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Le devenir du rhizome
Xavier de la Vega

Sciences Humaines N° Spécial N° 3 - Mai -Juin 2005
Foucault, Derrida, Deleuze : Pensées rebelles
http://www.scienceshumaines.com/

Les concepts philosophiques ont leur vie propre, qui échappe parfois à leurs auteurs. Ainsi, le « rhizome » de Gilles Deleuze et Félix Guattari s'épanouit dans le management. Mais n'oublions pas que les deux complices cultivaient l'art de la riposte.

Dans Qu'est-ce que la philosophie ?, texte publié quelques mois avant la mort de Félix Guattari (1992), quatre ans avant celle de Gilles Deleuze (1995), les deux auteurs évoquaient avec leur férocité coutumière la déchéance du mot « concept ». Alors que, affirment-ils, « la philosophie est l'art de former, d'inventer, de fabriquer des concepts », elle a rencontré dans cette entreprise de nombreux rivaux, du plus honorable (les sciences de l'homme) au plus « calamiteux » (le marketing et la publicité). « Certes, écrivent les deux complices, il est douloureux d'apprendre que "concept" désigne une société de service ou d'ingénierie informatique (1). »

Des concepts, G. Deleuze et F. Guattari en ont créé par dizaines, avec jubilation. L'écho de certains d'entre eux se fait toujours entendre, cela jusque dans des champs que les deux auteurs n'auraient peut-être pas soupçonnés. Prenons « Rhizome », titre d'un article publié en 1976, devenu par la suite l'introduction de Mille Plateaux (1980). Lorsque l'on tape « rhizome » dans un moteur de recherche quelconque, on accède, aux côtés de sites musicaux, d'art contemporain ou altermondialistes - destinations que n'auraient certes pas reniées les deux philosophes - aux pages web de plusieurs sociétés de consulting et de communication qui ont en commun d'avoir érigé le vocable deleuzo-guattarien en image de marque. Rhizome. com... Doit-on voir là un dévoiement sans vergogne d'une pensée critique ? Ou bien faut-il au contraire considérer qu'il y a somme toute quelque logique à ce que certains éléments de son vocabulaire se « déterritorialisent », au point de se sentir comme des coqs en pâte dans le management ? Enfin, G. Deleuze et F. Guattari ont-ils exprimé une riposte à ce « devenir-management » de leur pensée ?

Un mode de coordination décentralisé

Lorsque les deux penseurs définissent le rhizome, ils ne décrivent pas autre chose que ce que l'on désigne à présent par le terme de réseau. Le mot est à entendre, dans un premier registre, comme un concept abstrait, alternatif à celui de structure, permettant de penser la logique d'organisation et de transformation de la société. Mais dans un second registre, plus concret, le terme renvoie à un mode d'interrelations décentralisé. « N'importe quel point d'un rhizome peut être connecté avec n'importe quel autre, et doit l'être. C'est très différent de l'arbre ou de la racine qui fixent un point, un ordre », énonce le « principe de connexion » du rhizome. Le rhizome s'oppose aux « arborescences », « aux systèmes centrés » dont les éléments convergent vers un pivot, un principe d'autorité centralisée. Il s'apparente plutôt aux « systèmes acentrés, réseaux d'automates finis, où la communication se fait d'un voisin à un voisin quelconque (...) de telle façon que les opérations locales se coordonnent et que le résultat final global se synchronise indépendamment d'une instance centrale ». Ainsi, dans le problème du peloton de tireurs, « un général est-il nécessaire pour que nindividus arrivent en même temps à l'état feu ? » Le rhizome pointe vers un mode horizontal et décentralisé de coordination où les tireurs parviennent à se mettre d'accord sans l'intervention d'une instance hiérarchique. C'est « la solution sans général (2) ».

Il n'est dès lors guère étonnant que certains auteurs ou praticiens du champ managérial s'emparent du vocable deleuzo-guattarien. « Organisation réticulaire », « entreprise-réseau », « firme postmoderne » : tous ces vocables en vogue, tant dans la littérature managériale que dans la réflexion théorique sur les organisations, renvoient à la nécessité pour les firmes d'adopter des procédures d'organisation plus souples, plus décentralisées, de manière à réagir rapidement aux évolutions du marché. L'image du réseau s'applique aussi bien aux relations entre les différentes unités d'une firme, entre les différents stades de la production d'un produit donné qu'à l'organisation du travail, chaque salarié recevant et émettant des informations de et vers l'ensemble des acteurs des processus de production et de commercialisation.

Il serait évidemment absurde de voir les deux philosophes comme les chantres de la firme postmoderne. S'ils s'attaquent à l'organisation bureaucratique, comme à l'appareil d'Etat, c'est plutôt pour dresser la « cartographie » des agencements de pouvoirs, des assujettissements et des devenirs balisés, comme des « lignes de fuite » par lesquelles les construits sociaux se modifient, se décomposent, lignes que l'on peut dès lors emprunter pour transformer la société. Pour G. Deleuze et F. Guattari, être révolutionnaire, c'est apprendre à « devenir nomade ». Or, pour Luc Boltanski et Eve Chiapello, c'est justement en abondant dans cette veine que G. Deleuze et F. Guattari, à l'instar d'autres représentants de la « pensée 68 », ont pu bien malgré eux nourrir la reformulation contemporaine de la pensée managériale, participant ainsi, selon l'analyse proposée par ces auteurs, à la genèse du « nouvel esprit du capitalisme (3) ».

A partir de l'analyse textuelle d'un certain nombre d'écrits managériaux des années 90, L. Boltanski et E. Chiapello ont repéré l'ensemble des principes de comportement qu'un cadre doit respecter pour être considéré comme un « bon manager » dans un univers de réseaux. Ce corps de préceptes s'applique particulièrement au management par projets, pratique qui consiste à traduire les objectifs de la firme en une série de missions (conduire un programme de recherche, ouvrir un nouveau point de vente, etc.) confiées à des équipes constituées spécialement pour l'occasion et dont la durée de vie se confond avec celle du projet. Dans ce contexte est un bon manager celui qui se maintient toujours en activité, qui passe d'un projet à l'autre, entretenant ses contacts afin de saisir les bonnes idées et réunir autour de lui les meilleurs collaborateurs.

Du dévoiement du rhizome par le discours managérial

C'est donc un nomade, un individu qui voyage léger, qui sait se délester de ce qui peut encombrer sa marche, qui échappe aux appartenances politiques, de classe ou de statut, et transgresse les frontières, mettant en rapport les milieux les plus divers. Exprimé dans les termes de G. Deleuze et F. Guattari, c'est celui qui se déplace sans cesse le long des « lignes de fuite » du rhizome, échappant à la « territorialité », à la « stratification », aux « codes » de l'organisation bureaucratique.

Quel statut doit-on conférer au credo antibureaucratique et « nomadique » de la littérature managériale contemporaine ? Certainement pas plus que ne lui accordent L. Boltanski et E. Chiapello, qui voient là un discours de « justification » du capitalisme contemporain, dont la raison d'être est de susciter l'adhésion de ses cadres - un discours qui, au passage, a pu apporter une caution aux politiques de flexibilisation du travail. Mais peut-être faut-il accorder à ce credo moins de crédit que ne le pensent ces auteurs. Il convient en effet d'interroger la prégnance réelle des normes édictées par les écrits managériaux dans le fonctionnement quotidien des entreprises. La firme bureaucratique est loin d'être enterrée, tant les nouvelles pratiques managériales, management par projets inclus, vont de pair avec une centralisation accrue des décisions stratégiques et la mise en oeuvre de procédures (comme le « reporting ») tout ce qu'il y a de bureaucratiques (4). Quant au supposé nomadisme des cadres, il convient de rappeler que « faire carrière » au sein d'une même entreprise, valeur bureaucratique s'il en est, demeure la préférence de trois quarts de ces salariés, jeunes et moins jeunes (5). Ce qui conduit à prendre les méthodes comme le management par projets ou la logique compétence (dispositif que l'on associe parfois à la notion de nomadisme (6)) pour ce qu'elles sont, en tout cas dans les grandes entreprises : des mécanismes de sélection du personnel en général et des élites managériales en particulier (7). Il n'en demeure pas moins que dans certains secteurs, particulièrement celui des nouvelles technologies de l'information et de la communication, et dans certaines activités (le consulting par exemple), les préceptes de la « cité par projets » décrits par L. Boltanski et E. Chiapello semblent correspondre aux pratiques observées (8).

Que la pensée de G. Deleuze et F. Guattari puisse ainsi se trouver acoquinée avec la littérature managériale illustre la difficulté qu'il y a à interpréter les transformations contemporaines du travail. Car tout s'y présente sous le jour de l'ambivalence. On vient de voir que la décentralisation administrative peut fort bien s'accompagner d'une centralisation accrue de la décision. Ou encore, il est indéniable que de nombreux salariés jouissent d'une autonomie accrue, associée au passage du taylorisme au « toyotisme », soit la mise en réseau des ateliers, l'interaction continuelle entre production et commercialisation. Mais cette évolution va de pair avec l'apparition de nouvelles formes de contrôle, elles aussi décentralisées (autocontrôle, surveillance par les pairs), qui ne sont sans doute pas pour rien dans l'intensification du travail observée par les sociologues (9). De même, avec les nouvelles formes d'organisations, le travail devient immatériel, s'enrichit d'une dimension communicationnelle qui implique interactivité permanente et affectivité. Mais si cela peut apparaître comme un enrichissement du travail, certains voient dans cet engagement intégral de la personne dans la sphère professionnelle un processus d'instrumentalisation, voire de marchandisation de la vie intime (10).

Si les écrits de G. Deleuze et F. Guattari, particulièrement Mille Plateaux, peuvent se révéler utiles pour comprendre le travail et le capitalisme d'aujourd'hui, c'est parce qu'ils donnent sens à cette ambivalence, en l'insérant dans une séquence dynamique, où l'un des termes constitue une riposte à l'autre. Parce qu'ils permettent d'articuler émancipation et domination, désir et pouvoir.

Au début est le désir

Dans le monde de G. Deleuze et F. Guattari, au début est le désir. De la même manière que dans la pensée de Michel Foucault le pouvoir ne peut être appréhendé que par les dispositifs concrets qui le matérialisent (comme le panoptique), pour G. Deleuze et F. Guattari, le désir est indissociable des « agencements » au sein desquels il s'exprime. On entend par agencement une articulation d'éléments discursifs et non discursifs, d'objets et d'actions. L'amour courtois en est un, qui assemble échanges verbaux et non verbaux, paroles et regards, invitations jamais consommées, pour prolonger indéfiniment la séduction (11). Le protocole de fabrication d'une oeuvre d'art ou la mise en oeuvre d'un projet quelconque en sont d'autres.

Au début donc est le désir. Le pouvoir ne vient qu'après, comme riposte, comme tentative d'encadrer, de brider, de canaliser le désir. C'est en cela que G. Deleuze et F. Guattari se démarquent de M. Foucault (12). Si l'analyse de ce dernier inspire certaines critiques contemporaines du travail, qui nourrissent les rangs de ceux qui voient dans les transformations contemporaines du travail un simple approfondissement des formes antérieures de subordination, la posture de G. Deleuze et F. Guattari suggère une vision sensiblement différente.

Empire(13), de Michael Hardt et Antonio Negri, impressionnante fresque des transformations du capitalisme et des relations internationales depuis l'après-guerre, est l'un des ouvrages où l'appareillage hétéroclite et foisonnant de Mille plateaux trouve le champ d'application le plus fructueux. Dans l'analyse que M. Hardt et A. Negri proposent des transformations du travail, l'accroissement de l'autonomie, l'enrichissement du contenu du travail, les formes concomitantes de décentralisation sont les conquêtes de la « multitude », soit l'ensemble des « subjectivités productrices et désirantes » des opprimés. Ces conquêtes sont pour eux le fruit des luttes contre les structures « disciplinaires » qui se sont fait jour à partir des années 60 de par le monde. Des revendications qui se sont exprimées tant par des conflits salariaux que par le refus du travail et l'expérimentation culturelle. Une analyse qui rejoint sur ce point celle de L. Boltanski et E. Chiapello sur le devenir des mouvements de 1968. Pour ces derniers, confrontées à des demandes nouvelles portant sur la nature même du travail, les firmes ont d'abord tenté de répondre par des solutions classiques (l'augmentation des salaires) sans pour autant restaurer ni l'adhésion des salariés ni la productivité, avant de se résoudre à réviser substantiellement les formes d'organisation du travail (14). Les transformations de ces dernières apparaissent donc, selon ces analyses, comme une victoire incontestable des salariés.

L'émancipation, une affaire de bricolage

Pour M. Hardt et A. Negri, G. Deleuze a été, dans un court essai publié en 1990 (15), l'un des premiers à observer que le déclin des « sociétés disciplinaires » théorisées par M. Foucault, ouvrait pourtant sur de nouvelles formes de pouvoirs. Aux « moulages » et aux mondes clos (famille, usine, hôpital...) des sociétés disciplinaires s'est substituée la « modulation » à l'air libre des « sociétés de contrôle ». Dans ces dernières, les mécanismes de surveillance n'ont pas disparu, mais reposent sur de nouveaux dispositifs, de nouvelles machines (informatique, télématique, mouchards et bracelets électroniques). Au « mot d'ordre » a succédé le « mot de passe », écrit G. Deleuze. « La société de contrôle pourrait ainsi être caractérisée par une intensification et une généralisation des appareils normalisants de la disciplinarité qui animent de l'intérieur nos pratiques communes et quotidiennes ; mais au contraire de la discipline, ce contrôle s'étend bien au-delà des sites structurés des institutions sociales, par le biais de réseaux souples, modulables et fluctuants », précisent M. Hardt et A. Negri.

Par sa capacité à dresser un panorama complet et cohérent des relations économiques et politiques de l'ère globale, Empire est d'ores et déjà devenu, et pas seulement dans les réseaux altermondialistes, un livre de référence. L'élaboration faite par les auteurs ne va pourtant pas sans susciter quelques interrogations. Ainsi, pour ceux-ci, le désir est l'apanage seul des multitudes, soit l'ensemble des populations subordonnées de la planète. N'y a-t-il pas pourtant un désir des capitalistes ? Les épopées des « capitaines d'industrie » relatées dans la presse managériale ou dans des films comme, sur Howard Hugues, le récent Aviator (Martin Scorsese, 2004), ou encore l'ascension tonitruante d'un Jean-Marie Messier, fût-elle délirante, ne traduisent-elles pas aussi l'existence d'un « agencement de désir » dans le capital ? On se demandera d'un autre côté, avec Jacques Rancière, si toutes les multitudes veulent nécessairement le bien (16).

Alors que nous sommes entrés dans une nouvelle phase de contestation de l'ordre économique, il reste que M. Hardt et A. Negri puisent dans l'énergie dionysiaque de G. Deleuze et F. Guattari pour révéler les potentialités de changement qui résident au coeur même de l'« Empire », le nouveau régime économique et politique mondial. Virtualités qui supposent, pour devenir « pouvoir d'agir », de retourner les forces de l'« Empire » contre lui-même.

Pour G. Deleuze et F. Guattari, l'émancipation n'est pas affaire de résistance, mais de bricolage. Les construits de désir et d'émancipation sont faits des mêmes matériaux que les dispositifs de pouvoirs : ce sont des agencements de signes et d'énoncés, de gestes et de machines. L'émancipation suppose un réagencement de ces matériaux, d'en faire une « machine de guerre ». Il n'y a sans doute pas de meilleur exemple que l'Internet, notre rhizome quotidien, pour leur donner raison. Internet a été inventé par l'armée américaine. Elle cherchait à se doter d'un système de communication dépourvu de centre, pouvant dès lors résister à une attaque contre n'importe lequel des points du réseau. En s'emparant d'Internet, les mouvements sociaux, des zapatistes aux altermondialistes, en ont fait leur propre machine de guerre, instrument de coordination des luttes et de contre-information. Laissons le dernier mot à G. Deleuze : « Il n'y a pas lieu de craindre ou d'espérer, mais de chercher de nouvelles armes. »


NOTES

[1] G. Deleuze et F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991.

[2] G. Deleuze et F. Guattari, « Rhizome », in G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, 1980, rééd. Minuit, 1997.

[3] L. Boltanski et E. Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

[4] Voir S. Clegg et D. Courpasson, « Political hybrids: Tocquevillian views on project organizations », Journal of Management Studies, vol. XLI, n° 4, juin 2004.

[5] Voir F. Dany et L. Rouban « Les cadres sont-ils nomades ? », in A. Karvar et L. Rouban (dir.), Les Cadres au travail. Les nouvelles règles du jeu, La Découverte, 2004.

[6] Il s'agirait de se constituer un « portefeuille de compétences », pour garantir son « employabilité » et pouvoir ainsi migrer d'une organisation à l'autre.

[7] Voir D. Courpasson, L'Action contrainte. Organisations libérales et domination, Puf, 2000.

[8] Voir P. Vendramin, Le Travail au singulier. Le lien social à l'épreuve de l'individualisation, L'Harmattan, 2004.

[9] Voir J. Bué, T. Coutrot et I. Puech (dir.), Conditions de travail : les enseignements de vingt ans d'enquête, Octarès, 2004.

[10] Voir notamment A.R. Hochschild, The Managed Heart: Commercialization of human feelings, University of California Press, 1983.

[11] Voir G. Deleuze et F. Guattari, « 28 novembre 1947 : comment se faire un corps sans organes », in G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, op. cit.

[12] P. Patton, « Notes for a glossary », in G. Genosko (dir.), Deleuze and Guattari: Critical assessment of leading philosophers, Routlege, 2001.

[13] M. Hardt et A. Negri, Empire, Exils, 2000.

[14] L. Boltanski et E. Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, op. cit.

[15] G. Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in G. Deleuze, Pourparlers 1972-1990, 1990, rééd. Minuit, 2003.

[16] J. Rancière, « Peuple ou multitude », Multitude, n° 9, mai-juin 2002.