|
Origine : http://www.vacarme.eu.org/article676.html
Faut-il prendre pour argent comptant les discours de l’épanouissement
dans le monde de l’entreprise ? S’il ne fait pas de
doute que la mystique de l’accomplissement et la manie de
l’évaluation convoitent l’implication maximale
des salariés dans leur travail, il serait un peu rapide de
conclure à leur adhésion sans nuance. Bien au contraire,
il semble que cette appropriation fonctionne comme une mise à
distance, voire comme une bombe à retardement contre le nouvel
esprit capitaliste.
Qu’est-ce que les expériences contemporaines de domination
nous enseignent sur la rhétorique et les nouvelles pratiques
de gouvernance managériales ? La question est loin d’être
superflue. En effet, il est souvent de mise de prendre pour argent
comptant — c’est-à-dire pour des pratiques réelles
— les discours que les pouvoirs entretiennent sur eux. Pourtant,
c’est bel et bien un abîme qui sépare les unes
des autres. Et comme on le verra, les nouveaux discours managériaux
échappent nullement à cette loi. Pour comprendre la
domination à l’œuvre dans le travail, il est nécessaire
de raisonner en trois temps. D’abord, il faut accepter que
les pratiques diffèrent de ce qu’énoncent les
discours officiels, mais surtout tirer toutes les conclusions qui
s’imposent. Ensuite, il est nécessaire de bien comprendre
cette tension. Et ce n’est que dans un troisième temps
qu’il est possible d’envisager, en partant de cette
expérience, de nouvelles possibilités d’émancipation.
bref constat iconoclaste
Les pratiques de domination sont inséparables d’un
ensemble de discours de légitimation, souvent dénommés
idéologie, hégémonie ou violence symbolique
par lequel les individus, dupés, se résignent à
son emprise. Pas de domination sans travail de légitimation
et de dissimulation. C’est en partant de ce constat que bien
des analystes trouvent un sens à leurs efforts critiques.
Face aux capacités des agents de la domination à la
cacher, et à rendre méconnaissables les mécanismes
qui la produisent, il faut que la pensée de l’émancipation
ne cesse, elle, d’en dévoiler les dessous. Combat d’autant
plus épuisant et inachevable, que les premiers auraient une
capacité de vampirisation sans limite, grâce à
leurs compétences constamment renouvelées à
« récupérer » en temps réel, les
successifs dévoilements émancipateurs. Face à
cette hydre, la libération devient un travail de Sisyphe
: chaque fois que l’on coupe une tête, il en apparaît
d’autres...
Mais une série de constats majeurs minimise la pertinence
de ce type de lectures. En tout premier lieu, il faut reconnaître
que l’imposition idéologique ne se réalise jamais
dans des termes homogènes et globaux. Le travail de sape
critique est réel et profond dans nos sociétés
— d’ailleurs, sans présumer de ses forces, c’est
bien ce que ne cesse de faire, numéro après numéro,
une revue comme Vacarme ! Plus encore, comme d’excellentes
études historiques l’ont mis à jour, cette imposition
idéologique n’a jamais pu se réaliser de façon
unitaire et totalisante dans le passé, étant donné
notamment les limites traditionnelles de sa diffusion et l’importance
des contestations [1]. En tout cas, et s’agissant de la société
contemporaine, comment négliger l’accroissement des
compétences critiques de ses acteurs ? Comment d’ailleurs
une réalité désormais aussi « dévoilée
» pourrait-elle être active avec autant de force après
plus d’un siècle et demi d’interpellation critique
? Cela ne veut pas dire, bien entendu, que la domination culturelle
a disparu, mais qu’elle échoue à imposer une
représentation unique du monde actuel. En fait, la question
majeure est de comprendre simultanément l’indubitable
expansion des compétences critiques et le maintien de la
domination. C’est cette équation, et ses différentes
résolutions possibles, qui doivent devenir l’objet
majeur de la réflexion. Les acteurs continuent quotidiennement
à « consentir », à « fonctionner
», à respecter la plupart des « autorités
» en place. Pourtant, les dominations ne se vivent plus que
très rarement avec l’évidence prêtée
jadis aux formes durablement légitimes.
En fait, l’idée que la domination se maintient par
le biais de l’intériorisation d’une idéologie
dominante est probablement l’affirmation la plus discutable
de toute la sociologie de la domination. L’erreur, plusieurs
fois centenaire, est pourtant simple : elle consiste encore et toujours
à prendre les discours des dominants pour des pratiques réelles,
et le silence des dominés comme une preuve de leur consentement
mental. Or, qu’il n’y ait pas de manifestation explicite
et ouverte de contestation ne veut aucunement dire qu’il n’y
ait pas de résistance ! Les fantaisies, les rêveries,
les rumeurs, les blagues, le renversement imaginaire des situations
(le « monde-à-l’envers » si fréquent
parmi les esclaves ou les mouvements millénaristes), l’art
de la dissimulation, bref, toutes ces paroles ou pratiques occultes
sont bien des manières d’exprimer une colère,
une humiliation ou une désapprobation, pour modeste qu’en
soient les expressions publiques choisies [2].
Ces constats, tellement massifs au long de l’histoire, et
tellement évidents dans la période contemporaine,
sont si permanents que l’on ne peut que s’interroger
avec étonnement sur la séduction de la thèse
de l’idéologie dominante. Sa force procède en
partie d’une confusion. Il n’y a pas nécessairement
d’adhésion « spirituelle » des dominés,
mais tout simplement un accord, au moins apparent, entre leurs pratiques
et l’ordre social en place. Pourtant, cette acceptation pratique
n’empêche pas les contestations plus ou moins cachées
de s’exprimer. D’ailleurs, le respect apparent des règles
n’est pas contradictoire avec la conscience des dominés
de l’injustice qui leur est faite. Autrement dit, et contrairement
à ce que la thèse de l’idéologie dominante
souligne d’habitude, le monde imaginaire et discursif des
dominés échappe toujours à l’emprise
d’une inculcation culturelle homogène. En revanche,
au niveau de leurs pratiques, ils sont contraints de se plier aux
règles de fonctionnement d’un ordre social qu’ils
éprouvent comme un système inébranlable. L’acteur,
individuel ou collectif, est obligé de respecter une contrainte
exogène qui lui fait éprouver un sentiment d’impuissance.
Ce nouveau mécanisme de la domination, comprenons-le bien,
n’est pas seulement antithétique à son dévoilement.
À certains égards, il est même possible d’affirmer
qu’il a besoin d’être connu pour pouvoir fonctionner
correctement. Le défi à affronter ne consiste plus
alors à traquer l’« essence » de la domination
derrière l’« illusion » idéologique.
La visibilité de la domination comme contrainte, à
la suite de l’affaiblissement de ses dimensions proprement
idéologiques, signe les limites de cette ancienne stratégie.
C’est au travers de la transparence, et au milieu de compétences
critiques croissantes qui la « dévoilent », que
s’exercent aujourd’hui les contraintes de la domination.
C’est alors une série de contraintes, éprouvées
et présentées comme des contraintes insurmontables,
qui en est le cœur. Le centre de gravité se déplace
de l’imposition idéologique aux nouvelles manières
de présenter et de faire fonctionner les contraintes. Désormais,
la fermeture pratique des horizons l’emporte sur les méconnaissances.
C’est d’ici qu’il faut partir pour comprendre
les expériences ordinaires de domination dans le monde du
travail.
contrôle, implication, évaluation
L’expansion du capitalisme est allé de pair avec une
augmentation des contrôles du travail, au travers d’un
mouvement en cercles concentriques qui, partant de l’usine,
s’est progressivement répandu à d’autres
domaines d’activités (le tertiaire) et à des
salariés en positions hiérarchiques (cadres). Mais
surtout, la philosophie du contrôle s’est infléchie.
À la différence de la conception classique de l’Organisation
Scientifique du Travail qui visait à neutraliser, voire éliminer,
de la manière la plus radicale possible, l’apport subjectif
dans le travail, le management contemporain vise, depuis quelques
décennies, presque à l’inverse, à bien
reconnaître et canaliser cet apport afin de susciter ce que
Jean-Pierre Durand appelle l’implication contrainte du salarié
[3]. C’est sans doute, en ce qui concerne le travail, le noyau
idéologique de la nouvelle gouvernance des entreprises.
Mais il ne faut pas en rester aux manifestations de surface. En
effet, si les cadres et les professions intermédiaires semblent
adhérer aux valeurs de l’entreprise davantage que les
ouvriers ou les employés, ce n’est pas là l’essentiel.
Bien plus importantes sont les manières effectives qui installent
la dynamique entre le contrôle objectif et l’implication
subjective. Et là il faut se rendre à l’évidence
: tous les salariés sont aujourd’hui soumis à
des évaluations, qu’il s’agisse des évaluations
périodiques par résultats (notamment chez les cadres)
ou d’un contrôle plus constant et direct par surveillance
disciplinaire (surtout parmi les ouvriers et les employés).
Dans une enquête que nos venons d’achever, les témoignages
ont été nombreux à ce sujet. Rose, par exemple,
femme de chambre dans un parc thématique en région
parisienne, parle d’un contrôle « militaire »,
« avec des gens qui passent derrière vous pour vérifier
[...] Il y a une manière de mettre la housse de couette,
si ce n’est pas mis convenablement on vous enlève tout
et vous devez tout refaire... Dans la salle de bains vous devez
tout enlever, pas de trace d’eau, même une petite gouttelette
et on vous fait refaire toute la salle de bains, les toilettes,
il faut faire les cuvettes à fond pour qu’il n’y
a pas de trace ni d’urine, ni de poil, ni de cheveux... il
faut faire à fond, tout, tout, tout » [4].
Mais d’autres fois l’encadrement hiérarchique
direct perd progressivement de sa centralité au profit d’autres
mécanismes de contrôle exigeant davantage d’implication
personnelle. Cela passe par une individualisation des contraintes
: fiches de suivi individuel, entretien annuel, primes personnalisées,
coopérations forcées dans des équipes de travail...
Or cette demande accrue d’implication subjective (cible privilégiée
du discours managérial) s’accompagne d’une augmentation
importante et régulière de la surveillance. C’est
ainsi, par exemple, que l’augmentation des mécanismes
de contrôle, notamment à l’aide de nouveaux dispositifs
techniques, permet de mieux détecter les erreurs dans les
chaînes de montage, et surtout, de trouver rapidement le responsable.
Sophie, ouvrière dans une usine d’automobiles, l’évoque
: « c’est une boîte pas plus grande que ça,
c’est posé sur les voitures et avec ça ils peuvent
savoir à quel moment, quelle heure, quel atelier, à
la minute, la voiture où elle passe. Donc, dès qu’une
machine s’arrête, ça bipe et donc, « pourquoi
t’as arrêté ? », « pourquoi t’as
un arrêt ? », « Pourquoi ceci, pourquoi cela,
et à cause de quoi, et à cause de qui ? » Souvent
c’est à cause de qui ». Tout en leur dictant
de facto leur conduite, il s’agit donc moins de susciter l’implication
des individus en tant qu’acteurs, que de les confronter à
une forme de dévolution particulière de leurs actes
légitimant les sanctions qui peuvent y être associées.
La sanction devient une menace omniprésente. Bernadette,
formatrice, le résume bien : « on ne se sent pas protégé
par le système. La formule qu’on utilise c’est...
« on ouvre son parapluie parce que quoi qu’il arrive
on est toujours responsable de la situation » ». Hélène,
éducatrice, est encore plus explicite : « L’injustice
pour moi c’est de rendre quelqu’un responsable alors
qu’il n’est pas à l’origine du problème
».
l’irrésistible ascension de l’évaluation
Au couple contrôle et implication, le discours managérial
a donc ajouté un troisième élément,
l’évaluation, — constituant ainsi un trio explosif.
Mais si, d’emblée, l’évaluation semble
aller de pair avec le contrôle, en fait elle est incomparablement
plus ambivalente. Elle possède trois grandes caractéristiques
propres.
En tout premier lieu, son importance est inséparable de
l’entrée dans une société de services
où l’activité de travail et la productivité
deviennent globalement plus difficiles à mesurer. Du coup,
on assiste à une déferlante de critères ne
parvenant de fait souvent pas à autre chose qu’à
une gangrène de la mesure. Vincent de Gaulejac parle ainsi
avec justesse et humour de la quantophrénie, cette maladie
managériale voulant partout et toujours traduire toute la
vie sociale en signes mathématiques [5].
En deuxième lieu, tout en étant une forme de contrôle,
l’évaluation introduit de nouvelles marges d’action
pour les salariés puisqu’elle fait intervenir la variable
temps. De plus en plus d’acteurs travaillent en effet dans
des espaces où les contraintes permettent des doses importantes
d’autonomie, puisque leur rappel est épisodique. Pour
désigner ce processus, Philippe Zarifian parle à juste
titre d’un rappel « à l’élastique
» : l’individu peut tirer sur l’élastique
pendant longtemps, sans qu’à aucun moment il ne puisse
cependant oublier la contrainte (l’évaluation) qui
pèse sur lui [6]. En fait, à ce sujet, les délais
des évaluations sont un signe de plus en plus important du
prestige statutaire d’un métier : à l’évaluation-contrôle
presque permanent du côté des ouvriers s’opposent
les évaluations annuelles, presque sans contrôle direct,
de bien des cadres.
En troisième lieu, l’évaluation a transformé
en profondeur le pouvoir discrétionnaire des chefs. Dans
notre enquête, les dénonciations ont été
à ce sujet tellement massives qu’il n’est pas
injustifié de parler d’une véritable crise du
système de reconnaissance du mérite au travail. Ce
mécontentement se traduit massivement par une contestation
des hiérarchies, dont la raison ultime est à trouver
précisément du côté de l’évaluation,
du flou indépassable qui l’entoure souvent et qui se
traduit, très paradoxalement, par l’octroi d’un
supplément de mandat au personnel d’encadrement censé
la réduire par des notations constantes et régulières.
Du coup, la promotion, le licenciement ou l’augmentation de
salaire se lestent d’une nouvelle signification. Ils deviennent
plus que jamais des preuves d’une reconnaissance au travail.
Dans ce jeu, les supérieurs hiérarchiques ont un rôle
déterminant, d’autant plus que les critères
de jugement sont loin d’avoir une clarté absolue et
que les conséquences en sont loin d’être négligeables.
Les normes qui définissent les compétences managériales
comme le « potentiel » ou la « disponibilité
» sont, par exemple lors des promotions, des justifications
importantes du différentiel de carrière entre les
hommes et les femmes. Au fur et à mesure que les dimensions
collectives de qualification au travail s’estompent au profit
de la logique des compétences, le jugement des chefs gagne
en importance. Dans un univers où la qualité du travail
effectué est de plus en plus définie par le seul regard
des autres, leur capacité à brimer les subalternes
n’a fait qu’augmenter.
Le résultat est dès lors prévisible. Les organisations,
sans que cela soit une nouveauté radicale, voient se sur-accentuer
conjointement arbitraire et flatterie. Il faut se faire bien voir
et donc savoir se montrer. Le processus est partout intense. Chez
les cadres, la carrière étant un des objectifs majeurs
de l’implication au travail, « tout » devient
bon pour des promotions dont l’ancienneté n’est
plus le critère déterminant (et n’opère
plus donc, comme naguère, en tant que frein des ambitions).
Chez les ouvriers ou les employés, l’affaissement de
la force de la conscience de classe, et l’exiguïté
des récompenses qui restent d’actualité, poussent
à une surenchère d’attitudes de zèle
ou de flagornerie. Pour décrire ce nouvel univers courtisan,
les salariés, notamment ceux qui travaillent dans des grands
groupes, emploient alors souvent les mots de délation ou
de lèche-bottes. Thomas, ouvrier, l’exprime avec clarté
: « On a beau essayer de faire de son mieux, on n’arrive
à rien ». Il insiste sur le fait que pour « monter
» « il faut en mettre plein les yeux »... Pierre,
ouvrier, travaillant dans une autre entreprise, va dans le même
sens : n’ayant pas un eu droit à un coefficient, il
demande des explications à son chef d’équipe
qui lui répond « « Pierre je n’ai pas à
te demander de me cirer les pompes, parce que c’est évident...
» Alors, là, quand on vous dit des choses comme ça,
on vous fait comprendre que si je ne rentrais pas dans ses directives,
je pouvais aller me rhabiller... Ca m’a horrifié d’abord
d’écouter ça de la bouche de mon chef d’équipe
et à partir de ce moment j’ai eu une réticence
vis-à-vis de lui et de tout ce qu’il me demandait,
des heures supplémentaires et autres, niet, c’était
fini. On m’a pris pour un con... »
Comprenons-bien la nature exacte de cette tension. Le travail s’inscrit
désormais dans un modèle ayant importé dans
l’entreprise le discours moderniste de la réalisation
de soi, engendrant ainsi une inflation d’attentes —
un processus renforcé par le risque désormais structurel
de sur-qualification de la main d’œuvre. Du coup, les
diverses injonctions à l’implication sur le lieu de
travail peuvent devenir tôt ou tard un facteur important de
frustration professionnelle. Les individus ne peuvent qu’avoir
le sentiment que leur engagement, augmentant en intensité,
est insuffisamment récompensé, un sentiment que la
modération salariale et les licenciements accentuent bien
entendu par ailleurs. À terme, c’est la dénonciation
du système de reconnaissance du mérite qui est bel
et bien la cible principale. Ce n’est, notons-le, ni la hiérarchie
en tant que telle qui est rejetée, ni la légitimité
de l’aspiration à une promotion qui est remise en question.
De ce point de vue, les individus adhèrent, pour l’essentiel,
aux principes de l’organisation productive. Il n’y a
pas de contestation de ces valeurs centrales. En revanche, ils se
considèrent systématiquement comme mal jugés
et lésés dans l’évaluation portée
sur eux. Se dessine alors, derrière cette forte personnalisation
du conflit social, la généralisation d’un sentiment
d’injustice d’un nouveau type. François, technicien,
le résume : « Moi j’ai envie d’être
reconnu pour ma valeur, alors si je suis bon, je veux être
reconnu comme bon, si je suis mauvais, je veux bien être reconnu
comme mauvais. Mais maintenant si je ne me fais pas valoir, et ça,
j’arrive pas, j’arrive pas... Maintenant j’ai
l’impression qu’il n’y a plus que ça, savoir
se vendre... »
les nouveaux chemins de la critique : le mensonge et l’hypocrisie
L’augmentation et la transformation des contrôles,
l’appel à la plus grande implication subjective, la
difficulté à évaluer bien des formes contemporaines
du travail, et l’expansion du pouvoir discrétionnaire
des chefs alimentent un profond sentiment de méfiance vis-à-vis
des organisations. La profusion des discours prônant et demandant
de l’implication et de l’engagement s’inverse
alors, engendrant le sentiment d’évoluer dans un monde
« bidon » où les individus sont contraints à
une multitude de mécanismes de participation qui se défont
d’eux-mêmes. Tout est ainsi susceptible de passer au
crible d’une critique à consonance morale. Les acteurs
ne cessent alors de percevoir l’organisation à distance
des discours prônés par la culture de l’entreprise.
Les objectifs, la rationalité des résultats et la
chasse à la rentabilité à tout prix ? Evidemment
que l’impératif du profit est une exigence centrale,
mais, prônée et exaltée comme figure idéale,
elle connaît des démentis trop flagrants et des gaspillages
trop grossiers [7]. Si les salariés baignent dans le langage
de la sur-efficacité généralisée et
de la quête éperdue du profit, dans la réalité,
et hormis pour quelques moments précis ou pour quelques acteurs
stratégiques, l’essentiel de la vie quotidienne au
travail se déroule de manière bien plus molle. Comment
peuvent-ils oublier les marges d’action qui restent entre
leurs mains, et la prolifération de niches d’oisiveté
au cœur des entreprises, dont Corinne Maier vient de donner
récemment un aperçu humoristique et à succès
? [8] Y compris parmi les cadres supérieurs, ou les commerciaux,
voire dans la sacro-sainte figure du trader, il est possible de
repérer, à l’encontre du mythe de la rapidité
et de la nécessaire réactivité en temps réel,
la présence d’importantes routines, lenteurs et activités
contre-productives [9]. Bernard, agent de la CPAM, l’évoque
avec humeur : « Dès qu’on avait pointé,
certains disaient : ‘Le plus dur est fait... !’ En fait,
on faisait notre quota, on se dépêchait de travailler
le matin, comme ça l’après-midi c’était
plus cool... »
L’entretien annuel ?
Bien d’études soulignent, là encore, le caractère
« bidon » du processus de fixation des objectifs. Bien
sûr, c’est un moment « tendu », mais il
ne faut pas exagérer : bien des intéressés
reconnaissent, y compris les commerciaux, qu’ils parviennent
à imposer, par la négociation, des objectifs suffisamment
faibles pour pouvoir être atteints [10]. Pauline, cadre, résume
: « C’est subjectif, ce qui compte en fait ce sont les
deux mois précédents... ». Joseph, ouvrier,
est plus caustique : « Mon premier entretien, je suis arrivé
dans le bureau... mon entretien était déjà
rempli ! Il m’a dit : ‘Tu n’as plus qu’à
signer là...’ ».
L’écoute des salariés, les groupes de travail
et la responsabilité partagée ? Comment négliger
que dans une importante enquête effectuée par la CFDT,
un nombre considérable des salariés n’avaient
tout simplement aucun « souvenir » des conséquences
de la mise en place d’un management participatif dans leur
entreprise ? [11] L’expérience d’Antoine dans
un groupe de travail n’est pas rare : il ne voit rien d’autre
qu’une stratégie pour imposer des décisions
« à la fin on nous a dit, "les ingénieurs
ont fait ça, donc ce sera ça". Donc je n’ai
pas trop aimé qu’ils nous imposent quelque chose alors
qu’on nous a demandé de participer à trouver
une amélioration ».
Ces constats — que l’on pourrait multiplier tant ils
ont été massifs dans notre enquête — ne
sont pas anecdotiques. Bien entendu, ils ne sont nullement univoques,
et ils alternent avec des affirmations bien plus positives sur les
entreprises. Pourtant, ils cernent bien une forme particulière
de méfiance qui va surtout à l’encontre d’une
certaine vision managériale de l’entreprise, et, à
certains égards, d’une partie des conclusions établies
par la sociologie du travail. La raison est simple et provient de
la perspective choisie. En effet, le regard, par et au niveau des
individus travaillant dans une entreprise, dans ce qu’il comporte
de proprement subjectif, donne une image différente de celle
que suppose une entrée privilégiant par exemple les
discours managériaux. Dans ces démarches, on souligne
d’emblée, d’une manière ou d’une
autre, la rationalité de la firme et des tâches, là
où le regard individuel a plutôt tendance à
souligner les absurdités et surtout les mensonges organisationnels.
C’est pourtant un point fondamental. Le taylorisme a donné
lieu à un discours contestataire soulignant, par le biais
d’une conscience de classe, le savoir-faire et l’apport
subjectif sans lesquels il ne pouvait pas y avoir de travail. Le
management contemporain donne lieu à un discours contestataire
mettant notamment en avant le caractère « bidon »
des procédures, et derrière elle, toute l’hypocrisie
présente dans l’entreprise.
Disons-le sans ambage : les discours, aujourd’hui tonitruants,
de l’implication au travail, contiennent déjà,
en germe, les semences de la prochaine révolte. La dénonciation
de la bidonnerie managériale sera le fer de lance des nouvelles
critiques sociales : le discours de l’implication au travail,
et les exigences de reconnaissance qu’elle suppose et auxquelles
elle oblige, est la contradiction culturelle fondamentale du monde
du travail. Sur ce point, il ne nous semble pas possible de suivre
la lecture de Luc Boltanski et Eve Chiapello quant à la récupération
dont aurait été objet la critique artistique dans
le capitalisme contemporain [12]. Etablie à partir d’une
enquête portant sur les rhétoriques managériales
et non pas sur les expériences au travail, la conclusion
est juste au niveau de l’inflexion à l’œuvre
dans les discours (effectivement, l’implication et la réalisation
de soi sont désormais prônées dans l’entreprise),
mais fautive en ce qui concerne l’expérience des acteurs.
Ces derniers ne sont tout simplement pas dupes, mais de plus ils
finissent par avoir le sentiment qu’ils sont pris dans un
monde globalement bidon. Derrière la récupération
de la critique artistique est en fait à l’œuvre
une véritable explosion critique. Elle s’énonce
moins au nom de l’authenticité que de la vérité.
Dans ce sens, la désactivation relative de la critique artistique
ne pousse pas à une ré-émergence de la critique
sociale. L’avenir de la critique s’écrira par
le détour, plus que par le retour, vers une forme de travail
critique, si chère aux moralistes français du XVIIe
siècle, de la dénonciation de l’hypocrisie du
monde. Le progrès de la critique passe par ce retour en arrière,
par la récupération de cette tradition. Il est en
tout cas, aujourd’hui, le talon d’Achille le plus durable
de toutes les nouvelles formes de domination au travail : la dénonciation
de l’hypocrisie, des fausses promesses, des leurres et des
mensonges dont est faite la vie professionnelle.
Ne nous trompons pas alors de conclusion. Ce sentiment généralisé
de méfiance vis-à-vis des organisations productives
est plus ou moins grand selon les individus, mais il est très
répandu. Certes la culture d’entreprise est une réalité
et bien des salariés y adhèrent, en tout cas momentanément,
ou au moins font semblant d’y adhérer. Les deux points
sont décisifs. D’une part, les adhésions ne
sont souvent que transitoires. Plus ou moins vite, un nombre important
de salariés font l’expérience de la désillusion,
voire de l’amertume, vis-à-vis des promesses non tenues
par les nouveaux discours managériaux. D’autre part,
et du coup, la plupart d’entre eux s’éprouvent
comme étant contraints par des situations face auxquelles
ils ne sont pas dupes. D’un côté donc, lorsqu’on
observe de l’extérieur les conduites, on ne peut qu’avoir
le sentiment d’une forte adhésion des individus aux
cultures organisationnelles. De l’autre côté,
lorsqu’on se penche vers les expériences, on ne peut
qu’être frappé par la force et la constance de
leurs sentiments de méfiance et de désillusion ou
par la profusion de leurs états d’âme. Le fossé
entre le monde de la parole et le monde de l’action est extrême.
Les scribouillards managériaux comme une partie de l’intelligentsia
éclairée insistent, à l’unisson, les
uns pour le louer, les autres pour le dénoncer, mais tous
surestiment la force de séduction et la cohérence
de ce nouveau discours idéologique. Les salariés,
eux, par le biais de leurs investissements tempo-dégradables
ou de leur sentiment de non-reconnaissance, soulignent dans leur
ensemble, au contraire, les limites insurmontables de ces stratégies.
C’est en creusant ce nouvel abîme entre l’expérience
vécue et les discours managériaux que la critique
retombera sur ses pieds.
Si on replace cette conclusion dans une perspective historique,
l’apparent paradoxe se dissout. Ce n’est ni la première
fois, et ce n’est certainement pas la dernière, que
le capitalisme s’assoit sur une branche pourrie. C’est
même une de ses indéniables forces historiques que
de savoir puiser sa vitalité dans ce qui le ronge de l’intérieur.
Et de se reproduire au milieu de contradictions flagrantes. Aujourd’hui,
avec les discours managériaux de l’implication, du
culte de la performance et de l’excellence, avec la multiplication
des mécanismes d’évaluation et de participation,
nous vivons, avec une force inouïe, un de ces moments dont
le capitalisme a le secret. L’ensemble de cette production
discursive et de ces dispositifs pratiques devient progressivement
la plus grande machine imaginable à délégitimer
le capitalisme — logé en son cœur — et produite
par lui-même.
[1] N. Abercrombie, S.Hill, B.S.Turner, The Dominant Ideology Thesis,
London, George Allen and Unwin, 1980.
[2] J.C. Scott, Domination and the Arts of Resistance, New Haven
& London, Yale University, 1990.
[3] J.-P. Durand, La chaîne invisible, Paris, Seuil, 2004.
[4] Pour cette citation et les suivantes, cf. D. Martuccelli, Forgé
par l’épreuve, Paris, Armand Colin, 2006.
[5] V. de Gaulejac, La société malade de la gestion,
Paris, Seuil, 2005, pp.70-72.
[6] P. Zarifian, « Travail, modulation et puissance d’action
», L’Homme et la Société, n°152-153,
2004.
[7] C. Kerdellant, Le prix de l’incompétence, Paris,
Denoël, 2000.
[8] C. Maier, Bonjour paresse, Paris, Michalon, 2004.
[9] O. Godechot, Les traders, Paris, La Découverte, 2001
[10] O. Cousin, Les cadres : grandeur et incertitude, Paris, L’Harmattan,
2004.
[11] CFDT, Le travail en questions, Paris, Syros, 2001.
[12] L. Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme,
Paris, Gallimard, 1999.
publié dans Vacarme 36 été 2006
|
|