Colloque international
Genre, population et développement en Afrique
UEPA/UAPS, INED, ENSEA, IFORD
Abidjan, 16-21 juillet 2001
Session 1
Genre et Développement : Théories et mises en
œuvre des concepts dans le développement
L’approche genre et les organisations internationales, du discours
à l’action
Sophie BESSIS
Université Paris I
Depuis 1975, les Nations unies se sont massivement impliquées
dans la «question des femmes». En organisant, en 1975 à
Mexico, la première conférence internationale explicitement
consacrée au «deuxième sexe» jusqu’alors
totalement ignoré par les agences de développement, elles
ont ouvert un cycle qui n’a pas été refermé
depuis. Les 25 dernières années ont ainsi été
ponctuées par une série de conférences mondiales
destinées à attirer l’attention des décideurs
de la planète sur le sort réservé à la moitié
dominée de l’humanité, et à forger les instruments
d’une réforme progressive mais radicale des relations traditionnelles
entre les sexes. Après celle de Mexico, les conférences
de Copenhague en 1980, de Nairobi en 1985 et de Pékin en 1995
ont constitué autant d’occasions, pour le système
des Nations unies, de tenter de mobiliser la «communauté
internationale» sur un sujet devenu hautement sensible au fil
des décennies. En juin 2000 enfin, une session spéciale
de l’Assemblée générale, intitulée
«Pékin + 5», a été convoquée
à New York pour dresser le bilan des progrès accomplis
depuis Pékin et évaluer le chemin restant à parcourir
pour parvenir à une égalité qui fait officiellement
partie, depuis Mexico, des priorités de l’Onu.
Cette constance de la préoccupation onusienne depuis 1975 se
caractérise aussi par l’évolution de l’approche
de la question féminine par l’organisation internationale,
à mesure que s’est affiné le regard porté
sur les mécanismes de la domination sexuelle et que se sont multipliées
les études sur le sujet. D’une certaine façon, la
conférence de Pékin, qui a réuni en 1995 plus de
trente mille femmes dans la capitale chinoise, a clos deux décennies
d’implication du système des Nations unies en faveur de
«l’intégration des femmes au développement»
pour ouvrir un nouveau cycle de la réflexion et de l’action
internationales, davantage axé sur la problématique du
genre, c’est-à-dire sur l’ensemble des retombées
économiques, sociales et culturelles de la division sexuelle
de la reproduction et de la production. Dans ce domaine, les Nations
unies se sont fait l’écho des profondes évolutions
conceptuelles qu’a connu la «féminologie» durant
les dernières décennies du XXe siècle, et ont été
très influencées par les discours et les actions des mouvements
féministes qui ont connu un remarquable développement
planétaire au cours de ces décennies.
Les choses ont donc bien changé en 25 ans. Alors que la question
des femmes a été considérée comme assez
peu digne d’intérêt au cours du premier quart de
siècle d’existence des Nations unies, elles a progressivement
pris une importance qui la place aujourd’hui au cœur du discours
des institutions internationales. Il n’est plus une organisation
qui n’ait introduit le concept de genre dans ses axes de travail
et ses documents, à défaut d’en tenir compte dans
ses projets. Depuis quelques années, elles ont mis en place ensemble
des procédures de concertation devant en principe leur permettre
d’inclure systématiquement les questions de genre dans
leurs analyses et leurs actions. Un sous-groupe genre, piloté
par l’Unifem, a été créé au sein du
groupe de travail des Nations unies sur le développement, en
même temps qu’un «Comité inter-agences sur
les femmes et l’égalité des genres». La préparation
de «Pékin + 5» a vu se multiplier les déclarations
en faveur d’une accélération des politiques féminines
de ces organisations.
Cette omniprésence de la question femmes qui se traduit par
une inflation des discours, des protestations de bonnes intentions,
des projets «femmes» ou «genre» -les deux termes
étant hélas souvent confondus-, mérite qu’on
s’arrête sur son contenu et son influence sur la condition
des femmes et les rapports de genre à travers le monde. Le dernier
quart du XXe siècle, au cours duquel les institutions internationales
ont découvert les femmes, a-t-il réellement changé
leur façon d’être et de faire vis-à-vis de
cette moitié marginalisée de l’humanité?
De quelles avancées et de quelles contradictions sont porteuses
leurs discours et dans quelle mesure influencent-ils leurs actions sur
le terrain?
Compte tenu de l’importance de la production de ces organisations
sur les questions de genre, l’analyse qui suit ne peut avoir de
prétention à l’exhaustivité. Elle se contentera
de repérer les grandes tendances à l’œuvre
au cours des dernières années.
Les deux écoles du «féminisme» international
L’examen du discours et des stratégies des organisations
demande d’abord qu’on ne prenne pas l’ensemble du
système international comme un tout homogène. Dès
les années 70, et plus encore par la suite, les Nations unies
stricto sensu ont eu une approche de la question différente de
celle de la Banque Mondiale. L’Onu a davantage invoqué
le droit et la justice pour tenter de faire avancer l’égalité,
pendant que la Banque voit plutôt dans les progrès de la
condition féminine un gage du bon fonctionnement du marché
et de l’efficacité de ses actions.
Les deux groupes d’organisations internationales, celui de l’Onu
et celui de Bretton Woods, s’appuient d’ailleurs, pour élaborer
leurs stratégies et leurs politiques féminines, sur des
approches théoriques différentes de la notion de genre.
Le premier a plutôt puisé dans les théories plus
ou moins proches de la gauche, parfois inspirées du marxisme,
comme celles des économistes féministes critiques, et
n’a pas utilisé le genre comme l’alibi permettant
de faire l’économie d’une analyse globale et diversifiée
de l’ensemble des relations de domination à l’œuvre
sur la planète et dans chaque formation sociale. La Banque, en
revanche, a largement puisé dans les arguments de l’école
économique féministe travaillant à l’intérieur
des paradigmes néo-classiques, qui pose comme postulat que le
marché est sexuellement neutre et qui a -entre autres- tenté
de montrer comment les discriminations sexuelles ont pu compromettre
les succès des politiques d’ajustement 1 i.
En fait, depuis que l’approche genre est devenue une dimension
incontournable des politiques de développement et que ces dernières
sont de plus en plus analysées sous cet angle, les analysées «genrées»
sont idéologiquement de plus en plus clivées, ce qui explique
que chaque organisation puisse désormais puiser ses arguments
dans des appareils théoriques différenciés.
Toutes les agences de la galaxie onusienne ne font pas, par ailleurs,
preuve de la même détermination dans un domaine qui se
révèle être souvent politiquement gênant.
Si certaines ont voulu être à la pointe du combat pour
l’égalité des sexes, d’autres ont du mal à
voir dans les femmes autre chose qu’une catégorie spécifique
incluse dans le vaste sous-ensemble des «populations vulnérables»,
pour laquelle il suffirait de mettre en œuvre des projets «adaptés».
Or l’approche en termes de genre implique justement d’abandonner
les actions catégorielles pour mettre en place des politiques
tendant à modifier l'organisation de la vie en société
et la division sexuelle des sphères publique, privée,
économique et sociale, et à agir ainsi sur les mécanismes
et les dynamiques de la ségrégation sexuelle. Les Nations
unies en sont loin. Trop souvent encore, le terme de genre y masque
le vide conceptuel que cache son utilisation. En rebaptisant, en 1992,
sa division femmes en «programme genre et développement»,
le Pnud a certes voulu montrer que la question du genre prenait désormais
pour lui rang de problème central, sans pour autant l’intégrer
concrètement à l’élaboration de ses stratégies
globales.
Avancées et ambiguïtés de la galaxie onusienne
1. Un rôle incontestable
Quelle que soit l’ampleur des critiques qu’on peut leur
adresser, force est de constater que les Nations unies ont joué,
depuis un quart de siècle, un rôle essentiel dans le dévoilement
planétaire de la question féminine. Grâce, en partie,
à leur action, celle-ci ne peut plus, comme jadis, être
internationalement occultée sans autre forme de procès.
- En matière normative, elles jouent depuis longtemps un rôle
majeur. La Convention de 1979 sur l’abolition de toutes les formes
de discrimination à l’égard des femmes, entrée
en vigueur en 1981, a marqué une sorte d’apogée
de leur effort dans ce domaine. Plus récemment, la mention des
sévices sexuels dans la définition des crimes justiciables
de la Cour Pénale Internationale, la création d’un
poste de rapporteur spécial des Nations unies sur les violences
faites aux femmes et la rédaction d’un protocole additionnel
-facultatif hélas- à la Convention de 1979 permettant
la saisine de son organe de suivi, sont autant d’avancées
importantes. Dans le domaine du droit toujours, le BIT a contribué
à l’élaboration d’un droit international du
travail sexuellement égalitaire et a mis en place dès
1987 un plan d’action pour l’égalité de traitement
et d’opportunités au travail entre les sexes.
L’Unifem, créée en 1976 au lendemain de la conférence
de Mexico a, pour sa part, été la première organisation
onusienne à introduire dans le débat public officiel la
question des violences contre les femmes commises dans la sphère
privée. Le Fnuap quant à lui, bête noire des segments
les plus conservateurs des églises et des mouvements natalistes
d’extrême-droite, joue -outre sa fonction d’assistance
aux pays du Sud en matière de planification familiale et de contrôle
des naissances- un rôle politique non négligeable en militant
pour la reconnaissance du droit des femmes à la maîtrise
de leur procréation et en liant étroitement la question
de la décélération de la croissance démographique
à celle des progrès de la condition féminine. Les
houleux débats de la Conférence du Caire de 1994 sur la
population et le développement, dont le Fnuap était l’organisateur,
ont montré le caractère éminement conflictuel dans
les relations internationales de toutes les questions touchant à
la modification des hiérarchies et des rôles sexuels.
- L’organisation régulière de conférences
internationales auxquelles les mouvements associatifs ont massivement
pris part a, d’autre part, contribué de façon non
négligeable à l’émergence d’une galaxie
féministe mondiale qui joue un rôle de plus en plus visible
sur les scènes locales, nationales et régionales. Si le
mouvement féministe occidental a été suffisamment
puissant et organisé pour exister sans l’appui onusien,
il n’en a pas été de même pour les mouvements
de femmes du Sud qui ont utilisé les discours et les textes normatifs
des Nations unies comme d’importants intruments de légitimation
de leur existence et de leurs activités. Les conférences
internationales ont également fourni l’occasion à
ces mouvements de constituer des réseaux plus ou moins structurés
d’information et de solidarité. Elles ont, enfin, donné
l’occasion aux féministes occidentales de constater qu’elles
ne détiennent pas le monopole des luttes de femmes. Les organisations
européennes et nord-américaines ont pu voir que, sous
des formes et avec des langages différents, le combat féminin
pour la justice et l’égalité est réellement
mondial et qu’elles n’ont pas forcément vocation
à en assurer le leadership.
Tout en étant elle-même influencée par les thèmes
popularisés par les luttes féministes, l’action
des Nations unies a donc facilité, ces dernières décennies,
l’apparition et le développement d’un mouvement associatif
féminin parfois puissant dans les pays du Sud.
On peut, certes, estimer à l’inverse que ces conférences
n’ont donné que peu de résultats concrets. Leurs
résolutions et autres «plans d’action» sont
effectivement restés en grande partie lettre morte, les agences
des Nations unies ayant largement échoué à leur
donner réalité dans les pays bénéficiaires
de leur assistance. Elles ont, en tous cas, à la fois servi de
tribune aux revendications féminines de toutes les régions
du monde, et dévoilé publiquement l’âpreté
des enjeux politiques, idéologiques et sociaux concernant l’évolution
de la condition féminine.
- En matière documentaire enfin, les organisations des Nations
unies produisent et diffusent une abondante information et de nombeuses
analyses sur le couple genre-développement. Le Pnud, entre autres,
a apporté une importante contribution à la prise en compte
des problématiques liées au genre en élaborant,
en 1995, un indice sexo-spécifique de développement humain
2 ii, qui a d’ailleurs provoqué l’ire de quelques
Etats membres. Ses publications de la collection GIDP monograph series
ont par ailleurs donné à de nombreuses chercheuses, souvent
fort engagées et donc beaucoup sont originaires du Sud, l’opportunité
de publier d’intéressantes études. Toutes ces publications,
ou presque, affichent un engagement militant en faveur de la transformation
des relations de genre et pressent l’ensemble des décideurs
de la planète d’y consacrer plus d’intérêt
et plus de moyens.
2. Mais beaucoup de lenteur dans les faits
On pourrait donc croire, à l’examen de ces engagements,
que la politique de développement des agences des Nations unies
a profondément évolué depuis qu’elles ont
découvert qu’aucun projet ne pouvait être sexuellement
neutre, et que le chemin vers l’égalité des sexes
passait par un examen critique et une profonde réforme de leurs
logiques de développement. C’est là, justement,
que le bât blesse. Car les Nations unies se sont, à l’expérience,
révélées incapables à la fois de passer
outre aux résistances des Etats et aux conservatisme de nombre
de sociétés dans lesquelles leurs agences interviennent,
et de transformer en profondeur la logique de leurs interventions.
Le poids des Etats
Institutions inter-étatiques ayant érigé le consensus
en vertu cardinale, les organisations des Nations unies semblent avoir
du mal à gérer les conflits nés de l’introduction
des questions de genre dans le débat public international. La
tradition consistant à contenter tout le monde en ne mécontentant
personne, la multiplicité des enjeux qui s’entrecroisent
au sein de l’Onu et la technique bien rôdée par les
Etats du donnant-donnant, ont affadi nombre de résolutions touchant
les femmes, augmenté la propension à la timidité
des discours et réduit dans bien des cas à peu de choses
la traduction sur le terrain des pétitions de principe. On ne
s’étendra pas sur le poids démesuré qu’ont
acquis, dans les conférences internationales productrices de
textes normatifs, les Etats les plus conservateurs, mais on sait à
quel point ils sont capables de bloquer les avancées que ces
conférences sont supposer accélérer 3 iii.
Lourdes machines peu perméables à l’innovation,
les agences ont par ailleurs du mal à se débarasser de
certaines certitudes. L’Unicef, par exemple, a longtemps réduit
les femmes à leur dimension maternelle sans guère se préoccuper
de leurs droits, et la Convention de 1979 ne lui sert de référence
que depuis peu. Elle en a toutefois surtout retenu que les femmes ont
des besoins «spécifiques» 4 iv, notamment en matière
de santé, qu’il convient de satisfaire. Pendant longtemps,
son souci de ne heurter ni les autorités ni les traditions des
pays dans lesquels elle intervient l’ont conduite à faire
preuve d’une étonnante discrétion sur les mutilations
génitales féminines et sur les violences faites aux femmes
et aux fillettes.
Il est vrai qu’au sein de nombreuses agences des Nations unies,
le légitime souci de tenir compte de la pluralité des
cultures et de ne pas imposer de norme dominante a conduit, dans la
pratique, à des dérives relativistes qui ont conforté
les idéologies dominantes de la supériorité masculine,
et dont les droits des femmes ont plus d’une fois fait les frais.
Cette époque semble toutefois en passe de se clore. La montée
en puissance, tout au moins verbale, de l’idéologie des
droits humains et la réaffirmation de leur universalité
et de leur indivisibilité à la conférence qui leur
a été consacrée en 1993, la multiplication des
résolutions y faisant référence, le lustre avec
lequel a été célébré en 1998 le cinquantième
anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme,
ont poussé les agences les plus timides à faire preuve
de davantage d’audace et à se réclamer plus systématiquement,
y compris auprès de leurs partenaires gouvernementaux, d’un
droit international égalitaire et de normes juridiques universelles
que nombre d’Etats ont entérinées sans les appliquer.
C’est ainsi qu’à la veille de la conférence
Pékin + 5, le centre de recherches Innocenti de l’Unicef
à Florence a publié un rapport accablant sur les violences
domestiques exercées à l’encontre des femmes. Mais
si elles critiquent davantage leurs Etats membres, les Nations unies
pourraient accroître leurs pressions pour les amener à
appliquer les conventions qu’ils ont ratifiées, et à
lever les réserves que nombre d’entre eux ont mises à
leur ratification.
Le «féminisme» instrumental de la Banque mondiale
Toute autre est l’approche de la Banque Mondiale, seule organisation
issue du système de Bretton Woods à s’occuper directement
de développement, à en formuler les théories dominantes
et à les mettre en oeuvre. Cette institution à vocation
économique, donc «sérieuse», accorde une importance
de plus en plus grande aux questions de genre depuis une dizaine d’années,
au point d’être devenue le principal bailleur de fonds multilatéral
de la scolarisation des filles. A ses yeux il est vrai, les femmes ont
révélé, au cours des difficiles années de
l’ajustement structurel dans les pays du Sud, qu’elles étaient
des acteurs économiques d’un dynamisme insoupçonné
et les agents majeurs de la lutte contre la pauvreté dont la
Banque a fait -officiellement du moins- une de ses priorités.
Ajoutées au fait que toute politique d’amélioration
du sort des femmes a des retombées quasiment immédiates
sur leur fécondité, donc sur une croissance démographique
des Suds qui ne laisse pas d’inquiéter les puissances vieillissantes
du Nord, ces constats ont converti la Banque Mondiale à un «féminisme»
qu’on pourrait qualifier de fonctionnel.
Les principaux arguments qu’elle avance pour justifier sa conversion
-depuis 1987- aux analyses fondées sur le genre sont en effet
d’ordre purement économique ou stratégique: ce n’est
pas parce que la condition féminine est scandaleuse au regard
du droit qu’il convient de la faire évoluer, mais parce
qu’elle devient un obstacle à la reproduction, dans les
pays du Sud, des modèles économiques dominants. La captation
du dynamisme dont les femmes font preuve en toutes circonstances, y
compris les plus difficiles, par la sphère marchande serait ainsi,
aux yeux des experts de la Banque, un pas significatif vers la généralisation
tant souhaitée des logiques de marché. La question du
droit est donc secondaire pour une institution qui voit d’abord
dans les femmes des acteurs économiques d’un type nouveau
et des garantes possibles d’une stabilité sociale s’avérant
de plus en plus difficile à assurer dans la conjoncture mondiale
actuelle. Les femmes y sont donc instrumentalisées au sens où
leur promotion n’est pas une fin en soi mais l’instrument
de ses politiques de croissance et d’endiguement de la pauvreté
5 v.
La contagion de l’économie
L’influence de la Banque mondiale étant ce qu’elle
est, ce type d’analyse a connu un grand succès ces dernières
années et a été repris par un grand nombre d’agences
de développement bilatérales. La question de la domination
sexuelle et des rapports de genre ne pouvant plus être occultée
par aucune organisation, toutes celles qui évoluent dans la sphère
libérale ont repris l’argumentaire de la Banque pour expliquer
leur intérêt aussi soutenu que soudain pour le sort des
femmes.
C’est ainsi que l’OCDE a organisé, en novembre 2000,
une conférence ministérielle sur le thème «Compétitivité
et croissance: intégration des questions d'égalité
homme-femme», en insistant sur «les ?arguments économiques?
en faveur de l'intégration de l'égalité homme-femme
dans les secteurs public et privé et des exemples de pratiques
optimales», et sur «les raisons pour lesquelles l'intégration
de l'égalité homme-femme contribue à renforcer
la performance des économies, la compétitivité
et la croissance».
Les agences des Nations unies ne sont pas insensibles, elles non plus,
à cet argumentaire grâce auquel elles espèrent renforcer
leur crédibilité. N’ayant pas grand chose à
perdre de l’affaiblissement des rigidités socio-culturelles
qui brident leur émancipation, les femmes seraient en quelque
sorte les agents idéaux de la propagation d’une espèce
de capitalisme populaire à l’état pur dans les pays
en développement.
Les pesanteurs sur le terrain
1. Des innovations qui restent verbales
Qu’elles soient traversées par des contradictions pouvant
sembler insurmontables ou qu’elles affichent un cynisme de bon
aloi, les politiques de genre des organisations internationales paraissent
en tous cas jalonnées de paradoxes. Alors que les références
au droit à l’égalité se généralisent
et que la redéfinition des rôles sexuels est officiellement
considérée comme une nécessité, les actions
des agences des Nations unies sur le terrain reproduisent souvent, de
façon presque caricaturale, la division sexuelle dominante du
travail. Certes, chaque région a désormais son «point
focal» genre, et les fonctionnaires des Nations unies -qui demeurent
pour l’essentiel des hommes- ont appris à en maîtriser
le vocabulaire. L’approche intégrée (mainstreaming)
n’a plus de secrets pour eux. Mais qui n’a vu, dans nombre
de pays en développement et en Afrique subsaharienne en particulier,
les «activités génératrices de revenus»
réservées aux femmes continuer d’être cantonnées
dans la broderie -métier d’ailleurs traditionnellement
masculin en Afrique mais qui s’est féminisé sous
l’effet des modèles dominants diffusés par les experts-,
la teinturerie, la fabrication de savon et autres activités qui
accentuent la ghettoïsation des femmes dans les secteurs les moins
valorisants de l’activité économique.
De façon générale, l’approche «genrée»
du développement se limite la plupart du temps à multiplier
les institutions destinées à octroyer des micro-crédits
-nouvelle panacée dans laquelle on voit le moyen de réduire
la pauvreté sans toucher aux rapports d’expoitation- et
à accroître les activités féminines dans
le secteur informel de survie 6 vi. Jusqu’ici en tous cas, l’ensemble
des actions entreprises et des projets réalisés depuis
un quart de siècle n’ont guère réussi à
renverser les tendances dominantes. Les taux de scolarisation des filles
sont restés stagnants dans de nombreux pays malgré les
interventions, et le niveau de pauvreté des femmes n’a
guère diminué de façon significative. Il est vrai
que les interventions dans les domaines du droit et de ses applications
restent rares et timides, contrairement aux projets concernant les domaines
relevant traditionnellement de la sphère du développement.
L’on continue en réalité de vouloir «intégrer»
les femmes au développement, sans s’attaquer au renversement
des logiques productrices d’inégalités. Si le discours
sur le genre y a acquis droit de cité, ni les agences des Nations
unies, ni la Banque mondiale n’ont changé la logique androcentrée
de leurs schémas d’intervention macro-économique,
de leurs outils politiques, de leurs interventions de terrain ou de
leurs projets d’infrastructures. Des organisations comme le Pnud
ont pourtant conscience des blocages qui empêchent l’extension
de la problématique genre à l’ensemble de ses stratégies.
Une telle prise en compte demanderait, à l’en croire 7
vii, une révolution dans la culture de l’organisation et
dans ses modalités de travail, façon de dire peut-être
qu’elle n’y est pas prête, non plus que ses homologues
du système. Alors qu’il a apporté une importante
contribution à la prise en compte des problématiques liées
au genre, le Pnud se montre ainsi beaucoup moins inventif dans ses actions
sur le terrain.
L’ensemble de ces institutions s’efforce en fait de trouver
des solutions pour réaliser progressivement, et sans heurter
les conservatismes et les intérêts dominants, une plus
grande justice sexuelle dans le domaine social, sans que, pour l’instant,
cette stratégie soit porteuse de changements d’envergure.
2. Et des contre-performances
Pire, en ce qui concerne les institutions de Bretton Woods, les femmes
ont figuré parmi les principales victimes des politiques d'ajustement
mises en place sous leur pression . De façon générale,
depuis le début des années 80, la pauvreté s'est
féminisée dans le monde. Les taux de chômage féminins
ont augmenté dans des proportions plus importantes que ceux des
hommes dans les pays ayant fondé leur croissance sur le développement
des industries manufacturières destinées à l’exportation.
La durée du chômage est également plus élevée
pour les femmes, qui constituent la majorité des chômeurs
de longue durée, que pour les hommes. En matière de scolarisation,
l'action conjuguée de la diminution des budgets de l'éducation
et de la paupérisation des couches populaires a engendré
dans de nombreux pays une baisse des taux de scolarisation des filles,
la scolarisation des garçons étant jugée prioritaire
quand tous les enfants ne peuvent être envoyés à
l'école 8 viii.
Partout, par ailleurs, une dimension majeure des programmes d'ajustement
a consisté à mettre l'accent sur les cultures d'exportation,
seules suceptibles de rapporter les devises nécessaires au paiment
de la dette. Or, quand on sait que dans la division sexuelle du travail
existant dans la plupart des pays du Sud, les cultures de rente sont
l'apanage des hommes tandis que les femmes ont en charge la production
vivrière, la priorité donnée aux premières
a, dans de nombreux cas, creusé les écarts de revenus
déjà importants entre les sexes et déséquilibré
davantage les termes de l'échange domestique au détriment
des femmes. En somme, à niveau social égal, l'ajustement
a davantage pénalisé les femmes que les hommes, dans la
mesure où il a systématiquement accru la part invisible
de leur travail au détriment de sa part rémunérée.
La baisse des investissements sociaux dans les Etats du Sud, le souci
global de rentabilité interne des entreprises sociales, ont eu
pour principale conséquence de transférer une part importante
de la charge du secteur public vers la sphère domestique, c'est-à-dire
féminine. Les économies réalisées sur les
investissements et la masse salariale dans les pays "ajustés"
ont donc pour une large part signifié un transfert des tâches
de nature sociale vers le travail féminin gratuit 9 ix.
Quand, à la fin des années 80, elle a reconnu la nécessité
d'humaniser l'ajustement, la BM a d'ailleurs inscrit les femmes au nombre
des "groupes cibles" ayant besoin de bénéficier
des "filets sociaux" qu'elle a alors commencé à
mettre en place. Il convient donc de confronter les propos de la BM
aux réalités d'un terrain socio-économique qu'elle
a largement contribué à façonner au cours des vingt
dernières années pour avoir une idée plus exact
de l'impact de ses discours sur la vie des femmes. Cela n'empêche
pas que, depuis le début de cette décennie, elle ait contribué
à mener des actions efficaces, surtout dans le domaine de la
scolarisation des filles dans les pays du Sud. Si l'on en croit ses
assurances, de telles contradictions devraient s'estomper à l'avenir,
puisque la Banque s'est engagée à évaluer, au départ,
l'impact de tous ses projets sur la situation des femmes.
3. Parité et résistances
Ce relatif immobilisme est-il dû au fait que les organisations
internationales n’avancent que très lentement vers la parité
et que, malgré la présence de femmes à la tête
de plusieurs agences (Unifem, Fnuap, Unicef, OMS, Pam, HCR), la quasi-totalité
du haut encadrement reste masculine? Certes, la présence de femmes
dans les instances dirigeantes n’est pas toujours la garantie
d’une meilleure prise en compte des questions féminines,
mais elle peut y aider. Les Nations unies, comme la Banque mondiale,
pourraient mettre plus résolument en œuvre au niveau interne
ce mainstreaming qui fait officiellement partie de leurs stratégies.
Le Pnud s’y déclare résolument engagé, et
la phase II (1998-2001) de sa politique de Gender balance in management
10 x devrait, selon ses responsables, y conduire dans des délais
raisonnables. Mais cet engagement en faveur de la parité recèle
aussi un piège: le GIDP (gender in development program) est féminisé
à 80%, tandis que des départements considérés
comme plus stratégiques restent encore très largement
masculins. La féminisation excessive des départements
genre alors que les instances de direction et de décision demeurent
masculines est une caractéristique de toutes les organisations
internationales.
En fait, le succès de l’approche en termes de genre -elle
est devenue banale au point de faire partie de la langue de bois de
l’Onu ou de la Banque Mondiale- peut cacher des résistances
au sein même du système devant la lutte pour l’égalité
des droits des femmes et la diversification de leurs rôles. Le
contenu souvent approximatif des termes employés, le recours
fréquent à la notion d’équité alors
même que le mot égalité apparaît plus rarement
dans les documents de travail de ces institutions, l’absence quasi-totale
de femmes dans les organismes internationaux ou départements
des Nations unies raccordés aux questions stratégiques
ou macro-économiques, sont autant de signes de la difficulté
d’aborder la question du genre sous un angle politique.
De grands pas ont été effectués au cours des dernières
années, et plus personne ne peut aujourd’hui occulter la
question du genre dans l’univers de la coopération internationale,
mais il convient aujourd’hui d’essayer d’imposer à
ces lourdes machines à la fois un changement de rythme et une
clarification du langage en matière de droits des femmes, pour
que la référence désormais quasi-incantatoire au
genre ne puisse servir d’alibi à la timidité des
actions.
Sophie BESSIS
Notes
1 Voir à ce sujet C. Miller & S. Razavi, Gender analysis,
alternative paradigms. Gender in developmet altervative series, Pnud,
New York, avril 1998.
2 Pnud, Rapport mondial sur le développement humain 1995. Depuis
cette date, le Pnud n’a cessé d’affiner son travail
dans le domaine, essentiel, de la production d’indicateurs sexués.
3 Cf S. Bessis, «Les nouveaux enjeux et les nouveaux acteurs des
débats internationaux dans les années 90», in Revue
Tiers Monde, t. XXXVIII, n°151, juillet-septembre 1997.
4 Unicef, Droits fondamentaux des enfants et des femmes: comment l’Unicef
les fait vivre, août 1999.
5 Voir, pour l’historique de la prise en compte des femmes par
la BM, Gender issues in World Bank lendings, World Bank 1995.
6 Pour la Banque mondiale, voir les rapports annuels 1999 et 2000. Pour
le Pnud, voir la documentation du Gender in development program, régulièrement
actualisée.
7 Pnud, Guidance note on gender mainstreaming et Building capacity for
gender mainstreaming, documents internes, février 1997 et mars
1998.
8 Au Bénin et en Guinée, selon l'Unicef (cf documents
de situation des enfants et des femmes publiés par l'Unicef en
1995 et 1997 respectivement dans ces deux pays), les disparités
scolaires entre garçons et filles se sont accentuées dans
les années. Au Bénin, la régression du taux brut
d'alphabétisation des 10-14 ans, passé de 47,6% à
46,5% entre 1979 et 1992, a surtout pénalisé les filles:
en 1994, on y comptait une fille pour trois garçons inscrits
à l'école. Ces deux pays ont soumis à des programmes
d'ajustement structurel.
9 Cf S. Bessis: "La féminisation de la pauvreté"
in Femmes du Sud chefs de famille, Paris Karthala 1996.
10 Memorandum : Policy on Gender Balance in Management (phase II)
1998-2001. Pnud, GIDP, 29 mars 2000.
Le lien d'origine :
http://www.ined.fr/donnees/coll_abidjan/publis/word/session1/sowfatou.doc