Origine :
http://www.restructurations-industrielles.fr/web/media/29nov2006/Achard29nov2006.pdf
Définir les restructurations Le mot « restructuration
» peut avoir une signification différente d'un salarié
à un autre : pour l'un le vécu va être celui
d'une menace sur son activité professionnelle, pour un autre
celui d'une occasion de progression professionnelle. Le dirigeant
d'entreprise, lui, y verra l'adaptation nécessaire de son
entreprise à des objectifs économiques. Les entreprises
modifient leurs structures par des processus divers et parler des
restructurations c'est parler d'un phénomène polymorphe.
Dans les domaines de l'économie, de l'emploi ou de l'organisation
du travail des spécialistes ont étudié les
conséquences des restructurations dans leur discipline; en
santé au travail nous, médecins, nous nous posons
la question des effets des restructurations sur la santé
des salariés.
Sous le terme « restructuration » nous nous sommes
intéressés à différentes situations.
Nos observations ont porté sur :
- Des pertes d'emploi.
Mais aussi sur d'autres formes de restructuration des entreprises,
sans perte d'emplois:
- Des restructurations avec changements de métier.
- Des délocalisations géographiques.
- Des situations, qui sont souvent des situations d'attente, où
les salariés sont présents dans l'entreprise mais
n'ont plus de travail, ou occupent un poste sans contenu.
Lors de restructurations les médecins du travail reçoivent
régulièrement dans leur cabinet des salariés
qui souffrent dans leur corps et dans leur tête. Parallèlement
aux interventions individuelles, ils sont porteurs des problèmes
de santé au travail et à ce titre ils veulent susciter
une réflexion sur le problème de santé publique
que représentent les restructurations avec ou sans perte
d'emploi.
Le manque d'études.
Il est remarquable qu'aucune étude de grande envergure n'ait
été menée en France sur les conséquences
au plan de la santé des restructurations. Les instances de
recherche ne semblent pas présentes sur ce thème alors
que les médecins du travail sont nombreux à témoigner
sur les pathologies rencontrées à l'occasion de restructurations.
En Europe, quelques rares études épidémiologiques
ont été menées sur ce thème.
La première est une étude menée en Angleterre
1. Il s'agit d'une étude prospective sur 15 ans, menée
chez 6191 hommes occupant un emploi stable au départ de l'enquête.
L'étude suggère un effet causal possible de la perte
d'emploi sur la mortalité sans spécificité
apparente par rapport aux causes de décès (cancer,
pathologie cardio-vasculaire). Elle attribue un excès significatif
de mortalité pour ceux qui ont eu des interruptions de parcours
professionnel par rapport à ceux qui ont travaillé
sans coupures. Une autre étude a eu lieu en Suède
2 sur 15000 salariés perdant leur emploi. Elle montre un
accroissement du risque de mortalité dans les 8 ans qui suivent
la perte d'emploi. Cet accroissement, par rapport à un groupe
témoin, est lié à une augmentation du taux
de suicides et de maladies cardio-vasculaires.
Aucune étude de cette ampleur n'a été menée
en France. Comment briser le manque d'intérêt des instances
"autorisées" sur ce sujet ?
Le regard clinique du médecin du travail sur la
santé des salariés soumis à des restructurations.
Les salariés victimes des plans sociaux se sentent trahis,
détruits dans leur identité même. Ils tentent
de s'en sortir par le conflit, la maladie ou la fuite. La maladie
est une manière, parmi d'autres, de s'en sortir. C'est en
1996 que des médecins du travail de l'Isère ont formé
un groupe de travail et de réflexion sur le thème
des atteintes à la santé provoquées par les
pertes d'emploi. Au fil des années leur groupe s'est enrichi
des expériences d'autres confrères de la région
Rhône-Alpes. Aux études menées dans le cadre
de plans sociaux se sont ajoutées celles conduites dans des
entreprises menant des restructurations sans perte d'emploi. En
1998 nous avons présenté une communication sur les
pathologies observées dans les 5 entreprises où nous
travaillions et où nous avions connu des restructurations
(avec ou sans licenciements) dans les années précédentes3
. Les éléments cliniques de cette communication sont
toujours d'actualité dans les restructurations que nous connaissons
aujourd'hui. Il s'agissait d'entreprises dans le secteur minier,
dans l'industrie du papier, dans le secteur alimentaire, dans la
métallurgie et dans les matières plastiques. Nous
étions frappés par la diversité des pathologies
constatées au décours des plans sociaux. Il semble
qu'il n'y ait pas de clinique spécifique des restructurations.
Certaines pathologies sont cependant plus souvent retrouvées
et en particulier nous avions observé une grande fréquence
des syndromes anxio-dépressifs. Nous, médecins du
travail, nous exerçons dans le domaine de la prévention
; nous avons plutôt l'habitude de voir des travailleurs en
relative bonne santé. Ce qui est caractéristique,
lors de certaines restructurations, c'est que nous observons une
flambée de gens qui tombent malades. Les demandes de consultations
spontanées de la part des salariés augmentent de manière
significative. Les médias et les pouvoirs publics s'intéressent
essentiellement à ceux qui se révoltent. Par exemple
la presse a fait état de salariés de la CDT (ex-Boussac)
qui envisageaient de faire exploser des bonbonnes de gaz autour
de leur usine. Par contre on parle peu de ceux qui souffrent, qui
répondent par la maladie et que nous voyons dans nos cabinets
médicaux. On commence à en parler un peu plus, depuis
quelques temps, dans le milieu du cinéma qui a produit quelques
films sur ce sujet. Les pathologies psychosomatique et mentale dominent.
Mais d'autres troubles de la santé sont constatés
sans que le lien causal avec la situation professionnelle soit élucidé.
Les pathologies observées par les médecins de la région
Rhône-Alpes en 1998 (et qui sont toujours d'actualité
aujourd'hui) ont été classées par appareil.
Cette énumération est complétée par
des paroles de salariés.
1. Dans la sphère des troubles psychiques:
La prise de médicaments psychotropes est fréquente
lors de ces troubles.
- Les troubles persistants du sommeil sont fréquents. «
La journée ça va. La nuit ça commence à
brasser ».
- Des états d'anxiété et des crises d'anxiété.
- Des états de panique : par exemple une peur panique (au
sens psychiatrique du terme) de perdre son emploi chez un salarié
alors qu'il n'était pas concerné par les licenciements.
- Des phobies : c'est-à-dire des terreurs paralysantes devant
des situations ou des objets. Nous avons connu un salarié
qui avait, soudainement, la phobie d'avoir la maladie de son père
décédé depuis longtemps.
- L'apparition d'états dépressifs (la dépression
est un mode de décompensation fréquent dans ces situations).
- Un épisode de délire.
- Des violences physiques envers autrui ou envers soi-même.
Le salarié objet de violence sociale peut retourner cette
violence contre les autres ou contre soi-même. Certains pensent
au suicide, quelques uns passent à l'acte. De tels actes
de violence ne sont pas rares et sont médiatisés.
Nous précisons que ces pathologies ont été
observées chez des personnes qui n'avaient jamais présenté
auparavant de tels symptomes et qui étaient indemnes de toute
pathologie psychiatrique. Nous soulignons cela pour nous opposer
à l'opinion que ce sont les « gens fragiles »
qui « craquent ». La maladie que présente le
salarié est « une maladie de travail » ; ce n'est
pas une maladie résultant de handicaps individuels. D'autres
troubles psychiques peuvent être observés chez des
personnes ayant des antécédents, comme chez des psychotiques
ou chez des déprimés chroniques ; ce sont alors des
décompensations spécifiques de leurs pathologies.
2. Dans la sphère digestive :
- Crampes épigastriques.
- Complication d'ulcère gastrique (perforation).
- Poussées de rectocolite ulcéro-hémorragique.
- Troubles fonctionnels : « En arrivant à l'usine,
ça me prend sur ma mobylette, j'ai mal au ventre ; puis c'est
la diarrhée. »
3. Dans la sphère dermatologique :
- Extension de psoriasis.
- Apparition d'eczémas.
- Crises d'urticaires géantes.
4. Dans la sphère cardio-vasculaire :
- Infarctus du myocarde et syndrome de menace
- Troubles du rythme cardiaque.
5. Dans la sphère métabolique et endocrinienne
:
- Variations pondérales (le plus souvent vers la surcharge).
- Troubles des règles.
- Ménopause précoce.
6. Dans la sphère neurologique
- Aggravation de migraines.
7. Comportements d'addiction (ils sont fréquents)
- Alcoolisme et tabagisme. Soit aggravation d'état antérieur,
soit situation nouvelle. « Je me suis mis à boire quand
on m'a changé d'affectation » (35 ans, aucun problème
jusque là).
8. Le ressenti psychologique s'exprime aussi très
largement :
- La perte de l'identité professionnelle est une grande cause
de souffrance morale :« On n'existe plus », «
On est des pions ».
Christophe Dejours 4 nous apporte l'éclairage de la psychodynamique
du travail dans ce domaine, en soulignant la place essentielle du
travail dans la construction de l'identité individuelle.
" La centralité du travail est repérable dans
la construction de l'identité, dans l'accomplissement de
soi et dans la santé mentale et somatique. Le travail est
un opérateur de santé ou, au contraire, une contrainte
pathogène. Le travail n'est jamais neutre de ce point de
vue " 5. Dans tous les cas, il permet à chacun de construire
un édifice avec des systèmes de valeur, des comportements,
des organisations mentales d'ouverture ou de défense. Lorsque
le travail est menacé ou interrompu, toute cette construction
se fissure ou s'écroule. Un psychiatre me racontait comment
un salarié avait été destabilisé par
quelque chose qui semble anecdotique ; le seul changement de nom
de son entreprise lui avait fait perdre ses repères. En touchant
à ce nom, on touchait à son identité.
- La perte de l'estime de soi et de celle des autres est aussi très
fréquente. « On est de trop », « On n'est
plus bon à rien », « On nous prend pour des cons
».
- La perte de confiance envers les collègues, envers les
dirigeants, envers la hiérarchie mine les liens sociaux.
Ce sentiment s'aggrave après « chaque charrette de
licenciements ». (L `entreprise appelle cela « les étapes
du processus »).
- L'incompréhension sur le terrain est totale devant l'incohérence
de certaines décisions prises en « haut lieu ».
« On investit pour fermer derrière ». Que de
fois nous l'avons entendu !
9. Les effets sociaux
Outre les effets sur la santé les médecins du travail
ont observé les conséquences sur les collectifs de
travail. La sociologue Danielle Linhart souligne que c'est dans
un contexte de grande fragilité des salariés, dont
elle dit qu'ils sont « atomisés », que s'opèrent
les réformes de structures actuelles. La relation des salariés
à leur travail est en effet aujourd'hui de plus en plus individualisée
et personnalisée. Leur capacité de résistance
ou de relativisation est donc faible, les collectifs ne sont plus
en mesure de communaliser problèmes et souffrances. Nous
savons que les liens de coopération sont nécessaires
à la réalisation du travail quotidien et que ces liens
sont mis à mal sous l'égide de la modernisation, des
nouvelles modalités de gestion et d'organisation du travail.
Dans une situation de restructuration ces liens, déjà
fragilisés, se détériorent. Les salariés
disent :« on ne se parle plus ». Les tensions peuvent
être fortes entre des personnes qui ont des prises de position
différentes: « ce n'est pas avec des gens comme vous
que l'on va sauver l'usine ».
Un risque professionnel
1/ Le rôle du médecin du travail
Pendant une restructuration, une des fonctions du médecin
du travail est de préserver un lieu son cabinet médical
- où les salariés de l'entreprise peuvent exprimer
leurs souffrances et mettre des mots sur ce qui fait mal. Couvert
par le secret médical ce lieu devient dans l'entreprise un
endroit où l'on peut parler en confiance. Pour le salarié,
être écouté c'est déjà être
reconnu dans sa dignité d'homme ou de femme.
Les blessures des salariés sont à la hauteur de leur
implication en tant qu'êtres sociaux dans le travail. Lorsque
le salarié se voit seul face à sa souffrance, celle-ci
est exacerbée par le sentiment d'indifférence de son
environnement. Lorsqu'une prise en charge thérapeutique est
nécessaire les médecins du travail orientent les salariés
vers leur médecin traitant. Lorsque les troubles de la santé
observés ont un lien manifeste avec le changement de métier
une procédure de reconnaissance au titre de « maladie
à caractère professionnel » peut également
être engagée. Le rôle des médecins du
travail ne se limitent pas à cette prise en charge individuelle
; ils interviennent aussi sur le plan collectif. Les médecins
du travail, loin de considérer les restructurations comme
un « mal nécessaire », se sont efforcés
d'identifier et de gérer ce risque comme un risque professionnel.
2/ Le rôle des CHSCT
Depuis la loi de Modernisation Sociale de 2002, les CHSCT peuvent
intervenir sur les questions relatives à la santé
mentale. Dans ce cadre là ils doivent considérer ce
risque comme un risque professionnel et travailler avec les cadres
dirigeants, les salariés, les médecins du travail
et des organismes extérieurs pour identifier le risque, l'évaluer,
l'analyser et participer à la mise en place d'actions de
prévention. Ce risque doit pouvoir être inscrit dans
le document unique. Le reclassement professionnel et les indemnités
financières ne suffisent pas à libérer les
salariés de leurs blessures. Les actions collectives sont
nécessaires.
3/ Suivi médical : un cadre réglementaire.
Nous demandons que les situations éprouvantes comme les
menaces de licenciement, les fermetures d'entreprise et les plans
sociaux soient considérées réglementairement
comme des risques professionnels. Alors qu'il paraît utile
de porter une attention particulière à ces personnes
en danger, on fait tout le contraire en matière de suivi
en santé au travail ; en effet, dans le cadre des licenciements,
les salariés quittant l'entreprise ne bénéficient
plus d'aucun suivi médical ; ils sont rayés des listes
des personnes ayant un suivi par les services de médecine
du travail. Pourquoi, au contraire, ne pas instituer un bilan médical
de fin de contrat ?
Conclusion
Ce qui caractérise le mouvement de restructuration depuis
les années 90 c'est sa rapidité, son intensité
et le sentiment des salariés que ce mouvement est initié
« là- haut », très loin. Des gestionnaires
décident dans l'ignorance totale de l'implication des travailleurs
dans leur entreprise et dans l'insouciance de la dignité
des personnes. Comment faire pour que les restructurations ne déstructurent
pas sur le plan identitaire
Certaines cessations d'activité sont inéluctables
; on pourrait cependant espérer que des mesures d'accompagnement
soient réellement mises en place et qu'une communication
honnête soit donnée. Mais, surtout, nous attendons
des entreprises et des pouvoirs publics qu'elles agissent bien en
amont des licenciements. Nous jugeons utiles des mesures sur des
dispositifs de formation en particulier- qui favoriseraient les
transitions professionnelles et prépareraient les salariés
à faire face à des restructurations potentielles.
Loin de se décourager devant le peu d'intérêt
du monde médical face à ce problème les médecins
considérent donc qu'il s'agit là d'un risque professionnel
réel et émergent ; comme pour d'autres risques professionnels
ils demandent qu'un cadre réglementaire leur permette d'exercer
leur mission de prévention. Ils demandent également
aux instances de veille sanitaire professionnelle de s'atteler à
cette question afin de combler le déficit de connaissances
sur ce problème et souhaitent que ces instances puissent
un jour apporter des connaissances sur l'analyse et les mesures
de prévention à prendre face à ce risque. Les
restructurations ne doivent pas être traitées sous
l'aspect uniquement social et économique, mais aussi sous
l'aspect de la santé.
Dr Marie-Odile Baudrier-Achard
Grenoble, le 28/11/06
Notes :
1 Loss of employment and mortality. Morris JK, Cook DG, Shaper
AG. BMJ 1994 ; 308 (6937) : 1135- 1139.
2 Displaced workers and mortality. Marcus Eliason, Donald Storrie.
CELMS, Gothenburg, Sweden. Responsible Restructuring in Europe.
Dublin, 2003.
3 Perte d'emploi et santé, Marie-Odile Baudrier-Achard,Vincente
Chastel, PierreDell'Accio, in Le Concours Médical, 24 octobre
1998,120-35
4 Directeur du laboratoire de psychologie du travail du CNAM
5 Le travail comme énigme. Dejours C, Molinier P. Sociologie
du travail 1994 ; HS : 35-44. Comment formuler une problématique
de la santé en ergonomie et en médecine du travail
? Dejours C. Congrés de la SELF, Genève 1993 ; 21
p.
|