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Origine : http://www.scienceshumaines.com/la-reconnaissance-au-coeur-du-social_fr_14471.html
Qu'il s'agisse d'aborder les discriminations, la précarité
ou la souffrance au travail, le concept de reconnaissance s'avère
d'une grande fertilité pour les sciences humaines. La valeur
que chacun s'attribue dépend du regard d'autrui. L'expérience
de l'injustice sociale est donc toujours aussi celle du mépris.
Le terme « reconnaissance » n'appartient ni au vocabulaire
politique traditionnel, ni au vocabulaire classique des sciences
humaines. Pourtant, il s'est récemment imposé autant
comme sujet de préoccupation collective que dans les théories
philosophiques, sociologiques et psychosociales. Sur la scène
du travail et celle de l'exclusion notamment, la théorie
de la reconnaissance permet de prendre en charge des problèmes
sociaux et politiques fondamentaux.
Constatons tout d'abord que différents débats politiques
mettent aujourd'hui le thème de la reconnaissance en jeu
: reconnaissance des génocides, de la participation de l'Etat
français aux épisodes sombres de l'esclavage et la
colonisation, ou du couple homosexuel dans le cadre des débats
concernant le Pacs, le mariage homosexuel et l'homoparentalité.
En outre, des luttes sociales sont apparues qui revendiquent de
la reconnaissance plutôt que des droits ou des augmentations
salariales (celles des infirmières au début des années
1990). La question brûlante du « mépris »
et les revendications de « respect » qui y sont associées
dans les quartiers populaires s'inscrivent manifestement dans une
problématique de reconnaissance. Enfin, les luttes pour la
défense ou la préservation d'identités collectives,
de cultures ou de langues minoritaires ou régionales sont
parfois présentées comme des luttes pour la reconnaissance.
Il est clair qu'au travers de ces différents sujets de préoccupation
collective, le terme de reconnaissance n'est pas toujours pris au
même sens. Dans certains cas, reconnaître signifie admettre
que quelque chose a eu lieu, dans d'autres admettre la légitimité
d'une revendication ou, inversement, concéder qu'une revendication
n'est pas fondée (voire avouer un tort). Dans d'autres situations
encore, le terme de reconnaissance renvoie à l'image positive
ou négative qu'autrui, ou la société elle-même,
peut renvoyer à des individus. Enfin, il peut se dire non
pas seulement de la valeur de l'être ou des actes d'un individu,
mais aussi de ces entités collectives que sont les cultures,
les langues, les religions, les coutumes, les usages sociaux, etc.
Le terme de reconnaissance reçoit donc des significations
différentes (1) et, d'une certaine manière, c'est
l'une des explications de sa force. Le fait qu'un même terme
permette de désigner autant de problèmes brûlants
produit un effet de légitimation de son usage. La circulation
sociale du signifiant à travers différents sujets
de préoccupation collective contribue à convaincre
que la question de la reconnaissance désigne un problème
politique digne d'attention.
Tournons-nous maintenant vers les sciences humaines. Le terme de
reconnaissance y fait depuis longtemps l'objet d'usages qui privilégient
telle ou telle des significations qui viennent d'être mentionnées.
En philosophie, Hegel notamment est resté célèbre
pour un chapitre de Phénoménologie de l'esprit (1807)
traitant de la lutte qu'engagent deux individus pour faire reconnaître
l'un à l'autre leur liberté. On sait qu'ils entrent
ainsi dans un conflit qui peut prendre la forme d'une lutte à
mort et conduire à l'instauration de la domination du serviteur
par le maître. Dans ce contexte, le terme de reconnaissance
renvoie principalement au fait que le savoir que j'ai de ma propre
valeur dépend d'autrui. Ce célèbre chapitre
fit l'objet de nombreuses interprétations, dont la plus connue
est celle d'Alexandre Kojève. Dans une analyse tout aussi
intéressante qu'abusive, il considérera cette «
dialectique du maître et de l'esclave » comme la clef
de la philosophie hégélienne (2). En sociologie aussi,
le concept de reconnaissance a pu être mobilisé de
différentes manières, comme par exemple lorsque Pierre
Bourdieu considère les luttes entre groupes sociaux comme
des luttes de reconnaissance, à savoir des affrontements
symboliques visant à imposer à l'ensemble de la société
sa vision du monde en vue d'améliorer sa place dans la société.
Cependant, ce n'est que dans une période récente que
les sciences humaines ont donné une ampleur plus large à
la question de la reconnaissance. Elles ne se sont plus contentées
de faire usage d'un concept de reconnaissance, mais elles ont construit
de véritables théories de la reconnaissance. Deux
approches contemporaines tout particulièrement méritent
d'être mentionnées à ce propos : celle de Charles
Taylor, qui s'inscrit dans le cadre d'une réflexion philosophique
sur les rapports de la justice et de l'identité, marquée
par des expériences politiques canadiennes, et celle d'Axel
Honneth qui prolonge quant à elle le projet de l'école
de Francfort, indissociablement philosophique et sociologique, d'une
théorie critique de la société.
Différence culturelle et droits universels
Comme l'explique C. Taylor, toute la culture politique moderne
tourne autour d'une exigence de reconnaissance égalitaire.
Alors que la société féodale se caractérisait
par une hiérarchie attribuant aux individus un prestige différent
en fonction de leur naissance, les principes politiques qui trouvent
leurs origines dans les révolutions française et américaine
affirment l'égale dignité des hommes. Toute la question
est de savoir où situer cette dignité égale.
N'est-elle relative qu'à l'ensemble des droits universels
qui s'attachent à l'exercice de la liberté individuelle,
comme semblent le suggérer les textes constitutionnels des
deux révolutions française et anglaise, et comme le
soutiennent encore aujourd'hui tous ceux qui s'inscrivent dans la
tradition du libéralisme politique ? Ou bien faut-il également
admettre que les individus ont un droit à faire reconnaître
la dignité de ce qui les rend différents les uns des
autres, étant donné que la garantie juridique des
libertés peut perdre tout sens si des valeurs fondamentales
inscrites dans des cultures, des langues et des moeurs ne sont pas
reconnues ? S'il convient de retenir la seconde de ces deux options,
c'est, selon C. Taylor, parce que le mépris de la différence
culturelle produit des formes d'oppressions tout aussi graves que
la violation des droits universels. Il faut donc admettre selon
lui la légitimité de principe des revendications de
reconnaissance de la différence. Mais cela n'implique pas
que dans les faits, toute reconnaissance de la différence
soit légitime. Elle ne peut l'être qu'à condition
d'être compatible avec les exigences de reconnaissance universelle
de la dignité. Et c'est en ce sens que C. Taylor peut écrire
que « la politique de la différence croît organiquement
à partir de la politique de la dignité universelle
(3)(3) ».
Telle qu'elle est utilisée par C. Taylor, la notion de «
politique de reconnaissance » voit son sens défini
par une réflexion sur les politiques de la différence,
et cela dans le cadre du débat du libéralisme et du
communautarisme (voir l'encadré p. 37). Par reconnaissance,
il faut alors entendre formes de représentation publique
de ce qui constitue la valeur d'une différence. La différence
est ici entendue principalement comme une différence culturelle,
en référence à la situation canadienne de la
culture minoritaire des peuples natifs et de la langue minoritaire
des Québécois. Mais l'idée de politique de
la différence pourrait bien sûr être entendue
en un sens plus large. L'exigence de reconnaissance de la différence
peut en effet concerner les traits spécifiques d'autres groupes
sociaux, qu'ils soient issus de l'esclavage ou de l'émigration,
ou définis par un statut social inférieur (comme les
femmes), ou par une orientation sexuelle minoritaire (homosexuel(le)s
et transsexuels). Comme le montre Nancy Fraser, les dominations
spécifiques dont ces groupes font l'objet ne peuvent être
comprises et critiquées adéquatement tant qu'elles
sont conçues suivant le seul modèle de la privation
des droits universels et de l'inégalité économique
; elles doivent également être décrites en termes
d'inégalité de statut, ou d'inégalité
de reconnaissance (4).
Confiance en soi, respect de soi, estime de soi
Cependant, si l'on en croit A. Honneth, la question de la reconnaissance
pose un problème beaucoup plus général que
celui des revendications politiques relatives à la différence
: l'ensemble de nos rapports à autrui est traversé
par des attentes de reconnaissance. En effet, l'image positive que
nous pouvons avoir de nous-mêmes dépend du regard,
des jugements et des comportements d'autrui à notre égard.
C'est la raison pour laquelle nous restons toujours en attente de
reconnaissance dans les interactions sociales (5). Pour préciser
le sens de cette thèse, A. Honneth met en rapport trois formes
de reconnaissance avec trois formes de rapport positif à
soi, eux-mêmes distribués dans trois sphères
sociales distinctes. La première sphère est celle
de l'intimité. La reconnaissance y passe par l'amour et l'amitié,
lesquels rendent possible la « confiance en soi », c'est-à-dire
la conscience de la qualité de notre propre existence d'êtres
de désirs et de besoins. La deuxième sphère
porte sur les relations juridiques. La reconnaissance dépend
alors des droits qui nous sont attribués et permettant le
« respect de soi », à savoir la certitude de
la valeur de notre liberté. La dernière sphère
concerne la contribution de nos activités individuelles au
bien de la société. La reconnaissance y a pour conséquence
l'« estime de soi », entendue la conviction de la fonction
sociale de notre activité. Ces sphères institutionnelles
définissent également des formes particulières
de déni de reconnaissance dont A. Honneth s'emploie à
montrer qu'elles sont cœur de l'expérience de l'injustice
(6).
Il existe en effet un lien essentiel entre la question de la justice
sociale et celle du respect. Du point de vue de la théorie
de la reconnaissance, l'expérience de l'injustice sociale
est toujours une expérience du mépris social, et,
inversement, l'exigence de respect (lorsqu'elle répond à
une situation de déni de reconnaissance institutionnalisé)
peut être considérée comme une demande de justice
sociale. Est-il si étonnant qu'en France la question du respect
se soit constamment développée dans l'espace public
ces quinze dernières années, durant lesquelles les
inégalités, la précarité et les discriminations
se sont globalement accrues (7) ?
C'est tout un programme de recherche en sociologie (quelles sont
les attentes normatives associées aux différentes
institutions et les réactions des individus à leur
insatisfaction ? Les conditions d'émergence d'un sentiment
d'injustice ? Les différentes répercussions pratiques
d'un tel sentiment ?) et en psychologie sociale (quelles sont les
conséquences sur l'identité personnelle des relations
intersubjectives dévalorisantes ou disqualifiantes ? Quels
sont les modes du rapport à soi qui résultent de l'absence
de support social ?) qui est ouvert par la théorie de la
reconnaissance. Le travail et l'exclusion comptent parmi les principaux
champs où la fécondité de ce programme s'est
trouvée confirmée.
Le déni de reconnaissance
On doit à Christophe Dejours d'avoir souligné toute
l'importance de la reconnaissance interindividuelle dans l'activité
professionnelle. Tout travail étant générateur
de souffrance, celui-ci ne peut remplir une fonction psychique positive
pour l'individu qu'à condition qu'il parvienne à transformer
cette souffrance en plaisir. La reconnaissance par les collègues
et la hiérarchie joue un rôle non négligeable
à cette fin. Mais la reconnaissance de la réalité
et de l'utilité du travail conditionne également la
coordination des différentes activités ; la dimension
coopérative du travail dépend donc aussi de la reconnaissance.
Si les composantes psychologiques et sociologiques de l'activité
de travail font intervenir une problématique de reconnaissance,
C. Dejours montre également que le sentiment d'injustice
est souvent référé par les salariés
à un manque de reconnaissance (8). A l'heure où le
nouveau management utilise la promesse de reconnaissance comme une
technique de gestion du personnel, voire de domination, la question
de la reconnaissance devient brûlante, et exige sans doute
de distinguer reconnaissance véritable et « reconnaissance
comme idéologie (9)(9) ».
A. Honneth montre que le déni de reconnaissance peut induire
sentiment d'injustice et luttes collectives contre l'injustice en
chacune des trois sphères de reconnaissance : la théorie
de la reconnaissance propose ainsi différentes hypothèses
pour la sociologie des mouvements sociaux (10). De plus, le déni
de reconnaissance produit également des lésions de
l'identité paralysantes ou destructurantes, fait confirmé
par les études psychosociales sur l'exclusion et la grande
précarité. Qu'elles soient désignées
par les notions de précarité ou de désaffiliation,
les situations d'exclusion semblent marquées tout à
la fois par une perte des appuis sociaux de l'existence (perte de
reconnaissance stable et valorisante) et une insertion dans des
relations sociales dépréciatives (reconnaissance dévalorisante
ou stigmatisante). Ces deux types de reconnaissance insatisfaisante
pèsent déjà sur le chômeur de longue
durée, victime tout à la fois d'un rétrécissement
et d'une fragilisation de ses relations sociales valorisantes (travail,
famille, cercles relationnels divers), et de différentes
formes de stigmatisation liées aux représentations
sociales du chômage et aux modalités des interactions
avec les services sociaux. Dans la grande précarité,
l'effet de ces deux formes de reconnaissance dépréciative
est plus fort encore : le clochard vit dans une constante insécurité
sociale et dans une confrontation permanente avec l'humiliation
et la violence extrême.
Dans de telles situations, les difficultés rencontrées
par les individus tiennent notamment au fait que le rapport positif
à soi dépend, pour une large part au moins, de la
reconnaissance interindividuelle. Absence de reconnaissance et reconnaissance
dépréciative peuvent provoquer cette fragilisation
du rapport positif à soi, couramment désignée
par la catégorie de « mal-être », mais
peuvent également induire un rapport négatif à
soi comme dans les situations d'intériorisation de la honte,
voire une destruction du rapport à soi. Ne parle-t-on pas
du mal-être des populations exclues et marginalisées
? Le chômage de longue durée ne conduit-il pas de nombreux
individus à s'attribuer la responsabilité de la situation
dans laquelle ils se trouvent, à s'identifier eux-mêmes
à des « ratés » ou à des «
bons à rien » ? Et chez le SDF en situation d'extrême
précarité, n'observe-t-on pas des conduites marquées
par une perte totale de pudeur, voire de sentiment de soi, face
à laquelle l'automutilation peut apparaître comme une
tentative de réappropriation (11) ?
NOTES
1 P. Ricoeur, Parcours de la reconnaissance. Trois études,
Stock, 2004.
2 F. Fischbach, Fichte et Hegel, la reconnaissance, Puf, 1999.
3 C. Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie,
Aubier, 1994.
4 N. Fraser, Qu'est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance
et distribution, La Découverte, 2005.
5 A. Honneth, « Reconnaissance », in M. Canto-Sperber,
Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, Puf, 2001.
6 A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000.
7 E. Renault, Mépris social. Éthique et politique
de la reconnaissance, Éditions du Passant, 2000.
8 C. Dejours, Le Facteur humain, 4e éd., Puf, coll. «
Que sais-je ? », 2005, et Travail, usure mentale, nouv. éd.,
Bayard, 2000.
9 A. Honneth, « Anerkennung als Ideologie », WestEnd,
vol. I, n° 1., 2004.
10 E. Renault, L'Expérience de l'injustice. Reconnaissance
et clinique de l'injustice, La Découverte, 2004.
11 ibidem
Emmanuel Renault
Philosophe, maître de conférences à l'ENS-LSH,
il est notamment l'auteur de L'Expérience de l'injustice.
Reconnaissance et clinique de l'injustice, La Découverte,
2004, et de Mépris social. Éthique et politique de
la reconnaissance, 2e éd, Éditions du Passant, 2000.
Taylor ou le droit à la différence
Faut-il reconnaître des droits aux minorités culturelles
? Le débat fait rage. Pour Charles Taylor, l'universalisme
est en réalité porteur de discriminations.
Outre-Atlantique, un litige oppose depuis quelques décennies
libéralisme et communautarisme. Le libéral soutient
que dans les discussions relatives à la justice, seuls les
droits universels attachés à la liberté individuelle
doivent être pris en considération. Le communautariste
affirme au contraire qu'il est impossible de déterminer ce
qui rend une société juste sans se référer
aux valeurs partagées par des groupes sociaux déterminés.
Contrairement à ce que suggèrent les différentes
caricatures qui en sont données en France, la position communautariste
ne consiste aucunement à revendiquer pour certaines communautés
le privilège de se soustraire aux exigences universelles
de droit pour perpétuer différentes formes d'inégalité
et de domination. Elle défend plutôt l'idée
que les exigences de liberté et d'égalité universelles
ne peuvent conserver leur sens que si les valeurs constitutives
des identités collectives ne font pas l'objet de dévalorisation
ou de disqualification.
Selon Charles Taylor, la position libérale s'avère
insuffisante au vu même de ses objectifs. Tout d'abord, elle
semble incapable de protéger la liberté qu'elle croit
garantir. En effet, celle-ci n'est pas seulement mise en danger
par les violations explicites des droits universels, mais aussi
par l'oppression dont sont victimes tous ceux qui s'identifient
à des valeurs socialement méprisées ou disqualifiées.
La position libérale ne peut pas non plus garantir ce qu'elle
présente comme un autre de ses buts principaux : la constitution
de l'espace politique comme une instance de neutralisation de l'affrontement
des options morales et religieuses divergentes. C'est en effet un
fait peu contestable que chaque société donne une
interprétation particulière des principes universels
dont elle se réclame. Une telle interprétation reflète
toujours la culture du groupe social dominant, et implique donc
toujours une certaine forme de dévalorisation, voire d'exclusion,
des individus dont les croyances appartiennent à d'autres
ensembles culturels : « Par conséquent, la société
prétendument généreuse et aveugle aux différences
est non seulement inhumaine (parce qu'elle supprime les identités),
mais hautement discriminatoire par elle-même, d'une façon
subtile et inconsciente (1)(1). »
NOTES
1 C. Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie,
Aubier, 1994.
Emmanuel Renault
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