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Date: Mon, 14 Juin 2004 11:23:08 +0200 (CEST)
Subject: [atsx] Fwd: [Malvira] L’humanitarisme républicain
contre les mouvements homo
L’humanitarisme républicain contre les mouvements
homo, par Christine Delphy
À l’heure où la classe politique républicaine
se montre très majoritairement réticente à
l’avancée de l’égalité de traitement
entre couples homosexuels et hétérosexuels, il nous
a paru intéressant de publier ce texte de Christine Delphy
(publié en partie en 1997), consacré au regard et
au discours dominants dans cette classe politique : un "humanitarisme"
volontiers "généreux" et "solidaire"
avec les groupes dominés pourvu qu’ils restent "
discrets ", à la place qui leur est assignée,
qui va de pair avec une incapacité d’entendre les revendications
égalitaires de ces groupes sans aussitôt crier au "communautarisme"
Dans les années 70, il existait dans les milieux "
progressistes ", vis-à-vis de l’"homosexualité
", deux approches complémentaires : l’une, interprétative,
qui définissait l’homosexualité dans les termes
de la théorie dominante - psychanalytique - comme premièrement
sexuelle et deuxièmement maladive.
L’autre, son pendant politique, était la position
dite " libérale ", pour laquelle il fallait faire
preuve de tolérance vis-à-vis des " homosexuels
", qui après tout ne l’avaient pas fait exprès
et qui étaient déjà bien assez punis par le
simple fait de n’avoir pas achevé leur parcours psycho-sexuel
et d’être restés bloqués en chemin. Plantés.
Plus à plaindre qu’à blâmer
L’interprétation est toujours la même aujourd’hui.
Les gens qui ont eu la malchance de naître avec un programme
incomplet ne comportant pas la commande "génitalité
adulte" sont des Peter Pan du cœur et du cul, condamnés
à l’incarcération à vie dans l’adolescence,
ce purgatoire de la culture occidentale. Éternels gamins
sans le bénéfice de l’innocence, voués
au touche-the-wrong-pipi, aux passions malheureuses pour les profs
et aux disques de Dalida, ils ne connaissent jamais la maturité
émotionnelle - la version privée de la force tranquille
- qu’apporte un coït hétérosexuel, et a
fortiori plusieurs (sans même parler des hormones de l’autre
sexe qui sont fournies comme qui dirait gratuitement lors de l’échange
des fluides et qu’on pourrait comparer à un supplément
vitaminé).
Tout ceci était déjà connu il y a trente ans,
du moins par les personnes éduquées, et cette minorité
éclairée refusait qu’on impute à faute
aux homosexuels ce qui devait être considéré
comme un arrêt de croissance, douloureux pour tout le monde
: les arrêtés et les autres. C’était une
position d’une grande humanité, qui faisait honneur
à ses tenants, et leur fait toujours honneur.
Car ils n’ont pas disparu, les tenants. Les aboutissants,
eux, les récipiendaires de cette générosité,
sont en train de changer, au terme d’un processus hélas
aussi vieux que la nature humaine et qui veut que si on leur donne
ça (geste montrant une moitié de main), ils prennent
ça (geste montrant le bras et suggérant une amputation).
Qui, ils ? Mais tous ! Les pédés, les cheminots, les
" Français d’origine maghrébine "
et autres Arabes...les femmes !
Même les femmes ! Elles veulent le beurre et l’argent
du beurre, qu’on leur ouvre la porte et être payées
autant que les hommes - une revendication qui, soit dit en passant,
est incompréhensible à quantité d’hommes
qui, selon un rapport récent de la RATP, donneraient volontiers
30% de leur salaire tous les mois pour qu’on arrête
de leur balancer les portes dans la figure. Les " homos ",
c’est pareil, ils veulent être homos et le montrer.
Ce n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les
tenants du titre : " génital adulte ", qui savent
ce qu’ils ont peiné pour l’avoir, les rappellent
à la raison, ou comme l’a si bien dit un chef de l’élite
éclairée, Alain Finkielkraut, à un peu de "
pudeur ". Car c’est la marque d’une société
moderne que de tolérer le handicap - mieux : de tout faire
pour en atténuer les conséquences.
Sécurité sociale, emplois réservés,
rampes d’accès, numéros verts, SOS-Amitié
: on ne saurait trop faire pour soulager la misère.
Mais entre une société " moins dure ",
comme le demande avec une sage mesure Martine Aubry, autre cheffe
humanitaire, et le monde à l’envers (ou une société
" toute molle "), il y a une marge.
Revendiquer son handicap, c’est affirmer que ce n’est
pas un handicap. A quoi servirait alors la délicatesse d’un
Finkielkraut ? À quoi servirait qu’il se donne tout
ce mal pour faire semblant de ne pas s’apercevoir que l’autre
est homo, si l’autre le dit (qu’il l’est) ?
On ne peut pas traiter avec humanité un handicapé
qui refuse d’être handicapé : s’il veut
être traité avec humanité, il doit accepter
qu’il est handicapé, c’est le bon sens même.
Il est clair qu’une société ne peut être
humaine que s’il y a des gens avec qui l’être.
De même qu’il faut des chômeurs si on veut avoir
des allocations-chômage, des pauvres vieux si on veut un minimum-vieillesse,
des femmes-au-foyer sans retraite si on veut des pensions de reversion,
etc. L’humanité ne vient pas toute seule à une
société, il faut que tout le monde y mette du sien.
La solidarité a été adaptée, modernisée.
L’image archaïque de la solidarité, c’était
un cercle de gens debout, ce qui, comme chacun en est conscient,
est contraire aux critères de convergence. Aujourd’hui,
quand on pense " solidarité ", on voit un bras
qui se tend, d’en haut, et qui tire une main située
plus bas, " forcément plus bas " ! C’est
comme ça que la personne attachée à la main
d’en bas sort du fossé. Ou plus exactement, n’y
tombe pas, mais n’en sort pas non plus. Car si elle en sort,
il n’y a plus besoin de solidarité et donc plus de
solidarité.
Le moment du film qui symbolise le mieux la solidarité c’est
cet instant où la personne est entre le gouffre et le plat,
tenue à bout de bras. Il faut s’arrêter là,
à la suspension : c’est cela l’image, que dis-je,
la photo même de la solidarité contemporaine.
Comme tout sport d’équipe, la solidarité exige
des suspenseurs et des suspendus Or les catégories traditionnellement
objets à la fois d’opprobre et de pitié, et
donc candidates naturelles à la place de suspendues, les
femmes, les Arabes, les " homos ", entre autres, depuis
un certain temps traînent des pieds, quand elles ne refusent
pas carrément de jouer le jeu de la solidarité.
On prendra pour exemple de cette mauvaise volonté le regroupement
des lesbiennes et des gays, qui, amorcé il y a 27 ans, se
poursuit. Sous des formes variées : séparément
ou ensemble, pour faire de la politique ou du vélo, ou les
deux. Et toujours les deux pourrait-on dire.
Car en se mettant ensemble, que ce soit pour chanter ou pour écrire
à leur député, les lesbiennes et les gays font
un acte, des actes, éminemment politiques ; quelle que soit
leur analyse de la société, quelles que soient leurs
revendications, elles et ils ont franchi un pas énorme.
Etre ensemble ? Cela paraît élémentaire. Et
pourtant, pour le faire, il a fallu briser bien des tabous. Car
faire des saletés, c’est une chose, mais rechercher
la compagnie d’autres malades, c’est... morbide ! On
nous faisait comprendre que, pour notre bien, il fallait tout au
moins fréquenter le plus possible les gens " normaux
".
Or, depuis 1970, avec des fortunes diverses, mais dans une proportion
croissante, les homos ont renoncé à tenter de parler
aux gens qui ne peuvent ou ne veulent pas entendre parler d’eux,
elles et ils ont décidé... de se parler entre eux.
Et qu’ils et elles le disent ou non, leur être-ensemble
dit, crie, qu’elles et ils ne s’estiment plus malades,
mais isolés. Et quand on comprend qu’on vous a isolé-e,
on n’est pas loin de comprendre qu’on est opprimé-e.
Car l’isolement est l’une des grandes manœuvres
de l’oppression et le principal facteur dans sa continuation.
Les revendications, parlons-en. Au début des mouvements
féministes et homosexuels, on dénonçait la
famille ; maintenant on veut en être. J’ai dit ce que
je pensais du contrat d’union civile [1].
Il est dommage que les lesbiennes et les gays soient devenus aveugles,
ou indifférents, à la nature patriarcale du mariage,
et revendiquent à leur bénéfice un contrat
fondé sur le postulat de dépendance de l’un
des deux membres du couple. Mais d’un autre côté,
le contrat d’union civile me semble présenter une qualité,
qui, si elle ne rédime pas tous ses défauts, en fait
néanmoins une proposition valable aujourd’hui et maintenant
: il promeut la visibilité.
De la discrétion, que diable !
Or la visibilité est précisément ce que la
société ne tolère pas. Le message de Finkielkraut
: " Faîtes ce que vous voulez, mais de la discrétion,
que diable ! ", c’est le discours le plus classique,
un discours qui paraît anodin, et justement, libéral
: après tout, on n’est pas tenu de " s’afficher
". Et c’est pourtant ce qui montre qu’il n’y
a aucune différence entre la position " non-éclairée
" dite homophobe et la position libérale : la dernière
n’est pas moins répressive, elle est plus hypocrite,
c’est tout.
Car dans une société obsédée par la
" différence sexuelle ", qui guette tous les signes
de conformité - maximale, adéquate, insuffisante -
aux prescriptions de genre, obsédée par l’hétérosexualité
(et non pas, comme on le croît, par la sexualité),
vivre sans se cacher nuit et jour, c’est forcément
s’afficher.
Il n’y a pas de demi-mesure, de position médiane ou
neutre, pas plus qu’il n’y a de troisième sexe.
Ou bien on " passe " - on passe pour hétérosexuel-le
- ou bien les gens " se posent des questions ", et finissent
par trouver des réponses. La discrétion, c’est
la double vie : la clandestinité en temps de paix.
Mais y a-t-il un temps de paix pour les femmes, ou pour les "
homos ", constamment sur le qui-vive, constamment en danger
? D’être " démasqués " quand
elles/ils tentent de " passer ", ostracisés et
discriminés voire agressés dès qu’elles/ils
sont démasqués. Et puisqu’ on ne se cache pas
quand on n’a rien à dissimuler, les " homos "
finissent par croire elles/eux-mêmes qu’elles/ils font
quelque chose de mal.
La discrétion, c’est aussi écouter les histoires
hétérosexuelles de ses collègues, des voisins
de restaurant, sans jamais mouffeter, et sans jamais parler de soi.
C’est être seul-e. C’est mentir. Un peu, beaucoup,
par action, par omission. Même à ses amis. L’estime
de soi ne résiste pas longtemps à ce traitement. Vivre
dans la peur, dans le mensonge, dans la solitude, dans le mépris
de soi : voilà ce que nous imposent ces libéraux qui
ne demandent que de la discrétion.
Les mouvements homo ne font pas l’affaire des libéraux.
D’abord, nous disent-ils, il n’y en a plus besoin. C’est
comme pour les femmes. En 1970, au moment où se créait
le mouvement féministe, on se demande pourquoi il se créait,
car les libéraux-experts-ès-oppression-des-autres
nous l’affirmaient : tout était déjà
fait, il n’y avait plus rien, mais rien à demander.
Aujourd’hui, ils remettent ça : maintenant, en 1997,
les femmes ont " tout obtenu «. Avant, oui, ça,
il y avait de quoi faire ; et ce nouvel avant se situe, curieusement,
en 1970, au moment où déjà...
Donc, les mouvements homo sont parfaitement inutiles ; ils auraient
pu l’être - utiles - quand ils n’existaient pas
; mais aujourd’hui, aujourd’hui " que l’homophobie
a disparu "...
Ben oui, elle est partie - par où ? Je ne sais pas, en tous
les cas, elle n’est plus là, vous voyez bien que vous
n’avez rien à faire ici, circulez, dispersez-vous.
C’est drôle comme les experts et les mouvements sociaux
sont décalés dans leur timing. Les mouvements sociaux
ne sont jamais là au bon moment, ou au bon endroit, ou sous
la bonne forme aux yeux des experts.
Sans doute qu’à force d’en voir, ils sont blasés.
Touraine, par exemple, il fait la fine bouche devant le mouvement
de décembre 95. Pas un vrai mouvement social. Déjà
il avait refusé son certificat au mouvement des femmes :
" se trompent d’ennemi ". Celui de décembre
95 : " mouvement corporatiste de privilégiés
(c’est le nouveau nom des cheminots)".
Recalé aussi. Dur.
Mais pas si dur que le jugement qu’ils portent sur les mouvements
gay et lesbien. Ceux-là chiffonnent fortement les experts
ès-universalisme, ès-civilisation, ès-tout.
Ils y voient un grave danger. D’abord pour nous : la ghettoïsation.
Et ils nous rappellent que la malencontreuse manie des Juifs d’Europe
centrale de construire des ghettos et de s’enfermer dedans,
au lieu d’aller comme tout le monde boire de la vodka et échanger
des blagues anti-sémites dans les pubs locaux, leur a attiré
des bricoles ("pogroms" en russe) : le Slave est une race
fière qu’on ne peut snober impunément. C’est
sympa d’avoir des spécialistes de l’histoire
qui nous aident.
Ensuite (plus sérieusement ?) ils se posent la question
: ceux-là, puisqu’ils n’ont plus rien à
faire, pourquoi restent-ils ensemble ? Ce doit être pour comploter.
Et contre qui ? Mais tout simplement contre la République.
Le regroupement des homos, c’est du com-mu-nau-ta-ris-me,
ni plus ni moins. Personne ne sait exactement ce que c’est
- c’est la fonction du mot politique que d’être
flou et plein de menaces d’autant plus terribles qu’elles
sont moins précises. On craint le pire.
Un Etat gay en Ariège, peut-être ?
Cette hystérie est surprenante, et son prétexte plus
encore. Le communautarisme, le vrai, c’est la coexistence
dans un même Etat de règles différentes pour
des segments différents de la population, qu’on appelle
alors des communautés.
C’était le cas dans l’ancien Liban, où
les Druzes avaient un droit civil différent des Maronites,
qui avaient un droit civil différent des Musulmans. C’est
toujours le cas en Israël, en Inde (entre autres pays), où
des " codes de statut personnel " règlent le mariage,
la succession, etc... selon l’appartenance religieuse des
gens.
Ce n’est pas, à ma connaissance, ce que demandent
les mouvements homos, ni ici ni ailleurs. En fait, ils demandent
très exactement le contraire : ils demandent à ce
que la loi commune leur soit appliquée ; à ce que
soient abrogées les exceptions et dérogations qui
les constituent en catégorie spécifique. C’est
la situation présente qui constitue un communautarisme de
fait ; pas leur fait mais celui de la société qui
les traite de façon discriminatoire. Et ils veulent la fin
de cette situation.
Le reproche de communautarisme est si mal fondé et les
accusations de " complot contre l’unité de la
Nation " si grotesques, qu’il faut se demander ce qu’ils
recouvrent. Le vrai contenu du " libéralisme en matière
de mœurs " est révélé par la colère
qui saisit les libéraux-humanitaires quand nous nous unissons,
et qui est, elle, bien réelle.`
Les mouvements les gênent parce que nous n’arrivons
plus en ordre dispersé devant les représentants de
l’organisation hétéro-patriarcale.
Et la beauté de cette organisation, formidable et diffuse,
c’est qu’elle peut être représentée
par n’importe lequel des ses Lacombe Lucien.
C’est pourquoi ils nous voulaient, nous veulent seuls. Pour
nous avoir tout à eux. Quand nous suivions leurs règles
d’amants sadiques : ne vois personne, ne parle à personne,
attends mon coup de téléphone ; quand nous étions
déboussolés par leurs instructions contradictoires,
égarés par nos courses de cachette en cachette, étourdis
de mensonges, les nôtres, les leurs, quand nous étions
affolés de solitude ; alors nous tombions dans leurs bras,
malades : comme ils nous avaient toujours dit que nous étions.
Et ils pouvaient exercer sur nous leur " humanité ",
leur " solidarité ". Nous étions suspendus
à leurs lèvres, d’où sortaient des paroles
de compassion, suspendus à leurs mains, d’où
sortaient des ordonnances de valium, suspendus à leur compréhension,
à leur tolérance, à leurs conditions.
Le bourreau était le soigneur, le soigneur était
le saigneur : voilà la vérité du libéralisme,
qu’il se cache sous les dehors de l’universalisme républicain
(alias libéralisme humanitaire alias humanitarisme libéral),
ou sous ceux plus connus du parent abusif, de l’amoureux possessif,
du harceleur, du mari violent. Le souteneur est l’archétype
de cette figure. Qui cogne et qui console. Qui console et qui cogne.
La figure de la toute-puissance. C’est un rôle auquel
on renonce difficilement.
Et pourtant, il va bien falloir. Qu’ils y renoncent. Quand
ils font semblant de s’amuser de la " fierté "
homo - fièr-e-s, mais de quoi, Grand Dieu ! - , ils rient
jaune. Car ils savent que ce système ne tenait que par leur
capacité à nous imposer une façon de vivre
objectivement honteuse et donc une honte subjective qui nous paralysait,
nous laissait à la merci de nos saigneurs.
Ils savent que se laver de la honte, c’est lever la paralysie
; qu’à leur humanitarisme, nous répondons par
une solidarité entre égaux. Et que les mouvements
- féministe, homo, et les autres, y compris ceux qui n’existent
pas encore - ne disparaîtront pas : on ne nous suspendra plus.
4 juin 2004
Christine Delphy dirige la revue Nouvelles questions féministes.
Ce texte est paru pour la première fois dans Politique la
revue en juin 1997. Nous le reproduisons avec la permission de l’auteure
[1] " Du contrat d’union civile, du mariage, du concubinage
et de la personne, surtout féminine ", Nouvelles Questions
Féministes, n°2, 1992
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