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Face aux événements récents des banlieues,
les uns présentent les émeutes comme une révolte
légitime, et même comme un épisode enthousiasmant
de la lutte des classes. Les autres relèvent que ces jeunes
ne s’en sont pas pris seulement aux forces de l’ordre
et aux symboles de l’Etat, mais aussi aux biens de leurs voisins,
prolétaires, et parfois aux personnes elles-mêmes,
avec violence, ainsi qu’à l’ensemble des équipements
collectifs ceux-ci ont le plus besoin. Ils refusent à ces
événements la qualité d’une révolte,
et s’ils admettent que c’en est une, ils lui dénient
tout caractère social : Il s’agirait d’une insurrection
contre la république, ou contre la civilisation occidentale,
et les émeutiers sont alors présentés comme
des barbares, voir des fascistes. Les deux visions sont évidemment
simplistes et stériles.
De mon point de vue, il s’agit bien d’une révolte,
et je crois que cette révolte a bien des causes sociales.
Restent les formes de cette révolte, effectivement choquantes.
Car ces jeunes se révoltent exactement comme on s’y
attendait, d’une manière qui interdit pratiquement
toute communication et toute solidarité en dehors du groupe
restreint concerné ; et le fossé se creuse dans les
classes populaires entre cette partie qui a envie d’en découdre
d’un côté, et les autres, qui du fait des destructions
voient les conditions de leur survie se dégrader encore plus,
sont souvent heurtés dans leurs valeurs, et craignent la
ruine des efforts qu’ils ont consentis pour améliorer
leur condition. En se révoltant de cette manière,
ces jeunes s’excluent eux-mêmes un peu plus, et confortent
l’ordre contre lequel ils semblent d’élever.
Leur révolte, parce qu’elle ne projette rien, est en
réalité une manière de s’accommoder des
relations sociales telles qu’elles sont. En se montrant comme
on les décrit généralement pour justifier leur
relégation, aphasiques et destructeurs, ils s’assignent
d’eux-mêmes à la place qui leur est de toute
façon réservée, et entérinent l’ordre
qui les a relégué, dont la plupart d’entre eux
ont accepté implicitement ou clairement adopté les
principes. En ce sens, déjà, ces émeutes représentent
un succès pour le pouvoir. Et sous couvert du maintien de
« l’ordre républicain », elles lui permettent
de déployer un dispositif répressif dont il est facile
d’imaginer à quoi il va servir dans un avenir assez
proche, alors que le capitalisme, pour survivre, doit dégrader
continuellement les conditions de vie des ouvriers, des employés
et des classes moyennes.
Si nombres de jeunes, adhérant aux valeurs de la consommation,
mais dans un monde où il est leur est pratiquement interdit
de consommer, recherchent les voies les plus directes pour accéder
à la jouissance, plutôt que d’étudier
à l’école ou de chercher à s'employer,
si certains d’entre eux font peur, jouissent ouvertement de
la terreur qu'ils inspirent, et sont effectivement porteurs de valeurs
pré-fascistes, faut-il s’en étonner ? On critique
à juste titre un certain sociologisme qui excuse tout par
les conditions économiques ; mais considérer cette
jeunesse, à l’inverse, seulement sous un angle anthropologique,
moraliste, ou psychiatrique, qualifier les émeutes de la
banlieue comme pures manifestations de barbarie en mettant tous
ceux qui sont descendu dans la rue, et parfois les autres, dans
le même sac – nous-même nous situant d'emblée
du côté de la civilisation - revient d’une certaine
manière à les exclure en bloc de l’humanité.
Or ces jeunes ne sont pas venus au monde avec une mentalité
pré-fasciste : Alors même que toutes les institutions
qui, quoi qu’on en pense, se proposaient d’éduquer
pour rendre l’homme plus capable de vivre en société,
école, famille, syndicats et partis de gauches (même
les églises y prétendaient), ont tout perdu de leur
influence, et que les mouvements d’éducation populaire
ont disparus, des dizaines d’années de formatage par
des puissances de conditionnement inégalées sont passées
par là, auquel presque personne à gauche n’a
trouvé à redire, et la télévision, la
publicité, le cinéma et la presse commerciale hebdomadaire,
qui n’ont aucune visée éducative, ayant conquis
le monopole du conditionnement des esprits, en cultivant au contraire
tout ce qui est asocial parce que ça fait vendre, et en contribuant
à produire un type humain, qu’on ne trouve pas seulement
dans les cités, avec lequel il semble presque impossible
de fonder une société socialiste, c’est à
dire plus libre et plus responsable.
Là sont les questions ardues. Au point où le capitalisme
a porté son influence, dans les moeurs, les comportements,
les pensées et les désirs (la violence n’est
qu’un aspect de la question, non négligeable), comment
envisager la reconquête des capacités et des qualités
qui permettraient d’envisager à nouveau une société
nouvelle ?
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