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Origine : http://www.grouchos.org/siffletenroue23.htm
LE SIFFLET ENROUE, N° 23
Paraissant au bon vouloir de son auteur,
Présentement, le jeudi 8 juin 2006
L'édition de Libération datée du vendredi
2 juin 2006 est consacrée au Mondial de football se droulant
en Allemagne. En cela Libération ne déroge pas au
dogme sportif repris par tous ses confrères : comme en 1998,
personne ne peut vouloir comprendre ce phénomène sans
se passionner. Les articles de la foi sportive exigent cette attitude
et nulle autre.
[ => l'article de Libération a été republié
par Multitudes, il est à la fin de cette page]
Cette édition contient un supplément commun avec
une autre revue très tendance consacrée au «
sport roi »: « So foot ». On y touve notamment
un interview de l'intellectuel de gauche italien, Antonio Négri
que l'on connait en France depuis l'essor de l'atermondialisme.
Negri, dans une prose très décontractée,
en vient à jutifier tel quel le football en tenant des propos
confusionnistes bien à la mode. Tous les poncifs sportifs
sont recrachés par cette bouche. « mais le foot n'est
qu'un jeu » dit il pour justifier la revendication de son
implication aveugle. La guerre peut aussi être considérée
comme un jeu : comme le foot elle a ses règles, sa théorie,
ses héros, ses fins stratèges, ses boulversements,
ses initiatives odacieuses (dimension ludique).
Dans la même catégorie (poncifs sportifs), l'intellectuel
en crampons avance que le hooliganisme ne vient pas du football
mais lui est extérieur : « mais c'est un phénomène
lié à la violence urbaine ». On croirait entendre
les RG français qui s'expriment ... Comme à chaque
fois, quand des drames surviennent dans les stades ou à leurs
abords, les idéologues du sport dédouannent toujours
le foot, accrochés qu'ils sont à leur passion favorite.
Mais pour qui veut raisonner un tant soit peu, il faudrait se demander
pourquoi le fascisme se sent comme dans son élément
dans les stades ? Peut-on dire la même chose pour les concerts
de musique ? Y-a-t-il dans ces situations un tel quadrillage policiers
?
Un autre élément d'analyse concerne le rapport du
foot à la politique. Là, chez Négri, tout se
confond : les mots finissent par ne plus rien dire. Le club de Livourne
est « extrême-gauche » et ses acteurs «
(...)sont originaux ... Ce sont des nostalgiques, des ultra-gauche
». Beugler dans un stade avec un son degôche est donc
considéré, si l'on comprend bien, comme un acte politique
allant dans le sens du courant marxiste appelé « ultra-gauche
» ... Antonio Négri veut sans doute reconnaître
ainsi que le foot est politique. Politique ? Seulement au sens de
la politique que mène la FIFA : gestion du confinement des
foules dans les enceintes sportive.
« Il est très dangereux de penser qu'il [le foot]
peut être un élément de mystification ».
Pour qui ? Il n'explique pas pourquoi. Il ne semble pas lui venir
à l'esprit que la passion pour le foot puisse être
tout autant dangereuse ... C'est sans doute cohérent avec
cet autre imbécilité : « il ne faut pas prendre
trop au sérieux l'organisation économique d'un club
» . Bref, le travail des juges sur le Calcio est vain. Quand
on sait que « l'organisation économique » de
tout club connu est maffieuse et que pour cela l'institution sportive
hait les fouille-merdes, on peut se demander au nom de qui parle
cet intellectuel. Classiquement un intellectuel devait aider à
penser le réel grâce à la production de concept,
il se devait de se départir des « allant-de-soi »
et autres préjugés. Il faut croire que l'époque
a les intellectuels qu'elle mérite ...
Antonio Négri invente une cohérence bien particulière
dans cet interview puisque d'après lui « le sport est
très important pour révéler la consistance
matériel des rapports sociaux (...) ». On pourrait
croire à une contradiction avec les propos analysés
plus haut puisqu'il s'agissait justement de ne pas chercher midi
à quatorze heures : ne pas s'intéresser à l'organisation
économique de l'institution sportive, ne pas en savoir plus
sur l'exploitation capitaliste spécifique au sport qui génère
des « rapports sociaux » eux-même spécifiques.
En effet, si on le suit, le sport est à prendre tel quel
: ce n'est pas lui qui est à analyser, c'est la société.
Ainsi, il est équivalent à la pensée : comme
elle, il défriche et révèle, il éduque
la conscience. Bref, critiquer le foot c'est empêcher de révéler
le sens contemporain de la vie sociale.
Pour éviter de tomber dans le délire négriste
où la pensée marche sur la tête, il faut remplacer
le mot « révéler » de la phrase précédente
par cet autre : « mystifier ». De plus il est nécessaire
de rompre avec cet autre poncif sportif qui considère le
sport comme une sphère séparée de « la
société » où l'interaction est amputée
puisqu'elle agirait unilatéralement : de la société
maléfique vers le bon foot. Tout marxiste devrait savoir
que le sport est un tout en mouvement et que ce dernier ne peut
pas se comprendre sans son intégration à cet autre
tout nommé il y a maintenant fort longtemps : « capitalisme
».
Or Négri est marxiste donc il débloque. Certes,
c'est un marxiste particulier puisqu'il s'est inscrit très
tôt comme le rappelle le préambule de l'article dans
« l'operaismo »: ce renouvellement de l'analyse de classe
de la société italienne. operario veut dire ouvrier
en italien mais on ferait une erreur en traduisant opéraismo
par « ouvriérisme » qui a une connotation négative
en français alors que c'était tout le contraire en
Italie : il s'agissait tout simplement de donner un autre contenu
à la politique que celle, dominante, qui se pratiquait alors
après la deuxième guerre mondiale : celle du Parti
Communiste Italien, des syndicats ouvriers, tous marqués
par le réformisme. La classe ouvrière ne devait pas
seulement être conçue comme dépendante du capital
mais tout autant et même principalement comme motrice des
évolutions de la société moderne italienne.
A l'époque, l'ordre du jour était de changer le monde;
c'était ça la politique.
Négri a ensuite développé ses analyses au-delà
du strict cadre théorique de cette école. Que l'on
soit d'accord avec lui ou pas, il manifeste sous cet aspect une
tentative réitérée de réflexion, de
développement de la pensée. Sur le football par contre,
il est comme cet autre marxiste italien, dirigeant de la Quatrième
internationale trotskyste : Livio Maitant, maintenant décédé.
Comme lui, il est un supporter degôche : « nous étions
des supporter de gauche qui nous installions dans la curva du stade
». Certes, des supporters concurrents, puisque Négri
soutient le Milan AC tandis que Maitant soutenait la Lazio de Rome.
Le même club qui voit fleurir ces saluts nazis ...
Si l'on suit les propos négristes, il faut sans doute considérer
que le football est une simple affaire de goût, de couleur
et d'opinion ... Comme l'antisémitisme ?
L'article de Libération a été republié
par Multitudes
Mondial 2006. Entretien "En Italie, le catenaccio, c’était
la lutte des classes »
Libération mardi 06 juin 2006. Propos receuillis par Renaud
DELY et Rico RIZZITELLI
par Toni Negri
Mise en ligne le dimanche 11 juin 2006
Antonio Negri, théoricien de l’extrême gauche italienne,
le philosophe de 72 ans est aussi fin connaisseur du ballon rond et
supporteur du Milan AC. Son credo : vive la révolution et la
Squadra Azzurra !
http://multitudes.samizdat.net/En-Italie-le-catenaccio-c-etait-la.html
Figure intellectuelle de l’extrême gauche italienne,
Antonio Negri, 72 ans, s’est d’abord fait remarquer
dans les années 60 comme théoricien de l’opéraïsme,
une idéologie qui faisait de l’usine le centre de toute
la lutte des classes et des ouvriers les seuls artisans de la révolution.
Professeur à l’université de Padoue et apôtre
d’un verbiage ouvriériste et marxiste-léniniste,
il a ensuite été suspecté d’être
le mentor des terroristes des Brigades rouges pendant les «
années de plomb ». L’accusation lui a valu deux
séjours en prison (de 1979 à 1983, puis de 1997 à
1999), entrecoupés par un exil en France. C’est donc
derrière les barreaux que ce passionné de foot a suivi
la victoire de Paolo Rossi et de la Squadra Azzurra en 1982, puis
celle des Bleus de la France de Zidane en 1998.
Entre-temps, quatorze ans durant, ce philosophe spécialiste
de Marx et de Spinoza a enseigné à Paris-VIII et à
l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm. Après
être retourné volontairement en Italie en 1997 pour
purger ce qui lui restait de peines, Toni Negri, revenu à
Paris, connaît une seconde jeunesse intellectuelle comme référence
de l’altermondialisme et du mouvement des Disobbedienti, ex-Tute
Bianche. Notamment à travers deux livres écrits en
collaboration avec Michael Hardt : Empire (2000) et Multitude (2004).
Avant de passer le plus clair de son temps à contester le
capitalisme, ce grand connaisseur du ballon rond, né au pays
du catenaccio (« verrou » en italien), a commencé
par contester l’intérisme (les fans de l’Inter
de Milan) à la tête des Brigate rossonere (Brigades
rouge... et noir), cette faction de supporteurs du Milan AC installée
dans la curva sud du stade Giuseppe Meazza, à San Siro. Temple
depuis vingt ans du peu révolutionnaire Silvio Berlusconi.
Mais quand on aime...
Comment faites-vous, vous, philosophe marxiste, penseur de la radicalité
et de l’altermondialisme, pour soutenir le Milan AC de Silvio
Berlusconi ?
Mais je ne peux pas m’enlever la peau ! Je suis esclave de
ma passion ! C’est comme lorsque vous avez une femme qui fait
la putain, vous l’aimez quand même ! Autrefois, un homme
de droite et un homme de gauche étaient liés soit
à l’Inter, soit au Milan AC. C’était parallèle
à leur engagement politique. Maintenant, c’est plus
confus. Il ne faut pas prendre trop au sérieux l’organisation
économique d’un club. Moi, j’aime le Milan AC
parce qu’il s’agit du club de mon père, celui
de mes enfants. J’ai participé à la création
des Brigate rossonere (1), qui n’ont rien à voir avec
les Brigades rouges, c’était avant, dans les années
60. Nous étions des supporteurs de gauche qui nous installions
dans la curva sud du stade. J’ai trois enfants, ils sont tous
« milanistes ». Ma fille a été mariée
avec un intériste et ce fut un grand problème. (Sourires.)
J’ai été heureux quand ils se sont séparés.
Mais le foot n’est qu’un jeu...
Pour Berlusconi, posséder le Milan AC relève-t-il
du jeu ?
Oui, en partie. Bien sûr, il espère utiliser le club
pour lui donner de la force en politique. Mais il est difficile
de déplacer la sympathie, le soutien du sport vers la politique.
Il reste une frontière. Berlusconi est un chien enragé.
Pourtant, il a toujours été assez prudent pour ne
pas trop mélanger les deux. Il sait que ça peut se
retourner si l’équipe perd.
Mais la politique est aussi dans le sport. Le stade de Milan s’appelle
Giuseppe Meazza, le capitaine de la Squadra fasciste de 1938...
Le fascisme a beaucoup joué avec le football, comme tout
le monde à l’époque. Regardez les photos de
l’équipe, ils avaient tous le bras levé. C’est
le sport national et c’était une dictature. Le fascisme
italien correspond à un moment précis, c’est
l’entrée dans le fordisme, dans l’industrialisation
forcée et généralisée.
Un joueur comme Di Canio, à la Lazio de Rome, continue de
faire le salut fasciste vers les tribunes...
C’est du racisme, de la provocation, comme Le Pen ! Je ne
veux pas défendre le « fascisme historique »,
entendons-nous bien... Mais il a collé à une certaine
situation de développement italien, à un passage.
Comme le stalinisme a collé à certaines transformations
de la société russe. Mais les fascistes comme les
staliniens d’aujourd’hui sont des salauds. La Lazio
est une équipe liée à l’extrême
droite. C’est Gianfranco Fini (2), ancien vice-président
du Conseil, qui est son protecteur. D’autres équipes,
infiniment plus sympathiques, sont liées à l’extrême
gauche : c’est le cas de Livourne. Si vous voulez vous amuser,
allez les voir. Ils sont très originaux... Ce sont des nostalgiques,
des ultragauche.
Le phénomène hooligan, c’est aussi de la politique
qui envahit le sport ?
Ce n’est pas un phénomène propre au sport.
Les fascistes essaient de renverser ce que les gens font de positif.
Ils le font avec les rapports sociaux créés par les
progressistes et ils font pareil avec le football. Je pense que
le fascisme est à la base du hooliganisme. Mais c’est
d’abord un phénomène lié à la
violence urbaine. Par exemple, le drame du Heysel est venu d’ailleurs.
C’était comme une météorite tombée
sur un stade. Peut-être que le football est un terrain favorable.
Mais il faut distinguer entre le terrain favorable et la cause.
La cause est extérieure. Le football est innocent.
Lors du référendum sur le traité constitutionnel
européen, vous avez appelé à voter oui dans
Libération (3) parce que le traité contribuait, selon
vous, à « détruire cette merde d’Etat-nation
». Alors, dans le football, penchez-vous du côté
du G14, qui remet en cause les sélections nationales ?
Quand je parle de la fin de l’Etat-nation, je ne parle pas
de la fin du local, des passions. L’espace européen
est très important pour constituer une puissance contre les
Américains et le libéralisme. On ne l’a pas
fait. Voilà pourquoi on est dans la merde ! Je soutiens que
j’avais raison. Mais je suis ami de Chavez et je suis contre
les nations. Je suis pour l’Europe, mais je suis aussi pour
la Squadra Azzurra ! « Vive le football ! » et «
Vive Maradona ! » (Rires.) Et si Bruxelles nomme un commissaire
européen pour faire une équipe européenne,
je ne suis pas sûr d’être d’accord. Même
si c’est Capello...
En France, cette séparation entre politique et foot est
plus délicate...
Moi, j’accepte la contradiction, je la gère de l’intérieur.
Comment ?
Je m’amuse à faire la révolution ! Je m’amuse
à aller voir du football ! Si on a de l’énergie,
on la met partout. Je n’ai jamais compris les gens qui séparent
ces deux univers. En Italie, il y avait des groupes qui faisaient
ce raisonnement. C’étaient des catholiques, des gens
avec une conception extrêmement puriste. Pourquoi les intellectuels
italiens ou anglais parlent-ils facilement de sport alors que les
Français ont longtemps eu beaucoup de mal ? Parce que les
intellectuels français sont des gens absurdes, qui vivent
en dehors de la réalité ! Ils sont intelligents et
capables de construire des systèmes parce qu’ils sont
dans l’universel. Mais nous, on vit dans une réalité
beaucoup plus concrète, plus vivante, plus biopolitique.
Le sport est très important pour révéler la
consistance matérielle des rapports sociaux et des passions
à des niveaux qui ne sont pas élémentaires,
mais qui sont des premières configurations phénoménologiques
du réel. Ouf, excusez le jargon...
D’après vous, pourquoi le football est-il un sport
universel ?
Sa grande fortune, c’est qu’il fait parler les gens
entre eux, alors que c’est un sport assez ennuyeux. Comme
le cinéma, le théâtre ou l’opéra.
D’ailleurs, il y a le même sentiment mélodramatique
qu’à l’opéra. Avec un personnage, l’entraîneur,
qui joue un rôle fondamental. C’est de lui qu’est
né mon amour pour le football. J’ai eu une grande aventure
(sic). C’était Nereo Rocco, l’inventeur du catenaccio
à l’italienne. A la fin des années 50, il a
entraîné Trieste, puis Padoue. Là, avec une
équipe moyenne, il a inventé une forme de jeu défensif
à l’italienne, le jeu à l’italienne le
plus ennuyeux, le plus dur, le plus méchant. Après,
il a amené ce jeu à Milan. Et Gianni Brera, journaliste
dans les années 60 au Giorno, journal socialiste et progressiste,
l’a théorisé en y voyant un certain caractère
national.
Philippe Séguin, grand connaisseur du foot, dit qu’il
était d’accord avec les chroniqueurs marxistes du Miroir
du football qui expliquaient, dans les années 70, que le
catenaccio était le système de jeu le plus réactionnaire
qui soit. Qu’en dites-vous ?
Je ne permettrai jamais à un réactionnaire de droite
comme lui de parler en mal du catenaccio ! (Rires.) Gianni Brera
disait que le catenaccio était lié au caractère
des Italiens, un caractère dur, de paysan, de terrien. Le
catenaccio constituait l’équivalent du rugby dans le
football. C’était la lutte des classes : on était
faible et on devait se défendre. C’est le contraire
de ce que dit Séguin. Le catenaccio est né en Vénétie,
la terre que les gens, dans les années 50, étaient
obligés de quitter pour émigrer, parce qu’ils
n’avaient pas à manger : c’étaient les
grandes migrations des maçons ou des vendeurs de glaces vers
la Belgique, la Suisse, la ligne du Rhin. Le catenaccio correspond
à la nature de ces régions du Nord, d’émigrants
forts, durs, méchants, parce qu’ils avaient faim.
Quand vous étiez professeur à l’université
de Padoue, dans les années 60-70, étiez-vous fan de
la Squadra Azzurra ?
Moi, j’étais fan de l’équipe d’Italie
quand elle a gagné, en 1982. J’étais en prison.
C’est le seul jour où l’on s’est embrassés,
avec les gardiens. Ils nous avaient autorisés à être
une quinzaine de détenus dans la même cellule pour
regarder le match. Et quand le match s’est terminé,
ils ont ouvert la porte et on s’est tous embrassés,
avec les gardiens. C’était un peu équivoque
! (Rires.) Le football a une logique très différente
du reste du fonctionnement de la société. Il est très
dangereux de penser qu’il peut être un élément
de mystification dans les rapports sociaux. A la limite, la joie
produite par une victoire... Mais pas le tifo, pas un match en soi.
En Italie, un événement sportif, en 1948, a déclenché
une rhétorique nationale : la victoire de Bartali dans le
Tour de France. La guerre civile menaçait parce que Togliatti,
le leader du PCI, avait été blessé dans un
attentat politique. Le président de la République
a téléphoné à Bartali pour lui demander
de gagner. Et cette victoire a exalté l’élément
d’unification nationale contre ce qui était un élément
de conflit extrêmement dur dans le pays, avec cet attentat
fasciste contre le chef du Parti communiste.
Une victoire comme celle de 1982 peut exalter la nation contre
l’étranger...
Je ne pense pas, non. Il peut y avoir des moments dramatiques dans
l’histoire d’un pays, auxquels même le sport n’échappe
pas. Mais c’est absolument exceptionnel. Le football n’est
pas très nationaliste. Si vous regardez les clubs italiens,
il reste combien de joueurs nationaux dans les équipes, pas
beaucoup, non ? Et regardez les Français ! Ils sont partout,
ces Français !
C’est parce que l’argent a eu raison de la nation.
Comment jugez-vous les conséquences de l’arrêt
Bosman ? Au départ, c’est un « acquis syndical
» au secours d’un joueur broyé par le système...
Un arrêt « syndical » qui détermine la
libéralisation du marché ! C’est la dérégulation
du marché national, donc la constitution d’un marché
mondial, en réalité européen. La seule façon
de contrebalancer cette situation capitaliste, c’est de constituer
des sociétés populaires et de l’actionnariat
populaire. A travers les pouvoirs publics, il faut soutenir des
possibilités d’alternatives sur ce terrain, autrement
il y a l’alternative révolutionnaire. Ou l’on
détruit le capitalisme, ou l’on constitue des sociétés
d’investissement populaire !
Les joueurs français évoluant en Italie sont tous
interloqués par l’importance de la tactique lors des
entraînements...
C’est parce que les Italiens sont « machiavéliens
» (sic). Le machiavélisme, c’est de faire avec
ce que tu as entre les mains. Il n’y a que les Français
pour être stupéfaits par cette insistance sur la tactique.
Les Français, eux, n’ont jamais été «
machiavéliens », ils ont toujours été
des théoriciens de la raison d’Etat, c’est différent.
Mais si les Italiens réfléchissaient un peu plus,
ils gagneraient davantage. Les résultats ne sont pas si extraordinaires,
ce ne sont pas les Brésiliens... Même si les Français,
eux, n’ont commencé à gagner que récemment,
alors que les Italiens gagnaient dès les années 30
avec la main de Piola (4), un peu comme la main de Maradona !
Pourquoi l’histoire sportive italienne est-elle jonchée
de duels ? Le Milan AC contre l’Inter, la Roma contre la Lazio,
Coppi contre Bartali, Moser contre Saronni, etc. ?
L’unité italienne ne remonte qu’à 1870.
L’histoire de l’Italie est une histoire de villes :
c’est Florence contre Pise, Venise contre Milan, Rome contre
Naples, etc. La langue italienne ne s’est constituée
que dans les années 30, sous le fascisme, à travers
la radio. Jusque-là, on ne pouvait pas mettre dans un même
régiment les gens du Val d’Aoste et les Siciliens.
Quand on leur disait de marcher en avant, certains marchaient en
arrière ! L’histoire du pays est récente, l’histoire
des villes, elle, est très ancienne et c’est une histoire
de classes.
Votre femme est intériste et dit de l’Inter : «
Ils perdent tout le temps, c’est ça qui est magnifique.
» Comme la défaite mythique de la Hongrie en 1954 (5)
?
Attention, c’est une Française qui a vécu en
Italie longtemps et elle avait un copain avant moi qui soutenait
l’Inter. Elle a créé une espèce de nostalgie
des Nerazzurri. L’Inter a une image d’équipe
extrêmement « penseuse », dans laquelle les gens
considèrent beaucoup plus l’intérieur que l’extérieur.
La Hongrie, c’est la grande équipe du football «
danubien » : un style extrêmement délicat, joué
à travers des lignes plutôt qu’à travers
des masses. Le grand football italien est une synthèse de
deux origines : le football « danubien » et le football
argentin. Les danubiens sont les lignes, les argentins les individus.
Et de là sort ce que le journaliste Brera appelait «
la race paysanne italienne ». Il faut mettre ensemble ces
trois éléments, et vous avez la synthèse dialectique
parfaite, les masses du foot italien.
A Milan, vous allez encore au stade ?
Non, pratiquement plus jamais. Quand je suis à Paris, je
vais voir les matchs chez un copain. Nous sommes un groupe d’anciens
exilés, on se retrouve le mardi ou le mercredi, il y a un
cuisinier parmi nous, patron d’un grand restaurant à
Paris. On mange très bien et on regarde le foot. Il y a des
gens de Milan, d’autres de la Juventus, et on se bagarre.
On recrée une espèce de grande comédie classique,
italienne...
Vous ne parlez jamais du foot français...
En 1954-1955, j’ai passé un an en France, à
Normale sup : je n’imaginais pas que le football existait
en France à cette époque. Ici, c’est un produit
du colonialisme. Attention, je ne veux pas être lepéniste
en disant ça ! Je ne veux pas expulser de France les joueurs
de couleur, mais en France, le football est né des Italiens
de l’immigration.
La France est le seul pays d’Europe de l’Ouest où
presque toutes les couches de l’immigration ont joué
en équipe nationale. Le premier joueur noir anglais n’est
arrivé en équipe nationale qu’en 1978 !
Alors, vive l’intégration à la française
!
(1) Association culte de supporteurs du Milan AC, créée
dans les années 60 et qui existe encore aujourd’hui.
(2) Ancien ministre du gouvernement Berlusconi, il a rénové
l’extrême droite au début des années 90
pour transformer le MSI néofasciste en Alliance nationale
« postfasciste ».
(3) Libération du 13 mai 2005.
(4) Auteur de 30 buts en 34 apparitions en équipe d’Italie,
dont deux en finale de la Coupe du monde 1938 (4-2 contre la Hongrie),
Silvio Piola est resté fameux pour un but inscrit de la main
en 1939 contre les Anglais (2-2).
(5) Entre 1950 et 1955, l’équipe de Hongrie ne perdit
que 1 match sur 33 : la finale de la Coupe du monde contre l’Allemagne
(2-3), qu’elle avait corrigée au premier tour (8-3).
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