un « autre » en
difficulté d’intégration ou constituant un danger
pour la république, est un autre point de ressemblance avec
l’époque coloniale. C’est la raison pour laquelle
nous parlons de la construction d’un « racisme respectable
» autorisant des attitudes et des postures jusque là
positionnées dans l’impossible et l’inacceptable.
Face à ce contexte, il est évident que le combat politique
c’est à dire l’inverse de la place assignée
et de l’intériorisation du stigmate, est le seul chemin
efficace disponible. Un tel chemin suppose des tâches spécifiques
aux membres des groupes minoritaires et des progressistes du groupe
majoritaire. Pour les premiers il est nécessaire de parvenir
à une expression nationale et à forte visibilité
sociale de revendications à bases sociales et politiques.
Il s’agit de refuser de se laisser enfermer dans des débats
culturalistes et/ou essentialistes dans lesquels ils acceptent une
place d’un « autre » différent. Les seconds
ont également un rôle crucial. Il s’agit pour
les membres progressistes du groupe majoritaire de prendre une parole
de refus des inégalités et des dominations en rompant
entièrement avec les logiques intégrationnistes et
culturalistes qui sous-tendent malheureusement encore beaucoup des
analyses et des prises de paroles. Ces deux expressions sont nécessaires
pour repolitiser un débat qui est culturalisé de manière
non innocente. Sans cette double expression s’entraînant
dialectiquement l’une l’autre, il faudra ce résoudre
à une montée d’une mentalité de petit
blanc qui s’exprimera dans les urnes et qui invalidera les
luttes sociales nécessaires pour inverser le cour libéral
actuel. Nous sommes à un tournant social et politique de
la société française. Deux hypothèses
sont envisageables. Soit nous parvenons à resituer le débat
et les revendications sur le terrain social et politique. Soit nous
seront dans une situation similaire à celle des Etats-Unis
dans lesquels la hiérarchie des couleurs et l’héritage
esclavagiste (en ce qui nous concerne l’héritage colonial)
s’inscrira dans des systèmes de production et de reproduction
pour donner naissance à une hiérarchie sociale. Il
y a plus de vingt ans les « marcheurs de l’égalité
» tentaient de politiser et de visibiliser un débat
occulté. Cette démarche reste d’une étonnante
modernité.
Lille le 03/01/2005
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