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Origine http://www.peripheries.net/g-auffret.html
«Le savoir n’entre pas en nous dans un réceptacle
passif, mais comme dans la gaine musclée d’un cœur
qui pulse, trouvant au fond de nous cet instinct de vie qui tend
vers ce qui est bon dehors et rejette avec vigueur ce qui est mauvais,
ce qui nous fait du mal.» Ne jamais dissocier le goût
de la recherche intellectuelle de la pulsion de vie dont il procède:
ces mots, extraits d’Aspects du Paradis, publié en
2001, reflètent bien la démarche de Séverine
Auffret. Philosophe et essayiste, responsable d’un séminaire
d’histoire des idées féministes à l’Université
populaire de Caen fondée par Michel Onfray, elle partage
avec ses consœurs et amies Nancy Huston et Annie Leclerc ce
mélange de lucidité exigeante et de vitalité
obstinée. Dans une société qui considère
une certaine pose nihiliste – une «aura maudite»,
dit-elle –, complaisante et caricaturale jusqu’à
l’imposture, comme le fin du fin de la création littéraire
et le sommet de la pensée, ses livres, aussi sensibles qu’érudits,
démontrent que, contrairement aux idées reçues,
le bonheur peut avoir une histoire, et représenter un objet
de réflexion sérieux, au lieu d’être abandonné
aux gourous du développement personnel et aux marchands de
positivité nauséeuse sur papier glacé. «Que
la souffrance soit inhérente à la condition des hommes
est un fait, écrit-elle encore dans Aspects du Paradis. Il
importe de ne pas transformer ce fait en une obligation moralisante
et résignée: plutôt de lui ouvrir, quand c’est
possible, les voies de son échappée.»
De cette échappée, le savoir est à ses yeux
l’un des moyens privilégiés, susceptible, paradoxalement,
de «restaurer notre innocence paradisiaque». Elle formule
cette belle hypothèse: si nos ancêtres ont été
chassés du Paradis, ce n’est pas pour s’être
approprié un savoir interdit, mais pour ne pas avoir assez
avancé sur la voie de la connaissance, et s’être
cantonnés à celle du bien et du mal: «En restant
à ce premier aspect coupable et douloureux du savoir humain,
ils auraient perdu, faute d’exercice, les lumières
de l’intelligence qui assurent la réparation de l’innocence
et la béatitude.» Il faut cependant distinguer quelle
forme de savoir permet cette bienheureuse restauration: un savoir
qui ne se contente pas «de manipuler les choses, de n’en
atteindre que l’apparence», mais qui, «parce qu’il
est une intuition aimante, tant de ces mêmes choses que de
soi-même et de l’autre, nous met en possession d’un
réel pouvoir»: «Cet autre savoir, ce nouveau
savoir, fait saisir qu’il y a, certes, un espace-temps banal,
celui de l’expérience ordinaire, mais aussi, et à
côté de cet espace-temps banal de la souffrance, tout
à côté, si près que nous n’arrivons
pas à discerner la ligne de leur partage – parce que
peut-être ils ne se partagent pas vraiment mais s’entremêlent
–, un autre espace-temps joyeux qui pourrait bien être
celui de nos plus profonds désirs et de nos plus chérissables
finalités.»
«Dans Des blessures et des jeux,
je me suis intéressée à cette
marge de manœuvre minuscule
qui nous est donnée,
à ces interstices dans lesquels
nous pouvons faire en sorte
de déployer le maximum de jouissance»
Mais, si elle refuse la complaisance dans le malheur, si elle recherche
avec obstination les moyens de le déjouer, sa démarche,
elle le précise à raison, n’a rien de «normatif»
ni de «volontariste» – ce qui lui ôterait
tout son charme, et la rendrait même assez douteuse. Le volontarisme
lui est d’autant plus étranger que seules les ressources
proposées par l’imaginaire lui paraissent efficaces:
«La raison seule est impuissante à me modifier: je
ne suis capable que d’opposer une passion joyeuse à
une passion triste. Par exemple, je continue à fumer, bien
que je sache que c’est nocif: jusqu’à présent,
du moins, je n’ai pas trouvé d’imaginaire assez
puissant qui aille à l’encontre de mon besoin de fumer…»
Dans son essai le plus récent, Des blessures et des jeux,
paru en 2003, elle a recensé, à travers son expérience
et ses lectures, les stratagèmes imaginaires et ludiques,
d’apparence parfois insignifiante mais à la portée
immense, par lesquels des êtres humains – ou des personnages
de fiction –, quand il sont pris dans des circonstances qui
les font souffrir, qui s’opposent à leurs désirs,
tentent de battre en brèche leur impuissance et de puiser
de nouvelles forces: «Je me suis intéressée
à cette marge de manœuvre minuscule qui nous est donnée,
à ces interstices dans lesquels nous pouvons faire en sorte
de déployer le maximum de jouissance.»
Il y a Anne Frank, arrachant à travers l’écriture
de son journal la part d’insouciance et d’exubérance
adolescentes que les circonstances historiques lui refusent; il
y a Maître Za, le sage chinois qui, avant de s’absenter
pour un long voyage, demande à son amante et à ses
amis de lui faire cadeau… d’un mot, d’un simple
mot, multipliant ainsi les occasions de liaison imaginaire pendant
le temps que durera la séparation; il y a cet homme qui,
confiné dans son appartement pendant la guerre du Liban,
s’est octroyé un peu de vie, au-delà de la simple
survie, en se passant sans relâche les œuvres complètes
de Haendel et de Mozart… Ce que Séverine Auffret ne
raconte pas dans le livre, c’est que cette guerre, dont elle
a vécu une partie à Beyrouth, l’a poussée
à inventer elle-même des ruses semblables: «Nous
vivions dans le quartier chrétien de la ville, sous la domination
des phalangistes, qui, comme leur nom l’indique, étaient
d’inspiration fasciste. Mon mari – qui est libanais
– et moi étant très à gauche, nous étions
physiquement menacés. Je tenais un journal des événements.
Mais, comme je vivais dans la terreur qu’on vienne saisir
cet écrit, et qu’il me mène à la mort,
j’avais fini par m’inventer une écriture codée…»
«L’histoire des civilisations se fonde
sur une économie obscure, secrète,
dans laquelle les implications affectives
sont considérables»
Parce que la vision de la vie qui fait de la souffrance la vocation
essentielle de l’humanité ne reste jamais un simple
constat, mais aboutit à perpétuer le malheur, à
le verrouiller, elle s’acharne à la réfuter
à propos non seulement de la vie individuelle, mais aussi
de notre destin collectif. En exergue du premier chapitre d’Aspects
du Paradis, elle a placé cette citation provocatrice de Franz
Kafka: «Nous fûmes créés pour vivre au
Paradis; le Paradis était destiné à nous servir.
Notre destination a été changée. Que celle
du Paradis l’ait été de même, c’est
ce qui n’est pas dit.» Dans Des couteaux contre des
femmes, son premier livre, déjà, elle s’inscrivait
en faux contre la thèse selon laquelle la domination ou l’oppression
politique seraient les conséquences inévitables d’une
violence primordiale, fondatrice de l’identité humaine;
à ses yeux, c’est plutôt l’inverse: la
violence découle d’un système qui autorise son
exercice. On ne peut la comprendre en l’essentialisant, en
l’extrayant «de l’histoire et des conditions matérielles
de la vie humaine». En résumé: «Le système
institutionnel de la violence utilise les données de l’agressivité
primaire, mais il n’en dérive pas.» C’est
notamment vrai de l’oppression des femmes: ces dernières
ne sont pas dominées en raison de la méchanceté
naturelle des hommes, mais d’une organisation sociale qui
l’autorise – et même, qui l’exige. Elle
écrit: «L’analyse métaphysique de la violence
la pose comme un commencement absolu, d’où se déduiraient
l’exploitation économique et les formes diverses d’oppression.
Mais sans un fond d’exploitation économique déjà
mis en place, aucune violence ne saurait se maintenir dans des formes
durables, institutionnelles. On ne peut ramener la violence des
hommes à l’égard des femmes à la nature
du sexe, pas plus qu’on ne peut ramener la violence politique
à l’agressivité individuelle.»
«Lucidité exigeante», a-t-on dit: né
de sa découverte de la condition des femmes orientales lors
de ses voyages en Irak, en Syrie, en Iran, et de sa prise de conscience
de l’insuffisance d’un féminisme centré
sur le sort des Occidentales, Des couteaux contre des femmes, consacré
à l’excision et publié en 1983, est exemplaire
de la volonté de Séverine Auffret de tout soumettre
au travail de la pensée, y compris les sujets les plus pénibles.
Dans ce livre aussi séduisant et stimulant que déconcertant,
elle entremêle des éléments historiques, mythologiques
et intuitifs, car elle n’oublie pas que «l’histoire
des civilisations se fonde sur une économie obscure, secrète,
dans laquelle les implications affectives sont considérables»,
pour tenter de cerner le moment historique où est apparue
la domination des hommes sur les femmes. Elle refuse l’idée
que celle-ci ait été un invariant de l’histoire
humaine, sans pour autant s’engager dans le débat sur
l’existence d’éventuelles sociétés
matriarcales, qui, de toute façon, ne l’intéressent
guère. Elle retrace plutôt cette longue période
de la préhistoire au cours de laquelle aucun sexe n’a
eu le dessus sur l’autre, mais où, comme en témoignent
les œuvres d’art qu’elle nous a léguées,
les femmes étaient particulièrement valorisées,
pour des raisons facilement compréhensibles: ignorants du
lien entre l’acte sexuel et l’engendrement, nos ancêtres
devaient être fascinés de les voir mettre au monde
les enfants; enfants qui, de surcroît, pouvaient être
aussi bien de sexe féminin que masculin: la femme était
cet être capable de produire «aussi bien du même
que de l’autre». «Longtemps, précise Séverine
Auffret, qui continue de s’intéresser de près
aux recherches concernant cette époque, nos préjugés
nous ont fait penser que les auteurs de ces œuvres d’art
étaient forcément des hommes; aujourd’hui, tout
laisse à penser que les femmes préhistoriques étaient
artistes, elles aussi...»
Il est absurde de qualifier
les pratiques mutilatrices à l’égard des femmes
de «barbares» ou de «sauvages»,
car, bien au contraire,
«elles sont la civilisation même,
à l’état natif»
Le tournant décisif, elle le situe lors de l’apparition
de l’agriculture, au cours du néolithique: observant
le processus de la germination, l’homme prend conscience,
par analogie, de son rôle dans la procréation, et s’en
attribue même tout le mérite, réduisant la femme
au rôle de simple «récipient reproducteur».
Comme la terre susceptible d’être cultivée, la
femme susceptible de donner des enfants devient alors un enjeu vital,
un bien que l’on s’approprie et que l’on défend,
par la violence s’il le faut. Le mode d’organisation
sociale qui se met en place requiert la «domestication»
des femmes; cette domestication sera la «pierre de touche»
de la civilisation, et passera par leur castration – une castration
bien réelle, et non symbolique, car, ô surprise, la
femme a quelque chose en trop, «et doublement: non seulement
elle a la capacité d’engendrer que les hommes n’ont
pas, mais elle a cet objet [le clitoris, dont la seule fonction
est le plaisir] qui n’a pas d’équivalent, à
titre d’organe, dans le corps de l’homme». En
somme, «il y a du trop dans la nature du sexe féminin;
il faut rectifier cette nature, pour qu’elle se soumette à
l’organisation sociale». L’un des historiens que
cite Séverine Auffret estime que l’excision chez les
Egyptiens remonte à 5 ou 6000 ans avant J.-C, «et qu’elle
a dû être d’un usage courant dans toute l’humanité
protohistorique».
Elle l’avait posé d’emblée, au début
du livre: «Lorsqu’une coutume traverse les ethnies,
les classes sociales, les formations économiques, les religions,
les terroirs, les régions, les continents… ce n’est
plus une coutume, c’est une politique.» Renvoyant dos
à dos les relativistes qui refusent de critiquer l’excision
au nom du respect de traditions différentes, et les racistes
qui incriminent une culture ou une religion, elle fait remarquer
que les zones géographiques où se pratiquent l’excision
et l’infibulation recouvrent la carte de ce «berceau
de la civilisation» qui a été «l’un
des plus importants foyers de la néolithisation», et
plus précisément «de cette partie du Proche-Orient
organiquement liée à l’Afrique orientale qui,
après avoir connu une efflorescence économique et
culturelle sans précédent, est retournée à
un état de sous-développement dépassant péniblement
les conditions du néolithique. (…) Les pratiques sexuelles
de ces régions nous livrent presque sans transformation les
vestiges d’une époque révolue, mais qui est
la base de notre civilisation». Ainsi, commente-t-elle, il
est absurde de qualifier celles-ci de «barbares» ou
de «sauvages», car, «bien au contraire, les pratiques
mutilatrices à l’égard des femmes sont la civilisation
même, à l’état natif».
Nul besoin de continuer
à «découper le corps des femmes»
une fois qu’on aura
«inventé l’âme pour mieux les en priver»
Son hypothèse est que si, dans de nombreuses sociétés,
on continue à exciser les petites filles, en dépit
de la cruauté de l’acte, qui ne peut échapper
à ceux qui le commettent, c’est pour conjurer une angoisse
irrépressible, que la communauté projette sur l’exciseuse.
Cette angoisse est due à la crainte autant qu’au désir
inconscient d’un retour à un ordre antérieur,
qui demeure possible: «Quelque chose est affirmé comme
«antérieur», et devant être détruit
pour que l’ordre nouveau advienne et se perpétue. L’inconscient
admet donc que cette nouveauté n’a pas donné
les preuves suffisantes de sa raison d’être. Pas de
cruauté sans désir jaloux.» La civilisation
occidentale, elle, à travers «le développement
d’un ordre des techniques, des pouvoirs militaires, économiques
et politiques», a trouvé les moyens de «dépasser
l’obsession». Le recours à l’excision n’y
sera plus qu’exceptionnel – le chirurgien et anthropologue
Broca, au XIXe siècle, par exemple, la préconise pour
lutter contre la masturbation excessive des petites filles. L’intériorisation
de la castration, dans la majorité des cas, la rendra inutile:
nul besoin de continuer à «découper le corps
des femmes» une fois qu’on aura «inventé
l’âme pour mieux les en priver».
Si la domination des femmes, l’appropriation de leur capacité
de reproduction et de leur force de travail par des hommes qui,
eux, délivrés des tâches inhérentes à
la sphère privée, pourront se consacrer entièrement
au travail productif, est bien la «première économie
historique», l’étape décisive par laquelle
notre civilisation, à son origine, s’est constituée,
elle a ceci de particulier, fait remarquer Séverine Auffret,
qu’elle n’a jamais réellement été
dépassée. L’ordre féodal, en supplantant
l’esclavage, supprime le maître et l’esclave;
l’ordre bourgeois, ensuite, supprime le seigneur et le serf;
mais «l’instauration d’un système esclavagiste
ne supprime ni les hommes ni les femmes, ni l’antagonisme
que place entre eux l’économie reproductrice primitive».
Ainsi, «tous les ordres économiques successifs intègrent
ce premier antagonisme sans le résoudre; il demeure jusqu’à
aujourd’hui même une donnée de base, un fondement
indépassé de tous les systèmes économiques,
dans toutes les sociétés historiques». Ce qui
rend particulièrement difficile son élucidation, car
«le maintien d’un premier rapport d’exploitation
produit une idéologie servant à le justifier et à
le masquer, qui demeure inaltérée tout au long de
l’histoire».
«Je ne peux m’empêcher de sentir chez Beauvoir
une inféodation à la pensée de Sartre:
elle feint de dominer la situation,
mais, en réalité, elle est dominée»
Avec Nancy Huston et Annie Leclerc, Séverine Auffret partage
aussi une forme particulière de féminisme: «C’est
un féminisme que je définis comme différentialiste,
ou comme antibeauvoirien, explique-t-elle, et qui procède
d’un désir d’exalter notre différence,
d’en jubiler, plutôt que de la nier. J’ai relu
récemment Le Deuxième sexe, et j’ai été
horrifiée: en refermant ce livre, quand on est une femme,
on n’a plus qu’à se suicider! Les règles,
la grossesse…: Beauvoir parle de tout cela avec un tel dégoût!
Pourtant, j’ai commencé par être beauvoirienne:
pendant mes études, l’un de mes professeurs, qui connaissait
Simone de Beauvoir, m’avait proposé de lui faire lire
un roman que j’avais écrit. Elle m’avait reçue
chez elle; pour moi, à cette époque, elle représentait
le sommet de l’admirable… C’est ma première
grossesse qui m’a fait prendre conscience de l’insuffisance,
de la pauvreté de cette pensée. Elle décrivait
la mise au monde d’un enfant comme un phénomène
entièrement passif, que la femme ne faisait que subir…
Il y avait un tel décalage avec ce que je vivais! La lecture
de sa correspondance amoureuse avec Nelson Algren, qui date de l’époque
où elle écrivait Le Deuxième sexe, m’a
aussi laissée perplexe: dans ses lettres, elle se montre
incroyablement fleur bleue, midinette, alors qu’en même
temps, dans son livre, elle parle des amoureuses comme elle parlerait
des otaries, comme si elle n’avait elle-même aucune
expérience de cet état… On a vu, pourtant, des
femmes qui savaient se faire respecter comme créatrices,
comme intellectuelles, tout en assumant leur statut d’amoureuses,
et d’amoureuses éperdues: Colette, George Sand…
Mais, chez Beauvoir, il y a une sorte de schizophrénie –
comme si, en réalité, c’était Sartre
qui écrivait. Je ne peux m’empêcher de sentir
chez elle une inféodation à la pensée de Sartre:
elle feint de dominer la situation, mais, en réalité,
elle est dominée. Ce que nous voulions tenter, mes amies
et moi, c’était de penser par nous-mêmes, et
non d’appliquer ou de réaliser la pensée d’un
maître.»
Quand on voit la quantité de déductions infâmantes
que leurs spécificités physiologiques ont valu aux
femmes, on peut comprendre la volonté des féministes
«beauvoiriennes» de nier, de supprimer purement et simplement
ces différences, et de s’aligner sur les modèles
masculins, histoire d’être enfin prises au sérieux
et considérées comme des égales. Et pourtant,
ne serait-ce pas des calomnies qu’il faudrait venir à
bout, plutôt que de la différence elle-même?
Séverine Auffret, en tout cas, a choisi de ne pas en démordre:
«Pourquoi une différence devrait-elle impliquer une
infériorité?» De même, le féminisme
d’inspiration beauvoirienne n’envisage de libération
qu’à travers la négation de toute donnée
biologique, comme s’il craignait que la simple acceptation
du fait d’être née avec un corps de sexe féminin
n’entraîne forcément l’acceptation des
obligations qui en ont si longtemps découlé: celle
d’être une femme qui se conforme en tout point aux attentes
sociales, d’accepter le rôle de mère et de s’y
cantonner… Séverine Auffret, elle, dissocie ces deux
mouvements: «Etre une femme et le vivre avec plaisir n’implique
à mes yeux aucune obligation: on peut jubiler de sa différence
en étant mère ou pas, en étant hétérosexuelle,
homosexuelle, bisexuelle, chaste…»
«Au fil de l’histoire,
les femmes ont développé
une culture particulière,
qui tient au rôle qu’on leur a donné»
Vilipendé ou plus simplement ignoré, le féminisme
«différentialiste» n’a pas très
bonne presse. On pourrait penser que ses représentantes,
affichant une féminité épanouie, sensuelle,
mères et heureuses de l’être, seraient plus acceptables
socialement que d’autres; or il n’en est rien: elles
s’avèrent bien plus subversives qu’une Marcela
Iacub, qui caresse dans le sens du poil les fantasmes contemporains
de toute-puissance et de négation du biologique – «d’auto-engendrement»,
dirait Nancy Huston. Omniprésente dans les médias,
et unanimement encensée pour sa pensée «dérangeante»,
Marcela Iacub se réjouit de la mise au point annoncée
de l’utérus artificiel, dans lequel elle voit le stade
ultime de l’égalité entre hommes et femmes –
ce serait aussi le stade ultime de la productivité sans frein,
mais c’est sans doute une coïncidence... Une Séverine
Auffret, une Nancy Huston, une Annie Leclerc, elles, assument sereinement
ce statut d’être charnel que les hommes ont toujours
chargé les femmes d’incarner seules; mais, en même
temps, elles n’en prétendent pas moins être prises
au sérieux en tant qu’intellectuelles, en tant que
créatrices, et – circonstance aggravante – intègrent
pleinement à leur travail cette expérience charnelle
et matérielle. «Rien ne me prédisposait à
écrire un livre sur la mutilation des femmes, écrit
Séverine Auffret au début de Des couteaux contre des
femmes. Je voisinais plutôt, par goût et par profession,
avec Platon, Spinoza, Marx et quelques autres.» C’est
le désert de la pensée sur ce sujet qui l’y
a amenée: «Pas d’arme, pas de parole adéquate.
Sur le corps des femmes, sur leur sexe tranché, néant.»
Ses amies et elle mettent ainsi en évidence, en l’attaquant
de front, la phobie de la chair qui nous habite, le mépris
que nous lui vouons, et la hiérarchie persistante qui, dans
notre mentalité, distingue un esprit prestigieux, désincarné,
d’un corps toujours perçu comme une prison, un asservissement,
une déchéance.
Dans Des couteaux contre des femmes, Séverine Auffret dit
refuser le féminisme «intégrateur», qui
propose l’assimilation pure et simple aux modèles masculins,
et dans lequel elle ne voit qu’une «castration supplémentaire».
Ce féminisme passe par pertes et profits le vécu et
le point de vue spécifiques des femmes, dont l’ensemble
de l’humanité, qui ne pourrait que s’enrichir
à les prendre en compte, continue ainsi à se priver.
Il «n’a de féminisme que le nom», puisque,
écrit-elle encore, «il reconnaît les valeurs
et la hiérarchie patriarcales qui lui servent de modèles».
A tenir ce genre de propos, on s’attire en général
la réplique suivante: «Comme si les femmes étaient
meilleures que les hommes!» Dénégation vigoureuse
de Séverine Auffret: «Je ne crois pas du tout que les
femmes soient meilleures que les hommes. Elles ont seulement eu
moins d’occasions de nuire! Et encore: dans les domaines où
elles ont le pouvoir, comme l’éducation des enfants,
elles peuvent parfois se montrer d’une méchanceté
redoutable. En revanche, au fil de l’histoire, elles ont développé
une culture particulière, qui tient au rôle qu’on
leur a donné, aux positions dans lesquelles on les a cantonnées
– un peu comme les esclaves ont été amenés
à développer certaines valeurs qui n’étaient
pas celles des maîtres, ou comme le prolétariat, lui
aussi, s’est constitué une culture propre, de résistance
à la culture dominante. Il me semble qu’il y a là
une richesse qui ne doit pas être reniée, mais, au
contraire, revendiquée.»
Propos recueillis par Mona Chollet
Séverine Auffret, Aspects du Paradis, Arléa, 2001;
Des blessures et des jeux – Manuel d’imagination libre,
Actes Sud, 2003;
Des couteaux contre des femmes – De l’excision, éditions
Des femmes, 1983.
Bibliographie complète sur le site de l'Université
populaire de Caen.
Périphéries, septembre 2005
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