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La reconnaissance au coeur du social
Emmanuel Renault

Origine : http://www.scienceshumaines.com/la-reconnaissance-au-coeur-du-social_fr_14471.html

Qu'il s'agisse d'aborder les discriminations, la précarité ou la souffrance au travail, le concept de reconnaissance s'avère d'une grande fertilité pour les sciences humaines. La valeur que chacun s'attribue dépend du regard d'autrui. L'expérience de l'injustice sociale est donc toujours aussi celle du mépris.

Le terme « reconnaissance » n'appartient ni au vocabulaire politique traditionnel, ni au vocabulaire classique des sciences humaines. Pourtant, il s'est récemment imposé autant comme sujet de préoccupation collective que dans les théories philosophiques, sociologiques et psychosociales. Sur la scène du travail et celle de l'exclusion notamment, la théorie de la reconnaissance permet de prendre en charge des problèmes sociaux et politiques fondamentaux.

Constatons tout d'abord que différents débats politiques mettent aujourd'hui le thème de la reconnaissance en jeu : reconnaissance des génocides, de la participation de l'Etat français aux épisodes sombres de l'esclavage et la colonisation, ou du couple homosexuel dans le cadre des débats concernant le Pacs, le mariage homosexuel et l'homoparentalité. En outre, des luttes sociales sont apparues qui revendiquent de la reconnaissance plutôt que des droits ou des augmentations salariales (celles des infirmières au début des années 1990). La question brûlante du « mépris » et les revendications de « respect » qui y sont associées dans les quartiers populaires s'inscrivent manifestement dans une problématique de reconnaissance. Enfin, les luttes pour la défense ou la préservation d'identités collectives, de cultures ou de langues minoritaires ou régionales sont parfois présentées comme des luttes pour la reconnaissance.

Il est clair qu'au travers de ces différents sujets de préoccupation collective, le terme de reconnaissance n'est pas toujours pris au même sens. Dans certains cas, reconnaître signifie admettre que quelque chose a eu lieu, dans d'autres admettre la légitimité d'une revendication ou, inversement, concéder qu'une revendication n'est pas fondée (voire avouer un tort). Dans d'autres situations encore, le terme de reconnaissance renvoie à l'image positive ou négative qu'autrui, ou la société elle-même, peut renvoyer à des individus. Enfin, il peut se dire non pas seulement de la valeur de l'être ou des actes d'un individu, mais aussi de ces entités collectives que sont les cultures, les langues, les religions, les coutumes, les usages sociaux, etc. Le terme de reconnaissance reçoit donc des significations différentes (1) et, d'une certaine manière, c'est l'une des explications de sa force. Le fait qu'un même terme permette de désigner autant de problèmes brûlants produit un effet de légitimation de son usage. La circulation sociale du signifiant à travers différents sujets de préoccupation collective contribue à convaincre que la question de la reconnaissance désigne un problème politique digne d'attention.

Tournons-nous maintenant vers les sciences humaines. Le terme de reconnaissance y fait depuis longtemps l'objet d'usages qui privilégient telle ou telle des significations qui viennent d'être mentionnées. En philosophie, Hegel notamment est resté célèbre pour un chapitre de Phénoménologie de l'esprit (1807) traitant de la lutte qu'engagent deux individus pour faire reconnaître l'un à l'autre leur liberté. On sait qu'ils entrent ainsi dans un conflit qui peut prendre la forme d'une lutte à mort et conduire à l'instauration de la domination du serviteur par le maître. Dans ce contexte, le terme de reconnaissance renvoie principalement au fait que le savoir que j'ai de ma propre valeur dépend d'autrui. Ce célèbre chapitre fit l'objet de nombreuses interprétations, dont la plus connue est celle d'Alexandre Kojève. Dans une analyse tout aussi intéressante qu'abusive, il considérera cette « dialectique du maître et de l'esclave » comme la clef de la philosophie hégélienne (2). En sociologie aussi, le concept de reconnaissance a pu être mobilisé de différentes manières, comme par exemple lorsque Pierre Bourdieu considère les luttes entre groupes sociaux comme des luttes de reconnaissance, à savoir des affrontements symboliques visant à imposer à l'ensemble de la société sa vision du monde en vue d'améliorer sa place dans la société. Cependant, ce n'est que dans une période récente que les sciences humaines ont donné une ampleur plus large à la question de la reconnaissance. Elles ne se sont plus contentées de faire usage d'un concept de reconnaissance, mais elles ont construit de véritables théories de la reconnaissance. Deux approches contemporaines tout particulièrement méritent d'être mentionnées à ce propos : celle de Charles Taylor, qui s'inscrit dans le cadre d'une réflexion philosophique sur les rapports de la justice et de l'identité, marquée par des expériences politiques canadiennes, et celle d'Axel Honneth qui prolonge quant à elle le projet de l'école de Francfort, indissociablement philosophique et sociologique, d'une théorie critique de la société.

Différence culturelle et droits universels

Comme l'explique C. Taylor, toute la culture politique moderne tourne autour d'une exigence de reconnaissance égalitaire. Alors que la société féodale se caractérisait par une hiérarchie attribuant aux individus un prestige différent en fonction de leur naissance, les principes politiques qui trouvent leurs origines dans les révolutions française et américaine affirment l'égale dignité des hommes. Toute la question est de savoir où situer cette dignité égale. N'est-elle relative qu'à l'ensemble des droits universels qui s'attachent à l'exercice de la liberté individuelle, comme semblent le suggérer les textes constitutionnels des deux révolutions française et anglaise, et comme le soutiennent encore aujourd'hui tous ceux qui s'inscrivent dans la tradition du libéralisme politique ? Ou bien faut-il également admettre que les individus ont un droit à faire reconnaître la dignité de ce qui les rend différents les uns des autres, étant donné que la garantie juridique des libertés peut perdre tout sens si des valeurs fondamentales inscrites dans des cultures, des langues et des moeurs ne sont pas reconnues ? S'il convient de retenir la seconde de ces deux options, c'est, selon C. Taylor, parce que le mépris de la différence culturelle produit des formes d'oppressions tout aussi graves que la violation des droits universels. Il faut donc admettre selon lui la légitimité de principe des revendications de reconnaissance de la différence. Mais cela n'implique pas que dans les faits, toute reconnaissance de la différence soit légitime. Elle ne peut l'être qu'à condition d'être compatible avec les exigences de reconnaissance universelle de la dignité. Et c'est en ce sens que C. Taylor peut écrire que « la politique de la différence croît organiquement à partir de la politique de la dignité universelle (3)(3) ».

Telle qu'elle est utilisée par C. Taylor, la notion de « politique de reconnaissance » voit son sens défini par une réflexion sur les politiques de la différence, et cela dans le cadre du débat du libéralisme et du communautarisme (voir l'encadré p. 37). Par reconnaissance, il faut alors entendre formes de représentation publique de ce qui constitue la valeur d'une différence. La différence est ici entendue principalement comme une différence culturelle, en référence à la situation canadienne de la culture minoritaire des peuples natifs et de la langue minoritaire des Québécois. Mais l'idée de politique de la différence pourrait bien sûr être entendue en un sens plus large. L'exigence de reconnaissance de la différence peut en effet concerner les traits spécifiques d'autres groupes sociaux, qu'ils soient issus de l'esclavage ou de l'émigration, ou définis par un statut social inférieur (comme les femmes), ou par une orientation sexuelle minoritaire (homosexuel(le)s et transsexuels). Comme le montre Nancy Fraser, les dominations spécifiques dont ces groupes font l'objet ne peuvent être comprises et critiquées adéquatement tant qu'elles sont conçues suivant le seul modèle de la privation des droits universels et de l'inégalité économique ; elles doivent également être décrites en termes d'inégalité de statut, ou d'inégalité de reconnaissance (4).

Confiance en soi, respect de soi, estime de soi

Cependant, si l'on en croit A. Honneth, la question de la reconnaissance pose un problème beaucoup plus général que celui des revendications politiques relatives à la différence : l'ensemble de nos rapports à autrui est traversé par des attentes de reconnaissance. En effet, l'image positive que nous pouvons avoir de nous-mêmes dépend du regard, des jugements et des comportements d'autrui à notre égard. C'est la raison pour laquelle nous restons toujours en attente de reconnaissance dans les interactions sociales (5). Pour préciser le sens de cette thèse, A. Honneth met en rapport trois formes de reconnaissance avec trois formes de rapport positif à soi, eux-mêmes distribués dans trois sphères sociales distinctes. La première sphère est celle de l'intimité. La reconnaissance y passe par l'amour et l'amitié, lesquels rendent possible la « confiance en soi », c'est-à-dire la conscience de la qualité de notre propre existence d'êtres de désirs et de besoins. La deuxième sphère porte sur les relations juridiques. La reconnaissance dépend alors des droits qui nous sont attribués et permettant le « respect de soi », à savoir la certitude de la valeur de notre liberté. La dernière sphère concerne la contribution de nos activités individuelles au bien de la société. La reconnaissance y a pour conséquence l'« estime de soi », entendue la conviction de la fonction sociale de notre activité. Ces sphères institutionnelles définissent également des formes particulières de déni de reconnaissance dont A. Honneth s'emploie à montrer qu'elles sont cœur de l'expérience de l'injustice (6).

Il existe en effet un lien essentiel entre la question de la justice sociale et celle du respect. Du point de vue de la théorie de la reconnaissance, l'expérience de l'injustice sociale est toujours une expérience du mépris social, et, inversement, l'exigence de respect (lorsqu'elle répond à une situation de déni de reconnaissance institutionnalisé) peut être considérée comme une demande de justice sociale. Est-il si étonnant qu'en France la question du respect se soit constamment développée dans l'espace public ces quinze dernières années, durant lesquelles les inégalités, la précarité et les discriminations se sont globalement accrues (7) ?

C'est tout un programme de recherche en sociologie (quelles sont les attentes normatives associées aux différentes institutions et les réactions des individus à leur insatisfaction ? Les conditions d'émergence d'un sentiment d'injustice ? Les différentes répercussions pratiques d'un tel sentiment ?) et en psychologie sociale (quelles sont les conséquences sur l'identité personnelle des relations intersubjectives dévalorisantes ou disqualifiantes ? Quels sont les modes du rapport à soi qui résultent de l'absence de support social ?) qui est ouvert par la théorie de la reconnaissance. Le travail et l'exclusion comptent parmi les principaux champs où la fécondité de ce programme s'est trouvée confirmée.

Le déni de reconnaissance

On doit à Christophe Dejours d'avoir souligné toute l'importance de la reconnaissance interindividuelle dans l'activité professionnelle. Tout travail étant générateur de souffrance, celui-ci ne peut remplir une fonction psychique positive pour l'individu qu'à condition qu'il parvienne à transformer cette souffrance en plaisir. La reconnaissance par les collègues et la hiérarchie joue un rôle non négligeable à cette fin. Mais la reconnaissance de la réalité et de l'utilité du travail conditionne également la coordination des différentes activités ; la dimension coopérative du travail dépend donc aussi de la reconnaissance. Si les composantes psychologiques et sociologiques de l'activité de travail font intervenir une problématique de reconnaissance, C. Dejours montre également que le sentiment d'injustice est souvent référé par les salariés à un manque de reconnaissance (8). A l'heure où le nouveau management utilise la promesse de reconnaissance comme une technique de gestion du personnel, voire de domination, la question de la reconnaissance devient brûlante, et exige sans doute de distinguer reconnaissance véritable et « reconnaissance comme idéologie (9)(9) ».

A. Honneth montre que le déni de reconnaissance peut induire sentiment d'injustice et luttes collectives contre l'injustice en chacune des trois sphères de reconnaissance : la théorie de la reconnaissance propose ainsi différentes hypothèses pour la sociologie des mouvements sociaux (10). De plus, le déni de reconnaissance produit également des lésions de l'identité paralysantes ou destructurantes, fait confirmé par les études psychosociales sur l'exclusion et la grande précarité. Qu'elles soient désignées par les notions de précarité ou de désaffiliation, les situations d'exclusion semblent marquées tout à la fois par une perte des appuis sociaux de l'existence (perte de reconnaissance stable et valorisante) et une insertion dans des relations sociales dépréciatives (reconnaissance dévalorisante ou stigmatisante). Ces deux types de reconnaissance insatisfaisante pèsent déjà sur le chômeur de longue durée, victime tout à la fois d'un rétrécissement et d'une fragilisation de ses relations sociales valorisantes (travail, famille, cercles relationnels divers), et de différentes formes de stigmatisation liées aux représentations sociales du chômage et aux modalités des interactions avec les services sociaux. Dans la grande précarité, l'effet de ces deux formes de reconnaissance dépréciative est plus fort encore : le clochard vit dans une constante insécurité sociale et dans une confrontation permanente avec l'humiliation et la violence extrême.

Dans de telles situations, les difficultés rencontrées par les individus tiennent notamment au fait que le rapport positif à soi dépend, pour une large part au moins, de la reconnaissance interindividuelle. Absence de reconnaissance et reconnaissance dépréciative peuvent provoquer cette fragilisation du rapport positif à soi, couramment désignée par la catégorie de « mal-être », mais peuvent également induire un rapport négatif à soi comme dans les situations d'intériorisation de la honte, voire une destruction du rapport à soi. Ne parle-t-on pas du mal-être des populations exclues et marginalisées ? Le chômage de longue durée ne conduit-il pas de nombreux individus à s'attribuer la responsabilité de la situation dans laquelle ils se trouvent, à s'identifier eux-mêmes à des « ratés » ou à des « bons à rien » ? Et chez le SDF en situation d'extrême précarité, n'observe-t-on pas des conduites marquées par une perte totale de pudeur, voire de sentiment de soi, face à laquelle l'automutilation peut apparaître comme une tentative de réappropriation (11) ?

NOTES

1 P. Ricoeur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Stock, 2004.

2 F. Fischbach, Fichte et Hegel, la reconnaissance, Puf, 1999.

3 C. Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, Aubier, 1994.

4 N. Fraser, Qu'est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et distribution, La Découverte, 2005.

5 A. Honneth, « Reconnaissance », in M. Canto-Sperber, Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, Puf, 2001.

6 A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000.

7 E. Renault, Mépris social. Éthique et politique de la reconnaissance, Éditions du Passant, 2000.

8 C. Dejours, Le Facteur humain, 4e éd., Puf, coll. « Que sais-je ? », 2005, et Travail, usure mentale, nouv. éd., Bayard, 2000.

9 A. Honneth, « Anerkennung als Ideologie », WestEnd, vol. I, n° 1., 2004.

10 E. Renault, L'Expérience de l'injustice. Reconnaissance et clinique de l'injustice, La Découverte, 2004.

11 ibidem


Emmanuel Renault

Philosophe, maître de conférences à l'ENS-LSH, il est notamment l'auteur de L'Expérience de l'injustice. Reconnaissance et clinique de l'injustice, La Découverte, 2004, et de Mépris social. Éthique et politique de la reconnaissance, 2e éd, Éditions du Passant, 2000.



Taylor ou le droit à la différence

Faut-il reconnaître des droits aux minorités culturelles ? Le débat fait rage. Pour Charles Taylor, l'universalisme est en réalité porteur de discriminations.

Outre-Atlantique, un litige oppose depuis quelques décennies libéralisme et communautarisme. Le libéral soutient que dans les discussions relatives à la justice, seuls les droits universels attachés à la liberté individuelle doivent être pris en considération. Le communautariste affirme au contraire qu'il est impossible de déterminer ce qui rend une société juste sans se référer aux valeurs partagées par des groupes sociaux déterminés. Contrairement à ce que suggèrent les différentes caricatures qui en sont données en France, la position communautariste ne consiste aucunement à revendiquer pour certaines communautés le privilège de se soustraire aux exigences universelles de droit pour perpétuer différentes formes d'inégalité et de domination. Elle défend plutôt l'idée que les exigences de liberté et d'égalité universelles ne peuvent conserver leur sens que si les valeurs constitutives des identités collectives ne font pas l'objet de dévalorisation ou de disqualification.

Selon Charles Taylor, la position libérale s'avère insuffisante au vu même de ses objectifs. Tout d'abord, elle semble incapable de protéger la liberté qu'elle croit garantir. En effet, celle-ci n'est pas seulement mise en danger par les violations explicites des droits universels, mais aussi par l'oppression dont sont victimes tous ceux qui s'identifient à des valeurs socialement méprisées ou disqualifiées. La position libérale ne peut pas non plus garantir ce qu'elle présente comme un autre de ses buts principaux : la constitution de l'espace politique comme une instance de neutralisation de l'affrontement des options morales et religieuses divergentes. C'est en effet un fait peu contestable que chaque société donne une interprétation particulière des principes universels dont elle se réclame. Une telle interprétation reflète toujours la culture du groupe social dominant, et implique donc toujours une certaine forme de dévalorisation, voire d'exclusion, des individus dont les croyances appartiennent à d'autres ensembles culturels : « Par conséquent, la société prétendument généreuse et aveugle aux différences est non seulement inhumaine (parce qu'elle supprime les identités), mais hautement discriminatoire par elle-même, d'une façon subtile et inconsciente (1)(1). »

NOTES

1 C. Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, Aubier, 1994.

Emmanuel Renault