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La catastrophe de Tchernobyl a ébranlé les consciences.
Mais elle n'a pas suffi à provoquer le vaste débat
qu'exige l'émergence de la " société nucléaire
". Parce que les dangers sont énormes, que l'avenir
est hypothéqué comme il ne l'a jamais été
par aucune civilisation industrielle, un nouveau risque se dessine
: celui de la mise en place d'un ordre musclé pour mieux
" gérer " le nucléaire.
L'industrie nucléaire représente certainement, du
moins pour le moment, l'aspect le plus important et le plus pur
de l'impact social de la science (et des scientifiques bien sûr).
C'est la raison pour laquelle les analyses relatives à l'ingérence
de la science dans notre société ne s'y intéressent
guère.
Les accidents ont toujours fait partie de la production industrielle.
Le risque est reconnu comme une composante de notre société.
Mieux, le droit à produire impunément du risque devrait
être reconnu comme moteur essentiel du développement
technique. Les discours sur le risque se multiplient. On y mêle
en vrac les explosions de conduite de gaz dans les immeubles, le
tabac, le vagabondage de fûts de produits toxiques, l'accident
nucléaire, les chemins de fer, les erreurs de pilotage d'avion,
l'ozone, etc.
L'accident nucléaire est très rarement mentionné
pour sa spécificité. Pourtant, avec le nucléaire,
l'accident industriel devient majeur. Il passe du stade de production
artisanale à un niveau véritablement moderne. D'abord
sous-produit à consommation locale il atteint désormais
la consommation de masse. En quelques jours l'espace concerné
par la catastrophe atteint une dimension jamais envisagée
pour les autres types d'industrie. Ses effets peuvent affecter la
santé de populations considérables (voir lien) et
de leurs descendants pendant des siècles. Si, en 1976, après
l'accident de Sévéso, certains responsables italiens
de la Santé se sont interrogés pour savoir s'il fallait
évacuer Milan, dix ans plus tard à Tchernobyl (voir
lien) c'est 135 000 personnes qui furent déménagées
d'une région de 300 000 hectares sans espoir de retour. La
décision des Soviétiques fut prise en moins de quarante-huit
heures et ce délai doit être considéré
comme trop long compte tenu des dangers. Les évacuations
initiales furent d'ailleurs insuffisantes car il fallut les poursuivre
par la suite. Si les décideurs n'avaient pris en compte que
des critères de protection sanitaire de la population ce
sont de gigantesques territoires qu'ils auraient dû neutraliser
(1).
Une catastrophe nucléaire nécessite l'intervention
très rapide de centaines de travailleurs pour limiter l'ampleur
du désastre. A Tchernobyl, l'ignorance des dangers du rayonnement
et l'existence d'un pouvoir autoritaire ont permis de trouver sans
trop de difficultés suffisamment de " volontaires ".
La connaissance des dangers risque fort, pour les prochains accidents,
de gêner considérablement le recrutement de volontaires,
surtout si l'on veut rester en démocratie libérale
(2). L'ignorance massive est nécessaire pour une gestion
" douce " des crises nucléaires. Comme les responsables
sociaux ne peuvent pas être sûrs de maintenir cette
ignorance pendant longtemps ils doivent, et devront de plus en plus,
mettre en place des structures d'encadrement incompatibles avec
les concepts fondamentaux de la démocratie.
Pour les responsables, l'accident majeur se définit davantage
par son impact médiatique que par ses conséquences
objectives sur la population. Cela est d'autant plus vrai que, pour
le rayonnement, en dehors des doses aiguës conduisant à
un nombre restreint de morts spectaculaires, les conséquences
lourdes du bilan réel (voir lien) sont différées
: plusieurs décennies pour les cancers mortels, générations
futures pour les effets génétiques. Les moyens de
gestion de ces effets objectifs sont finalement fort limités
et surtout très coûteux (évacuations massives
et neutralisation de vastes territoires). Par contre, les moyens
médiatiques paraissent particulièrement adaptés
aux crises : " Dans ce contexte de haute turbulence, la mise
en relation - la communication - devient un facteur stratégique
de première importance. Communications internes aux organismes
concernés, communications entre organisations, communications
vers le public à travers les médias (ou par voie directe
dans les cas d'urgence extrême) : l'expérience montre
la nécessité de maîtriser ces multiples lignes
d'information " (3). Ainsi la maitrise du risque majeur passe
par la maitrise des médias.
Contrôle de l'information
L'information ou plutôt le contrôle de l'information,
ce qu'on appelle le plus souvent " communication " est
la clé de la gestion d'une crise majeure. Il est important
que les décisions prises par les autorités pour la
protection des populations soient acceptées par tous, indépendamment
de leur efficacité réelle. Il y va de la stabilité
du corps social.
La peur est très redoutée en cas de crise. "
L'expérience du risque est inséparable, pour un sujet
humain, de celle de la peur. Il s'agit alors d'affronter l'objet
de sa peur. Le problème réside dans le fait que la
peur, comme l'angoisse, sont le plus souvent des états intransitifs,
sans objet. Le passage à l'acte d'affronter une peur peut
avoir pour effet de supprimer la peur et par conséquent d'anéantir
le risque lui-même " (4). Il ne s'agit pas pour l'auteur
de ce texte des petites peurs de la vie quotidienne puisqu'il intervenait
dans un colloque consacré à la société
face au risque majeur.
Le désastre de Tchernobyl a donné naissance au concept
de radiophobie pour expliquer les troubles de santé dont
souffrait la population. Il permettait aux dirigeants politiques
se référant aux experts scientifiques, de ne pas avouer
qu'il était impossible économiquement de protéger
efficacement les habitants en les évacuant et que les maux
dont ils souffraient ou qu'ils devront subir plus tard (cancers)
faisaient partie du coût social de l'énergie nucléaire.
En fait, ce concept de radiophobie n'a pas été bien
accepté et quelques troubles sociaux n'ont pu être
évités (5). La pénurie en nourriture est venue
à point pour calmer la revendication des gens afin d'obtenir
des aliments non contaminés.
Ainsi, quel que soit le pays, les organismes officiellement chargés
de la protection de la population (ministères de la santé
et de l'environnement, autorités de sûreté,
institut de protection nucléaire etc.) voient leurs fonctions
réduites à une meilleure insertion sociale du risque
majeur dont le prototype est le risque nucléaire.
Le contrôle de la communication étant une nécessité
pour l'Etat, il se fera soit par consentement tacite des médias
soit par censure autoritaire. Dans les deux cas le contenu démocratique
de la société en sera certainement affecté.
L'accident nucléaire fait partie des préoccupations
des gestionnaires de la société. Ainsi M. Rosen, le
directeur de la sûreté nucléaire de l'Agence
internationale de l'énergie atomique (AIEA), a affirmé
à la conférence de Vienne d'août 1986 à
propos du désastre de Tchernobyl : " Même s'il
y avait un accident de ce type tous les ans je considérerai
le nucléaire comme une source d'énergie intéressante
" (6). Et M. Pierre Tanguy, inspecteur général
pour la sûreté nucléaire à EDF, a déclaré
au cours d'un colloque : " Nous faisons tout ce que nous pouvons
pour prévenir l'accident grave, nous espérons ne pas
en avoir, mais nous ne pouvons pas garantir qu'il ne se produira
pas. On ne peut exclure que dans les dix ans ou vingt ans à
venir un accident nucléaire civil grave se produise dans
l'une de nos installations " (7).
La médecine de catastrophe envisage la gestion des secours
pendant la phase d'urgence pour un grand nombre de personnes. "
Le triage fait partie de la médecine de catastrophe. Il permet
une utilisation optimale des moyens disponibles (de soins sur place,
d'évacuation, d'hospitalisation) en fonction de l'état
des victimes " (8). On n'est pas loin avec ce concept, de l'euthanasie
considérée comme une nécessité économique.
Des plans d'urgence (Orsec-Rad) envisagent la gestion des crises
nucléaires, confinement des gens et du bétail, évacuation.
Une partie seulement de ces plans est rendue publique, l'essentiel
est assimilé à la sécurité militaire.
Des simulations d'accidents nucléaires (voir lien) sont effectuées.
Elles ne sortent pas des ordinateurs et la population n'est pas
appelée à y participer. Ce ne sont finalement que
des simulacres.
En ce qui concerne les critères de décision pour
la gestion à court et moyen terme, il semble bien que les
responsables ne désirent pas être liés par des
contraintes règlementaires strictes fondées sur l'unique
souci de protection sanitaire des individus. Des normes trop sévères
pour les aliments (voir lien) pourraient faire disparaitre toute
possibilité d'activité agricole. Elles mettraient
le pays en situation de pénurie alimentaire que le budget
gouvernemental ne pourrait combler. Pourrait-on supprimer l'alimentation
en eau potable (voir lien) de toute une région par suite
de normes trop contraignantes ?
Comment pourrait-on déterminer rationnellement dans notre
société démocratique les critères de
gestion d'un désastre nucléaire ?
- les intervenants rapprochés (voir lien) sont nécessaires
pour gérer le réacteur en détresse si l'on
veut limiter l'ampleur des dégâts. Ils sont voués
à recevoir des doses de rayonnement importantes. Les doses
létales à court terme peuvent ne concerner qu'un petit
nombre d'individus. Par contre, plusieurs centaines peuvent recevoir
des doses qui, à moyen terme, risquent d'affecter leur santé
par affaiblissement de leur système immunitaire et à
plus long terme accroître considérablement leur risque
de mortalité par leucémie et autres cancers. Comment
s'assurer de la disponibilité de telles équipes dans
un cadre démocratique ? L'impossibilité de les recruter
pourrait aggraver la situation sur de vastes territoires. Il y a
manifestement une incompatibilité entre le droit des travailleurs
à se protéger et la protection de la société
dans son ensemble.
- les effets cancérigènes du rayonnement ne comportant
pas de seuil de dose en dessous duquel l'effet est nul (9), la fixation
de limites de doses en deçà desquelles il n'y a pas
" d'intervention " implique l'acceptation pour la population
concernée d'un certain détriment, en l'occurence un
certain nombre de morts par cancers.
Ainsi lorsque les responsables fixent des limites pour les niveaux
" acceptables " de rayonnement, cela implique pour ceux
qui les établissent ou les recommandent l'acceptation d'un
certain nombre de morts. Mais cela n'est jamais explicité
et les populations sont tenues dans l'ignorance (voir lien) des
risques réels. Ceci concerne les limites de dose pour le
confinement et les évacuations, les limites de contamination
des sols sur lesquels la vie sera considérée à
long terme comme normale et ne nécessitant pas d'évacuation,
les limites de contamination des aliments. De plus l'effet cancérigène
dépendant de nombreux facteurs (l'âge, l'état
de santé etc.) faudra-t-il établir des normes différentielles
pour tenir compte des individus à risque ou se fonder sur
un individu standard ?
La protection stricte des individus n'est pas forcément
compatible avec une protection de la société dans
son ensemble. Comment en démocratie tous ces niveaux d'acceptabilité
pourraient-ils être fixés ? Qui oserait se désigner
démocratiquement comme le porte-parole des générations
futures pour définir les niveaux d'acceptabilité des
effets génétiques ? Il est bien évident que
tout ceci est totalement en dehors du champ démocratique.
Les décisions ne peuvent venir que d'un groupe de décideurs
dont le souci principal sera la stabilité sociale et l'intérêt
national dont ils se considèrent a priori les garants.
L'existence de la menace de catastrophes nucléaires, que
seules de réelles catastrophes peuvent rendre crédible,
est la condition nécessaire pour affirmer le pouvoir de ce
groupe de décideurs, pour assurer dans le calme le passage
d'une société démocratique à une société
technocratique de type autoritaire (10). Un certain rituel démocratique
est encore possible dans la gestion d'une société
fortement nucléarisée. La prise de conscience des
nécessités pour gérer socialement les crises
nucléaires pourrait faire que ce rituel lui même soit
une gêne et doive être abandonné sans que l'on
ait demandé démocratiquement à la population
de renoncer à la démocratie.
Roger Belbéoch
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(1) La Gazette Nucléaire numéros 96/97, 100, 109/110,
éditée par le Groupement de scientifiques pour l'information
sur l'énergie nucléaire (GSIEN), 2 rue François
Villon, 91400, Orsay.
(2) Pour la direction d'EDF, " tous [les travailleurs sous
rayonnement] sont a priori volontaires pour participer éventuellement
à une intervention impliquant une exposition d'urgence ".
Document EDF publié par le Canard enchaîné,
19 juillet 1989.
(3) Patrick Lagadec, " Stratégie de communication en
situation de crise ", exposé présenté
au colloque international de recherche " Evaluer et maîtriser
les risques, la société face au risque majeur ",
20, 21, 22 janvier 1985, Chantilly.
(4) Denis Duclos, " Risque et sciences sociales ", ibid.
(5) Bella et Roger Belbéoch " Tchernobyl, une catastrophe
(voir lien) ; quelques éléments pour un bilan ",
l'Intranquille numéro 1, Paris 1992 (BP 75, 76960 Notre-Dame-de-Bondeville).
[Complété et publié en 1993 aux éditions
ALLIA, Paris].
(6) Le Monde, 28 août 1986
(7) Pierre Tanguy, " La maîtrise des risques nucléaires
", Actes du colloque " Nucléaire-Santé-Sécurité
", Montauban 21, 22, 23 janvier 1988, conseil général
de Tarn-et-Garonne, BP 783, 82013 Montauban Cedex.
(8) Pierre Huguenard (faculté de Créteil-Paris XII),
" Médecine de catastrophe et risque technologique majeur
", Annales des Mines, oct-nov. 1986.
(9) La Commission internationale de protection radiologique (CIPR),
dans ses recommandations de novembre 1990, explicite l'absence de
seuil pour les effets cancérigènes dus aux radiations,
en particulier dans les articles 21, 51, 60 et 65. Lire Roger Belbéoch,
" Les effets biologiques du rayonnement ", Stratégies
énergétiques, biosphère et société
(SEBES), numéro 2, novembre 1990, Ed. Médecine et
hygiène, case postale 456, CH-1211 Genève 4.
(10) Roger Belbéoch, " Société nucléaire
", Encyclopédie philosophique universelle, les Notions
philosophiques, tome II, Presses universitaires de France, Paris,
août 1990.
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