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[zpajol] Le retour de la race (E. Balibar)
Le retour de la race
par Etienne Balibar
Le 29 mars 2007

Origine : http://www.mouvements.asso.fr/spip.php?article45#nb22

Comment les fantasmes de la race et le racisme se transforment en s’appuyant sur la reconfiguration de l’"ennemi intime", souvent sous couvert d’universalisme.

[Pourquoi ce texte ?

Ce texte a été écrit avant la campagne présidentielle de 2007, prononcé en Italie, à l’occasion du festival de philosophie de Modène en septembre 2006. Mais il offre une utile mise en perspective de l’actuel débat sur l’identité nationale. Etienne Balibar y met en évidence les liens entre la logique du nationalisme politique et celle du "marché concurrentiel", prétendant ne pas avoir d’ennemis mais procédant en réalité à une sélection généralisée entre "utiles" et "inaptes". Sommes-nous en train d’assister à l’émergence d’une nouvelle « idée de la race », d’autant plus sournoise qu’elle échappe en partie aux marquages biologiques et culturels censément discrédités par l’histoire ? Le philosophe explore l’hypothèse d’une mutation des structures de la haine s’appuyant sur une recomposition des figures de l’« ennemi intime » et de l’exclusion intérieure, souvent sous couvert d’universalisme. Exacerbation paradoxale d’identités collectives plus ou moins imaginaires sous l’impact de la mondialisation, effets performatifs du fantasme du « choc des civilisations », production d’une humanité superflue à travers les mécanismes de la bio-économie capitaliste, nouvelles logiques d’exclusion liées à la définition du « droit de cité », sont autant de signes des temps qui anticipent le retour de la race sous des traits encore partiellement méconnaissables.]

Je parle du retour de la race et non pas des races [1]. Autrement dit ce qui m’intéresse, plutôt que des groupes « concrets » (ou supposés tels, comme les « races » de l’anthropologie physique et culturelle du XIXe siècle), c’est une idée, derrière laquelle se profile une structure. Les choses, sans doute, ne sont jamais aussi simples que cette distinction pourrait le faire croire. Il est difficile d’imaginer une « race » générique qui ne se matérialiserait pas dans des oppositions et des hiérarchies de groupes. Mais il s’agit ici de suggérer qu’entre l’aspect structurel, quasi-transcendantal du problème, et ses manifestations empiriques, les relations se sont modifiées par rapport à ce qu’enseignait, encore récemment, l’histoire des idées. Pour nos contemporains ni l’existence, ni le nombre, ni les délimitations entre les « races » ne bénéficient plus d’aucune évidence, mais les noms de la race continuent de fonctionner dans l’identification de différences ethniques et culturelles. On continue de parler d’« Européens », d’« Orientaux », d’« Arabes », de « Noirs » ou d’« Africains », etc. Plus que jamais peut-être le principe de la race ou de la « racialisation » s’impose socialement et culturellement, en particulier comme principe généalogique, et de représentations qui rapportent à l’origine et à la descendance des « mentalités » ou des « aptitudes » individuelles et collectives supposées.

Il s’agit là du racisme dans le sens le plus large du terme – sans qu’il soit opportun de distinguer, comme on l’a parfois suggéré, entre « racisme » et « racialisme ». Parler de retour de la race, c’est d’abord insister sur le fait que non seulement le racisme en ce sens élémentaire est toujours là, mais qu’il y a acquis une nouvelle virulence.

Mais pourquoi retour ? Y aurait-il eu éclipse, disparition ? Et d’où nous reviendrait ce racisme disparu ? Peut-être tout simplement du fond de notre oubli, de notre naïveté, qui nous empêchaient de percevoir ce qui se passait sous nos yeux, un peu au-delà ou en deçà de certaines frontières.

Ou du fond de nos illusions et de nos complaisances, qui nous faisaient croire à l’incompatibilité des principes démocratiques et humanistes officialisés avec la théorie et la pratique du racisme, sauf à titre de « survivances » et d’« anomalies ». Mais peut-être aussi faut-il suggérer que la « race » est revenue avec un autre visage et sous d’autres noms, et que nous ne pouvions d’abord la reconnaître. Essayons donc de démêler ce qui revient à chacune de ces possibilités.

Toute réflexion sur le retour de la race appelle une réflexion symétrique sur l’avenir du racisme. Mieux : des racismes, puisque ce qui fait problème est justement leur multiplicité. On voit alors se préciser l’enjeu de la question : il ne s’agit pas seulement de décrire pratiquement la résistance inattendue du phénomène « racisme » ou sa résurgence dans notre société, mais il s’agit de formuler des hypothèses de recherche sur ce que seront ou pourraient être les formes à venir du racisme, qui risquent de nous surprendre parce qu’elles contrediront l’image que nous avons de l’évolution de nos sociétés, de nos systèmes politiques et culturels, dont nous avons besoin pour vivre, mais dont nous sentons aussi confusément qu’ils sont en crise. Il s’agit de remettre en question une conviction profondément enracinée dans la conscience du progrès de la raison et de la démocratie : que le racisme et a fortiori l’idée de la « race » appartiennent au passé, et donc ne peuvent que dépérir avant de disparaître une fois pour toutes. À l’encontre de cette conviction rassurante (d’autant plus puissante qu’elle a été payée d’un prix extraordinairement élevé dans un passé encore récent), nous devons nous demander sérieusement si cette représentation optimiste n’est pas un pur préjugé idéologique. Que sera l’avenir des racismes et de la race elle-même : important ou limité ? Contingent ou nécessaire ? Plus ou moins semblable aux modèles historiques, ou fait de métamorphoses oscillant entre la possibilité de nouveaux racismes et la possibilité pour ceux que nous connaissons déjà de déboucher sur le surgissement de nouvelles formes de violence collective, comme le suggère l’expression de « racisme sans races » dont se servent beaucoup d’anthropologues et de sociologues ? Nous devons essayer de l’imaginer pour pouvoir l’affronter [2]

Une telle question sans doute ne surgit pas du néant. Elle est provoquée par des tendances destructives de la conjoncture auxquelles il est difficile d’échapper. Il faudrait ici toute une analyse, et je devrai me contenter d’une description générale, mais suffisante je l’espère pour indiquer un fil conducteur. Nos raisons de nous interroger sur le retour de la race et sur l’avenir des racismes n’ont leur point de départ ni dans la théorie pure ni dans une constatation purement empirique, mais dans une série de problèmes de définition et d’interprétation qui circulent entre les deux. Je retiendrai quatre « signes des temps » que je chercherai à caractériser en insistant sur leur spécificité autant que sur leur interdépendance – ou plutôt en présupposant que celle-ci est, en général, une caractéristique du cours actuel de la « mondialisation ».

Premier signe : le développement exacerbé des nationalismes du Nord aussi bien que du Sud, et leur propension à l’ethnocide et même au génocide. La mondialisation tourne le dos aux perspectives « cosmopolitiques » tracées par la tradition des Lumières et sa postérité contemporaine (Habermas), elle se présente plutôt comme un cosmopolitisme inversé. L’intensification des communications, l’accentuation des interdépendances, la relativisation du sens des frontières et l’émergence progressive d’un espace politique et culturel commun n’y produisent pas la reconnaissance mutuelle, ou la conscience d’appartenir à une même humanité, mais une intensification des intolérances, des pulsions de destruction fondées sur la revendication d’identités collectives plus ou moins imaginaires – et pour cette raison même pratiquement indestructibles. Bien entendu on pourrait ici suggérer que ce renversement de perspective s’explique par le fait que la mondialisation demeure inséparable de phénomènes de domination et de concurrence qui trahissent son caractère impérialiste. Mais une observation de ce genre ne fait que repousser le problème d’un cran, ou ajouter un trait à sa description.

Deuxième signe : ce qu’on a appelé (Huntington) le « choc des civilisations » (clash of civilisations). Je ne contesterai pas que, sous la forme que lui a conférée son inventeur et qui a fait sa fortune, cette formule adaptée aux besoins de la politique néo-impériale des USA est une abstraction fondée sur des généralisations hâtives de « faits » sociologiques et politiques hétéroclites. C’est aussi une self-fulfilling prophecy et c’est justement ce qui la rend inquiétante : peu à peu elle passe dans la réalité, elle devient une règle de conduite et un instrument permettant aux adversaires de se définir eux-mêmes suivant le modèle « ami-ennemi » théorisé par Schmitt. Elle constitue le point d’accord paradoxal entre ceux qui, par ailleurs, se définissent comme ennemis irréconciliables, entre qui rien n’est commun : le point d’accord porte justement sur le fait qu’ils ne possèdent aucune possibilité de négociation ou de dialogue, puisqu’ils appartiennent, par essence, à des cultures (ou civilisations) incompatibles. Même si cette logique est fausse historiquement (car toutes les « civilisations » distinguées ainsi sont fondées sur des emprunts réciproques ou, comme disait Lévi-Strauss dans Race et Histoire, des « coalitions », et comportent une diversité interne au moins égale à ce qui les distingue les unes des autres), ou plutôt précisément parce qu’elle l’est, elle a commencé à dicter les actions et les réactions, y compris sous la forme d’actes manqués (comme on l’a vu il n’y a pas longtemps à l’occasion des déclarations « intempestives » du pape Joseph Ratzinger sur le caractère « violent » de l’islam en tant que religion) [3] . Ce qui soulève toute la question de l’importance réelle du facteur religieux dans les représentations de la politique mondiale. Il faudrait pouvoir ici discuter de la surdétermination intrinsèque des idées de « civilisation » et de « conflit de civilisation », en particulier pour mettre à jour l’interaction complexe qui s’établit dans le discours politique entre religieux (à moins qu’il ne faille en réalité parler d’un post-religieux, d’un religieux en crise permanente, caractéristique de la postmodernité) et post-colonial (lequel à bien des égards ne se distingue en rien du colonial, ou en forme la continuation) [4] .

Troisième signe : le capitalisme tend à se transformer – pour une part au moins – en « bio-capitalisme », fondé sur le développement d’une bio-économie. Celle-ci n’est pas une nouveauté absolue : Marx l’avait envisagée en s’intéressant à la reproduction de la force de travail comme processus intégré au cycle de l’accumulation du capital (dans le « chapitre inédit du Capital »), et Foucault a défini la bio-politique comme l’ensemble des techniques de gouvernement qui font de l’État l’agent d’une normalisation des corps individuels et d’une régulation des processus démographiques (dans Surveiller et punir, et dans ses cours du Collège de France des années 1976 et suivantes). Mais l’important aujourd’hui, la nouveauté tendancielle, c’est justement le déclin relatif de la bio-politique des États au regard de la bio-économie, la prépondérance des mécanismes du marché sur ceux de l’administration (voir la façon dont, en l’espace d’un siècle, la politique démographique française est passée de la recherche d’immigrés pour combler le « déficit démographique » des classes mobilisables dans l’armée à la régulation brutale des migrations de travail). La mutation du biocapital ne concerne plus seulement les services et les industries de reproduction de la force de travail (logement, alimentation, santé, loisirs, etc.) mais s’étend à l’utilisation systématique du corps humain et du vivant comme matière première et comme cible de pratiques pharmaceutiques, médicales, eugéniques différentielles. En conséquence, on voit surgir une division technique de l’espèce humaine entre, d’un côté, ce que certains théoriciens néo-marxistes appellent la « sursanté » (ou le surplus-health), en face du surtravail et en concurrence avec lui, laquelle n’est jamais que l’autre face de ce que Bertrand Ogilvie appelait naguère de son côté la « production de l’homme jetable » [5] .

Quatrième signe : le bloc de régimes politiques qui se présentent comme « démocratiques » – mais quel est le système politique qui ne se dit pas démocratique, quitte à l’interpréter de façon différente ? – correspond en réalité à une forme de démocratie exclusive, ou de démocratie pour certains et non d’autres, sous la forme du droit égal [6]. Il faut pour cela perfectionner des mécanismes permettant de masquer l’exclusion ou de la naturaliser en en faisant la forme même de l’universel, ou sa conséquence logique. Là encore il ne s’agit pas d’un phénomène absolument nouveau. Peut-être, comme l’a soutenu Luciano Canfora dans un livre qui a fait des vagues dans le monde européen de l’édition et de l’Université, toute « démocratie » historique a-t-elle toujours été fondée sur l’exclusion, la citoyenneté « limitée » [7]. Mais à des degrés divers, nous le savons, et à partir de légitimations opposées entre elles. Le fait est que les systèmes politiques qui se présentent aujourd’hui comme modèles de démocratie et de participation civique sont aussi ceux qui excluent pratiquement la majorité de leur population du choix des dirigeants à travers des mécanismes de ségrégation sociale (comme les USA), ou maintiennent des institutions d’apartheid larvé (comme Israël envers ses citoyens « arabes » ou l’Union européenne qui définit une nouvelle citoyenneté transnationale dont demeurent exclus les « immigrés » ou « étrangers extracommunautaires », dont beaucoup pourtant sont installés sur son territoire depuis des générations) [8] . Tous ces phénomènes s’inscrivent dans la longue durée : ils relanceront donc la terrible question logée au cœur de l’universalisme moderne des « droits de l’homme et du citoyen » : comment exclure de la participation politique des individus ou des groupes entiers, dès lorsqu’elle ne se fonde pas sur une propriété ou un statut spécial, mais sur le principe même de l’appartenance à l’espèce humaine ? Comme l’avait déjà démontré en son temps Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme, cela ne peut se faire qu’en trouvant un moyen de les exclure de l’humanité elle-même, ou de leur attribuer un type d’humanité inférieure, inachevée ou déficiente.

En isolant ainsi certaines tendances hétérogènes de la politique contemporaine, je ne prétends pas donner un tableau exhaustif, mais je veux faire comprendre ce qui fait l’urgence pratique et politique du « retour de la race » et du néo-racisme, donc de l’avenir des racismes dans le monde actuel « mondialisé ». Je veux aussi rappeler qu’il s’agit d’une question décisive pour que, sachant critiquer les limites et contradictions de son universalisme autoproclamé, l’Europe continue de représenter un lieu d’élaboration de la démocratie, ce dont dépend la possibilité même de sa construction.

Cependant, le seul fait de supposer une interaction entre le retour du racisme et les tendances de la conjoncture historique où il s’insère ne suffit pas à en procurer l’intelligence, il risque même de nous induire en erreur. Car ce rapport ne peut être de l’ordre de l’instrumentalisation.

Mais il doit passer par la médiation de processus symboliques, conscients ou non, se développant dans le champ de l’imaginaire collectif et agissant en retour sur les tendances historiques elles-mêmes. C’est à ce niveau qu’on peut déterminer si les mots de « race » et de « racisme » conviennent toujours pour interpréter certaines tendances destructrices de l’humanité [9], ou certains aspects typiquement modernes du nihilisme culturel. D’où, à nouveau, la question : le retour de la race, est-ce la continuation de l’histoire d’hier, ou bien l’amorce d’une mutation des structures de la haine, dont il importerait de prendre la mesure pour redonner à l’idée d’humanité la capacité de surmonter ses déficiences et de dépasser ses limites ? Pour répondre vraiment à une question de ce genre, il faut tout un travail sur les définitions historiques, anthropologiques, juridiques, théologiques de la race, entre le moment de sa cristallisation (vers la fin du XVe siècle) et le moment de sa dissolution et de sa dissémination (vers la fin du XXe siècle), qui ne relève pas tant de l’histoire des idées que de la philosophie, au sens large, articulée aux sciences humaines [10] . Il risquerait de nous engager dans une discussion à l’infini, à moins que nous ne prenions le risque d’identifier certains enjeux, en prenant pour fil conducteur les moments sensibles du débat international et interdisciplinaire de ces dernières années autour de la race et du racisme, qui a fini par produire une véritable mutation dans notre compréhension du sens même de ce terme.

Nous n’avons pas seulement assisté à un « retour de la race », mais aussi à un retour de la théorie sur la race, symptôme de conjoncture dont le moment est venu de pointer certaines conséquences. J’en retiendrai particulièrement trois.

Les premières concernent les transformations mêmes du concept de « racisme ». À la différence du nom « race », dont les origines remontent à la période de transition entre la fin du Moyen Âge et la première modernité, le concept de « racisme » est récent : il se cristallise dans les années 1940-1950, au moment de la refonte de l’ordre international provoquée par la Deuxième Guerre mondiale. D’où la conjonction typique de trois grands problèmes historiques et géographiques dont l’unification n’allait aucunement de soi : celui de l’antisémitisme européen, celui du colonialisme et celui de la ségrégation des gens de « couleur ». Il s’agit là tout à la fois d’une « invention » dont les conditions demeurent attachées pour toujours à l’usage du concept, et du point de départ d’une série de disjonctions et de métamorphoses ayant abouti à ce que ses usages actuels divergent largement des premiers et en contredisent à l’occasion les significations. En ce sens, au sein même du retour de la race, l’idée de « racisme » est en crise : théorique d’abord, mais non sans conséquences politiques. Et du même coup la notion d’anti-racisme qui fait corps avec l’idée de la démocratie contemporaine pour autant que celle-ci se veut anti-fasciste, post-coloniale, anti-ségrégationniste, se trouve elle-même remise en question.

Quand on relit de façon critique l’histoire de la diffusion de la notion officielle de racisme dans les années 1950 et 1951 par l’UNESCO et le groupe de scientifiques éminents qu’elle avait chargés de rédiger ses « déclarations » sur le racisme et les races humaines (Lévi-Strauss, Klineberg, Juan Comas, Dobzhansky, etc.), deux éléments ressortent particulièrement. L’un (que j’ai appelé ailleurs le « théorème de Sartre », parce que celui-ci en a donné une expression forte dans des célèbres Réflexions sur la question juive de 1946) signifie que « les races n’existent pas », du moins dans le sens postulé par le scientisme pseudo-biologique, mais que « le racisme existe », ou comme disent les porte-parole de l’UNESCO il existe un « mythe raciste », fondé sur la croyance subjective dans l’existence de différences naturelles héréditaires (« raciales ») à l’intérieur de l’espèce humaine [11] . D’où, en contrepartie, l’affirmation de l’unité de l’humain, représentant un absolu moral autant qu’épistémologique. Mais il s’agit aussi d’une hypothèse anthropologique qui tend à naturaliser, non les races mais le racisme lui-même, en tout cas à rechercher les sources du racisme dans la tendance naturelle des cultures (qu’elles soient de classe ou d’ethnie) à percevoir « l’autre », intérieur ou extérieur à « soi », comme non- ou infra-humain, et à se percevoir elles-mêmes comme réalisations exemplaires de l’essence humaine, objet d’une sélection et d’une élection historiques [12].

C’est autour de la possibilité et les modalités d’une telle explication anthropologique du racisme, et ainsi du contenu de l’idée de race, que toute l’anthropologie du XXe siècle s’est progressivement déplacée vers de nouvelles théories de la construction des « différences » et de « l’altérité », produisant ce que nous connaissons comme le culturalisme critique, progressivement historicisé et désoccidentalisé (dont une œuvre comme celle de Stuart Hall, scandaleusement ignorée en France, est l’expression à la fois première et la plus notable) [13] . Mais pratiquement au même moment, sur la base d’une réflexion comparative semblable entre les trois grands modèles de « racisme » contemporain (le racisme antisémite exterministe, le racisme colonial tendant à la « bestialisation » des « races inférieures » non-européennes, et le préjugé de couleur hérité de l’esclavage et prolongé dans la ségrégation), d’autres théoriciens avaient cherché à interpréter le phénomène du retour de l’inhumain à l’intérieur de l’humain en tant que violence extrême structurellement inscrite dans les formes de civilité qui se présentent comme le point d’aboutissement de l’histoire ou de l’humanisation de l’homme. La référence majeure ici, bien sûr, serait Arendt dont toute l’œuvre va à inverser la relation traditionnelle entre le problème politique et le problème anthropologique, montrant que l’institution politique n’a pour base aucune nature humaine, mais que c’est inversement la « cité » au sens large (donc l’État) qui produit l’humain, et pour cette raison aussi peut le détruire. Le point extrême est atteint quand l’institution se transforme en machine d’élimination des humains « superflus », préalablement réduits physiquement et symboliquement à la condition de simples objets ou « morceaux » de chair vivante (Stücke).

Les secondes conséquences auxquelles je pense approfondissent l’articulation symbolique des dimensions anthropologiques et des dimensions politiques de la « race » et de sa représentation. Quand on examine les discours qui ont conféré une fonction centrale à la notion de race depuis trois siècles [14], la complexité en est telle qu’on a l’impression d’écrire une « histoire totale » de la culture occidentale, ou mieux une histoire inversée de ses idéaux, face « impolitique » dont il serait bien hasardeux de prétendre qu’elle est restée extérieure à ses capacités de création et à ses courants dominants. Pour ne pas forger à coup de simplifications une totalité imaginaire, je crois qu’il faut ici prendre ici comme fil conducteur la production et la reproduction dans des conditions sans cesse renouvelées de l’ennemi intérieur. Il s’agit là d’une figure quasiment « ontologique », mais aussi d’un processus institutionnel quotidien, situé au départ et à l’arrivée des pratiques sociales qui mêlent inextricablement l’attraction et la répulsion : elle est aujourd’hui au cœur de la violence que l’Europe (mais aussi d’autres parties du monde) exerce contre ses « immigrés » [15]. On retrouve le paradoxe souligné par Arendt à propos de la modernité européenne, aujourd’hui étendue au monde entier : le fait que le droit de cité, en tant qu’universalisation de l’appartenance à l’ordre politique, ouvre immédiatement la possibilité de renverser la fonction des critères d’humanité. Principes d’inclusion et de généralisation des droits, ils deviennent « logiquement » des principes de différenciation et d’élimination.

Pour développer complètement cette hypothèse, il faudrait alors montrer comment les catégories ou « invariants » du racisme se sont progressivement déplacés d’une division de l’humanité entre plusieurs sous-espèces à une idée de différence culturelle naturalisée, et simultanément d’altérité ou d’irréductibilité de l’autre, vers un schème d’exclusion intérieure, qui vise tous ceux qu’une société ne peut éliminer – sauf à retrouver des programmes de « purification ethnique » et de « solution finale » — mais que pour des raisons de culture, d’histoire, d’organisation du travail, de généalogie, elle s’efforce de mettre à part [16] . C’est là qu’entreraient en jeu de façon renouvelée les schèmes symboliques de définition et d’autodéfinition de la « race » que sont l’élection et la sélection. Leur hétérogénéité n’est pas moins importante que leur complémentarité dans les situations historiques concrètes. Le premier vient de la tradition religieuse monothéiste, d’abord juive, ensuite chrétienne et musulmane : il a fini par se trouver retourné de façon perverse contre ses inventeurs et ses porteurs originels, non seulement par le nazisme mais par d’autres peuples de « maîtres » et de « souverains » du monde, qui tendent à se diviniser et à s’installer dans une souveraineté imaginaire au-dessus de l’humanité « ordinaire », ou encore à s’en penser et présenter comme les « sauveurs » dans une perspective apocalyptique, au prix de l’élimination et de la guerre contre ses « ennemis absolus ». Le schème de la sélection vient au contraire, à l’origine, d’une certaine théorisation biologique de l’humain, ou de ce que Georges Canguilhem appelait avec précision une idéologie scientifique associée dès l’origine à la théorie de l’évolution, et progressivement étendue à tous les domaines de l’administration des ressources humaines, en commençant par l’administration coloniale, mais aussi à l’éducation (en tant qu’elle est censée révéler des « capacités » innées, biologiques ou culturelles, qui distinguent entre eux les individus et les groupes au sein d’un monde de concurrence généralisée). Notons-le au passage, ce même schème de la sélection trouve aujourd’hui un champ d’application renouvelé dans les techniques de la psychologie cognitive, de la psychiatrie comportementale et de ses applications « préventives », et de la sélection professionnelle ou sportive.

Au niveau philosophique, le fait que les deux notions de sélection et d’élection, dont l’une est naturaliste et l’autre spiritualiste ou transcendantale, s’avèrent à la fois incompatibles et inséparables, institue une remarquable tension conceptuelle [17] . De là procède en effet tout un courant philosophique qui cherche à renouer avec la tradition de la « pensée négative » à partir de sources anthropologiques, phénoménologiques et herméneutiques. J’attache certes une grande importance à ces efforts et à ces discussions, mais je crois qu’il faut les rapporter de façon plus explicite à des réalités institutionnelles positives si l’on veut être en mesure de comprendre comment les logiques de naturalisation et de sacralisation convergent vers la production d’un ennemi intérieur dont on pourrait dire, en parodiant Saint-Augustin, qu’il est « plus intime que l’intimité elle-même », et par conséquent ce qui organise les mécanismes fantasmatiques de protection de l’identité, de purification et d’assimilation. L’institution moderne du racisme combine en effet deux logiques opposées, avec d’un côté de la nation ou du nationalisme politique, fondé sur la représentation d’une « communauté essentielle » et de son destin singulier, et de l’autre le marché concurrentiel, lequel semble n’avoir aucun « ennemi » ni intérieur ni extérieur (à la différence de la nation), et donc « n’exclure » personne, mais qui institue une sélection individuelle généralisée dont la limite inférieure est l’élimination sociale des « inaptes » et des « inutiles »Sur la reconstitution de cette logique par delà la crise des systèmes de protection sociale, [18] .

Finalement, il convient de pointer un troisième ordre de conséquences des discussions contemporaines sur le racisme qui en infléchissent « stratégiquement » l’usage, en couvrant les domaines sociologique aussi bien qu’anthropologique et politique : je pense à la possibilité ou non d’isoler la question de la race des autres structures de domination, de normalisation de la vie humaine, et de violence sociale ouverte ou cachée.

À tour de rôle, trois symétries sont venues ici occuper le premier plan et articuler entre eux des débats théoriques, des luttes, des processus de subjectivation : d’abord l’articulation entre race et classe (sur laquelle les travaux de Foucault ont projeté une lumière archéologique forte, peut-être aveuglante, dont la pointe critique était dirigée contre certains mythes de la tradition socialiste et marxiste exhibant le thème de la « lutte des classes » pour mieux recouvrir celui de la « lutte des races ») [19] ; ensuite l’articulation race-sexe (ou race-genre, selon la terminologie préférée par la sociologie américaine, qui a l’inconvénient de suggérer une variabilité purement culturelle de la différence des sexes) ; enfin l’articulation race-religion ou si l’on souhaite ne pas se laisser enfermer dans un concept occidentalo-centrique de « religion », l’articulation de la race et de l’institution du sacré (mais n’oublions pas que ce qui a ramené ce problème au premier plan et l’a imposé à notre attention, c’est la polémique sur le « choc des civilisations » dont la cible est principalement constituée par l’essentialisation de l’islam, et en contrepartie la discussion sur la permanence de l’antisémitisme et la nécessité d’inclure l’antijudaïsme et l’islamophobie traditionnelle dans un « antisémitisme généralisé », dont la source symbolique est liée précisément à l’histoire des monothéismes occidentaux et à leur fonction messianique) [20].

Ici encore il faut prendre le risque de simplifier les choses. Nous découvrons aujourd’hui que le recoupement de ces structures de pouvoir et d’assujettissement est en fait constitutif de chacune d’elles. Il est donc absurde, à la limite, de chercher à isoler la race et le racisme de leurs contextes de classe, de sexe, de religion. On pourrait à l’inverse être tenté d’opérer une réduction historique des représentations et institutions de la race à diverses combinaisons de rapports de classe, de sexe, et de l’institution du sacré : la race au sens fort « n’existerait pas », mais pour des raisons assez différentes de celles naguère invoquées par Sartre : elle ne serait qu’un nom, une projection idéologique et discursive de structures économiques d’exploitation et d’instrumentalisation du vivant humain (dont la « mondialisation » est au fond contemporaine de l’émergence du capitalisme et de son « marché de la force de travail ») [21], de certaines formes d’imposition du principe généalogique (inséparables du pouvoir sexuel des mâles sur le corps des femmes et d’incorporation de ce pouvoir des mâles à la reproduction de la communauté) [22], enfin d’une logique typiquement religieuse de définition du pur et de l’impur, du sacré et de la souillure, des puissances rédemptrices et damnatrices, qui se combine étroitement à l’exploitation et au sexisme. Le fait de « reconstruire » la race comme un effet combiné de ces logiques de classe, de sexe et de religion aurait l’immense avantage de contribuer à la désubstantialiser, à la démythifier. Même la race « biologique » qui se présentait au XIXe siècle (et encore au XXe) comme un concept « scientifique » devrait et pourrait être interprétée en ces termes, ce qui nous aiderait précisément à comprendre comment l’institution scientifique est demeurée profondément marquée dans son fonctionnement comme dans ses fonctions politiques de légitimation par des structures sociales de type capitaliste, patriarcal et monothéiste. Nous comprendrions mieux alors la surdétermination des représentations et des rapports de domination qui convergent pour produire de façon essentiellement inconsciente l’image fascinante et terrifiante de l’ennemi intime, et reproduire les structures de l’exclusion intérieure sous l’hégémonie apparente de l’universalisme. Mais une telle réduction serait encore trop rapide, car elle nous ferait perdre le sens particulier, quasi phénoménologique, induit par le nom de race ou par tel ou tel de ses équivalents en un lieu et un moment donnés : « arabe », « musulman », « noir », « immigré » aujourd’hui en Europe. Nous devons travailler dans une perspective historique et sociologique où le fait de ne jamais pouvoir absolument séparer la race ni des rapports de classe et d’exploitation, ni des structures familiales et sexuelles, ni des conflits religieux et des représentations du sacré, ne conduit pas à réduire tous les racismes à une seule et même combinatoire abstraite, mais ouvre plutôt la possibilité d’en comprendre les variations, les aspects « dominants » et leur nouveauté au regard des racismes passés et à venir [23] . C’est de cette façon seulement que nous ferons droit à l’idée profondément gênante que la race est encore devant nous.

Etienne Balibar

Philosophe, professeur émérite à l’université de Paris-X-Nanterre et Distinguished Professor of Humanities à l’université de Californie à Irvine (Etats-Unis).


Notes

[1] Adaptation française de la "Lezione pubblica" prononcée au Festival de la philosophie de Modène la 15 septembre 2006

[2] Cf. le dossier que j’ai coordonné pour la revue Actuel Marx (n°38 - Deuxième semestre 2005) : "Le racisme après les races", avec des contributions de G. Molina, Ph. Essed, A. Burgio, M. Mamdani).

[3] Cf. le discours du Pape Benoït XVI (Joseph Ratzinger) à Ratisbonne le 12 septembre 2006 sur "Foi, Raison et Université".

[4] On lira sur ce point avec profit l’ouvrage d’A. Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Karthala, Paris, 2000.

[5] K. Sunder Rajan, Biocapital : The Constitution of Postegemonic Life, Duke University Press, 2000 ; B. Ogilvie, "Violence et représentation - La production de l’homme jetable", Lignes, n°26, octobre 1995.

[6] La notion de « démocratie exclusive » a été à l’origine développée par Guciano Fraisse pour caractériser l’obstacle structurel à la participation des femmes à la vie politique après la Révolution française : cf. Les deux gouvernements : la famille et la Cité, Gallimard, Folio/Essais, 2000.

[7] L. Canfora, La démocratie : Histoire d’une idéologie, Seuil, 2006.

[8] E. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’Etat, le peuple, Éditions La Découverte, 2001.

[9] Je suis tenté de dire, avec Jacques Derrida, « auto-immunitaires » : cf. Voyous, éditions Galilée, 2003.

[10] Cf. D. et E., Fassin, Question sociale, question raciale, Éditions La Découverte, Paris, 2006.

[11] Le racisme devant la science, UNESCO/Gallimard, 1960.

[12] Cf. E. Balibar , « La construction du racisme », in Actuel Marx, op. cit.

[13] Cf. D. Morley et K. Hsing Chen (éds.), Stuart Hall : Critical Dialogues in Cultural Studies, Routledge, 1996 ; Stuart Hall, Questions of Cultural Identity, Sage, 1996. Et à sa suite P. Gilroy, Against Race. Imagining Political Culture Beyond the Color Line, Harvard University Press, 2000.

[14] Cf. G. Mosse, Toward the Final Solution. A History of European Racism, Howard Fertig, 1978 (1985) ; I. Hannaford, Race. The History of an Idea in the West, The Johns Hopkins University Press, 1996.

[15] A. Dal lago et S. Mezzadra, « I confini impensati dell’Europa », in H. Friese, A. Negri, P. Wagner (éds), Europa politica : Ragioni di una nécessità, Manifestolibri. 2002.

[16] Voir mon étude : « Difference, Otherness, Exclusion », in Parallax, 2005, vol. 11, n°1.

[17] Cf. E. Balibar, « Election/Sélection », in Cahier Derrida, Editions de l’Herne, 2004.

[18] Cf. Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, La République des idées/Seuil, 2003.

[19] À partir d’une tout autre perspective, Bourdieu avait de son côté soulevé précocement la question du « racisme de classe » : en particulier dans ses travaux sur la scolarisation différentielle (avec J-C Passeron, Les héritiers) et sur la distinction.

[20] Cf. E. Balibar, « Un nouvel antisémitisme ? », in Antisémitisme : l’intolérable chantage. Israël-Palestine, une affaire française ?, Éditions La Découverte, 2003.

[21] Voir les travaux d’Immanuel Wallerstein, de Robert Miles, de Yann Moulier-Boutang, etc.

[22] Je trouve absolument convaincante à cet égard la démonstration proposée par certaines féministes qui montrent qu’il n’y a jamais eu de racisme sans un sexisme, et sans l’obsession en même temps que l’impossibilité pratique du contrôle sexuel : cf. R. Ivekovic, Le sexe de la nation, Léo Scheer, 2003 ; A. Stoler, Carnal Knowledge and Imperial Power : Race and the Intimate in Colonial Rule, University of California Press, 2002.

[23] C’est en essayant de théoriser cette surdétermination de façon radicale que je me distingue des réflexions, au reste passionnantes, de T. C. Holt ,The Problem of Race in the 21st Century, Harvard University Press, 2000.

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