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ESSAI Rencontre avec Sophie Bessis auteur de «L`Occident
et les autres» réédité au moment où
ses analyses sont plus que jamais d`une brûlante actualité.
Sophie Bessis pointe l`ambiguÏté à l`oeuuvre
depuis les Lumières que comporte le fait d`énoncer
des idéaux de liberté et d`universalité tout
en s`en instituant le gestionnaire exclusif et en s`assignant la
mission de «mesurer l`humanité de l`autre». L`instrumentalisation
par l`Occident des notions de droit et de démocratie au service
de ses intérêts contribue déplore-t-elle à
«renforcer les tenants des pires replis identitaires dans
les pays du Sud et à affaiblir les explorateurs locaux de
modernités endogènes fondées sur la croyance
en l`universalité de la liberté».
ARAFAT VIEIL AUTOCRATE
Alors que son essai sort en édition de poche - avec une nouvelle
préface - l`actualité illustre ses thèses jusqu`à
la caricature. Pour préparer l`opinion à une attaque
contre l`Irak les Etats-Unis se posent en porte-drapeau de la démocratie
et insistent sur le caractère sanguinaire du régime
de Saddam Hussein: «Que ce régime soit sanguinaire
c`est l`évidence même. Mais pendant des décennies
les opposants irakiens ont souffert en silence sans recevoir le
moindre commencement d`aide des puissances occidentales dont l`Irak
jusqu`en 1990 était l`allié privilégié!
s`insurge Sophie Bessis. Et tout à coup on feint de s`apercevoir
qu`il s`agit d`une dictature épouvantable... Bien sûr
que c`en est une. Sauf que ce n`est pas cela qui motive cette guerre.
Et c`est bien là le problème.»
Quant à la préoccupation affichée par George
Bush et Ariel Sharon face au déficit démocratique
du régime palestinien elle la fait bondir: «Yasser
Arafat est un vieil autocrate charismatique doté d`un sens
très relatif du fonctionnement d`une démocratie tous
les démocrates palestiniens vous le diront. Mais exiger la
démocratisation de ce pouvoir alors qu`il est dans une position
de faiblesse terrible que toutes ses infrastructures ont été
détruites par M. Sharon c`est tout simplement scandaleux.
Sans compter que ce sont les gouvernements américain et israélien
qui ont contribué à renforcer Arafat après
Oslo parce qu`il leur était utile et qu`il jouait le jeu.
Plus un pays est faible plus les intérêts de l`Occident
ou de ses alliés l`exigent plus on exerce de pression. Pourquoi
ne demande-t-on pas à la Chine ou à l`Arabie Saoudite
de faire leurs preuves en matière de démocratie?»
LIBERTÉ VERSANT SUD
Ce «double standard» a des conséquences catastrophiques:
«Il empêche la construction d`un véritable universel
qui repose sur une conception communément acceptée
par tous les peuples des droits humains et de la démocratie.
Aujourd`hui les peuples en dehors d`une élite marginalisée
ne croient pas à la démocratie et ne sont pas prêts
à se battre pour elle. C`est très commode pour les
potentats locaux: on a là deux types d`instrumentalisation
qui se renvoient la balle. C`est tragique car je suis persuadée
que la démocratie est une condition nécessaire même
si elle n`est pas suffisante pour régler les problèmes
actuels.»
Aujourd`hui fait-elle remarquer dans nombre de pays du Sud on se
soucie moins de revendication démocratique que de règlements
de comptes avec l`Occident: «A la conférence de Johannesburg
l`été dernier les deux leaders les plus applaudis
ont été Fidel Castro et Robert Mugabe en raison de
leurs positions antiaméricaines ou antieuropéennes.
Ce n`est pas très rassurant! Cela signifie que l`histoire
de la domination n`est pas soldée. Et tant qu`elle ne le
sera pas on sera confronté à ces postures réactives
négatives. En même temps dans les pays du Sud il existe
des petits groupes qui les ont dépassées et qui tentent
d`explorer ce que les deux intellectuels égyptiens qui signent
Mahmoud Hussein appellent «le versant sud de la liberté».
Ils sont minoritaires il ne faut pas se faire d`illusions; mais
enfin ces cheminements existent même s`ils sont lents souterrains.
Autre signe encourageant: dans certains pays - l`Iran par exemple
- la demande démocratique est importante. Castro et Mugabe
sont applaudis à l`étranger mais pas à Cuba
et au Zimbabwe où ils sont très contestés...»
CÉSURE «CULTURELLE»
«En contraignant chacun à reconnaître l`existence
de l`autre le rétrécissement du monde a également
sophistiqué les formes de sa négation ou de sa diabolisation»
lit-on dans L`Occident et les autres. Le reproche d`inaptitude à
la démocratie serait-il le dernier avatar de cette sophistication?
«Le racisme socio-anthropologique a atteint un tel degré
d`horreur avec le génocide nazi qu`il a été
définitivement délégitimé - et tant
mieux explique Sophie Bessis. Mais on lui a substitué d`autres
discours d`exclusion: ce serait désormais une césure
«culturelle» qui empêcherait les uns et les autres
de se mélanger ou d`être mis sur un pied d`égalité.
Les cultures seraient donc «hétérogènes»
au sens étymologique du terme. Et en effet on voit se développer
des thèses selon lesquelles certains peuples seraient incapables
de comprendre les droits de l`homme et la démocratie car
il s`agirait de valeurs occidentales. L`incapacité culturelle
a remplacé l`incapacité congénitale. Ce discours
qui revêt de nouveaux habits au fil du temps est toujours
celui de l`impossible universel. Au Sud les tenants du repli identitaire
saisissent la balle au bond: «Vous voyez bien: tout ça
c`est à eux pas à nous!» Au Nord et au Sud ceux
qui tiennent ces propos croient s`opposer. Mais ils ont en commun
de rester chacun à leur manière prisonniers de logiques
d`exclusion légitimées par des discours identitaires.»
Sophie Bessis L`Occident et les autres histoire d`une suprématie
La Découverte.
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