Origine : http://www.melanine.org/imprimer.php3?id_article=154
Un état d’urgence, des voitures et des centres sociaux
qui brûlent, souvenir traumatique d’un automne frénétique
dans une France au bord de l’explosion. Alèssi Dell’Umbria
effectue un retour percutant sur le contexte de la révolte.
Il est certain que ce pamphlet libertaire ne plaira pas à
tous : sa remise en cause de l’Etat républicain centralisateur
en énervera même plus d’un. On pourrait se réjouir
de voir leurs yeux effarés se détourner de ce petit
livre, mais aussi être désolés qu’ils
ne saisissent pas cette occasion de comprendre la rage destructrice
des casseurs de l’hiver dernier.
Pour tous ceux qui cherchent des clés pour décrypter
la frénésie aveugle des émeutes de l’automne
2005, il est plus qu’intéressant de jeter un oeil aux
analyses de Dell’Umbria, quelque soit le point de vue défendu
par ailleurs sur la place de l’Etat.
Bien sur, on peut dire aussi qu’il n’y a pas besoin
d’un livre pour comprendre la colère que génère
le désespoir. Quiconque se sera heurté systématiquement
aux barrières et discriminations sociales, aux railleries
et à la réalité concrète et toujours
renouvelée des exclusions connaît cette envie de destruction
massive.
Quand il n’y a plus de mots c’est toujours la fureur
qui prend le dessus. Et quand les mots sont bien appris - les médias
ont ressassé le fait que de nombreux « casseurs »
étaient des gamins sans histoires, voir même bons à
l’école - et qu’ils ne servent à rien,
les cris et la colère tout azimuts c’est souvent tout
ce qui reste.
La valeur de ce texte court et vivifiant vaut autant pour l’intensité
de son ton que pour les informations et les mises en liens qui y
sont faites. Les premiers ensembles d’habitat urbain sont
le résultat de différentes exigences idéologiques
dont l’objectif est la destruction des solidarités
de classe en bâtissant des logements limitant par leur organisation
spatiales même, les relations de voisinages afin de garantir
l’ordre, la moralité et surtout empêcher la propagation
des idées « socialistes ». Cette idéologie
forgée au 19e se retrouve dans nos banlieues 21e, avec ces
quartiers sans lieux publics, sans cafés et sans reconnaissances
collectives et ou le sentiment d’appartenance est écrasé
par la seule valorisation de la réussite individuelle.
Les bâtiments construits comme des bulles privées
pour salariés déracinés repliés sur
la sphère domestique fonctionnent tant que la navette maison-boulot
a du sens. Cet habitat-cocon explose dès lors que le chômage
oblige au désœuvrement, sur place qui plus est, alors
que tout est fait pour le mouvement, la voiture et la consommation.
Solitude et anonymat seront encore renforcés par une série
de clivages dont il retrace certaines généalogies
: français contre étrangers, jeunes contre vieux :
face aux violences policières « [celle] tout azimuts
des adolescents est à la mesure du silence des adultes ».
C’est la guerre du tous contre tous qui explique en partie
la « gratuité » de cette violence.
La racialisation des rapports sociaux sert le pouvoir central,
la bourgeoisie : diviser pour mieux régner ce vieil adage
est dune toujours criante actualité. On lamine, on écrase
: état sécuritaire et architectes hygénistes
ont atteint leurs objectifs. Contrairement aux sans papiers ou encore
aux salariés d’origine étrangères des
années 80 les jeunes « cailleras » n’ont
plus rien à revendiquer et les solidarités n’existent
plus qu’un peu au sein des familles - lorsque celles ci résistent.
Ordre étatique contre ordre patriarcal, de quoi rêver
et se projeter dans un avenir serein.
Dell’ Umbria rappelle que, notamment dans le Ch’Nord,
les « racailles » n’étaient pas toutes
« issues de l’immigration » et que même
certains de ceux qui ont été les plus condamnés
étaient des « français de souche ». Cette
distinction exaspère, on le sait, mais n’est utilisée
ici que pour montrer l’absurdité, si on en avait encore
besoin, du martelage de la division « ethnique » du
système de classe. Dans les lieux de pauvreté et de
relégation urbaine, tout le monde est dans le même
bateau qui coule.
C’est aussi la banalisation des états d’exceptions
qui est brocardée ici : envoyer l’armée contre
des grèves passe désormais comme une lettre à
la poste. Tolérance zéro, clientélisme : les
associations subsidiées deviennent des instruments sécuritaires
pieds et poings liés par les municipalités.
Dell’Umbria revient ensuite sur les récupérations
arrivistes de la marche des Beurs, syndicalistes des mouvements
d’ouvriers immigrés (grèves Talbot par exemple
[1] ) éclairant le tournant raté d’ un mouvement
unitaire de lutte antiraciste et sociale.
Il montre enfin combien il est malvenu de critiquer les errements
de la gauche qui se présente comme le dernier rempart avant
le fascisme depuis les années 80 et fini par psalmodier des
positions de principe, tout en offrant seulement une version particulière
de la tolérance-zéro comme programme. Il finit par
fustiger tous les discours monolithiques emprunts de religiosité
rassurante, de l’islam aux psalmodies républicaines,
tout en rappelant la place que prennent aussi les drogues dans le
maintien d’un certain ordre social dans nos espaces de bannissement
urbains.
Court et incisif ce livre pamphlétaire et socio-historique
fait trépigner d’impatience : Umbria s’apprête
à publier une histoire sociale de Marseille aux éditions
Agone.
Alèssi Dell’Umbria C’est de la racaille ? Eh
bien, j’en suis ! - A propos de la révolte de l’automne
2005, L’échappée, Paris, 2006. 100 pages, 7
euros.
[1] Fin 83, en pleine Mitterrandie, la CGT s’oppose aux grèves
Talbot en exacerbant les oppositions ouvriers français, ouvriers
immigrés. Mauroy alors ministre avait il est vrai eu quelques
sorties contre les mouvements immigrés « dirigés
par les intégristes chiites ». On voit bien la convergence
: le racisme est utilitaire aussi bien pour l’état
socialiste que pour les syndicats, augurant de l’instrumentalisation
du FN par la suite.
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