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Origine : http://www.mouvements.asso.fr/spip.php?article45#nb22
Comment les fantasmes de la race et le racisme se transforment
en s’appuyant sur la reconfiguration de l’"ennemi
intime", souvent sous couvert d’universalisme.
[Pourquoi ce texte ?
Ce texte a été écrit avant la campagne présidentielle
de 2007, prononcé en Italie, à l’occasion du
festival de philosophie de Modène en septembre 2006. Mais
il offre une utile mise en perspective de l’actuel débat
sur l’identité nationale. Etienne Balibar y met en
évidence les liens entre la logique du nationalisme politique
et celle du "marché concurrentiel", prétendant
ne pas avoir d’ennemis mais procédant en réalité
à une sélection généralisée entre
"utiles" et "inaptes". Sommes-nous en train
d’assister à l’émergence d’une nouvelle
« idée de la race », d’autant plus sournoise
qu’elle échappe en partie aux marquages biologiques
et culturels censément discrédités par l’histoire
? Le philosophe explore l’hypothèse d’une mutation
des structures de la haine s’appuyant sur une recomposition
des figures de l’« ennemi intime » et de l’exclusion
intérieure, souvent sous couvert d’universalisme. Exacerbation
paradoxale d’identités collectives plus ou moins imaginaires
sous l’impact de la mondialisation, effets performatifs du
fantasme du « choc des civilisations », production d’une
humanité superflue à travers les mécanismes
de la bio-économie capitaliste, nouvelles logiques d’exclusion
liées à la définition du « droit de cité
», sont autant de signes des temps qui anticipent le retour
de la race sous des traits encore partiellement méconnaissables.]
Je parle du retour de la race et non pas des races [1]. Autrement
dit ce qui m’intéresse, plutôt que des groupes
« concrets » (ou supposés tels, comme les «
races » de l’anthropologie physique et culturelle du
XIXe siècle), c’est une idée, derrière
laquelle se profile une structure. Les choses, sans doute, ne sont
jamais aussi simples que cette distinction pourrait le faire croire.
Il est difficile d’imaginer une « race » générique
qui ne se matérialiserait pas dans des oppositions et des
hiérarchies de groupes. Mais il s’agit ici de suggérer
qu’entre l’aspect structurel, quasi-transcendantal du
problème, et ses manifestations empiriques, les relations
se sont modifiées par rapport à ce qu’enseignait,
encore récemment, l’histoire des idées. Pour
nos contemporains ni l’existence, ni le nombre, ni les délimitations
entre les « races » ne bénéficient plus
d’aucune évidence, mais les noms de la race continuent
de fonctionner dans l’identification de différences
ethniques et culturelles. On continue de parler d’«
Européens », d’« Orientaux », d’«
Arabes », de « Noirs » ou d’« Africains
», etc. Plus que jamais peut-être le principe de la
race ou de la « racialisation » s’impose socialement
et culturellement, en particulier comme principe généalogique,
et de représentations qui rapportent à l’origine
et à la descendance des « mentalités »
ou des « aptitudes » individuelles et collectives supposées.
Il s’agit là du racisme dans le sens le plus large
du terme – sans qu’il soit opportun de distinguer, comme
on l’a parfois suggéré, entre « racisme
» et « racialisme ». Parler de retour de la race,
c’est d’abord insister sur le fait que non seulement
le racisme en ce sens élémentaire est toujours là,
mais qu’il y a acquis une nouvelle virulence.
Mais pourquoi retour ? Y aurait-il eu éclipse, disparition
? Et d’où nous reviendrait ce racisme disparu ? Peut-être
tout simplement du fond de notre oubli, de notre naïveté,
qui nous empêchaient de percevoir ce qui se passait sous nos
yeux, un peu au-delà ou en deçà de certaines
frontières.
Ou du fond de nos illusions et de nos complaisances, qui nous faisaient
croire à l’incompatibilité des principes démocratiques
et humanistes officialisés avec la théorie et la pratique
du racisme, sauf à titre de « survivances » et
d’« anomalies ». Mais peut-être aussi faut-il
suggérer que la « race » est revenue avec un
autre visage et sous d’autres noms, et que nous ne pouvions
d’abord la reconnaître. Essayons donc de démêler
ce qui revient à chacune de ces possibilités.
Toute réflexion sur le retour de la race appelle une réflexion
symétrique sur l’avenir du racisme. Mieux : des racismes,
puisque ce qui fait problème est justement leur multiplicité.
On voit alors se préciser l’enjeu de la question :
il ne s’agit pas seulement de décrire pratiquement
la résistance inattendue du phénomène «
racisme » ou sa résurgence dans notre société,
mais il s’agit de formuler des hypothèses de recherche
sur ce que seront ou pourraient être les formes à venir
du racisme, qui risquent de nous surprendre parce qu’elles
contrediront l’image que nous avons de l’évolution
de nos sociétés, de nos systèmes politiques
et culturels, dont nous avons besoin pour vivre, mais dont nous
sentons aussi confusément qu’ils sont en crise. Il
s’agit de remettre en question une conviction profondément
enracinée dans la conscience du progrès de la raison
et de la démocratie : que le racisme et a fortiori l’idée
de la « race » appartiennent au passé, et donc
ne peuvent que dépérir avant de disparaître
une fois pour toutes. À l’encontre de cette conviction
rassurante (d’autant plus puissante qu’elle a été
payée d’un prix extraordinairement élevé
dans un passé encore récent), nous devons nous demander
sérieusement si cette représentation optimiste n’est
pas un pur préjugé idéologique. Que sera l’avenir
des racismes et de la race elle-même : important ou limité
? Contingent ou nécessaire ? Plus ou moins semblable aux
modèles historiques, ou fait de métamorphoses oscillant
entre la possibilité de nouveaux racismes et la possibilité
pour ceux que nous connaissons déjà de déboucher
sur le surgissement de nouvelles formes de violence collective,
comme le suggère l’expression de « racisme sans
races » dont se servent beaucoup d’anthropologues et
de sociologues ? Nous devons essayer de l’imaginer pour pouvoir
l’affronter [2]
Une telle question sans doute ne surgit pas du néant. Elle
est provoquée par des tendances destructives de la conjoncture
auxquelles il est difficile d’échapper. Il faudrait
ici toute une analyse, et je devrai me contenter d’une description
générale, mais suffisante je l’espère
pour indiquer un fil conducteur. Nos raisons de nous interroger
sur le retour de la race et sur l’avenir des racismes n’ont
leur point de départ ni dans la théorie pure ni dans
une constatation purement empirique, mais dans une série
de problèmes de définition et d’interprétation
qui circulent entre les deux. Je retiendrai quatre « signes
des temps » que je chercherai à caractériser
en insistant sur leur spécificité autant que sur leur
interdépendance – ou plutôt en présupposant
que celle-ci est, en général, une caractéristique
du cours actuel de la « mondialisation ».
Premier signe : le développement exacerbé des nationalismes
du Nord aussi bien que du Sud, et leur propension à l’ethnocide
et même au génocide. La mondialisation tourne le dos
aux perspectives « cosmopolitiques » tracées
par la tradition des Lumières et sa postérité
contemporaine (Habermas), elle se présente plutôt comme
un cosmopolitisme inversé. L’intensification des communications,
l’accentuation des interdépendances, la relativisation
du sens des frontières et l’émergence progressive
d’un espace politique et culturel commun n’y produisent
pas la reconnaissance mutuelle, ou la conscience d’appartenir
à une même humanité, mais une intensification
des intolérances, des pulsions de destruction fondées
sur la revendication d’identités collectives plus ou
moins imaginaires – et pour cette raison même pratiquement
indestructibles. Bien entendu on pourrait ici suggérer que
ce renversement de perspective s’explique par le fait que
la mondialisation demeure inséparable de phénomènes
de domination et de concurrence qui trahissent son caractère
impérialiste. Mais une observation de ce genre ne fait que
repousser le problème d’un cran, ou ajouter un trait
à sa description.
Deuxième signe : ce qu’on a appelé (Huntington)
le « choc des civilisations » (clash of civilisations).
Je ne contesterai pas que, sous la forme que lui a conférée
son inventeur et qui a fait sa fortune, cette formule adaptée
aux besoins de la politique néo-impériale des USA
est une abstraction fondée sur des généralisations
hâtives de « faits » sociologiques et politiques
hétéroclites. C’est aussi une self-fulfilling
prophecy et c’est justement ce qui la rend inquiétante
: peu à peu elle passe dans la réalité, elle
devient une règle de conduite et un instrument permettant
aux adversaires de se définir eux-mêmes suivant le
modèle « ami-ennemi » théorisé
par Schmitt. Elle constitue le point d’accord paradoxal entre
ceux qui, par ailleurs, se définissent comme ennemis irréconciliables,
entre qui rien n’est commun : le point d’accord porte
justement sur le fait qu’ils ne possèdent aucune possibilité
de négociation ou de dialogue, puisqu’ils appartiennent,
par essence, à des cultures (ou civilisations) incompatibles.
Même si cette logique est fausse historiquement (car toutes
les « civilisations » distinguées ainsi sont
fondées sur des emprunts réciproques ou, comme disait
Lévi-Strauss dans Race et Histoire, des « coalitions
», et comportent une diversité interne au moins égale
à ce qui les distingue les unes des autres), ou plutôt
précisément parce qu’elle l’est, elle
a commencé à dicter les actions et les réactions,
y compris sous la forme d’actes manqués (comme on l’a
vu il n’y a pas longtemps à l’occasion des déclarations
« intempestives » du pape Joseph Ratzinger sur le caractère
« violent » de l’islam en tant que religion) [3]
. Ce qui soulève toute la question de l’importance
réelle du facteur religieux dans les représentations
de la politique mondiale. Il faudrait pouvoir ici discuter de la
surdétermination intrinsèque des idées de «
civilisation » et de « conflit de civilisation »,
en particulier pour mettre à jour l’interaction complexe
qui s’établit dans le discours politique entre religieux
(à moins qu’il ne faille en réalité parler
d’un post-religieux, d’un religieux en crise permanente,
caractéristique de la postmodernité) et post-colonial
(lequel à bien des égards ne se distingue en rien
du colonial, ou en forme la continuation) [4] .
Troisième signe : le capitalisme tend à se transformer
– pour une part au moins – en « bio-capitalisme
», fondé sur le développement d’une bio-économie.
Celle-ci n’est pas une nouveauté absolue : Marx l’avait
envisagée en s’intéressant à la reproduction
de la force de travail comme processus intégré au
cycle de l’accumulation du capital (dans le « chapitre
inédit du Capital »), et Foucault a défini la
bio-politique comme l’ensemble des techniques de gouvernement
qui font de l’État l’agent d’une normalisation
des corps individuels et d’une régulation des processus
démographiques (dans Surveiller et punir, et dans ses cours
du Collège de France des années 1976 et suivantes).
Mais l’important aujourd’hui, la nouveauté tendancielle,
c’est justement le déclin relatif de la bio-politique
des États au regard de la bio-économie, la prépondérance
des mécanismes du marché sur ceux de l’administration
(voir la façon dont, en l’espace d’un siècle,
la politique démographique française est passée
de la recherche d’immigrés pour combler le «
déficit démographique » des classes mobilisables
dans l’armée à la régulation brutale
des migrations de travail). La mutation du biocapital ne concerne
plus seulement les services et les industries de reproduction de
la force de travail (logement, alimentation, santé, loisirs,
etc.) mais s’étend à l’utilisation systématique
du corps humain et du vivant comme matière première
et comme cible de pratiques pharmaceutiques, médicales, eugéniques
différentielles. En conséquence, on voit surgir une
division technique de l’espèce humaine entre, d’un
côté, ce que certains théoriciens néo-marxistes
appellent la « sursanté » (ou le surplus-health),
en face du surtravail et en concurrence avec lui, laquelle n’est
jamais que l’autre face de ce que Bertrand Ogilvie appelait
naguère de son côté la « production de
l’homme jetable » [5] .
Quatrième signe : le bloc de régimes politiques qui
se présentent comme « démocratiques »
– mais quel est le système politique qui ne se dit
pas démocratique, quitte à l’interpréter
de façon différente ? – correspond en réalité
à une forme de démocratie exclusive, ou de démocratie
pour certains et non d’autres, sous la forme du droit égal
[6]. Il faut pour cela perfectionner des mécanismes permettant
de masquer l’exclusion ou de la naturaliser en en faisant
la forme même de l’universel, ou sa conséquence
logique. Là encore il ne s’agit pas d’un phénomène
absolument nouveau. Peut-être, comme l’a soutenu Luciano
Canfora dans un livre qui a fait des vagues dans le monde européen
de l’édition et de l’Université, toute
« démocratie » historique a-t-elle toujours été
fondée sur l’exclusion, la citoyenneté «
limitée » [7]. Mais à des degrés divers,
nous le savons, et à partir de légitimations opposées
entre elles. Le fait est que les systèmes politiques qui
se présentent aujourd’hui comme modèles de démocratie
et de participation civique sont aussi ceux qui excluent pratiquement
la majorité de leur population du choix des dirigeants à
travers des mécanismes de ségrégation sociale
(comme les USA), ou maintiennent des institutions d’apartheid
larvé (comme Israël envers ses citoyens « arabes
» ou l’Union européenne qui définit une
nouvelle citoyenneté transnationale dont demeurent exclus
les « immigrés » ou « étrangers
extracommunautaires », dont beaucoup pourtant sont installés
sur son territoire depuis des générations) [8] . Tous
ces phénomènes s’inscrivent dans la longue durée
: ils relanceront donc la terrible question logée au cœur
de l’universalisme moderne des « droits de l’homme
et du citoyen » : comment exclure de la participation politique
des individus ou des groupes entiers, dès lorsqu’elle
ne se fonde pas sur une propriété ou un statut spécial,
mais sur le principe même de l’appartenance à
l’espèce humaine ? Comme l’avait déjà
démontré en son temps Hannah Arendt dans Les origines
du totalitarisme, cela ne peut se faire qu’en trouvant un
moyen de les exclure de l’humanité elle-même,
ou de leur attribuer un type d’humanité inférieure,
inachevée ou déficiente.
En isolant ainsi certaines tendances hétérogènes
de la politique contemporaine, je ne prétends pas donner
un tableau exhaustif, mais je veux faire comprendre ce qui fait
l’urgence pratique et politique du « retour de la race
» et du néo-racisme, donc de l’avenir des racismes
dans le monde actuel « mondialisé ». Je veux
aussi rappeler qu’il s’agit d’une question décisive
pour que, sachant critiquer les limites et contradictions de son
universalisme autoproclamé, l’Europe continue de représenter
un lieu d’élaboration de la démocratie, ce dont
dépend la possibilité même de sa construction.
Cependant, le seul fait de supposer une interaction entre le retour
du racisme et les tendances de la conjoncture historique où
il s’insère ne suffit pas à en procurer l’intelligence,
il risque même de nous induire en erreur. Car ce rapport ne
peut être de l’ordre de l’instrumentalisation.
Mais il doit passer par la médiation de processus symboliques,
conscients ou non, se développant dans le champ de l’imaginaire
collectif et agissant en retour sur les tendances historiques elles-mêmes.
C’est à ce niveau qu’on peut déterminer
si les mots de « race » et de « racisme »
conviennent toujours pour interpréter certaines tendances
destructrices de l’humanité [9], ou certains aspects
typiquement modernes du nihilisme culturel. D’où, à
nouveau, la question : le retour de la race, est-ce la continuation
de l’histoire d’hier, ou bien l’amorce d’une
mutation des structures de la haine, dont il importerait de prendre
la mesure pour redonner à l’idée d’humanité
la capacité de surmonter ses déficiences et de dépasser
ses limites ? Pour répondre vraiment à une question
de ce genre, il faut tout un travail sur les définitions
historiques, anthropologiques, juridiques, théologiques de
la race, entre le moment de sa cristallisation (vers la fin du XVe
siècle) et le moment de sa dissolution et de sa dissémination
(vers la fin du XXe siècle), qui ne relève pas tant
de l’histoire des idées que de la philosophie, au sens
large, articulée aux sciences humaines [10] . Il risquerait
de nous engager dans une discussion à l’infini, à
moins que nous ne prenions le risque d’identifier certains
enjeux, en prenant pour fil conducteur les moments sensibles du
débat international et interdisciplinaire de ces dernières
années autour de la race et du racisme, qui a fini par produire
une véritable mutation dans notre compréhension du
sens même de ce terme.
Nous n’avons pas seulement assisté à un «
retour de la race », mais aussi à un retour de la théorie
sur la race, symptôme de conjoncture dont le moment est venu
de pointer certaines conséquences. J’en retiendrai
particulièrement trois.
Les premières concernent les transformations mêmes
du concept de « racisme ». À la différence
du nom « race », dont les origines remontent à
la période de transition entre la fin du Moyen Âge
et la première modernité, le concept de « racisme
» est récent : il se cristallise dans les années
1940-1950, au moment de la refonte de l’ordre international
provoquée par la Deuxième Guerre mondiale. D’où
la conjonction typique de trois grands problèmes historiques
et géographiques dont l’unification n’allait
aucunement de soi : celui de l’antisémitisme européen,
celui du colonialisme et celui de la ségrégation des
gens de « couleur ». Il s’agit là tout
à la fois d’une « invention » dont les
conditions demeurent attachées pour toujours à l’usage
du concept, et du point de départ d’une série
de disjonctions et de métamorphoses ayant abouti à
ce que ses usages actuels divergent largement des premiers et en
contredisent à l’occasion les significations. En ce
sens, au sein même du retour de la race, l’idée
de « racisme » est en crise : théorique d’abord,
mais non sans conséquences politiques. Et du même coup
la notion d’anti-racisme qui fait corps avec l’idée
de la démocratie contemporaine pour autant que celle-ci se
veut anti-fasciste, post-coloniale, anti-ségrégationniste,
se trouve elle-même remise en question.
Quand on relit de façon critique l’histoire de la
diffusion de la notion officielle de racisme dans les années
1950 et 1951 par l’UNESCO et le groupe de scientifiques éminents
qu’elle avait chargés de rédiger ses «
déclarations » sur le racisme et les races humaines
(Lévi-Strauss, Klineberg, Juan Comas, Dobzhansky, etc.),
deux éléments ressortent particulièrement.
L’un (que j’ai appelé ailleurs le « théorème
de Sartre », parce que celui-ci en a donné une expression
forte dans des célèbres Réflexions sur la question
juive de 1946) signifie que « les races n’existent pas
», du moins dans le sens postulé par le scientisme
pseudo-biologique, mais que « le racisme existe », ou
comme disent les porte-parole de l’UNESCO il existe un «
mythe raciste », fondé sur la croyance subjective dans
l’existence de différences naturelles héréditaires
(« raciales ») à l’intérieur de
l’espèce humaine [11] . D’où, en contrepartie,
l’affirmation de l’unité de l’humain, représentant
un absolu moral autant qu’épistémologique. Mais
il s’agit aussi d’une hypothèse anthropologique
qui tend à naturaliser, non les races mais le racisme lui-même,
en tout cas à rechercher les sources du racisme dans la tendance
naturelle des cultures (qu’elles soient de classe ou d’ethnie)
à percevoir « l’autre », intérieur
ou extérieur à « soi », comme non- ou
infra-humain, et à se percevoir elles-mêmes comme réalisations
exemplaires de l’essence humaine, objet d’une sélection
et d’une élection historiques [12].
C’est autour de la possibilité et les modalités
d’une telle explication anthropologique du racisme, et ainsi
du contenu de l’idée de race, que toute l’anthropologie
du XXe siècle s’est progressivement déplacée
vers de nouvelles théories de la construction des «
différences » et de « l’altérité
», produisant ce que nous connaissons comme le culturalisme
critique, progressivement historicisé et désoccidentalisé
(dont une œuvre comme celle de Stuart Hall, scandaleusement
ignorée en France, est l’expression à la fois
première et la plus notable) [13] . Mais pratiquement au
même moment, sur la base d’une réflexion comparative
semblable entre les trois grands modèles de « racisme
» contemporain (le racisme antisémite exterministe,
le racisme colonial tendant à la « bestialisation »
des « races inférieures » non-européennes,
et le préjugé de couleur hérité de l’esclavage
et prolongé dans la ségrégation), d’autres
théoriciens avaient cherché à interpréter
le phénomène du retour de l’inhumain à
l’intérieur de l’humain en tant que violence
extrême structurellement inscrite dans les formes de civilité
qui se présentent comme le point d’aboutissement de
l’histoire ou de l’humanisation de l’homme. La
référence majeure ici, bien sûr, serait Arendt
dont toute l’œuvre va à inverser la relation traditionnelle
entre le problème politique et le problème anthropologique,
montrant que l’institution politique n’a pour base aucune
nature humaine, mais que c’est inversement la « cité
» au sens large (donc l’État) qui produit l’humain,
et pour cette raison aussi peut le détruire. Le point extrême
est atteint quand l’institution se transforme en machine d’élimination
des humains « superflus », préalablement réduits
physiquement et symboliquement à la condition de simples
objets ou « morceaux » de chair vivante (Stücke).
Les secondes conséquences auxquelles je pense approfondissent
l’articulation symbolique des dimensions anthropologiques
et des dimensions politiques de la « race » et de sa
représentation. Quand on examine les discours qui ont conféré
une fonction centrale à la notion de race depuis trois siècles
[14], la complexité en est telle qu’on a l’impression
d’écrire une « histoire totale » de la
culture occidentale, ou mieux une histoire inversée de ses
idéaux, face « impolitique » dont il serait bien
hasardeux de prétendre qu’elle est restée extérieure
à ses capacités de création et à ses
courants dominants. Pour ne pas forger à coup de simplifications
une totalité imaginaire, je crois qu’il faut ici prendre
ici comme fil conducteur la production et la reproduction dans des
conditions sans cesse renouvelées de l’ennemi intérieur.
Il s’agit là d’une figure quasiment « ontologique
», mais aussi d’un processus institutionnel quotidien,
situé au départ et à l’arrivée
des pratiques sociales qui mêlent inextricablement l’attraction
et la répulsion : elle est aujourd’hui au cœur
de la violence que l’Europe (mais aussi d’autres parties
du monde) exerce contre ses « immigrés » [15].
On retrouve le paradoxe souligné par Arendt à propos
de la modernité européenne, aujourd’hui étendue
au monde entier : le fait que le droit de cité, en tant qu’universalisation
de l’appartenance à l’ordre politique, ouvre
immédiatement la possibilité de renverser la fonction
des critères d’humanité. Principes d’inclusion
et de généralisation des droits, ils deviennent «
logiquement » des principes de différenciation et d’élimination.
Pour développer complètement cette hypothèse,
il faudrait alors montrer comment les catégories ou «
invariants » du racisme se sont progressivement déplacés
d’une division de l’humanité entre plusieurs
sous-espèces à une idée de différence
culturelle naturalisée, et simultanément d’altérité
ou d’irréductibilité de l’autre, vers
un schème d’exclusion intérieure, qui vise tous
ceux qu’une société ne peut éliminer
– sauf à retrouver des programmes de « purification
ethnique » et de « solution finale » — mais
que pour des raisons de culture, d’histoire, d’organisation
du travail, de généalogie, elle s’efforce de
mettre à part [16] . C’est là qu’entreraient
en jeu de façon renouvelée les schèmes symboliques
de définition et d’autodéfinition de la «
race » que sont l’élection et la sélection.
Leur hétérogénéité n’est
pas moins importante que leur complémentarité dans
les situations historiques concrètes. Le premier vient de
la tradition religieuse monothéiste, d’abord juive,
ensuite chrétienne et musulmane : il a fini par se trouver
retourné de façon perverse contre ses inventeurs et
ses porteurs originels, non seulement par le nazisme mais par d’autres
peuples de « maîtres » et de « souverains
» du monde, qui tendent à se diviniser et à
s’installer dans une souveraineté imaginaire au-dessus
de l’humanité « ordinaire », ou encore
à s’en penser et présenter comme les «
sauveurs » dans une perspective apocalyptique, au prix de
l’élimination et de la guerre contre ses « ennemis
absolus ». Le schème de la sélection vient au
contraire, à l’origine, d’une certaine théorisation
biologique de l’humain, ou de ce que Georges Canguilhem appelait
avec précision une idéologie scientifique associée
dès l’origine à la théorie de l’évolution,
et progressivement étendue à tous les domaines de
l’administration des ressources humaines, en commençant
par l’administration coloniale, mais aussi à l’éducation
(en tant qu’elle est censée révéler des
« capacités » innées, biologiques ou culturelles,
qui distinguent entre eux les individus et les groupes au sein d’un
monde de concurrence généralisée). Notons-le
au passage, ce même schème de la sélection trouve
aujourd’hui un champ d’application renouvelé
dans les techniques de la psychologie cognitive, de la psychiatrie
comportementale et de ses applications « préventives
», et de la sélection professionnelle ou sportive.
Au niveau philosophique, le fait que les deux notions de sélection
et d’élection, dont l’une est naturaliste et
l’autre spiritualiste ou transcendantale, s’avèrent
à la fois incompatibles et inséparables, institue
une remarquable tension conceptuelle [17] . De là procède
en effet tout un courant philosophique qui cherche à renouer
avec la tradition de la « pensée négative »
à partir de sources anthropologiques, phénoménologiques
et herméneutiques. J’attache certes une grande importance
à ces efforts et à ces discussions, mais je crois
qu’il faut les rapporter de façon plus explicite à
des réalités institutionnelles positives si l’on
veut être en mesure de comprendre comment les logiques de
naturalisation et de sacralisation convergent vers la production
d’un ennemi intérieur dont on pourrait dire, en parodiant
Saint-Augustin, qu’il est « plus intime que l’intimité
elle-même », et par conséquent ce qui organise
les mécanismes fantasmatiques de protection de l’identité,
de purification et d’assimilation. L’institution moderne
du racisme combine en effet deux logiques opposées, avec
d’un côté de la nation ou du nationalisme politique,
fondé sur la représentation d’une « communauté
essentielle » et de son destin singulier, et de l’autre
le marché concurrentiel, lequel semble n’avoir aucun
« ennemi » ni intérieur ni extérieur (à
la différence de la nation), et donc « n’exclure
» personne, mais qui institue une sélection individuelle
généralisée dont la limite inférieure
est l’élimination sociale des « inaptes »
et des « inutiles »Sur la reconstitution de cette logique
par delà la crise des systèmes de protection sociale,
[18] .
Finalement, il convient de pointer un troisième ordre de
conséquences des discussions contemporaines sur le racisme
qui en infléchissent « stratégiquement »
l’usage, en couvrant les domaines sociologique aussi bien
qu’anthropologique et politique : je pense à la possibilité
ou non d’isoler la question de la race des autres structures
de domination, de normalisation de la vie humaine, et de violence
sociale ouverte ou cachée.
À tour de rôle, trois symétries sont venues
ici occuper le premier plan et articuler entre eux des débats
théoriques, des luttes, des processus de subjectivation :
d’abord l’articulation entre race et classe (sur laquelle
les travaux de Foucault ont projeté une lumière archéologique
forte, peut-être aveuglante, dont la pointe critique était
dirigée contre certains mythes de la tradition socialiste
et marxiste exhibant le thème de la « lutte des classes
» pour mieux recouvrir celui de la « lutte des races
») [19] ; ensuite l’articulation race-sexe (ou race-genre,
selon la terminologie préférée par la sociologie
américaine, qui a l’inconvénient de suggérer
une variabilité purement culturelle de la différence
des sexes) ; enfin l’articulation race-religion ou si l’on
souhaite ne pas se laisser enfermer dans un concept occidentalo-centrique
de « religion », l’articulation de la race et
de l’institution du sacré (mais n’oublions pas
que ce qui a ramené ce problème au premier plan et
l’a imposé à notre attention, c’est la
polémique sur le « choc des civilisations » dont
la cible est principalement constituée par l’essentialisation
de l’islam, et en contrepartie la discussion sur la permanence
de l’antisémitisme et la nécessité d’inclure
l’antijudaïsme et l’islamophobie traditionnelle
dans un « antisémitisme généralisé
», dont la source symbolique est liée précisément
à l’histoire des monothéismes occidentaux et
à leur fonction messianique) [20].
Ici encore il faut prendre le risque de simplifier les choses.
Nous découvrons aujourd’hui que le recoupement de ces
structures de pouvoir et d’assujettissement est en fait constitutif
de chacune d’elles. Il est donc absurde, à la limite,
de chercher à isoler la race et le racisme de leurs contextes
de classe, de sexe, de religion. On pourrait à l’inverse
être tenté d’opérer une réduction
historique des représentations et institutions de la race
à diverses combinaisons de rapports de classe, de sexe, et
de l’institution du sacré : la race au sens fort «
n’existerait pas », mais pour des raisons assez différentes
de celles naguère invoquées par Sartre : elle ne serait
qu’un nom, une projection idéologique et discursive
de structures économiques d’exploitation et d’instrumentalisation
du vivant humain (dont la « mondialisation » est au
fond contemporaine de l’émergence du capitalisme et
de son « marché de la force de travail ») [21],
de certaines formes d’imposition du principe généalogique
(inséparables du pouvoir sexuel des mâles sur le corps
des femmes et d’incorporation de ce pouvoir des mâles
à la reproduction de la communauté) [22], enfin d’une
logique typiquement religieuse de définition du pur et de
l’impur, du sacré et de la souillure, des puissances
rédemptrices et damnatrices, qui se combine étroitement
à l’exploitation et au sexisme. Le fait de «
reconstruire » la race comme un effet combiné de ces
logiques de classe, de sexe et de religion aurait l’immense
avantage de contribuer à la désubstantialiser, à
la démythifier. Même la race « biologique »
qui se présentait au XIXe siècle (et encore au XXe)
comme un concept « scientifique » devrait et pourrait
être interprétée en ces termes, ce qui nous
aiderait précisément à comprendre comment l’institution
scientifique est demeurée profondément marquée
dans son fonctionnement comme dans ses fonctions politiques de légitimation
par des structures sociales de type capitaliste, patriarcal et monothéiste.
Nous comprendrions mieux alors la surdétermination des représentations
et des rapports de domination qui convergent pour produire de façon
essentiellement inconsciente l’image fascinante et terrifiante
de l’ennemi intime, et reproduire les structures de l’exclusion
intérieure sous l’hégémonie apparente
de l’universalisme. Mais une telle réduction serait
encore trop rapide, car elle nous ferait perdre le sens particulier,
quasi phénoménologique, induit par le nom de race
ou par tel ou tel de ses équivalents en un lieu et un moment
donnés : « arabe », « musulman »,
« noir », « immigré » aujourd’hui
en Europe. Nous devons travailler dans une perspective historique
et sociologique où le fait de ne jamais pouvoir absolument
séparer la race ni des rapports de classe et d’exploitation,
ni des structures familiales et sexuelles, ni des conflits religieux
et des représentations du sacré, ne conduit pas à
réduire tous les racismes à une seule et même
combinatoire abstraite, mais ouvre plutôt la possibilité
d’en comprendre les variations, les aspects « dominants
» et leur nouveauté au regard des racismes passés
et à venir [23] . C’est de cette façon seulement
que nous ferons droit à l’idée profondément
gênante que la race est encore devant nous.
Etienne Balibar
Philosophe, professeur émérite à l’université
de Paris-X-Nanterre et Distinguished Professor of Humanities à
l’université de Californie à Irvine (Etats-Unis).
Notes
[1] Adaptation française de la "Lezione pubblica"
prononcée au Festival de la philosophie de Modène
la 15 septembre 2006
[2] Cf. le dossier que j’ai coordonné pour la revue
Actuel Marx (n°38 - Deuxième semestre 2005) : "Le
racisme après les races", avec des contributions de
G. Molina, Ph. Essed, A. Burgio, M. Mamdani).
[3] Cf. le discours du Pape Benoït XVI (Joseph Ratzinger)
à Ratisbonne le 12 septembre 2006 sur "Foi, Raison et
Université".
[4] On lira sur ce point avec profit l’ouvrage d’A.
Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique
dans l’Afrique contemporaine, Karthala, Paris, 2000.
[5] K. Sunder Rajan, Biocapital : The Constitution of Postegemonic
Life, Duke University Press, 2000 ; B. Ogilvie, "Violence et
représentation - La production de l’homme jetable",
Lignes, n°26, octobre 1995.
[6] La notion de « démocratie exclusive » a
été à l’origine développée
par Guciano Fraisse pour caractériser l’obstacle structurel
à la participation des femmes à la vie politique après
la Révolution française : cf. Les deux gouvernements
: la famille et la Cité, Gallimard, Folio/Essais, 2000.
[7] L. Canfora, La démocratie : Histoire d’une idéologie,
Seuil, 2006.
[8] E. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières,
l’Etat, le peuple, Éditions La Découverte, 2001.
[9] Je suis tenté de dire, avec Jacques Derrida, «
auto-immunitaires » : cf. Voyous, éditions Galilée,
2003.
[10] Cf. D. et E., Fassin, Question sociale, question raciale,
Éditions La Découverte, Paris, 2006.
[11] Le racisme devant la science, UNESCO/Gallimard, 1960.
[12] Cf. E. Balibar , « La construction du racisme »,
in Actuel Marx, op. cit.
[13] Cf. D. Morley et K. Hsing Chen (éds.), Stuart Hall
: Critical Dialogues in Cultural Studies, Routledge, 1996 ; Stuart
Hall, Questions of Cultural Identity, Sage, 1996. Et à sa
suite P. Gilroy, Against Race. Imagining Political Culture Beyond
the Color Line, Harvard University Press, 2000.
[14] Cf. G. Mosse, Toward the Final Solution. A History of European
Racism, Howard Fertig, 1978 (1985) ; I. Hannaford, Race. The History
of an Idea in the West, The Johns Hopkins University Press, 1996.
[15] A. Dal lago et S. Mezzadra, « I confini impensati dell’Europa
», in H. Friese, A. Negri, P. Wagner (éds), Europa
politica : Ragioni di una nécessità, Manifestolibri.
2002.
[16] Voir mon étude : « Difference, Otherness, Exclusion
», in Parallax, 2005, vol. 11, n°1.
[17] Cf. E. Balibar, « Election/Sélection »,
in Cahier Derrida, Editions de l’Herne, 2004.
[18] Cf. Robert Castel, L’insécurité sociale.
Qu’est-ce qu’être protégé ?, La
République des idées/Seuil, 2003.
[19] À partir d’une tout autre perspective, Bourdieu
avait de son côté soulevé précocement
la question du « racisme de classe » : en particulier
dans ses travaux sur la scolarisation différentielle (avec
J-C Passeron, Les héritiers) et sur la distinction.
[20] Cf. E. Balibar, « Un nouvel antisémitisme ? »,
in Antisémitisme : l’intolérable chantage. Israël-Palestine,
une affaire française ?, Éditions La Découverte,
2003.
[21] Voir les travaux d’Immanuel Wallerstein, de Robert Miles,
de Yann Moulier-Boutang, etc.
[22] Je trouve absolument convaincante à cet égard
la démonstration proposée par certaines féministes
qui montrent qu’il n’y a jamais eu de racisme sans un
sexisme, et sans l’obsession en même temps que l’impossibilité
pratique du contrôle sexuel : cf. R. Ivekovic, Le sexe de
la nation, Léo Scheer, 2003 ; A. Stoler, Carnal Knowledge
and Imperial Power : Race and the Intimate in Colonial Rule, University
of California Press, 2002.
[23] C’est en essayant de théoriser cette surdétermination
de façon radicale que je me distingue des réflexions,
au reste passionnantes, de T. C. Holt ,The Problem of Race in the
21st Century, Harvard University Press, 2000.
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