Origine http://www.recherche-action.fr/lapassade.html
(Synthèse remaniée par Hugues Bazin à partir
de deux versions d’un texte (dactylographié et publié)
de George LAPASSADE, 1991-1993 « De l'ethnographie de l'école
à la nouvelle recherche-action », Université
de Paris VIII. Les versions intégrales de ces textes sont
accessibles sur le site recherche-action.fr à la rubrique
Ressources->recherche-action->documents en ligne)
On attribue parfois l'invention du terme recherche-action à
un anthropologue, J. Collier, qui proposa que les découvertes
de type ethnologique faites aux USA sur les Indiens des réserves
soient utilisées au bénéfice d'une politique
favorable à ces derniers (Collier 1945).
On peut historiquement dater les grandes phases du mouvement de
la recherche-action : il naît et se développe d'abord
de la fin des années 40 jusqu'à la fin des années
50 aux USA avec un décalage pour l'Europe. Il connaît
ensuite une phase de déclin suivie au début des années
80 d'une renaissance qu'il faut situer dans un contexte de réformes
de l'enseignement scolaire : c'est là en effet le terreau
de la Nouvelle Recherche-Action.
La recherche-action classique
Dans la conception « classique » de la recherche-action,
celle de Kurt Lewin, le chercheur - tout comme l'ethnologue, d'ailleurs
- vient du dehors ; il n'appartient pas au groupe sur lequel il
va agir. S'il vient, et s'il "inter- vient", c'est parce
qu'on le lui demande, parce qu'il y a une « commande",
ce qui, par contre, n'est pas du tout le cas de l'ethnologue qui
doit, lui, demander l'autorisation d'enquêter.
Le praticien de la recherche-action "agit" donc en vue
d'un changement social qu'il est censé faciliter tout en
considérant que ce qu'il fait est source de connaissances,
qu'il amène un "non dit" du groupe à s'énoncer;
il s'efforce de rendre visible ce qui est habituellement caché
dans les groupes, les organisations, les institutions.
Le principe de toute recherche-action, c'est qu'une action peut
être source d'une "connaissance" qui sera immédiatement
ré-investie dans l'action en cours. L'action qui vise à
transformer une situation sociale comportera toujours une part d'analyse
de cette situation qui fait partie, réflexivement, de cette
action. L'action produit toujours de la "visibilité",
au moins potentielle, l'accompagnement d'une sorte d'analyse qui
ne se connaît pas en général comme telle, mais
qui sort de l'action et y retourne en la modifiant.
L'apport de Kurt Lewin qui fit la fortune de cette expression et
contribua à construire une définition désormais
classique de la recherche- action allait dans le même sens
de l'expertise sociale (spécialiste en sciences sociales,
qui vient du dehors dans une situation donnée et se propose
de la faire évoluer à partir d'un diagnostic concernant
cette situation).
Lewin et la recherche-action en extériorité
Les premières interventions illustrant la recherche-action
lewinienne concernaient le changement des attitudes et des comportements
dans un certain nombre de secteurs de l'activité sociale
(et par exemple le changement des habitudes alimentaires, ou encore
des préjugés raciaux).
La spirale
Lewin a décrit comme suit les phases d'une recherche-action:
sa planification, la mise en application d'une première étape
du plan d'intervention avec observation des effets et, enfin, la
planification d'une nouvelle étape d'action à partir
des résultats obtenus dans la précédente, et
ainsi de suite. Ce mouvement cumulatif forme une "spirale"
d'interactions entre pratique, observation et théorisation.
* Partipationniste : il voulait que les gens participent à
la préparation des décisions concernant le changement
social ;
* Démocratique : il valorisait la « démocratie
des petits groupes », sur fond d'un idéal politique
de gouvernement s'opposant aux modèles autoritaires, c'est-à-dire
à la montée et à l'installation du totalitarisme
en Europe) ;
* Scientiste : c'est à dire fondée sur la conviction
qu'on peut et qu'on doit mettre une science sociale rigoureuse,
de type expérimentaliste, au service d'un changement social
bien planifié, avec ses concepts d'inspiration mathématique
comme ceux de la topologie psychologique, avec aussi sa recherche
de « lois » de la vie sociale par une démarche
dite "expérimentale", le tout définissant
un idéal positiviste en matière de science sociale
et s'accompagnant d'une orientation techniciste.
Le Training group
Lewin mettait l'accent sur la supériorité prouvée
par l'expérience programmée - des décisions
prises à l'intérieur de petits groupes pour obtenir
des changements sociaux durables et c'est pourquoi il organisa à
la fin de sa vie, pendant l'été 1946, à Bethel,
dans l'État du Maine, un séminaire de dynamique de
groupe à l'intention d'intervenants sociaux associés
à une recherche-action concernant le traitement de tensions
raciales. Il découvrit en cette occasion - inventa, en fait
- le dispositif du training group ou T. Group (le "groupe de
formation).
Le T. Group est une situation de formation qui rassemble un certain
nombre de participants (pas plus de 15, en principe) autour d'un
moniteur dit « non directif » parce que son rôle
n'est pas de transmettre des connaissances au groupe réuni
« autour de lui » mais simplement d'aider ce groupe,
par des remarques concernant son fonctionnement, à découvrir,
à partir de sa propre expérience de « groupe
réuni ici et maintenant », les règles supposées
de la vie des groupes.
Les interventions du moniteur visent à être plutôt
des descriptions que des interprétations. Ces descriptions
sont supposées savantes, l'animateur- formateur se présentant
comme un professionnel de la « dynamique de groupe »
appliquée, ou « clinique ».
W.F. Whyte: “apprendre sur le terrain" (learning
from the field: 1985)
Willian Foote Whyte publiait en 1943, à l'issue d'un travail
ethnographique de terrain qui dura quatre ans (1936-1940), un ouvrage
(traduit en italien) intitulé Street Corner Society, qui
décrit la vie de deux bandes de jeunes dans un quartier pauvre
d'Italiens immigrés aux États-Unis. En 1955 dans la
seconde édition de ce premier livre, il a décrit sa
méthode d'enquête. C'est essentiellement par ce texte
qu'il est célèbre : il y apparaît comme l'un
des grands fondateurs de l'observation participante en ethnosociologie.
Mais il participa aussi aux T. Groups de Bethel par les disciples
de Kurt Lewin à partir de 1947. Il était avant tout
préoccupé, à la fin de sa vie surtout, de définir
des « types de recherche-action appliquée » -
il désigne ainsi, en fait, la consultation psychosociologique,
et il les a classés « par ordre d'implication croissante
du chercheur ». Sa typologie se fonde sur des situations de
recherche-action dont il a été, souvent, « l'animateur
principal". Il reprend à ce propos la notion française
d'« animation sociale ».
Mais il y a donc aussi dans ce travail de consultation, une dimension
ethnographique implicite dans la mesure où les intervenants
doivent se donner rapidement une vue de type « ethnographique
» de la situation dans laquelle ils sont invités à
intervenir. Cette dimension est restée occultée, l'outil
conceptuel de ces interventions étant fourni par la psychosociologie
des groupes et des organisations, et non par la démarche
ethnographique avec son horizon théorique.
L’œuvre de W. F. Whyte apparaît ainsi comme l'une
des rares tentatives de synthèse entre la démarche
ethnographique par observation participante et la recherche-action.
Lawrence Stenhouse : de la consultation à la recherche-action
interne
L. Stenhouse a lui aussi pratiqué la psychosociologie de
consultation et d'intervention. C'est en tant que spécialiste
de cette démarche qu'il assura à partir de 1927 la
direction d'une recherche-action concernant un projet de réforme
: Humanities Curriculum Project (HCP), recherche faite dans le cadre
du Centre de recherches appliquées à l'Éducation
de l'Université East Anglia.
Stenhouse était aussi un enseignant spécialisé
dans l'innovation (le « tatching project »). C'est pourquoi
il réalisa dans le domaine de l'école ce passage,
qui nous intéresse ici, d'une analyse externe faite par un
expert - un psychosociologue consultant - à une analyse interne
faite par les membres du processus éducatif. Avec lui, il
faut y insister, l'intervention de l'expert, si elle n'est pas abolie
tout à fait, est pour le moins atténuée au
profit de l'idée du « self monitoring teacher »,
selon sa formule-clé.
Il publia une introduction à la recherche concernant le
curriculum An Introduction to Curriculum Research (1975) dans laquelle
il développa notamment la notion de l'enseignant-chercheur
(« the teacher as researcher ») qui devait devenir le
slogan de la nouvelle recherche-action à l'école.
À peu près dans le même temps, John Elliot et
Clem Adelman ont contribué à la mise en place du nouveau
dispositif de recherche-action ; ils ont associé les enseignants
concernés à l'institution des changements souhaités
dans le cadre du Ford Teaching Project au Centre de recherches appliquées
à l'éducation de Cambridge (ou Elliot commence à
enseigner en 1976).
On peut cependant être tenté de voir là une
simple variante de l'orientation lewinienne : la participation des
acteurs sociaux au changement était en effet déjà
au coeur de son dispositif. Mais cette idée de participation
des acteurs sociaux n'a plus exactement le sens qu'elle avait chez
les psychosociologues lewiniens.
En outre, l'évolution de Stenhouse l'a rapproché
des courants ethnographiques, en particulier les courants anglais.
Il a contribué à la rencontre de la psychosociologie
et de l'ethnographie qui est l'un des points forts des recherches
anglaises autour de l'école, aujourd'hui.
La nouvelle recherche-action
Carr et Kemmis (1983) définissent la recherche-action (RA)
en général comme « une forme de recherche effectuée
par des praticiens à partir de leur propre pratique ».
À partir de cette définition - qui ne convient pas
à la recherche-action première manière, fondée
par Kurt Lewin - ils élaborent leur conception propre, qui
prend le nom de recherche-action émancipatrice, ou critique.
Tout n'est pas nouveau cependant dans cette théorie de la
« nouvelle » recherche-action. Elle prend acte en effet
du déclin d'une première définition, positiviste,
de cette pratique, et de sa récente renaissance.
Une critique de la recherche-action lewinienne
Le travail de Lewin impliquait trois traits qu'on va retrouver,
mais avec un nouveau statut, dans la démarche de Carr et
Kemmis.
- l'orientation participationniste (selon Lewin, il est souhaitable
que les gens participent à la préparation des décisions
concernant le changement social) ;
- l'orientation démocratique (Lewin a surtout valorisé
la « démocratie des petits groupes », sur fond
d'un idéal politique de gouvernement s'opposant aux modèles
autoritaires, c'est-à-dire à la montée et à
l'installation du totalitarisme en Europe);
- l'orientation qu'on pourrait appeler « scientiste »
en désignant par ce dernier terme la conviction selon laquelle
on peut mettre une science sociale rigoureuse, de type expérimentaliste,
au service d'un changement social bien planifié.
Carr et Kemmis vont changer - relativement - ces orientations qui,
cependant, sont un point de départ pour une nouvelle définition.
- l'orientation démocratique qui mettait l'accent, avec
Lewin, sur la décision de groupe en tant que technique de
changement social (pour le faciliter et le rendre durable) est comprise
autrement et désigne maintenant un principe d'action sociale
: ce n'est plus au niveau d'une « technique de (petit) groupe
» comme dispositif fondamental d'intervention (les fameux
T. Groups, par exemple, comme base d'une intervention psychosociologique
dans les établissements) qu'on se situe mais à celui
d'une démocratisation de la recherche en tant que telle avec
possibilité, notamment, d'une recherche- action interne effectuée
par les praticiens eux-mêmes, sur les lieux de leur activité
;
- on va renoncer au vocabulaire lewinien concernant les finalités
et les méthodes de la science sociale avec ses concepts d'inspiration
mathématique comme ceux de la topologie psychologique, sa
recherche de « lois » de la vie sociale par une démarche
dite « expérimentale », le tout définissant
un idéal positiviste en matière de science sociale
s'accompagnant de vues déterministes et technicistes.
Cinq exigences
Carr et Kemmis proposent un retournement épistémologique
et formulent d'abord cinq exigences (« requirements »)
fondamentales auxquelles, disent-ils, « devrait satisfaire
toute science de l'éducation adéquate et cohérente
».
a) elle doit rejeter les notions positivistes de rationalité,
d'objectivité et de vérité ;
b) elle doit employer les catégories interprétatives
des praticiens et des autres participants du processus ;
c) elle doit procurer les moyens de distinguer les idées
et interprétations qui sont systématiquement déformées
par l'idéologie de celles qui ne le sont pas, montrer comment
la distorsion de ses propres idées peut être surmontée
;
d) elle doit s'efforcer d'identifier ce qui, dans l'ordre social
existant, bloque le changement rationnel et doit être capable
de proposer des interprétations théoriques des situations
(« theoretical accounts ») qui permettent aux praticiens
(et autres participants du processus ) de prendre conscience de
ce qui peut aider à surmonter ces blocages ;
e) enfin, elle doit être fondée sur la reconnaissance
explicite qu'elle est pratique, c'est-à-dire que la question
de sa vérité sera tranchée par sa relation
à la pratique.
Les raisons d'une « renaissance »
Carr et Kemmis énumèrent les raisons de cette «
renaissance » de la recherche-action
a) on voit se développer chez les praticiens, disent-ils,
une demande concernant un « rôle de chercheur »
qui s'éloigne du modèle psychosociologique d'un consultant
venu de l'extérieur ;
b) les praticiens sont de plus en plus conscients de l'inutilité
d'un certain nombre de recherches menées sous la bannière
des « sciences humaines est sociales » pour résoudre
les problèmes qui se posent effectivement dans leur champ
(même l'ethnographie sous sa forme classique reste marquée
par la posture traditionnelle du sociologue observateur, n'échappe
pas à cette critique : Car « en quoi cela peut-il nous
aider à résoudre nos problèmes ? » )
;
c) s'y est ajouté un intérêt accru pour les
problèmes pratiques associés à la notion de
« curriculum » et de là pour le « raisonnement
pratique » opposé au raisonnement « technique
» ou « instrumental » ;
d) il y a eu l'émergence des méthodes de la «
nouvelle vague » et plus particulièrement les orientations
qualitatives ou « démocratiques », la méthode
des « cas », la démarche ethnographique, etc.
qui toutes ont mis l'accent sur la nécessaire prise en compte
des « perspectives » des acteurs sociaux et qui ont
ainsi mis le praticien au centre du processus de recherche. On a
posé en principe que les interprétations des acteurs
- ou, comme disent les héritiers de W.I. Thomas et de la
première école de Chicago, leur « définition
de la situation » - sont d'un intérêt crucial
pour la recherche.
e) Carr et Kemmis citent « the accountability movement »
qui a, disent- ils, « galvanisé et politisé
les praticiens », les amenant à une critique des conditions
de travail dans lesquelles ils conduisent leur pratique ;
On pourrait certainement ajouter ici l'importance prise par les
minorités culturelles issues des différentes vagues
d'immigration qui ont parfois bouleversé le fonctionnement
des institutions sans qu'on y soit préparé ;
La praxis, la recherche-action et l'implication
Les pratiques qui se proposent comme objets pour une recherche-
action ne sont pas produites par des chercheurs en tant que «
phénomènes » (où les objets sont supposés
indépendants des chercheurs qui les étudient), ni
en tant que procédures (« treatments ») et pas
davantage comme les expressions des intentions et perspectives des
praticiens (comme on pourrait le faire dans une recherche interprétative
- « interpretive research » - comme si on devait seulement
s'occuper du point de vue des praticiens et de leur définition
de la situation).
La notion de « pratique », telle que l'entendent Carr
et Kemmis, désigne une action informée et impliquée.
Ils utilisent ici la notion de praxis, en référence
à la notion marxienne telle qu'elle est élaborée
notamment par J. Habermas, qui est pour eux la référence
théorique fondamentale. C'est, disent-ils, une praxis qu'il
faut comprendre dans son contexte historique, c'est une action qui
est informée par une « théorie pratique »
et qui, en retour, informe et transforme cette théorie dans
une relation dialectique.
Praxis désigne une action associée à une stratégie,
en réponse à un problème posé concrètement,
en situation et dont l'auteur est impliqué. L'action pratique
suppose toujours un risque. Et comme le remarque un théoricien
en la matière, « les problèmes pratiques sont
des problèmes dont on ne trouvera la solution qu'en faisant
quelque chose », ce sont donc des problèmes dont la
solution est elle-même pratique. Et c'est pourquoi le sens
des praxis ne peut être établi que dans leur contexte
pratique, dans une situation historiquement définie et localisée.
Car
« Seul le praticien a accès aux implications et aux
théories pratiques qui informent la (sa) praxis, seul le
praticien peut étudier la (sa) praxis. La recherche-action,
en tant que science de la praxis, sera donc une recherche interne
à la pratique singulière du praticien » («
action research, as the study of praxis, must thus be research into
one's own practice-).
La connaissance ainsi acquise est constamment en relation dialectique
avec la pratique étudiée dans l'action ; la connaissance
est un processus coopératif ou collectif de reconstruction
interne à un groupe de chercheurs praticiens.
Un exemple de recherche-action a concerné une expérience
menée avec des maîtres d’une école qui
furent conduits à négocier des « Lois de la
classe » avec leurs élèves, ce qui créa
des conditions pour un meilleur apprentissage. On explora les effets
de l'évaluation compétitive et numérique qui
fut remplacée par l'évaluation descriptive, dans le
but de parvenir à l'auto-évaluation.
Le point crucial est que seul le praticien peut avoir accès
aux perspectives qui informent une action particulière en
tant que praxis, et par conséquent la praxis peut être
étudiée seulement par l'acteur social lui- même.
La dialectique de l'action et de sa compréhension est un
processus, personnel et unique, de reconstruction rationnelle.
Mais si seuls les praticiens peuvent avoir accès au sens
de leur pratique, un problème semble se poser ici, concernant
d'éventuelles distorsions dues aux effets des idéologies,
ou de type idéologique, mais c'est un faux problème.
En effet:
a) cette manière d'argumenter supposerait qu'il existerait
un contexte dans lequel serait descriptible et analysable une praxis
de manière « objective », c'est-à-dire
déconnectée des valeurs et des intérêts
des observateurs supposés (qu'une « observation objective
» serait alors possible). C'est là une illusion produite
par la représentation d'une science sociale « objective
» ;
b) cette façon de construire le problème méconnaît
le fait que l'autoréflexion critique entreprise par les praticiens
a pour but de découvrir des distorsions de l'interprétation
et de l'action précédemment non reconnues, et notamment
des allants de soi (des habitudes, des coutumes) et que le médium
de ces distorsions, c'est le langage, qui est lui-même de
l'ordre de la praxis. Bref, la dialectique de reconstruction des
significations de l'action est toujours un processus de relative
émancipation à l'égard des diktats des habitudes,
des coutumes et de la systématisation bureaucratique.
On reprochera à la recherche-action d'être victime
de la distorsion idéologique. Mais, comme le rappellent nos
auteurs, il n'existe pas de vérité objective qui échapperait
aux intérêts des groupes et des membres. Une communication
sans distorsions est purement de l'ordre de l'idéal; cela
n'est jamais accompli effectivement. Le but de la recherche-action
telle qu'ils la définissent serait de développer chez
les praticiens une sorte de distance critique par rapport aux allants
de soi qui gouvernent habituellement les pratiques.
La dimension ethnographique de la nouvelle recherche-action
Parmi les techniques couramment utilisées dans la recherche-action
contemporaine on trouve des procédures qui sont également
fondamentales en ethnographie, et notamment:
- la tenue d'un journal (de la recherche) centré sur des
aspects spécifiques des pratiques des enseignants chercheurs
;
- l'enregistrement au magnétophone des interactions dans
les les réunions ;
- des entretiens avec les acteurs ;
- des techniques d'analyse des données recueillies (analyses
de contenu, ou de la fréquence de certains événements
de la vie du groupe).
À la recherche-action traditionnelle - qui prenait la forme
d'une consultation, avec expert, et mettait en oeuvre des techniques
regroupées sous le label de la « dynamique de groupe
» - s'oppose ainsi la recherche- action émancipatrice
(« emancipatory action research ») : le terme «
émancipatrice » s'impose ici « dans la mesure
où le groupe de praticiens se responsabilise en vue de sa
propre émancipation par rapport aux habitudes irrationnelles,
bureaucratiques, de coercition, etc. ».
Dans ce cas, on n'a pas besoin d'experts étrangers à
la communauté en recherche. Et s'ils sont là, participants
au travail du groupe, ils partageront simplement la responsabilité
collective de l'action engagée avec l'ensemble du groupe
concerné.
Cette recherche-action « critique » ou « émancipatrice
» telle que le présentent Carr et Kemmis, est une initiative
qui part des praticiens eux- mêmes, parce qu'il existe un
courant qui les porte à s'autoorganiser en vue de mener une
recherche sur leur propre pratique, recherche qui doit être
elle- même comprise comme une praxis. Et s'il se trouve que
des gens venus de l'extérieur (« outsiders »,
dans le texte) vont aussi y participer, il est bien entendu qu'ils
n'ont pas l'initiative de cette recherche, qu'elle ne vient pas
d'eux, qu'ils sont simplement des participants au processus déclenché
et géré par les praticiens eux-mêmes, s'analysant
et se formant eux-mêmes dans/par ce travail. Et c'est pourquoi
il ne saurait être question de chercher à construire
un modèle de l'analyse interne (ou de l'intervention interne)
à partir de celui de la consultation, de l'expertise qui
se trouve, lui, à la base de l'intervention psychosociologique
et de la socianalyse, sa fille. Il faut au contraire se défaire
de ce modèle de l'expert et des « savants qui viennent
de l'extérieur » si l'on veut commencer à théoriser
l'action des «savants de l'intérieur».
Notes en annexe
Réflexivité ou spirale?
La recherche-action telle que je la vois implique deux propriétés
indissociables d'un même dispositif d'action sociale :
a) C'est d'abord un dispositif d'action (il est mis en place pour
servir certaines fins telles que la thérapie, l'éducation,
etc. et ce motif reste primordial) ;
b) C'est en même temps un dispositif de visibilité
: il "donne à voir" et donc met une certaine connaissance
à la disposition des acteurs (des "intervenants",
des praticiens engagés dans une certaine activité
collective).
On rencontre partout des dispositifs d'action ; mais leur fonctionnement
n'est pas toujours l'objet d'une réflexion systématiquement
destinée à la fois à en améliorer en
permanence le fonctionnement et de plus - bénéfice
sans doute secondaire - d'accroître en même temps la
connaissance concernant certaines organisations et institutions.
Une recherche-action a donc d'abord une visée pratique. Mais
elle a aussi, toujours (en principe), entrelacé avec la pratique,
une visée plus théorique destinée à
retourner à la pratique pour l'éclairer. Dans la recherche-action:
l'action est « première » en droit et en fait
; la connaissance, qui sort de l'action et y « retourne »,
ne peut en être détachée; c'est une connaissance
pour l'action, et une connaissance-action qui informe ce qu'elle
décrit dans une relation circulaire ou réflexive.
Par contre, dans la recherche-action lewinienne, les deux moments
de l'action et de la connaissance se succèdent « en
spirale » dans le temps (l'étape de l'action et suivie
d'une étape de réflexion et de planification qui est
elle-même suivie d'un retour à l'action, puis à
nouveau on va analyser et planifier une nouvelle intervention, etc.).
En ce sens, Alfred Schutz est proche de Kurt Lewin lorsqu'il écrit
que l'observateur participant est d'abord dans l'attitude naturelle
(suspension du doute, raisonnement sociologique profane, etc.) lorsqu'il
est participant et ensuite dans l'attitude scientifique (doute scientifique,
attitude désintéressée, etc.) lorsqu'il se
fait observateur, et surtout qu'il théorise à partir
des données recueillies sur le terrain.
Mais on pourrait objecter à Lewin et à Schutz que
les deux moments de la participation et de l'observation en ethnographie,
ou encore de la « recherche » et de « l'action
» dans l'intervention sont contemporains, et non successifs,
et qu'ils impliquent donc un dédoublement permanent de l'observateur
participant tout comme du praticiens-chercheur : c'est dans le même
temps que j'agis et que je vois ce que mon action rend visible.
J'investis continûment ce savoir dans l'action en cours d'accomplissement.
Agir et savoir de cet agir sont en relation réflexive ; la
notion ethnométhodologique de la réflexivité
implique cette contemporanéité du savoir et du faire.
Les degrés de l'implication
Les catégories élaborées par Adler et Adler
(1987) pour décrire l'implication du fieldworker, (théorie
ethnographique) peuvent aider à décrire l'implication
du chercheur pour rendre compte de la complexité de l'implication
dans la recherche-action interne:
a) Ils désignent par le terme « participation complète
par opportunité » la situation du fielworker (l'enquêteur
de terrain) qui faisait déjà partie en tant qu'acteur
de son champ de recherche, était acteur avant d'être
chercheur. Or c'est là aussi bien le principe de l'analyse
interne (je fais déjà partie de l'institution que
je me propose maintenant d'étudier et de modifier de l'intérieur).
Et c'est aussi, on l'a vu, le principe de la nouvelle recherche-
action.
b) En même temps, en tant qu'il agit dans la situation, la
position de celui qui pratique la recherche-action est proche du
fieldworker qui pratique l'observation participante active. (ce
dernier prend un rôle actif dans le groupe ou l'institution
dont il veut faire l'ethnographie, il est donc presque l'équivalent
du chercheur pratiquant la recherche-action, à ceci près
cependant que l'ethnographe actif a d'abord un projet de connaissance
alors que l'analyste interne travaille au changement social).
c) enfin, ce chercheur actif devient, en tant que chercheur, même
s'il est toujours « interne » à la situation
(membre à part entière du groupe ou de l'institution
où il intervient) périphérique (sa marginalité
relative, en général, mais effective, et souvent soupçonnée
par les membres, est due au retrait réflexif qu'implique
tout projet de connaissance sociale. Le fait d'adopter une posture
plus systématique de chercheur le sépare de son milieu
alors même qu'il continue d'y séjourner). On a donc
affaire, ici encore, à une situation de dédoublement
par rapport aux autres, à la situation.
L'analyse institutionnelle (A.I.)
Nous avons été amenés à découvrir,
autour du paradigme instituant- institué, des analogies entre
l'AI telle qu'elle s'était développée en France
et l'interactionnisme symbolique qui se définit : les instruments
d'analyse d'un instituant ordinaire à l’œuvre
dans le quotidien.
J'appelle Ensemble localisé de Pratiques Institutionnelles
(ELPI) le lieu où s'effectue localement un travail d'institution.
Ce terme peut désigner tout dispositif d'action et par conséquent
de recherche-action. Or l'AI est issue de pratiques sociales réflexives
(aussi bien dans le travail de la psychothérapie institutionnelle,
où la réflexion, on l'a vu, est interne, que dans
la socianalyse). Le terme analyse, dans analyse institutionnelle,
désigne le travail qui se fait pour mettre en forme la visibilité
associée "naturellement" (déjà) aux
actions.
On pourrait donc définir l'analyse institutionnelle comme
l'accompagnement réflexif d'un ELPI, sa part de visibilité.
La notion de « l'analyse » suggérait, dans sa
source psychosociologique originelle, une compétence particulière
de l'Analyste (institutionnel).
On admettait, certes, mais implicitement, l'existence d'un discours
profane sur l'institution ayant sa pertinence - il y a toujours
et d'abord une analyse interne à la société
elle-même et a ses institutions (Schutz) et on partait de
lui, dans les interventions, pour l'élaborer ; mais cette
élaboration supposait aussi des limites de ce savoir «
profane » puisqu'il avait besoin de l'intervention savante
d'un Expert. On supposait en d'autres termes - qui n'étaient
pas intégrés à la vulgate de l'AI et n'y sont
toujours pas - que cette « analyse » que l'expert propose
est fondée sur l'attitude naturelle (Schutz) et sur le langage
commun ; c'est d'ailleurs dans ce langage qu'elle trouve l'essentiel
des mots nécessaires à sa formulation. On reconnaissait
implicitement que la Société et ses institutions sont
toujours-déjà décrites par les membres et que,
par conséquent, cette analyse experte qui vient s'y superposer
n'est qu'une description au second degré, d'ailleurs envahit
elle- même par les procédures que met en oeuvre le
discours "profane" de la société sur elle-même.
Sur quelques convergences entre ethnologie et recherche-action
classique
Soit l'exemple de l'entrée sur le terrain, pour l'ethnologie,
d'une part, et de l'entrée dans le "champ d'intervention"
à partir de la commande, quand on parle le langage de l'intervention
psychosociologique et qu'on la pratique, d'autre part.
L'intervention psychosociologique suppose au départ une
"commande d'intervention". Cette notion, cette pratique,
d'ailleurs, ne se limite pas au champ de l'intervention psychosociologique.
Il existe en effet des commandes d'expertise en gestion, en comptabilité,
qui sont elles aussi des commandes d'intervention. Mais dans l'intervention
psychosociologique, cette commande fait l'objet d'une analyse permanente,
elle va se prolonger jusqu'au bout de l'intervention;
En ethnographie la "négociation d'entrée"
ou "d'accès au terrain", située au début
d’une enquête (et aboutissant à l'autorisation
d'enquêter) n'est jamais achevée. Si elle est bien
le premier acte du travail, elle ne sera en fait jamais achevée
et devra être toujours retravaillée, jusqu'à
la fin de l'enquête. Et l'analyse, permanente, de cette négociation,
sera l'une des sources essentielles de la connaissance ethnographique.
Ainsi, on le voit, il existe dans les deux cas, une pratique d'analyse,
soit de la commande (pour l'intervention), soit de la négociation
d'entrée (pour l'ethnographie). Les deux sont apparemment
opposées, puisque le psychosociologue est demandé
alors que l'ethnographe est demandeur d'entrée. Mais l'important,
c'est le fait que dans les deux cas une analyse permanente de l'acte
initial et fondateur constitue un ressort essentiel du savoir.
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