Origine : http://www.grouchos.org/bellegarde.htm
L'apparition du sport, comme activité réglementée
à L'échelle du monde, est relativement récente.
Pourtant, son expansion est de nos jours considérable. Les
manifestations comme les Jeux Olympiques, les différents
championnats ou coupes du monde supposent des règles acceptées
et reproduites par tous les participants. Il est, par exemple, possible
de pratiquer le football dans presque tous les pays du monde. Jamais
les mouvements politiques ou religieux n'ont réussi une telle
propagation, un tel score. Ce nouvel œcuménisme mondial
permet à des millions d'individus, de race, de nationalité,
de confession et de condition différentes de communier dans
le même rituel. Et l'amplification du geste sportif permise
par les différents moyens de communication peut donner l'illusion
de l'universalité du sport. Face à ce développement
intensif et extensif, la résistance se présente comme
un phénomène de pathologie sociale, de déviance.
N'est pas, ou n'est plus « normal », celui que les Jeux
Olympiques laissent indifférent, celui ou celle qui ignore
les règles du rugby. Peut-être sommes-nous attirés
par ce caractère anormal de la résistance, mais ce
n'est pas uniquement dans une recherche de morbidité facile.
Nous sommes plutôt motivés par l'aspect révélateur
de la résistance sur ce qui la détermine. La résistance
nous intéresse par ce qu’elle dit sur le sport.
LE CHOIX DES MÉTHODES
Ce travail étant directement situé dans l'axe de
l'analyse institutionnelle, les concepts utilisés pour l'institution
sportive, et par conséquent pour la résistance dans
cette institution, sont ceux exposés par René Lourau
(cf. L'analyse institutionnelle, Paris, Éditions de Minuit,
1970).
L'institution sportive est ici considérée comme
le résultat du processus dynamique issu de l'institué
(moment de l'universel), de l'instituant (moment du particulier)
et de l'institutionnalisation (moment du singulier).
L'institué du sport c'est l'ensemble des règles
et des règlements aux prétentions universelles, c'est
l'idéologie sportive, c'est le discours du sport sur lui-même,
c'est ce qu'il y a de commun entre les différents sports
ou pour le même sport dans des contextes différents.
L 'instituant c'est la pratique réelle de millions d'individus
qui se trouvent par l'aspect unique de leur pratique en contradiction
avec l'universalité des règles et de l'idéologie
de l'institué.
L'institutionnalisation c'est le réajustement, la récupération
par les organisations sportives des contradictions de l'instituant
pour les replacer dans le cadre de l'institué.
Le choix de l'analyse institutionnelle découle, entre autres,
de la possibilité offerte par cette méthode d'introduire
dans l'étude le non-dit, le négatif de l'institution
sportive. C'est à notre avis le seul moyen d'appréhender
cette institution dans sa totalité.
Pour permettre un classement et une analyse plus fine de la résistance
au sport, il nous est apparu indispensable d'établir un parallèle
entre déviance et résistance sans pour autant les
confondre.
René Lourau définit trois types de déviance
:
— La déviance idéologique, moment de l'universalité,
— La déviance libidinale, moment de la particularité,
— La déviance organisationelle, moment de la singularité.
« On peut distinguer trois types de déviants (...).
Le type le plus courant est celui du déviant idéologique,
qui émet des doutes sur les finalités, la stratégie
générale de l'organisation, essaie de regrouper d'autres
hérésiaques idéologiques. Le second type est
constitué par le déviant libidinal, qui occupe une
trop grande place dans la structure libidinale du groupe et jette
le doute, par sa seule présence, sur le sérieux de
l'idéologie ou de l'organisation. Le troisième type
de déviant est précisément le déviant
organisationnel, qui attaque de front — et non plus par l'intermédiaire
de désaccords théoriques ou de comportements physiques
anxiogènes — le point où se rencontrent les
problèmes les plus pratiques et matériels d'une part,
et, d'autre part, les questions les plus théoriques : l'organisation
»(1).
Bien évidemment, il ne faut pas confondre la résistance
et la déviance. La résistance a un caractère
beaucoup plus général, beaucoup plus secret que la
déviance : celui qui résiste n'est pas obligatoirement
un déviant, mais le déviant est inscrit dans un processus
de résistance.
Ni l'une ni l'autre ne sont systématiquement instituantes
; le rapport à l'institution est largement plus complexe.
« La déviance n'a jamais été révolutionnaire
»(2), la résistance non plus. La déviance est
peut-être une forme plus élaborée de la résistance,
mais elle n'est pas toute la résistance.
Cette référence méthodologique à l'analyse
institutionnelle nous permet d'établir trois hypothèses
de travail sur la résistance au sport.
La première suppose l'existence d'une résistance
idéologique au sport. Un simple regard sur l'histoire récente
des pays européens montre que le sport que nous connaissons
est apparu comme une véritable hérésie. Hérésie
combattue scientifiquement pour les différents dangers qu'elle
représentait.
La seconde, sur la résistance organisationnelle, se constate
au travers des discours sur le sport des différents spécialistes
politiques, leurs interventions ne portant que rarement sur les
catégories idéologiques et présentant des revendications
d'ordre matériel.
La troisième, sur la résistance libidinale, est
un phénomène relativement connu des gens pour qui
le sport constitue une activité régulière.
Les enseignants, les moniteurs, les entraîneurs ne peuvent
pas nier l'importance des relations dans une équipe ou dans
un groupe sportif. Il existe un autre aspect de la résistance
libidinale qui ne concerne pas la pratique sportive directement,
tout en concernant le sport : c'est par exemple une certaine forme
d'esthétisme qui prévient tout intérêt
pour le sport.
Ces trois hypothèses, vérifiables dans la réalité
du sujet d'étude, ne sont pas, dans leur contexte, aussi
bien séparées. Leur mélange et souvent leur
complémentarité sont un fait que découvre le
chercheur. Pourtant il existe un ordre, une hiérarchisation
entre elles. C'est cet ordre qui nous intéresse, car il renvoie
au concept d'institution, au mouvement dialectique entre l'institué,
l'instituant et l'institutionnalisation.
I - LA RESISTANCE IDEOLOGIQUE INSTITUÉE
Résistance du nationalisme
Le nationalisme constitue une des premières formes de résistance
au sport dont les origines anglaises ont bien été
démontrées (3). En France, comme d'ailleurs dans d'autres
pays, ce genre de réactions étaient fort courant.
On condamnait le sport moderne tout d'abord parce qu'il venait de
l'étranger, les autres raisons suivaient.
La plupart des nations européennes avaient avant l'arrivée
du sport des structures gymniques, relativement militarisées,
pour ne pas dire complètement. En France, comme en Allemagne
ou en Suède, la gymnastique s'était développée
à la suite d'une défaite militaire et il fallait redonner
à la jeunesse la force physique qui préparerait la
revanche.
En France, Georges Hébert, disciple de l'étrange
docteur Amoros, témoigne de cette méfiance nationalisante
: « Nous voulons surtout parler des techniques sportives,
d'importation étrangère, qui, par suite d'une propagande
outrée et avec l'appui des autorités publiques, se
répandent de plus en plus dans les milieux de jeunesse...
»(4).
Au début de son développement le sport est une forme
nouvelle d'utilisation du corps humain, du corps social, un jeu
très codifié qui cherche sa place dans le système
institutionnel. Il est une forme instituante, une négation
de ce qui est déjà là. Ce « déjà
là », ce sont toutes ces techniques du corps militaristes
et utilitaires qui se pratiquent dans les différentes structures
gymniques. L'institué est alors matérialisé
sous et dans cette forme.
La relation entre ces deux formes, le sport et la gymnastique,
est une relation conflictuelle : c'est en fait l'institutionnalisation.
Que le nationalisme vienne au secours de l'institué, cela
n'a rien d'étonnant ! En fait, dans ce cas il fait plus qu'aider
une forme sociale en danger, menacée de disparition ; il
se porte en première ligne dans ce combat contre l'instituant.
Heureusement pour l'histoire du sport, la lutte entre l'institué
et l'instituant, autrement dit l'institutionnalisation, tournera
au profit du sport, permettant au nationalisme anti-sport de devenir
le nationalisme sportif.
La résistance idéologique de l'Église
L'attitude de l'Église, et du christianisme en général,
à l'égard du sport est sûrement une des premières
formes de résistance idéologique. Que ce soit en France
ou en Angleterre, l'apparition du sport n'était pas spécialement
bien vue par les autorités religieuses. De nos jours les
choses ont bien changé et le sport peut parfois servir d'agent
recruteur pour les différentes églises.
Le christianisme n'a jamais reconnu au corps une place privilégiée.
Il s'ensuit donc, logiquement, que toute forme d'exercice physique
est pour lui presque un péché. « Les exercices
sportifs, pendant une longue période, allaient être
étroitement liés aux cérémonies religieuses,
jusqu'à ce que le christianisme, apportant de nouvelles valeurs,
réprouve ce culte de la force physique »(5).
« N'oublions pas que, comme le remarque De Genst, le regain
de ferveur religieuse dû à la Réforme —
et ensuite, parmi les catholiques, à la contre-Réforme
— oriente plus les croyants vers les exercices spirituels
que vers ceux du corps »(6).
Ce rejet du corps, cette mise en valeur de l'Esprit, sont effectivement
quelques unes des raisons qui opposèrent le christianisme
au sport, mais ce ne sont pas les seules. Il y a aussi le danger
de vider les lieux du culte, église ou temple.
« Le calvinisme importé en Angleterre devint, sous
sa forme puritaine, un plus grand ennemi du sport que le monarchisme
avait pu l'être. Les Puritains ne s'en prenaient pas à
l'activité sportive elle-même, mais à la recherche
d'un plaisir et d'une joie physique et à la profanation du
dimanche par la pratique de ces jeux sportifs, ce jour devant être
entièrement consacré au seigneur »(7).
II convient de se poser la question de savoir pourquoi une forme
instituée comme l'Église, aussi bien implantée
dans le tissu social se sent menacée par le phénomène
sportif.
L'Église et le sport jouent le même rôle régulateur
des différentes tensions sociales, ces deux institutions
se présentent elles-même comme des terrains neutres,
apolitiques, universels, des lieux privilégiés où
les passions peuvent se mettre en ordre.
L'Église résiste au sport dans les premiers temps,
parce qu'elle voit naître avec ce phénomène
la fin des valeurs idéologiques que lui demandent de promouvoir
les différents pouvoirs politiques qui l’ont abritée.
Elle se sent donc, non pas encore inutile mais affaiblie.
Les valeurs idéologiques du sport sont, en effet, largement
plus proches de celles du capitalisme moderne que les vieilleries
du christianisme. Des catégories telles que la compétition
ou le rendement, la concurrence, le record, la technique (le sport
moderne est avant toutes choses un rapport de l'homme à la
technique ou un rapport de l'homme avec la nature médiatisé
par la technique), la mesure-étalonnage sont autant de valeurs
qui sont étrangères à l'Église et magnifiées
par le sport moderne.
La résistance du christianisme paraît justifiée
face à cette concurrence puisqu'il y a un danger pour la
suprématie idéologique. La suite a prouvé que
l'Église avait eu raison de se méfier de ce phénomène
puisqu'elle est maintenant largement dépassée sur
le plan du recrutement et du travail idéologique. Il n'en
reste pas moins qu'après un changement dans ses positions
sur le sport elle a réussi à s'intégrer, par
la petite porte, dans le mouvement sportif. La bénédiction
des équipes dans les pays latins ou latino-américains
n'est pas maintenant un acte d'hérésie, de même
que le signe de croix que font les joueurs avant de se lancer sur
le stade. Ce dernier geste n'est d'ailleurs pas un rapport entre
le sport et l'Église, mais plus précisément
un rapport du sportif inquiet et superstitieux avec lui-même,
médiatisé par l'Église.
Le pouvoir auquel l'Église résiste c'est celui du
sport parce qu'il menace sa suprématie idéologique
et matérielle. On retrouve donc la relation obligatoire entre
pouvoir et résistance. Ce qui est en jeu dans cette résistance
c'est la proximité avec le pouvoir d'État et la forme
de cette proximité passe par un degré différent
dans l'institutionnalisation.
II - LA RÉSISTANCE IDEOLOGIQUE INSTITUANTE
La résistance idéologique instituante théorisée
La résistance à l'institution sportive comme appareil
idéologique d'État est avant tout une résistance
qui porte sur les catégories idéologiques de cette
institution et sur ses finalités. Elle cherche à remettre
en cause l'expansion du sport ou de certaines parties de ce phénomène
à partir d'une critique idéologique. Le sport est
maintenant attaqué dans son institué. Le travail le
plus important nous semble être, du point de vue de la radicalité
comme de l'investissement dans la résistance à l'institution
sportive, celui fourni par Jean-Marie Brohm et les militants du
courant Quel Corps ? Brohm situe son travail sur le sport, dans
une perspective précise : « Nous nous situons, en tant
qu'éducateur spécialisé dans le domaine de
l'éducation physique et sportive, du côté des
luttes d'émancipation menées par les forces ouvrières
et progressistes contre les formes oppressives du système
capitaliste actuel. Nous ne sommes pas de ce point de vue une “freischwebende
Intelligenz” (une intelligence libre sans attache) selon la
définition de K. Mannheim, qui n’aurait pas de liaison
avec la réalité sociale »(8).
Cette résistance organisée, théorisée,
est politique.
Le travail particulier de Brohm c'est de ne pas s'en tenir à
une ou plusieurs catégories idéologiques du sport,
mais de remettre en cause l'ensemble de ces catégories. C'est
de construire une homologie parfaite entre le système capitaliste
moderne et le phénomène sportif. Dénoncer une
institution c'est dénoncer ses rapports d'identité
avec le système social qui la contient.
Une des catégories idéologiques dénoncées
par Jean-Marie Brohm est, par exemple, la compétition. C'est
pour lui une des plus importantes bases du sport moderne, c'est
aussi à notre connaissance une des causes importantes de
la résistance au sport, celle qu'on rencontre le plus fréquemment
dans les clubs ou dans le discours critique sur le sport.
« La compétition sportive s'impose comme loi régulatrice
des pratiques et opérations sportives. Nul sportif ne peut
y échapper ; il tend spontanément à se comparer
aux autres et à soi-même dans ses progrès ou
ses régressions. La compétition est donc bien le moteur
du processus sportif »(9).
Le travail d'une catégorie aussi importante que la compétition
c'est de se naturaliser, d'apparaître comme universelle. Ce
travail idéologique, cette tromperie, cette mystification
est parvenue à un point de réalisation remarquable
dans notre société. La compétition est la catégorie
idéologique qui réussit à faire croire qu'elle
est au monde depuis toujours et partout. Il n'est pas rare dans
les discussions sur le sport d'entendre dire que la compétition
est un facteur humain éternel. « De tous temps, les
hommes ont désiré prendre la mesure de leur force,
de leur souplesse, de leur rapidité, de leur habileté.
Nombreux sont ceux qui au travers des siècles, ont voulu
se montrer les meilleurs, soit pour obtenir une médaille
ou un poste honorifique, soit pour de l'argent ou pour la gloire,
soit simplement par amour-propre »(10).
Cette justification dans le temps d'une catégorie idéologique
aussi centrale que la compétition se fait au travers d'erreurs
grossières, comme l'oubli systématique des rapports
sociaux du moment considéré. Cet ethnocentrisme temporel
qui consiste à appliquer les valeurs de son temps aux temps
passés ou futurs n'est en fait qu'une extension naturelle
d'une forme colonialiste, impérialiste. Puisqu'on nous fait
croire que la compétition est une valeur universelle qu'on
trouve dans tous les pays, dans toutes les civilisations, donc dans
tout l'espace terrestre, pourquoi n'en serait-il pas de même
dans le temps ?
Claude Lévi-Strauss donne incidemment un exemple qui permet
d'infirmer l'universalité de la compétition dans l'espace
planétaire : «(...) des Gahuku-Gama de Guinée,
qui ont appris le football, mais qui jouent, plusieurs fois de suite,
autant de parties qu'il est nécessaire pour que s'équilibrent
exactement celles perdues et celles gagnées par chaque camp,
ce qui fait traiter le jeu comme un rite »(11). Un autre exemple
est celui de ces Indiens d'Amérique du Sud à qui l'on
voulait apprendre la course à pied, eux qui couraient toute
la journée à la recherche de nourriture : à
chaque fois que l'un d'entre eux dépassait les autres coureurs
il s'arrêtait pour se faire rattraper : dans leur société
les normes de conduite sociales interdisent le fait de se mettre
en avant. La compétition est une valeur sociale bien déterminée,
on peut à la rigueur la justifier par rapport au système
social dont elle est issue mais sûrement pas d'une façon
intemporelle.
Pour Brohm la compétition est une objectivation qui passe
par le record comme valeur de référence, comme moyen
de comparaison du plus anonyme au plus célèbre. «
Le record est ce qui permet la comparaison des résultats
chiffrés de plusieurs tâches identiques faites à
des moments et à des endroits différents. Le record
représente en quelque sorte le langage universel du sport
»(12). Le record est en effet l'étalon de bien des
performances sportives modernes, et pas seulement sportives. Cet
étalon repose en fait sur une escroquerie monumentale en
matière de sciences humaines. Le record, c'est la comparaison
de l'incomparable, c'est l'occultation la plus complète du
procès de production, de la genèse. Le record est
une opération frauduleuse qui consiste à mettre en
relation des moyens de production organiquement différents
pour en extraire une loi générale de la progression
humaine.
Le record, langage universel, sert à évacuer les
conditions sociales de production, à masquer les rapports
sociaux, à créer une logique de l'humanité
en progrès. « Après chaque exploit sportif,
après chaque manifestation du progrès des performances,
les technocrates du sport laissent entendre que l'humanité
est en progrès sur le plan physique. L'augmentation des capacités
sportives de la population est présentée comme l'amélioration
de sa condition physique, de même que l'augmentation du travail
est présentée dans tous les régimes comme le
signe de la santé et de la vitalité des producteurs.
»(13).
Le record est une abstraction conventionnelle qui permet d'établir
un moyen d'échange, de communication. Ce moyen n'est pas
faux en lui-même, il est logique, comme une opération
banale sur des chiffres. En tant que langage technique il semble
parfaitement fondé, si on le considère comme isolé
de tout rapport social. Le problème c'est son existence dans
un système social, son irruption dans un langage sur l'humanité
en général.
Brohm s'attaque aux fonctions de l'institution sportive. Ce travail
de critique idéologique très méticuleux met
en lumière plusieurs points.
Le premier point est celui de l'aspect marchand du sport. Cette
perspective est relativement différente de celles qu'on peut
rencontrer habituellement. « Il n'y a pas lieu de condamner
ici abstraitement la commercialisation et le mercantilisme du sport
contemporain. Ces traits qui sont généralement considérés
comme “dégradants” et “anti-sportifs”
font au contraire consubstantiellement partie du système
sportif institutionnalisé dans la société capitaliste
»(14). Le fondement de cette résistance idéologique
est relativement différent de celui qui anime une résistance
beaucoup plus morale, ou beaucoup plus chrétienne, que l'on
trouve généralement sur les rapports du sport et de
l'argent. Elle nous paraît aussi plus juste.
Le second point, qui est dans le prolongement direct du premier,
touche à l'entreprise sportive et au professionnalisme. Le
sport en tant que spectacle susceptible de rapporter de grosses
sommes d'argent aux organisations par le biais de la publicité
et du prix des places, est effectivement structuré comme
une entreprise. Si l'on reprend les six fonctions de l'entreprise
définies par Fayol on voit qu'il est tout à fait possible
de les appliquer au sport et à l'entreprise sportive. Une
analyse marxiste donne exactement le même résultat.
On trouve en effet un capital fixe (matériel, locaux, etc...),
un capital variable humain (les sportifs) et tout ce qui habituellement
permet le fonctionnement et la définition d'une entreprise.
Cette identité de forme est aussi un facteur de résistance
idéologique et c'est là le travail intéressant
de Brohm. Jusqu'ici le discours contre la forme entreprise suivait
le même trajet que la dénonciation morale de la fonction
marchande, sans apporter beaucoup plus : il est certaines personnes
pour lesquelles le sport ne peut pas être un travail sous
peine de perdre son intérêt comme jeu. Cette perspective
qui regrette l'implication marchande comme l'implication entreprise
ne dit pas grand chose sur les structures du sport. La perspective
de Brohm est plus riche car elle ajoute une analyse politique à
l'analyse morale. Elle part de la base matérielle pour expliquer
la résistance à l'argent et non pas seulement du discours
idéologique issu d'une autre institution (l'Église
en l’occurence). Le pouvoir du sport est sans aucun doute
beaucoup plus puissant par ses identités avec les structures
capitalistes que par son contenu universaliste : c'est cela qu'il
fallait dénoncer.
Brohm procède à une analyse scientifique car il
réintroduit dans la recherche sur le sport l'importance de
la base matérielle, notamment dans la fonction spectacle.
Cette fonction est dominante dans le professionnalisme à
tel point qu'il n'y aurait pas de professionnalisme sans spectacle.
C'est de cette fonction spectacle que découle l'organisation
du sport comme entreprise, que ce soit l'État ou des intérêts
privés qui soient propriétaires des moyens de production
du spectacle. L'organisation spectaculaire draine avec elle le salariat,
la publicité, parfois la corruption, enfin, tout ce qui est
constitutif d'une entreprise. L'ultime bénéficiaire
du spectacle sportif est toujours l'État ; les intermédiaires
bienveillants que sont les organisateurs ou les sportifs ne touchent
que les dividendes financiers d'un immense investissement idéologique.
La résistance idéologique partielle
Elle est issue des contradictions produites par les différentes
fonctions de l'institution, par son application dans un monde réel,
par la distance astronomique qui sépare l'idéologie,
fut-elle sportive et positive, de la réalité socio-économique.
Ce type de résistance idéologique est aussi une
résistance théorisée par un certain nombre
de chercheurs, ceux pour qui le sport est une forme sociale autonome,
peut-être pas dans sa totalité mais au moins dans certaines
de ses catégories. Nous considérons que c'est une
résistance car on trouve là un échec à
l'extension d'une certaine forme de l'institution sportive, celle
que revêt toute institution dans son existence matérielle.
Ainsi, Bernard Jeu tente, comme philosophe, de « déterminer
la place du sport, sa nature et ses fonctions, dans l'ordre des
réalités idéologiques »(15) Ce travail
est une tentative d'organisation, de moralisation des différents
concepts que l'on peut trouver dans le sport. Le travail de Jeu
est travaillé par de nombreuses contradictions, qui sont
le résultat de ses positions positivistes sur le sport. On
ne peut en effet d'un côté dénoncer certaines
catégories idéologiques avec une certaine justesse
et de l'autre essayer de justifier ces mêmes catégories...
Jeu part d'un a priori qui est celui de l'humanisme du sport ;
c'est cette idéologie spécifique au sport qui le situerait,
malgré ses appartenances de classe, comme une institution
dégagée de toute contrainte. Cet a priori déforme
complètement la recherche entreprise par Jeu ; celui-ci arrive
à pressentir les contradictions du sport mais se trouve bloqué
aussitôt par sa propre position. La phrase suivante illustre
assez bien ce blocage : « Ainsi le sport porte les stigmates
de la société où il apparaît tout en
y exprimant sa tendance à l'universel »(16). II n'est
certes pas faux de dire que le sport tend vers l'universel. Quelle
institution sociale d'ailleurs ne tend pas vers l'universel ? Mais
il faut préciser que c'est là le discours du sport,
non celui de l'analyste. Toute institution cherche à faire
croire que son discours est universel, c'est la condition nécessaire
à son autonomisation et le travail spécifique de l'autonomisation
est de faire oublier les contradictions de son appartenance. Il
semblerait que Jeu se laisse prendre à ce piège de
l'universel, car c'est cet universel qu'il défend, qu'il
essaye de mettre sous une forme nouvelle, moins contradictoire,
plus propre. Mais il ne voit pas que dans le même temps cet
universel est la négation de la première partie de
sa phrase. Dialectiquement il conviendrait d'ailleurs de dire que
l'universel est nié par la particularité des stigmates.
Quand le discours d'une institution concorde avec le discours
d'un chercheur sur cette institution on peut craindre que cette
positivité supplémentaire ne nuise à la recherche.
Le fait que Jeu se situe dans l'universel du sport pour justifier
ce même universel prouve, d'une part que cette justification
est nécessaire, puis, d'autre part que la négation
de la particularité comme celle de la singularité
lui échappe.
Le travail de Jeu est un travail ambigu. Sa tentative de moralisation
du phénomène sportif commence par la dénonciation
de tout ce qui ne va pas dans le sport pour en proposer le dépassement.
Son projet est différent de celui de Brohm dans son statut,
le projet de Brohm est dans un statut de négation, celui
de Jeu dans un statut de médiation.
La résistance de Jeu est involontaire, presqu'un lapsus
; il ne s'aperçoit pas que sa dénonciation des catégories
idéologiques touche des points de l'institution sportive
qu'il dissocie arbitrairement. Jeu résiste au pseudo discours
universel (involontairement) du sport, mais le sport le lui rend
bien car on pourrait parler de résistance à l'analyse
de la part de l'institution sportive.
La résistance de l'institution sportive au discours du
philosophe ou de l'analyse critique est puissante.
Il faut distinguer plusieurs formes de résistance de l'institution
sportive. Il y a des résistances à la critique théorique,
des résistances à la théorisation et des résistances
aux résistances.
La résistance aux critiques théoriques est essentiellement
idéologique : contre les dénonciations que subit le
sport il y a toujours un idéologue de service pour intervenir.
Depuis que le sport est attaqué sur le terrain de ses fondements
idéologiques les ouvrages de défense du sport sont
nombreux (malgré tout on peut assimiler le travail de Jeu
à un travail de défense du sport).
La résistance à la théorisation est quant
à elle plus franchement libidinale. Essayer de théoriser
une pratique sportive est souvent accueilli avec méfiance,
pour ne pas dire mépris. Les enjeux psychologiques de la
pratique sportive sont souvent tellement complexes et tellement
nécessaires que leur mise à jour est vécue
comme un danger. Le concept de résistance tel que l'utilise
la psychanalyse prend ici toute sa valeur.
Les résistances aux résistances sont induites par
ceux qui dans l'organisation remettent en cause le sport dans son
fonctionnement. Les nombreux dysfonctionnements à l'intérieur
des organisations ou des clubs entraînent des réactions
de toutes sortes qui vont de l'éviction à la mise
en quarantaine à l'intérieur du club.
L'institution sportive ne répond pas de la même façon
à toutes les attaques dont elle est l'objet. Par exemple
Jeu qui essaye de clarifier les différents concepts que le
sport met en action dans sa pratique se retrouve dans la contradiction
de ces concepts. Son travail de moralisateur est mis en échec
par l'incohérence de l'idéologie sportive au niveau
que Jeu a choisi de moraliser. Ce niveau qui est celui de l'institution
vécue comme autonome est en fait un écran de fumée
idéologique derrière lequel se cache le rôle
réel du sport, ses appartenances, sa dépendance vis-à-vis
des rapports sociaux dominants.
Tenter de mettre de l'ordre dans le discours de l'institution,
c'est en définitive la démasquer. Or ce n'est pas
l'objectif de Jeu mais ce pourrait être le résultat
de son travail si les contradictions de l'institution ne jouaient
pas leur rôle de dissimulation.
Jeu, n'est absolument pas opposé au sport, au contraire.
Il situe lui-même son travail comme un travail de moralisation
du sport ; il traque les concepts du sport pour les nettoyer de
leurs contradictions. Il tente de faire le ménage dans l'institution,
mais en tant qu'institution autonome soumise aux pressions de l'extérieur.
Pour lui le sport est pollué par la société
capitaliste, il est porteur d'un message spécifique qui ne
doit rien à personne, un message humaniste.
La résistance que théorise Bernard Jeu, part, tout
comme celle de Jean-Marie Brohm, des contradictions de l'institution
sportive, mais il n'y a aucune volonté de résister,
aucune conscience d'opposition, au contraire. Cette résistance
idéologique mise en forme par Jeu est structurellement clandestine,
elle échappe à son auteur en tant que résistance
parce que Jeu est situé dans la positivité de l'institution
sportive. C'est, notamment, ce qui le différencie de Brohm.
Il suffit de lire Jeu pour constater combien il est difficile de
tenir un discours cohérent sur le sport, même quand
on utilise un instrument d'analyse comme la dialectique...
La résistance idéologique instituante non théorisée
En dehors du refus (pas obligatoirement publié ou édité)
de personnes qui ont pu par une réflexion plus ou moins maîtrisée
comprendre le rôle du sport ou être victimes de ses
contradictions, il existe une forme de résistance qui n'est
pas théorisée mais qui est idéologique car
c'est un refus des catégories idéologiques qui ne
se connaît pas lui-même. Combien sont-ils ceux et celles
pour qui la compétition, est une bonne raison de ne pas faire
de sport ?
Refuser la compétition comme pratique ou comme spectacle,
d'une façon confuse, sans analyse consciente, est une attitude
courante. Il nous a été souvent possible d'entendre
dire qu'il était ridicule de courir après un ballon
à plusieurs : il suffirait de donner un ballon à tout
le monde pour régler le problème factice créé
par un match de football ou de rugby ! Cette phrase très
habituelle exprime un refus global du sport qui est beaucoup moins
rare que l'immense appareil de propagande sportive ne veut le faire
croire.
Ce genre d'attitude recouvre en fait plusieurs refus, plusieurs
résistances. Il y a d'abord le refus du spectacle sportif,
de ses symboles et de ses mythes et ensuite celui de la pratique
sportive.
La population féminine est particulièrement coutumière
de ce type de résistance au sport spectaculaire. Dans la
série des clichés du couple moderne on trouve souvent
l'image d'une femme qui s'occupe comme elle le peut alors que son
mari est planté devant son récepteur de radio ou de
télévision, et regarde « son match ».
Les femmes semblent moins sensibles aux tribulations sportives et
à leur mise en scène audiovisuelle.
Le sport est une affaire d'hommes.
Le sport de haute compétition est saturé de liens
plus ou moins connus avec la guerre. Cette liaison occulte ou occultée
est aussi, pour les femmes comme pour certains hommes, un frein
très puissant à leur participation à la grande
communion du spectacle sportif. Le mythe du guerrier, devenu par
la magie du sport un héros, n'est pas en mesure de gagner
toute la planète. Il reste de-ci de-là des parcelles
de terrain sur lesquelles l'impact idéologique du sportif-guerrier
ne prend pas. Nous ne croyons pas que ce type de résistance
aux symboles du sport soit conscient.
La résistance idéologique ne s'adresse pas uniquement
au spectacle sportif, elle touche aussi la pratique sportive. Dans
ce domaine comme dans le précédent les femmes jouent
un rôle très important. Résister idéologiquement
au sport n'est pas une exclusivité féminine, mais
les chiffres dont nous disposons sur les inscriptions dans les clubs
ou les fédérations mettent en évidence le petit
nombre de femmes licenciées.
Considérer la pratique sportive comme une perte de temps,
c'est refuser d'adhérer aux prétentions éducatives
du sport. C'est aussi refuser les catégories idéologiques
que le sport propose, sans pour autant signifier que ces valeurs
sont ou seront refusées dans d'autres domaines. On peut très
bien croire aux vertus de la compétition en matière
d'économie et pas du tout en matière de sport. Ce
type d'attitude n'est absolument pas spécifique des femmes
; on trouve aussi certains hommes pour lesquels la pratique sportive
est une perte de temps.
Tous ces refus, toutes ces résistances à l'idéologie
sportive et à ses prétendus bienfaits montrent à
quel point l'universalité du sport est mise en échec.
Car la résistance idéologique s'adresse directement
à l'universalité du phénomène sportif.
C'est elle qu'elle interpelle.
III. - LA RÉSISTANCE LIBIDINALE
La résistance libidinale est ce qui touche l'institution,
ce qui la remet en cause par des comportements que l'institution
qualifie elle-même de pathologiques, d'incohérents.
Le problème est que l'institution ne se sentant pas toujours
touchée par ces attitudes, les renvoie dans un « extérieur
» spécialisé. Elle ne sent pas toujours que
c'est elle qui est visée et par conséquent en partie
responsable du développement de ces attitudes.
La résistance libidinale au sport est d'abord marquée
par l'aspect très différent que revêtent le
jeu et le sport. Le jeu cherche un plaisir tourné sur lui-même,
le sport un plaisir organisé, proche d'un travail (pour le
plaisir, peut-être, mais un travail quand même). Que
le jeu soit totalement absent du sport cela est exclu, mais le sport
n'est en rien un jeu. Huizinga le montre bien : « Dans la
société moderne, le sport s'éloigne de la pure
sphère ludique et devient un élément sui generis
qui n'est plus du jeu sans être sérieux »(17).
Et, contrairement à ce que R. Caillois essaye de démontrer
dans son ouvrage sur les jeux (18), nous considérons que
le sport ne fait pas partie du jeu, bien que le jeu fasse partie
du sport. On n'évacue pas la libido aussi facilement.
Le terrain privilégié de la libido c'est le jeu,
plutôt que le sport. C'est à notre sens une des bases
principales de la résistance libidinale que le sport met
en place. Dans le sport, tout est organisé, mesuré,
spécialisé, rigoureusement défini ; dans le
jeu, c'est exactement le contraire, la frivolité règne,
le plaisir est le but immédiat (19).
Il y a là une antinomie irréductible qui est à
la base de nombreuses incompréhensions et résistances.
Croire que le sport est un jeu c'est pour le pratiquant se préparer
à de profondes déceptions, c'est pour un éducateur
s'exposer à de graves frustrations chez ses athlètes.
Une autre forme de résistance libidinale est celle qui
se rattache à la sexualité et à la division
sexuelle. On connaît la phrase célèbre de F.
Missoffe s'adressant à D. Cohn Bendit : « si vous avez
des problèmes sexuels, trempez-vous dans la piscine »(20).
La relation entre le sport et la sexualité est une réalité
souvent vécue en termes de compensation. Là encore
les femmes, ou les jeunes filles, sont en première ligne
contre le sport.
Les travaux de Mélanie Klein sur les jeux et les activités
sportives, tout comme les réflexions de Freud sur le mouvement
montrent bien les implications sexuelles du sport (21). Cet aspect
de la sexualité vue par la psychanalyse est décisif
mais il ne couvre pas tout, il y a des réalités physiques
qui viennent étayer ces perspectives psychanalytiques.
Le mécanisme d'identification, de délégation
produit également une résistance libidinale très
importante, surtout chez les personnes âgées. Tout
le monde le clame, le chante: le sport est avant tout la fête
de la jeunesse ; le sport c'est la chose de la jeunesse. Ce mécanisme
idéologique exclut tous ceux dont le corps usé ne
peut se reconnaître dans la pratique et reste au niveau figé
du spectacle.
La résistance libidinale trace les limites actuelles du
sport. Elle montre comment des individus particuliers viennent nier
le caractère universel du discours sportif, comment la pratique
s'éloigne de la théorie.
IV. - LA RÉSISTANCE ORGANISATIONNELLE
La résistance organisationnelle, c'est la remise en cause
directe de l'organisation sportive, de l'intérieur. Elle
est la plus dangereuse pour l'organisation. Les questions qu'elle
pose mettent en danger la matérialité mais aussi l'idéologie
qui sont concentrées dans l'organisation. Ces questions,
elle les pose par des actes derrière lesquels on ne trouve
pas toujours un discours cohérent. Elle est souvent elle-même
le lieu de contradictions importantes. La résistance organisationnelle
est une relation dialectique entre les contradictions de l'institution
sportive matérialisées dans l'organisation et les
contradictions de groupes ou de personnes qui sont dans ces organisations.
Les actes de résistance dans le monde du travail ne sont
pas des aberrations, pourquoi le seraient-ils dans le sport ? Quelle
différence y a-t-il entre un athlète qui manque une
performance pour laquelle il est payé et un employé
qui produit une pièce déformée ?
Il serait temps de considérer le statut des sportifs professionnels
sous un autre angle que celui de la morale, de leur reconnaître
une place dans le monde du travail. Pour ceux qui considèrent
que le sport n'est pas assez sérieux pour être considéré
comme une activité professionnelle à part entière,
il suffit d'aligner les chiffres d'affaires des sociétés
qui vivent du sport (matériels en tous genres, support de
publicité, etc.), mais aussi et surtout le travail réel
que représente la pratique sportive de haut niveau. Les entraînements
quotidiens de bon nombre de sportifs professionnels sont, dans leur
intensité, au moins aussi fatigants que la plupart des travaux
effectués par ceux qui critiquent la situation dorée
des sportifs.
Donner la primeur au statut idéologique du champion sportif,
c'est ce qu'ont fait en France les responsables du ski alpin lors
de la crise de 1973. A l'époque, la fédération
française de ski décide, par le pouvoir dont elle
est investie, de mettre à la porte six coureurs de l'équipe
de France. Présentée par la FFS comme une «
rénovation » et un rajeunissement, c'est en fait une
crise d'autorité de la fédération contre une
prise de pouvoir de plus en plus importante de très bons
skieurs et de très bons fabricants français. On connaît
maintenant les résultats prodigieux qu'à donnés
cette exclusion : le ski français ne s'est pas encore remis
de cette crise. Ce qui est intéressant dans ce conflit entre
les coureurs et la FFS c'est que, d'une part, on ne donne pas les
raisons réelles qui sont à la base du conflit et que,
d'autre part, les vrais patrons se démasquent (22).
La question qui se pose au travers de ce conflit du travail est
la suivante : qui sont les vrais patrons du ski français
? Les skieurs ? Les fabricants ? L'État (la fédération)
?
Pour les skieurs nous avons vu ce qu'il en était réellement.
Pour les fabricants, c'est peut être un peu plus complexe.
L'importante subvention que versait le pool des fabricants à
la FFS ne suffisait pas à lui assurer le pouvoir complet
dans cette organisation (23). Aveuglés par leur position
de force dans le ski français, les fabricants ont cru trop
vite que l'enjeu du sport était uniquement matériel.
« Nous ne pouvons pas continuer à subventionner une
équipe de France comme nous la subventionnons si un directeur
sportif a tout pouvoir pour, du jour au lendemain, la décapiter
»(24). En fait la fédération a préféré
se passer des subventions et remettre les fabricants et leurs arguments
commerciaux et économiques à leur vraie place. Quand
le pouvoir est en jeu et que l'un des deux adversaires se trouve
être l'État, l'autre a intérêt à
représenter plus de 0,5% du produit national brut...
Deux autres exemples, le cas de Berk (basket) et l'affaire Bourret
(jeu à XIII) illustrent les rapports employé-employeur
entre le sportif et le club : ce sont des conflits du travail. Ils
entrent parfaitement dans la classification. La résistance
qui s'y manifeste est tout à fait comparable à celle
que l'on rencontre dans un lieu de travail qui n'est pas sportif.
Elle analyse la base matérielle du sport, la gestion économique
du club comme entreprise (25).
Elle montre ce que le football nous montre constamment : un joueur
ne s'appartient pas entièrement, il appartient d'abord à
son club, à ses employeurs. Quand, en plus, les fédérations
sont antagonistes, le sport passe au second plan derrière
des questions de pouvoir.
Dans tous les sports on trouve une résistance organisationnelle
qu'on peut qualifier de résistance à la règle,
au niveau des professionnels comme au niveau des amateurs. Pour
le sportif professionnel, ce type d'attitude prend un sens particulier
car la règle c'est ce qui lui permet de gagner sa vie, mais
trop la respecter c'est ce qui lui fera perdre de l'argent.
Ce que l'on appelle « les ficelles du métier »
c'est la résistance à la règle, l'œuvre
au noir des intérêts du joueur contre les intérêts
de l'institution. Il s'agit de détourner les règles,
de les contourner sans les affronter de face, sans se faire prendre.
Si l'on ajoute à ces exemples de résistance toutes
les affaires de corruption qui ternissent l'image du sport professionnel
on obtient un assemblage assez complet de la résistance organisationnelle
dans le professionnalisme (26). Il existe un facteur commun à
toutes ces manifestations du négatif : l'argent. II agit
ici comme l'analyseur sauvage de l'institution sportive.
Patrick BELLEGARDE
(1) René Lourau, L’analyse institutionnelle, Paris,
Éditions de Minuit, 1970, p. 282.
(2) Cornélius Castoriadis, Circulaire adressée aux
abonnés et lecteurs de Socialisme ou Barbarie, juin 1967.
(3) Entre autres, J. Le Floc'hmoan, La genèse des sports,
Paris, Payot, 1962.
(4) G. Hébert, L 'Éducation physique virile et morale
par la méthode naturelle, Paris, Librairie Vuibert, 1949,
p. VI.
(5) B. Gillet, Histoire du sport, Paris, Que sais-je, P.U.F.,
1965, p. 17.
(6) M. Bouet, Signification du sport, Paris, Éditions universitaires,
1968, p. 271.
(7) M. Bouet, op. cit., p. 271
(8) J.M. Brohm, Sociologie politique du sport, Paris, J.P. Delarge,
1976, p. 15.
(9) J.M. Brohm, op. cit., p. 142.
(10) J. Le Floc'hmoan, Genèse des sports, op. cit., p.
5.
(11) Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris,
Plon, 1962, p. 46.
(12) J.M. Brohm, Op. cit., p. 140.
(13) P. Laguillaumie, « Pour une critique fondamentale du
sport », Partisans, sport, culture et répression, Paris,
Maspero, 1972, p. 58.
(14) J.M. Brohm, op. cit., p. 163.
(15) B. Jeu, Le sport, la mort, la violence, Paris, Éd.
Universitaires, 1975, p. 11.
(16) Ibid., p. 197.
(17) J. Huizinga, Homo Ludens, Paris, Gallimard, 1951, p. 315.
(18) Cf. R. Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard,
1958.
(19) Ce qui n'empêche absolument pas le jeu d'être
sérieux, très sérieux même.
(20) A l'occasion de l'inauguration de la piscine du campus de
l'Université de Nanterre, en 1968.
(21) M, Klein, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1967. Elle
donne l'exemple d'un jeune garçon qui ressentait à
l'égard du sport une forte répulsion, liée,
d'après elle, à la masturbation mal vécue,
p. 142. S. Freud associe, lui aussi, le mouvement et le plaisir
qui s'y rattache à la sexualité. Cf. S. Freud, Trois
essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard,
1962, pp. 182 et 183 : « On sait que l'éducation moderne
fait grand usage des sports pour détourner la jeunesse de
l'activité sexuelle ; il serait plus juste de dire qu'elle
remplace la jouissance spécifiquement sexuelle par celle
que provoque le mouvement, et qu'elle fait régresser l'activité
sexuelle à une des composantes auto-érotiques ».
(22) Voir Le Monde, des 11 et 12 décembre 1973.
(23) A l'époque, la subvention versée par le pool
des fabricants était d'environ 200 millions de francs.
(24) Déclaration du patron des skis Rossignol, Le Monde,
des 11 et 12 décembre 1973.
(25) Le cas des footballeurs espagnols en grève parce qu'ils
n'ont pas été payés pendant plusieurs matches
renforce cette idée du club, entreprise autonome.
(26) Affaires du Totonéro et des clubs soviétiques,
cf. Le Monde, du 13 mars 1975.
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