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Texte écrit pour l'université de Tours en Mai 2009
Aborder la question de la rationalité des conflits implique de
constater que les conflits sont partout et innombrables. Essayer
de classer ces conflits aboutit à se demander quel ordonnancement
conceptuel est pertinent. La modélisation a un côté un peu arbitraire
et schématique. Mais, cette étape de la pensée est nécessaire
pour comprendre ce qui est à l’œuvre et les enjeux. Nous devons
admettre que nos conclusions peuvent se lire en termes de tendances,
puisque tout ne correspond pas exactement au schéma proposé. Malgré
ces difficultés, proposer des hypothèses est nécessaire et c’est
l’objet de notre philosophie comme théorie du général. La validité
des arguments et du raisonnement est située dans l’espace temps,
le notre, celui d’une époque troublée, où nous acceptons de nous
poser la question de ce qu’être humain veut dire. Notre crise
de civilisation est inédite, de facto la recherche, la réflexion
et l’invention sont convoquées.
Notre hypothèse se confronte donc
à l’irrationalité apparente du temps présent. Notre vie est confrontée
à de nombreux conflits, conflit dans notre rapport à notre environnement
naturel, conflits entre divers groupes sociaux et au sein même
de ces ensembles humains, conflits encore en nous-mêmes.
D’autre part, les mutations s’inscrivent
dans un contexte, où pour essayer de comprendre ces bouleversements,
nous nous proposons d’examiner les rapports entre la modernité
et la postmodernité. Ce choix méthodologique permet de lier le
côté descriptif de notre démarche aux approches systémiques, analytiques.
Notre perspective essaie de soutenir un désir, celui de croiser
les approches sociologiques, psychologiques, politiques, économiques
et écologiques, en acceptant le cadre limité de cet espace de
travail.
Nous commencerons par examiner le
rapport avec la nature et comment il a pu devenir structurant
pour la vie humaine, puis destructeur et porteur de danger.
Ensuite, nous aborderons la question
du conflit interne à la société. Son évolution et sa dynamique
ont permis à la société de se réformer. Les transformations contemporaines
semblent beaucoup plus inquiétantes.
Nous terminerons par le conflit
qui existe au sein de chaque être humain. Il concernait principalement
le rapport à l’autorité et était basé sur l’interdit. Aujourd’hui,
l’injonction de jouissance est un facteur déstabilisant. Le devenir
humain est devenu problématique et c’est l’objet de débats.
1 / Le conflit avec la nature
Étudier le rapport contemporain
avec la nature et les changements avec la période antérieure passe
par Descartes.
« Sitôt
que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique,
et que commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières,
j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles
diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai
cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement
contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en
nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait
voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient
fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative,
qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique,
par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau,
de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui
nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les
divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en
même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi
nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui
n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité
d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des
fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent,
mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle
est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres
biens de cette vie ». [[1]]
Ce philosophe est typique des débuts
de la modernité. Il énonce clairement le programme pour l’avenir.
Descartes se situe à la fois en continuité et en rupture avec
la pensée antérieure. Pour les grecs, Prométhée a voulu aider
les hommes trop faibles pour assumer leur destin. La nature est
marquée par l’Ubris, l’homme est à la merci des caprices des dieux
et a peu de prise sur son environnement naturel. Le travail est
réservé des esclaves.
Du côté chrétien, les humains sont
condamnés à travailler, l’homme doit peiner en raison du péché
originel. Le travail est comme une malédiction. L’homme doit gagner
son pain à la sueur de son front. Il faudra attendre la fin du
moyen âge pour que les idées évoluent au sein de la chrétienté
et que l’on commence à concevoir le travail dans le monde comme
la continuité de la création. Il est alors concevable de penser
que Dieu a travaillé en créant la terre et ses habitants. D’ailleurs,
son œuvre s’est faite en sept jours, une semaine de travail créatif.
La position de Thomas d’Aquin témoigne de ce glissement progressif
vers une revalorisation du travail. La morale chrétienne classique
condamne toujours le désir d’enrichissement, le travail manuel
est toujours considéré comme une souffrance pour l'humanité. Ce
que déplace Thomas d’Aquin c’est le lien entre la foi et la raison.
Ces deux composantes humaines sont alors vues comme complémentaires.
Cette étape sera importante pour l’évolution ultérieure. La raison
reste subordonnée à la foi, mais il n’y a plus de conflit entre
les deux domaines. La foi chrétienne n'est plus incompatible,
ni contradictoire avec l'usage de la raison. Les vérités de la
foi et celles de la raison appartiennent à deux ordres différents.
La foi est supérieure à la raison, parce que rien ne peut contredire
les vérités révélées, selon la théologie thomiste. Cette œuvre
se développe selon une optique théologique, mais elle est marquée
par le respect épistémologique de l'ordre rationnel. Il est alors
possible de rester croyant et bon chrétien tout utilisant la raison,
en développant la science et en domestiquant la nature.
Dès le 13ème siècle, la pensée occidentale
peut permettre la reprise et le déploiement progressif du mythe
prométhéen dans un développement qui aboutira à la modernité.
Depuis l’antiquité, dans le contexte humain, le travail a pour
fonction première la satisfaction des besoins. L’homme est obligé
de travailler, il est différent de l’animal. L’humain arrive sur
terre à sa naissance nu et sans défense, il doit produire par
lui-même ce qui est nécessaire à sa vie et à sa conservation.
Le mythe de Prométhée, nous a été transmis notamment par Platon
dans Le Protagoras. [[2]]
Il décrit cette impuissance initiale de l’homme. Contrairement
aux autres êtres vivant sur terre, il n’a ni plume, ni bec, ni
fourrure, ni griffe… L’homme est dépourvu des moyens nécessaires
à sa survie. Mais, en compensation de cette faiblesse, il reçoit
de Prométhée le feu, volé aux Dieux, ce feu qui est indispensable
à la fabrication d’outils et symbole de l’activité technique.
Il est possible d’interpréter la signification de ce mythe en
remarquant qu’il montre la nécessité dans laquelle se trouve l’homme
d’avoir à inventer lui-même par le travail son mode d’existence.
L’humain n’est pas immédiatement adapté à la nature comme l’est
l’animal. Avec le feu, il peut désormais transformer la nature
en fonction de ses besoins. Le mythe est l'expression d’un sentiment
humain. Nous sommes des êtres faibles et marqués par un manque
originaire. Nous ne devons notre survie qu’à nous-mêmes. Comme
Prométhée, nous devons utiliser notre intelligence et la ruse.
Le mythe contient la possibilité de la perfection technique et
de la maîtrise du monde. Notre manque d'adaptabilité précise est
notre spécificité, l’autre versant de ce manque contient la possibilité
d'une perfectibilité humaine et par voie de conséquence notre
une maîtrise sur le monde. L'homme est démuni et inadapté dans
la nature, il est néanmoins apte à transformer le monde, il est
capable par ses propres forces physiques et intellectuelles de
se perfectionner, il semble indéfiniment perfectible. Cet aspect
de l’humanité sera repris par les Lumières pour encourager l’éducation,
première étape de la construction de l’homme rationnel et démocratique.
L’homme est conduit, à cause de sa faiblesse primitive, à développer
ses facultés et à devenir technicien. Le feu transmis par Prométhée,
devient le premier maillon de la chaîne du développement technique
de l'homme. Cette perfectibilité est une condition de possibilité
pour se rendre « comme maître et possesseur de la nature ». C'est
par cette perfectibilité indéfinie que l'homme peut prétendre
à une maîtrise de son environnement. Cette contrainte originaire
du manque absolu d'adaptabilité nous rend, de façon paradoxale,
le seul être capable de dominer la nature, une nature hostile
au départ. Nous pouvons grâce à notre capacité de développement
technique, tout à fait spécifique, comprendre ce que permet notre
perfectibilité. Prométhée peut être vu comme un visionnaire de
la liberté humaine et comme condition de possibilité du progrès
dans l'histoire Au contraire, l'animal qui a tout reçu en cadeau
de la nature est totalement adapté et homogène à son milieu d'origine.
L’animal est motivé totalement par l'instinct et n'est capable
d'aucun progrès, puisque qu'il est naturellement parfait, selon
la place que la nature lui destine.
Il est donc possible de considérer
que Descartes reprend le mythe de Prométhée en l’installant dans
la perspective moderne. Sa rupture et sa continuité seront le
fondement pour la recherche de l’abondance et la transformation
du monde. On peut également remarquer que la fin du géocentrisme,
à partir du 17ème siècle, a changé considérablement la vision
que l’homme avait de la nature, qui devient alors un espace désacralisé,
« désenchanté », connaissable et maîtrisable dans lequel
nous pouvons désormais agir grâce à la technique. La nature n’est
plus un objet de contemplation, un espace cosmique rempli de forces
énigmatiques et spirituelles, un ordre que l’homme se doit de
respecter sous peine d’avoir le sentiment d’opérer une transgression.
La nature devient un espace neutre que la science peut transformer
par l’action. Le monde devenant un pur espace matériel manipulable,
domesticable, l’homme peut réaliser l’objectif de Descartes.
Plus tard, Max Weber, en étudiant
notre histoire mentale et le rapport qui a pu exister entre l’économie
et la religion, a montré qu’il était possible de comprendre la
naissance du capitalisme à partir des modifications culturelles
que le protestantisme a introduit en occident. Contrairement à
la culture catholique traditionnelle, le principe de l’enrichissement
personnel n’est plus dévalorisé. [[3]]
La question était de savoir pourquoi certaines sociétés se sont
développées et d'autres pas. Avec l'éthique protestante, Max Weber
nous propose une explication :
Ce sont les mentalités, les valeurs
et les croyances qui ont influencé les comportements économiques.
Son livre avance l'idée que l'éthique liée à la religion des différentes
sensibilités protestantes calvinistes a des « affinités électives »
avec le développement du capitalisme. L'analyse de Max Weber établit
une corrélation entre le protestantisme et la révolution industrielle,
il essaie de comprendre également le mécanisme au travers duquel
se fait cette relation.
Pour Weber, le comportement des
protestants s'explique par la prédestination. Selon Calvin, le
salut éternel dépend d'une décision arbitraire de Dieu et non
des actions bonnes ou mauvaises entreprises durant la vie, comme
c'est le cas dans la religion catholique. Cette prédestination
ne mène pas au fatalisme, car l'angoisse liée au calvinisme « Suis-je
destiné à aller au paradis ? » peut être dissipée par la
réussite économique, qui est un signe d'élection divine. Cette
réussite ne peut résulter que d'actions morales et d'une vie ascétique
et austère. Les calvinistes sont donc incités à réussir, et non
pas à consommer les fruits de leur labeur. Cette injonction est
favorable à l'accumulation capitaliste, ce que Marx appela l’accumulation
primitive. Si on le compare à la religion catholique, le protestantisme
encourage le libre arbitre. C'est une religion qui s'éloigne de
la pensée magique et d’une certaine idolâtrie. Le protestantisme
favorise une forme particulière de rationalité, la rationalité
instrumentale, ce qui explique le développement ultérieur du pragmatisme
et de l’utilitarisme. Celle-ci se caractérise par des comportements
utilisant les moyens et les ressources disponibles pour parvenir
rationnellement à des fins propres, mûrement réfléchies, qu'on
souhaite atteindre. L'action humaine est toute tournée vers son
objectif, elle s'éloigne des impératifs ou des exigences que la
morale ou la religion imposent dans certaines sociétés. Elle s'abstrait
des affects, des émotions, des coutumes et des traditions.
Le calvinisme favoriserait donc
le développement d'une certaine forme de capitalisme, durable
et organisé, car reposant sur des choix méthodiques en matière
de gestion et de méthodes de production. Le taylorisme ultérieur
en serait une excellente illustration. La thèse de Weber met en
oeuvre une méthode de raisonnement particulière, elle est fondée
sur la notion « d'idéal-type », situation simplifiée
qui permet le raisonnement abstrait. Max Weber met l'accent sur
un caractère essentiel du capitalisme occidental : la rationalisation
instrumentale des activités. Qu'il s'agisse de la tenue des comptes,
de la recherche scientifique ou de la course aux gains de productivité,
à chaque fois la rationalisation des activités marque le capitalisme
occidental. Weber a montré que la relation existant entre l'émergence
progressive de cette forme particulière de rationalité et le façonnage
des mentalités par la religion. L’étude de Weber sur l’axe rhénan
montre que la promesse d’un monde meilleur au travers du développement
du capitalisme, de la science et de la raison démocratique est
inscrite dans l’histoire des idées en Occident.
Aujourd’hui, Prométhée semble s’être
retourner contre les hommes. Les promesses du progrès se sont
dissoutes dans le capitalisme postmoderne. L'urgence écologique
ne peut plus être niée. L’expression « non assistance à planète
en danger » résume bien la situation. Des messages alarmants
se font entendre depuis plusieurs années sur l’état de la planète
et sur son avenir. Les médias nous informent régulièrement des
catastrophes écologiques ou de nouveaux dégâts faits à la nature.
Une simple comparaison entre l’état antérieur de la planète et
aujourd’hui illustre la vitesse croissante avec laquelle la situation
se dégrade. Les spécialistes se demandent sérieusement : si les
choses continuent à ce rythme, combien de temps encore la planète
restera-t-elle habitable. Notre planète est donc bien malade.
Des commissions d’experts, à l’échelle mondiale, se sont réunies
à plusieurs reprises. Une instrumentation sophistiquée a été mise
au service de leurs enquêtes. Dans l’ensemble, les rapports concordent,
tous les indicateurs vont dans le même sens. Nous ne pouvons pas
sous-estimer la gravité de la situation. Les données de plus en
plus précises sur la diminution de la couche d’ozone, sur l’accroissement
du gaz carbonique dans l’atmosphère et sur la quantité de produits
toxiques déversés dans la biosphère sont très préoccupantes. Même
si nous ne connaissons pas avec certitude l’effet de ces modifications,
nous savons pourtant déjà qu’elles seront très importantes et
auront des conséquences dramatiques.
Pour la première fois depuis l'origine
de vie sur terre, il y a trois milliards d'années, une espèce
dispose de la possibilité d'en anéantir des milliers d'autres,
et de s'anéantir elle même. Cette espèce, c’est notre espèce,
l’humanité. Le constat est assez effrayant. Mais, il ne fait aucun
doute que c’est la méga-machine que l'être humain a lui-même créé
et que l'on a nommé "civilisation", qui produit inéluctablement
ce résultat. Si l'humanité a pu pendant des milliers d'années
prospérer sans mettre en danger son propre environnement, il n'en
n'est plus de même depuis un siècle. Le développement capitaliste
a provoqué une exploitation sans précédent des ressources limitées
de notre terre. Le point de non retour semble déjà dépassé dans
de nombreux domaines.
L'activité humaine met la planète
en danger, et par voie de conséquence l'humanité est en danger.
L’écologie politique devient centrale dans les préoccupations
humaines. L’irresponsabilité écologique des humains est tellement
massive que le conflit avec la nature est devenu destructeur.
Lors du développement historique, nous pouvons distinguer deux
tendances :
- Une, qui dans la modification
de notre environnement, visait une sorte d’harmonie. Elle créait
et valorisait le paysage. L’agriculture pouvait se lire comme
un grand jardin, une réorganisation de l’organisation naturelle.
La ville était dessinée comme une oeuvre d’art. La culture nous
apprenait à apprécier la beauté de la nature et des bâtiments,
le résultat du travail humain était admirable.
- L’autre tendance est celle qui
prélève, qui utilise sans se soucier des conséquences, celle qui
exploite sans retour.
C’est cette seconde attitude qui
nous a conduit à la situation actuelle. Le caractère irréversible
des destructions est maintenant admis. La discussion porte maintenant
sur le temps qui nous sépare des catastrophes écologiques. Le
conflit avec la nature s’est donc transformé en conflit déstructurant
et cela est indissolublement lié au développement du capitalisme.
Le mythe prométhéen accouche de l’horreur et ce sont les hommes
et non les dieux qui en sont responsables.
Face à tous ces dangers, Serge Latouche
propose de parier sur la décroissance. [[4]]
Il explique qu’il utilise le concept de décroissance est utilisé
à défaut d’en avoir un plus adéquat. Il nous dit qu’il préférerait
parler de « acroissance ». La notion de décroissance
a un avantage, elle frappe les esprits. De plus, elle pointe d’emblée
l’origine de nos difficultés : la recherche de la croissance
à tout prix. Latouche estime que le développement, qui ne prend
pas en compte notre responsabilité écologique, a colonisé l’imaginaire
occidental. Les conséquences de notre usage du monde, notre façon
de produire, de consommer, détruisent notre planète. Il s’appuie
sur la notion « d’empreinte écologique ». L’empreinte
écologique a pour but de traduire de manière facilement compréhensible
l’impact des activités humaines sur les écosystèmes de la planète.
[[5]]
En fonction de nos activités, nous pouvons connaître l’impact
de notre empreinte écologique. Les humains sensibles à l’écologie
peuvent ainsi adopter un mode de vie ayant une empreinte écologique
plus faible et plus respectueuse de la nature. Cette approche
permet de prendre conscience du grand gaspillage qui existe dans
les pays riches. La recherche de croissance actuelle contient
une part importante de surconsommation. Ce gâchis est scandaleux,
parce qu’il détruit des ressources non renouvelables et va de
pair avec une répartition des richesses inégale et injuste. Nos
rêves d’égalité et de justice rencontrent le rapport à la nature,
ce qui intéresse la philosophie politique. Les excès des humains
sont politiques, ils sont le signe d’un déséquilibre scandaleux
entre les pays dits du « Nord » et les pays du « Sud ».
Pour Serge Latouche, il faut chercher
à mettre en œuvre des alternatives au développement capitaliste
contemporain. Il remet en cause le productivisme pour promouvoir
une économie locale et des rapports humains non marchands. Il
insiste sur la perte humaine qu’induit la marchandisation du monde
et le développement des transports au niveau mondial. Il prend
l’exemple du yaourt qui a nécessité environ 4 000 km de transports
routier pour arriver dans notre assiette. Il propose de revenir
à un mode de vie plus convivial, orienté sur la culture et les
échanges humains non marchands. Il valorise également la lenteur.
La vitesse et la performance sont liées au désir d’avoir toujours
plus. Ses livres ont le mérite de nous faire prendre conscience
du danger qui menace notre planète et de montrer que nous pouvons
essayer d’arrêter le cycle infernal. Il essaie d’inverser la tendance
qui promeut le quantitatif avant tout, il souhaite mettre l’accent
sur le qualitatif. Ses travaux questionnent la rationalité instrumentale
de l’Occident. De ce point de vue, il remet en cause Descartes,
parce que c’est le calcul et le désir de dominer la nature qui
nous ont conduit dans cette impasse. La promesse du progrès a
échouée, elle s’est transformée en son contraire et les humains
hésitent ou semblent impuissants à agir d’une façon moins irresponsable.
L’écologie politique étend son questionnement
au-delà du rapport à la nature, cette approche montre que notre
usage du monde est un pillage, pillage de la nature et pillage
des richesses des pays du tiers monde. Le prélèvement occidental
concerne les minerais, les matières premières, mais aussi les
produits agricoles, les ressources alimentaires. Cette analyse
de l’activité mondiale, qui fonctionne à notre profit et au détriment
d’autres peuples, montre que nous ne pouvons pas séparer le rapport
à la nature des rapports sociaux des humains entre eux. Ce qui
est en cause c’est notre organisation collective locale et mondiale.
Cette conclusion est un élément de notre philosophie politique.
2 / Le conflit dans la société
Le conflit majeur dans la société
a été identifié au XIXème siècle, c’est la lutte des classes.
Il existe beaucoup d’autres conflits au sein de la société, mais
celui-ci semble être le plus important. Les sciences humaines,
en particulier les sociologues, mais aussi les syndicalistes et
les partis politiques qui défendent les classes populaires, ont
largement contribué à ce que ce conflit soit considéré comme le
conflit principal au sein de nos sociétés. Des théoriciens politiques
avaient même envisagé que ce serait la base d’un possible changement
radical dans l’organisation des sociétés humaines. Ils pensaient
possible qu’un jour une société sans classe existe. La réconciliation
entre les hommes étant le processus final de la lutte de classe
dans l’histoire. Cette dernière étape était nommée le « communisme »,
une société où chaque être humain pourrait recevoir ce qu’il a
besoin pour vivre. Auparavant, la période socialiste était conçue
comme un moment, où chaque personne recevrait une rétribution
en fonction de sont travail. Les patrons, les banquiers, les propriétaires,
qui sont considérés comme des personnes qui ne travaillent pas
au sens productif du terme, ne toucheraient rien, ce qui mettrait
fin à l’appropriation privée du sur-travail. L’usage collectif
de la plus value, qui ne disparaît pas avec le changement de société,
étant décidé par la discussion démocratique.
La sociologie a observé que cette
lutte sociale et politique avait un effet structurant. En effet,
elle est à la base du rassemblement syndical et politique pour
les ouvriers et les employés. La place des personnes dans la société
se déterminait selon sa classe d’appartenance. Cette polarisation
rendait l’identification assez facile. Les repères politiques
et culturels étaient clairs. C’était encore plus visible en cas
de mouvement de lutte. Lors des grèves, des campagnes politiques
les deux camps s’opposaient, les organes collectifs étaient chargés
de faire la médiation entre les protagonistes et d’aider à trouver
un compromis.
Nous pouvons considérer que l’apogée
de ce fonctionnement a été le « fordisme ». Le fordisme
est un mode de développement de l’entreprise et de l'organisation
du travail. Il a été inventé par Ford [[6]],
qui a créé un établissement industriel qui porte son nom, une
fabrique d’automobile qui existe encore. Il s’est appuyé sur l’organisation
du travail mise au point par Taylor [[7]],
organisation nommée également Organisation Scientifique du Travail.
Cette nouvelle organisation du travail a permis d'accroître la
productivité et la quantité produite tout en augmentant les salaires.
La division du travail mise en œuvre est une division à la fois
verticale et horizontale :
* Division verticale parce qu’elle
est basée sur la séparation entre la conception des produits et
la réalisation pratique. Le savoir technicien des ouvriers qualifiés
ou des artisans a été transféré aux bureaux d’études ;
* Division horizontale du travail
parce qu’elle est basée sur le découpage des tâches, une parcellisation
du travail manuel assisté par des machines qui a permis la mise
en place des lignes de montage, nommée aussi « travail à
la chaîne ».
Une autre composante est à relever
dans cette organisation rationnelle du travail chez Taylor :
la standardisation. Elle permet de produire de grandes séries
de produits, qui sont des pièces interchangeables.
Le dernier élément important du
fordisme est l'augmentation des salaires des ouvriers. La diminution
des coûts de production et l’augmentation des revenus des ouvriers
déqualifiés ont permis que la consommation de masse se développe.
Le succès de la Ford T est typique de cette évolution. [[8]]
Les ouvriers travaillant chez Ford pouvaient acheter la voiture
qu’ils fabriquaient.
Le fordisme est l’alliance efficace
du taylorisme et de l’encouragement de la consommation. Le rôle
régulateur de l’État accompagne ce mode de développement du capitalisme.
Le fordisme a pris naissance aux USA, il s’est développé en Europe
massivement après la seconde guerre mondiale. Il est souvent associé
à la notion « d’État providence ».
La tension entre les classes sociales
aux intérêts opposés était encadrée par l’institution étatique.
Ce conflit a permis la mise en place de réformes favorables aux
ouvriers et employés ainsi qu’à tout le peuple. Ce fonctionnement
avait un impact structurant important dans la société. L’institutionnalisation
des acquis des luttes sociales et politiques a permis que le conflit
de classe puisse avoir un rôle positif. Cette évolution peut se
voir comme une tendance générale qui a marqué notre histoire.
Ce fonctionnement induisait une certaine confiance dans la démocratie,
parce qu’elle pouvait se réformer et intégrer des mesures sociales.
C’était une des bases de l’État interventionniste.
Aujourd’hui, la lutte de classe
semble plutôt menée par les forces opposées aux employés et ouvriers
et à la régulation de l’État. La puissance économique et financière
des multinationales s’est beaucoup développée. Le capital financier
domine la scène du capitalisme contemporain. Cette puissance a
permis aux grands groupes capitalistes, qui opèrent à l’échelle
mondiale, de lutter contre ce qu’ils considèrent être des entraves
à leur désir de gagner de l’argent facilement. Ceci a été nommé
« globalisation » ou « mondialisation ». La
mondialisation désigne une nouvelle phase du capitalisme contemporain.
Plus aucune zone de notre planète n’échappe à l’emprise du capitalisme.
On peut comprendre cette nouvelle étape comme l’intégration planétaire
des phénomènes économiques, financiers, écologiques et culturels.
Ce phénomène prend des formes différentes suivant les domaines
et les zones géographiques. Le terme globalisation rend compte
du processus qui transforme les marchés, les diverses politiques
et les systèmes locaux en marchés, en politiques favorables au
capitalisme ultra libéral et en systèmes internationaux qui permettent
la fluidité de la circulation d’argent ou de produits.
La mondialisation et la globalisation
témoignent du fait que plus rien sur la planète terre n’échappe
à la marchandise et au spectacle. Au niveau des technologies de
l'information et de la communication, la globalisation-mondialisation
c’est la fusion de différentes technologies : l’informatique,
les réseaux téléphoniques, la couverture médiatique et le développement
d’internet. Le phénomène s’accentue depuis le début des années
1990 du XXème siècle. Le capital financier est globalisé, mondialisé.
La crise financière le confirme tous les jours.
La puissance des grands groupes
au niveau mondial a tendance à s’émanciper des contraintes politiques
locales. Les États, hormis celui qui gère l’Empire, les USA, semblent
de plus en plus faibles. Il leur reste la gestion de la sécurité,
la gestion des populations. En France, malgré l’agitation médiatique,
il est notable que l’État s‘appuie principalement sur deux axes :
- le développement du capitalisme
ultralibéral. L’État encourage les entreprises par diverses aides
et en devenant lui-même un opérateur du marché ;
- la mise pratique d’un ordre sécuritaire,
qui gère les pauvres et la contestation contre le système :
une gestion des populations par le contrôle social et la répression.
Ce qui signifie clairement que l’époque
de la distribution est révolue et la gestion différentielle des
humains est ouvertement inégalitaire et violente. Certaines analyses
qualifient cela « d’apartheid social », d’autres parlent
des « quartiers de relégation ». [[9]]
Nous abordons ces domaines liés
à la pratique politique réelle pour essayer de comprendre les
enjeux de notre condition actuelle. La recherche de la vérité
de la situation nous impose de se pencher sur la trivialité capitaliste
et ses évolutions. Nous avons choisi de vérifier si les concepts
résistent au réel. La conceptualisation en philosophie politique
ne peut pas se construire hors de la société. C’est elle qui nous
indique que nous avons des problèmes à résoudre. Pour éviter une
spéculation abstraite, nous essayons de voir si nos modèles sont
valides. Nous pensons que ce qui est en jeu c’est l’humanité elle-même
et ce qu’être humain veut dire. Si l’humanité est en question,
c’est à cause du rapport entre les groupes humains, ici les concepts
ne sont pas premiers. Les idées, les mots servent si souvent de
couverture à l’inégalité et à l’injustice que beaucoup d’humains
n’attendent plus rien d’eux. La notion même d’humanisme devient
ridicule devant la brutalité de l’oppression. La culture et l’éducation
s’effacent devant le droit des plus forts. L’économie, l’humanitaire
et les militaires marchent si souvent ensemble, que cela nourrit
la haine envers l’universalisme occidental.
S’il est exact que la puissance
des multinationales s’est détachée de la politique des États Nations,
la philosophie doit intégrer cette nouvelle donnée. C’est la thèse
de Bauman. [[10]]
L’observation sociologique et politique tend à confirmer cette
analyse. Ce théoricien intègre cette nouvelle donnée dans son
propos sur la postmodernité avec ce que cela suppose de changements
par rapport à la modernité.
Un
autre auteur va dans le même sens : Jean Ziegler. [[11]] Celui-ci est révolté par la misère du monde.
Il est indigné par ses profondes inégalités, par la destruction
de la planète et par le culte du profit issu de l'idéologie capitaliste
néolibérale. Il refuse le relativisme et prend position pour l’humanité
contre l’argent et les pouvoirs en place. Il identifie clairement
d’où viennent les nuisances. L’objet de son livre sur « Les
nouveaux maîtres du monde » est de démontrer l’efficacité
des prédateurs capitalistes. Il critique durement les cadres des
institutions telles que le FMI ou l’OMC, car en terme de démantèlement
des sociétés traditionnelles et des services publics dans la plupart
des pays du monde, ce sont eux les décideurs. Il met en évidence
les travers de ces organismes non contrôlés démocratiquement.
Jean Ziegler montre les conséquences désastreuses des mesures
prises par ces organismes sur les écosystèmes et les sociétés
de nombreux pays du tiers monde qui sont en faillite. Ce sont
majoritairement des pays pauvres ou sous développés, des régions
très peuplées, comme le Niger, l’Argentine, Guinée, Mauritanie,
Zambie, etc. Jean Ziegler cite des exemples concrets qu’il connaît
bien de part ses anciennes fonctions de Rapporteur spécial des
Nations Unies pour le droit à l’alimentation. Le résultat de l’intervention
du FMI est toujours le même et se reconnaît en quelques années
par la ruine programmée de populations entières par l’imposition
de solutions financières complètement inadaptées.
Aujourd’hui dans le monde, toutes
les sept secondes, un enfant de moins de 10 ans meurt de faim.
Le plus souvent victime d’un impératif et d’un seul, celui des
maîtres du monde : le profit sans borne. Ziegler dit qu’il s’agit
d’un crime contre l’humanité, puisque nous avons les moyens pour
nourrir ces enfants. L’obstacle ce sont les acteurs du capitalisme
contemporain. Les nouveaux maîtres du monde, dont il parle, ce
sont les seigneurs du capital financier mondialisé [[12]].
Au coeur du marché globalisé se situent des prédateurs : les banquiers,
les hauts dirigeants des sociétés internationales, les opérateurs
du commerce mondial. Ils accumulent l’argent, passent au dessus
des États, affaiblissent ces États et quand ils le peuvent détruisent
ces États. Ils dévastent la nature et ne s’occupent pas des conséquences
de leurs actes sur les autres humains. Il existe donc des mercenaires
dévoués servent l’ordre des prédateurs au sein de l’Organisation
mondiale du commerce, de la Banque mondiale, du Fonds monétaire
international. Ce livre suit à la trace les membres de ces institutions
officiellement au-dessus de tout soupçon, il déconstruit à sa
façon l’idéologie qui les inspire et jette une lumière crue sur
le rôle joué en coulisses par l’empire américain.
Nous constatons que deux socialistes
français sont à la tête de ces organismes, Monsieur Strauss Khan
et Monsieur Lamy. Jean Ziegler est lui-même socialiste. Ceci témoigne
des conflits au sein de la partie de la classe dirigeante, qui,
officiellement, est sensible aux douleurs du monde. Ziegler y
porte une position très minoritaire. Cet état de fait montre que
l’ancien socialisme s’est bien intégré au capitalisme et s’est
bien adapté aux mutations postmodernes. Lui aussi s’est transformé
en son contraire. Ce faisant ce socialisme a perdu sa crédibilité.
Cet élément est un facteur de désenchantement vis-à-vis de la
sphère politique, qui accroît la détresse de beaucoup de personnes.
Le Nouvel Ordre Mondial semble s’être
installé au début des années 90 du XXème siècle, suite à la première
Guerre du Golfe et la fin de l’URSS. Pour sa sécurité, le capital
financier s’appuie sur la surpuissance américaine. Le droit s’incline
devant la force, la diplomatie cède le pas à la guerre. Le cartel
des Maîtres du monde se sert des USA pour réaliser leurs intérêts
privés, ils se servent donc de la force de frappe militaire et
policière américaine. Le dogme ultra-libéral de Washington est
un formidable égoïsme, un refus presque total de toute solidarité
internationale, une volonté absolue de proposer sa seule vision
du monde. Les USA sont opposés au principe même de la justice
internationale. Ils refusent la Cour Pénale Internationale comme
la Russie, la Chine et Israël. La possibilité de l’universalité
est remise en cause au nom d’intérêts particuliers. En ce qui
concerne la Commission des Droits de l’homme des Nations Unies,
les USA votent contre toute mesure pour les droits économiques,
culturels, contre le droit à l’alimentation, à l’habitat, à l’éducation,
à la santé, à l’eau potable. Notre travail est situé dans l’espace
temps, celui d’un changement de personne au poste de président
des USA. Pour symbolique qu’il soit, ce changement n’a pas, pour
l’instant, changé l’orientation générale de la politique mondiale
des USA.
L’analyse de l’évolution de notre
société montre que la soif de pouvoir et le désir de profit conduisent
à ce qu’il existe maintenant des « humains en trop ! »,
des « humains au rebut ». Ce constat est réalisé par
Bauman, il aborde cette question dans un article intitulé :
Une planète pleine et sans espace. [[13]]
Ce type d’analyse est également utilisé par un professeur de philosophie
des Antilles. [[14]]
Celui-ci explique la révolte récente aux Antilles françaises de
cette manière. Une grande partie de la population antillaise refuse
le statut proposé aux populations de ces départements ou territoires
d’outre mer, un statut de sous-hommes presque au rebut. Leurs
cris ont essayé d’interpeller les dirigeants actuels, mais il
n’a pas beaucoup été question de cette lutte pour la dignité dans
les comptes rendus rapportés en métropole. Ce blocage politique
engendre la violence à terme : violence aux Antilles, violence
dans les banlieues, où le feu destructeur en 2005 a remplacé les
pétitions, les manifestations et le dialogue politique.
Pour compléter ces exemples français,
il est possible de se référer aux travaux de Mike Davis sur les
bidonvilles. Il décrit l’explosion des bidonvilles dans les pays
pauvres. Il a donne le titre suivant à son livre « Le pire
des mondes possibles ». Il estime que :
« Si
rien ne change, l'humanité future habitera dans des cartons ».
[[15]]
Pour comprendre ces évolutions et
les intégrer à la philosophie politique, il est possible de s’appuyer
sur le livre : La nouvelle raison du monde de Pierre
Dardot et Christian Laval. [[16]]
Ces auteurs disent que nous sommes en train de vivre une mutation
du capitalisme, où ce qui est en jeu c’est ni plus ni moins que
la forme de notre existence. Ceci concerne notre façon de nous
comporter dans ce monde, notre rapport à la nature, notre façon
de nous rapporter aux autres, notre façon de nous rapporter à
nous-même.
L’État est soumis aux règles du
marché, mais surtout il construit le marché et se construit maintenant
selon les normes du marché. L’universalisation des normes du marché
touche toute la vie humaine et en particulier l’individu. Le changement
de normes doit conduire les individus à être des « individus-entreprises ».
Les conséquences de cette mutation
sont sérieuses, nous devons les prendre en compte. Les catégories
du management prennent la place des principes symboliques, qui
fondaient la citoyenneté. Maintenant, tout devient transaction,
le droit tend à être remplacé par des accords négociés. Le citoyen
est poussé vers la sortie et entre en scène l’homme entrepreneurial.
Cela aboutit à une remise en cause de la citoyenneté, à une attaque
de la logique démocratique, à la dégradation de la citoyenneté
sociale. Nous sommes en train de passer dans une « post-démocratie »,
où la question des fondements de la vie sociale se pose en des
termes nouveaux. Dardot et Laval estiment que nous devons adapter
nos analyses à cette nouvelle situation.
Le cynisme, le mensonge, le mépris,
la mauvaise foi s’accompagnent du relâchement du langage et des
gestes. L’ignorance, l’arrogance de l’argent facile triomphent.
La brutalité de la domination est ouverte et devient le pendant
de la performance. Le respect des consciences, la liberté de pensée,
la liberté d’expression, les principes moraux, les principes juridiques,
le respect des formes légales, les procédures deviennent obsolètes.
Les normes et les lois sont réduites à l’état de purs instruments,
seul compte les objectifs de domination et de profit.
Cette mutation est si profonde qu’elle
provoque une désymbolisation politique. La possibilité d’une dé-démocratisation
n’est plus une crainte, elle a déjà commencé. Tout ce fonctionnement
tend à neutraliser les catégories fondatrices de l’ancienne démocratie
libérale. La remise en cause de l’héritage classique n’est pas
un accident de parcours. Ce néo-libéralisme est a-moral, la figure
de l’idéal n’y a plus de place. La démocratie libérale étant épuisée,
la voie sociale-démocrate ne peut plus être à l’ordre du jour.
Les difficultés de la gauche officielle en Europe peuvent s’expliquer
ainsi. L’acceptation de ce système conduit à une uniformisation
de la gestion politique.
Le marché comme modèle universel
induit un fonctionnement totalisant, toute la vie humaine est
absorbée par cette politique. C’est une biopolitique englobante,
une politique qui prend notre vie, mais qui laisse officiellement
les humains libres. En fait, il s’agit d’une croyance en la liberté,
parce que nous sommes intégrés presque totalement dans le cycle
du spectacle et des marchandises et qu’aucune autre possibilité
de vie n’existe à grande échelle.
Dans un précédent travail sur la
nuisance que l’humanité se porte à elle-même, nous avons abordé
la question de la plus-value. Cette plus-value permet aux propriétaires
des moyens de production de gagner de l’argent sur la part non
payée du travail humain. La notion de plus value et l’analyse
de son fonctionnement permettent de comprendre que ce qui est
rémunéré c’est l’entretien de la force de travail et non le travail
en tant que tel. Officiellement, le droit formel énonce que le
chef d’entreprise est l’égal du salarié, le droit réel sait que
le statut des deux personnes est inégal. Le passage à la domination
du capital financier ne change pas la structure de la société,
qui permet l’appropriation privée de la plus-value, ce qui évolue
c’est la concentration de la propriété des capitaux. Nous pensons
que la distinction entre la propriété d’usage et la propriété
des capitaux reste valable.
Pour l’idéologie de notre temps,
au contraire, il existe une continuité forte entre nos propriétés
d’usage et la propriété des capitaux. Ce nœud idéologique est
basé sur une confusion entre les différents types de propriétés,
c’est une justification qui cherche à entretenir une illusion.
La finalité de la propriété d’usage n’est pas spécifiquement de
faire du profit, ce qui est le plus important c’est l’utilité
des biens. Par exemple, si nous achetons ou vendons une maison
ou une voiture, cela n’a pas de conséquence immédiate sur l’emploi
de nos concitoyens. Par contre, si un groupe capitaliste achète
ou vends une entreprise, presque immédiatement les dirigeants
parle de restructuration, de rationalisation ; les licenciements
sont annoncés et deviennent vite effectifs. S’ils décident de
continuer à produire ce sera au moindre coût, ce qui explique
les délocalisations. Ces mesures doivent permettre l’enrichissement
rapide des différents propriétaires de capitaux de ce groupe.
Ce qui intéresse les capitalistes c’est la valeur d’échange, ce
qui nous intéresse nous c’est la valeur d’usage.
La situation actuelle des humains
plongés dans la crise nous incite donc à étudier un aspect tout
à fait singulier de notre fonctionnement social : l’argent
et sa forme monétaire. Pourquoi autant d’argent d’un côté et autant
de pauvreté de l’autre ? Cette question revient perpétuellement,
elle ne peut pas être passée sous silence. La situation de l’humanité
est au cœur du problème. L’argent et la monnaie sont concernés,
c’est ce qui permet de satisfaire les besoins et les désirs des
humains. L’argent est un outil pour l’échange. Il est omniprésent
dans notre monde. L’argent est l’équivalent général, c’est donc
l’instrument qui permet de mesurer la valeur des choses et des
hommes. L’argent et la monnaie sont est une des bases du lien
entre les humains. L’argent encourage le calcul, la rationalité
concrète pour trouver des solutions pour en gagner plus. L’argent
s’est objectivé et réifié pour devenir une chose, puis simplement
un symbole, une écriture de signes dans les ordinateurs du monde
entier reliés en réseaux. L’argent apparaît donc comme une chose
indispensable à la vie humaine, puisque si nous n’en avons pas,
nous vivons très difficilement et nous sommes condamnés à rester
dans la misère. Elle est, dans le même temps, une abstraction
extérieure aux sujets. L’argent et la monnaie sont partout où
le commerce se développe, c'est-à-dire partout sur notre planète,
c’est le symbole même des rapports marchands entre les humains.
La mondialisation est liée intrinsèquement à l’argent. Il y a
donc un rapport social entre les humains derrière les objets ou
les choses échangés. Derrière le fétiche marchand ou spectaculaire,
il y a des rapports humains. Marx a montré que c’était la base
du salariat.
L’argent peut avoir un aspect libérateur,
il permet une certaine autonomie. Par exemple, c’est le cas pour
les femmes qui veulent leur indépendance financière pour être
moins opprimées par les hommes dans la famille. Les jeunes humains
qui veulent devenir autonomes cherchent du travail. Les immigrés
qui fuient la misère font la même chose. Mais, la libération par
le salaire est inséparable de l’aliénation dans le salariat. Dans
la situation actuelle, l’un ne va pas sans l’autre. De plus, l’argent
et le pouvoir sont indissolublement liés. Ce constat semble une
donnée historique qui, pour l’instant, est devenu un invariant
anthropologique. L’argent accroît la valeur de l’humain, du moins
le croit-on. Cette croyance mythologique fonctionne très bien.
L’argent déchaîne les passions et encourage l’imagination, les
humains bravent la loi tous les jours pour en obtenir. Nous sommes
capables de jeter par-dessus bord la morale de base pour mentir,
escroquer, voler, tuer même afin d’obtenir de l’argent. Le succès
des fictions policières montre bien que ceci fait partie de notre
culture, de notre patrimoine commun.
Ce lien entre l’argent et notre
culture, notre imaginaire, nos symboles est très fort. Nous sommes
interdépendants les uns des autres et en même temps isolés les
uns des autres. L’argent relie et individualise. Peter Singer,
philosophe américain utilitariste, relate une expérience de psychologie,
où les chercheurs font le constat suivant :
« L’argent stimule l’individualisme,
mais diminue les motivations communes »
Singer interprète cette expérience
ainsi :
« On
ne peut plus désormais penser au rôle de l’argent comme entièrement
neutre ». [17]]
L’argent n’est pas seulement un
instrument anonyme et universel de l’échange économique, mais
c’est également une certaine forme spécifique du rapport social.
Effectivement, ces psychologues nous indiquent que notre inconscient
est lié au fonctionnement social, qui valorise l’argent et l’individualisme.
Bernard Stiegler va plus loin dans l’analyse de la captation du
sujet humain par le système capitaliste. Il explique que pour
réaliser entièrement le cycle du capital, il faut que le produit
fabriqué dans les usines redevienne de l’argent. Il faut donc
que les humains achètent les objets fabriqués, et pour vendre,
rien de tel que la stimulation du désir des humains. Le désir
est devenu une donnée importante pour le fonctionnement du capitalisme.
Il analyse notre situation de cette manière :
« L’attention
du consommateur est la marchandise la plus convoitée par le capitalisme. »
[[18]]
C’est donc un continuum entre la
conscience et l’inconscient, qui est marqué par le capitalisme.
Raison et désir ont partie liée. Le calcul rationnel et le désir
d’objet vont de pair, c’est devenu un moteur existentiel essentiel
pour le bon fonctionnement de ce système.
Aujourd’hui, la crise mondiale a
révélé que la spéculation financière a mis en danger les économies
du monde entier, ce qui est bien le contre coup de la globalisation.
Les sommes en jeu semblent astronomiques, nous avons du mal à
imaginer de quoi il s’agit. Par contre, les effets dévastateurs
concrets sont connus et bien ancrés dans notre pratique sociale.
Le sentiment d’injustice est exacerbé, puisque nous ne sommes
pour rien dans cette crise et que nous devons en assumer les conséquences :
paiement des pertes bancaires, déficit des finances publiques,
chômage, contrôle social renforcé, etc. Comme le système s’attaque
en priorité aux plus faibles, le désarroi s’accentue. A un moment,
où l’humanité n’a jamais autant créé de richesses, jamais autant
développé des techniques et de savoirs, nous sommes incapables
d’œuvrer pour le progrès social, c'est-à-dire pour une prise en
charge civilisationnelle des humains les plus fragiles. Nous voyons
bien que le progrès social ne peut pas se réaliser seulement avec
la technologie, puisqu’il s’agit de la répartition des richesses
et de la place qui nous est dévolue selon notre appartenance de
classe. Dans le conflit au sein de la société, selon où nous sommes
situés, nous vivrons différemment.
Dans ce cadre, l’argent et la monnaie
deviennent l’objet de recherches et d’enquêtes, parce que nous
voulons comprendre, pourquoi cet immense malaise est impossible
résoudre. L’origine de l’argent est souvent située dans le travail,
mais l’argent préexiste à la relation salariale. L’employeur ne
crée pas l’argent des salaires. Une seconde réponse est liée à
création de la monnaie. Notre réponse est simple et rapide :
la monnaie est créé par les banques d’État, comme la banque de
France. En étudiant l’origine de la monnaie, nous nous apercevons
que cette réponse est également fausse. Tout d’abord, ces banques
sont devenues des organismes privés, de plus, elles créent seulement
5% environ de la monnaie mondiale, c'est-à-dire la monnaie physique :
les billets et les pièces de monnaie. Ce type de monnaie est appelé
monnaie fiduciaire. Le reste de l’argent existe sous forme de
signes électromagnétiques dans des ordinateurs connectés entre
eux au niveau mondial. Cet argent virtuel est créé par les banques
à l’occasion des demandes de crédits des particuliers et des sociétés,
des entreprises, des autres banques ou des États. Immédiatement,
nous pensons que c’est l’argent des déposants que les banques
prêtent aux demandeurs de crédit. Là encore, cette explication
n’est pas juste.
« Aujourd'hui
pour prêter, une banque n'a plus besoin de sommes préalablement
déposées. » [[19]]
Les économistes parlent de monnaie
scripturale, la monnaie du signe, [[20]]
il appellent cela la création monétaire ex-nihilo. De nombreux
cours d’économie en ligne sur Internet expliquent comment les
banques privées prêtent de l’argent à partir de rien, d’où le
terme « ex-nihilo ». [[21]]
La ligne de crédit est effacée quand le crédit a fini d’être remboursé.
Cette mis à disposition d’argent par les banques privées n’est
pas gratuit, il faut payer l’intérêt régulièrement. Si nous ne
nous acquittons pas de l’intérêt, nous sommes poursuivis en justice.
Aux USA, les expulsions des maisons concernées par la crise financière
se chiffrent en centaines de milliers. Dans un certain nombre
de régions américaines ont été créés d’immenses villages de toile
et les maisons saisies restent vides. L’intérêt peut être présenté
comme une spoliation. Ce qualificatif est employé parce la rétribution
de l’intérêt ne correspond à aucun travail, ni au prêt d’un objet.
La notion de « parasitisme » affleure très vite. François
Chesnais parle du « droit de « seigneuriage » [[22]],
c'est-à-dire d’un privilège lié au droit féodal du plus fort.
Le prêt bancaire pourrait être assimilé à un service. Il pourrait
être rétribué comme tel, c'est-à-dire payé une seule fois et sans
induire une dette pendant plusieurs années. Les tarifs seraient
publics, ils devraient certainement être réglementés pour éviter
les abus.
Maurice Allais a reçu le prix Nobel
d'économie, il compare les banques à des faux monnayeurs :
« Dans
son essence la création de monnaie ex nihilo actuelle par le système
bancaire est identique à la création de monnaie par des faux monnayeurs.
Concrètement, elle aboutit aux mêmes résultats. La seule différence
est que ceux qui en profitent sont différents. » [[23]]
D’autres auteurs nomment cette façon
de créer de la monnaie ou d’accéder à l’argent : « l’argent-dette ».
[[24]]
Cette notion montre bien en quoi nous sommes toujours ou presque
toujours dans une relation de devoir de l’argent pendant très
longtemps à une banque ou à plusieurs banques. L’argent-dette
est une notion pertinente dans notre contexte. Malgré la crise
mondiale, il faut payer l’intérêt, sinon nous n’avons plus accès
aux biens. Si nous ne pouvons pas rembourser nos crédits, lorsque
la sanction tombe, les personnes sont dites « surendettées »
ou « interdits bancaire ». Les banques privées bénéficient
de fait d’un pouvoir exorbitant. Le crédit bancaire permet d’accéder
à la richesse sociale. Ce n’est pas la collectivité qui décide
de cela, ce sont des entreprises privées motivées par le seul
profit. De plus, comme ces banques créent l’argent à partir de
rien, nous sommes légitimement fondés à nous poser la question
pourquoi c’est ainsi. A leur manière, les banques répondent à
la question métaphysique fondamentale :
« Pourquoi
il y a-t-il quelque chose, plutôt que rien ? »
Nous ne trouverons pas la réponse
chez Heidegger, le maître ne s’est pas penché sur l’étant monétaire,
ni sur le voile qui recouvre l’être de l’argent. La réponse est
effectivement triviale, simple et d’une clarté évidente, mais
indépassable dans notre situation : pour faire du profit,
donc pour gagner de l’argent !
Ce droit est magique, les banques
font apparaître de l’argent sur votre compte comme par miracle.
Cette possibilité a été dépassée seulement par Dieu, qui a créé
le monde en 7 jours. Par contre, ce qui n’est pas magique ni miraculeux,
c’est la dette qui s’en suit. L’ossature métaphysique du capitalisme
est connue. Nous n’avons pas besoin de concepts ardus ou de théorisation
difficile d’accès pour la mettre en évidence. Sous le capitalisme,
nous sommes toujours des êtres pour la mort, mais avant tout nous
sommes des êtres pour le profit, des êtres devant œuvrer au développement
du capital, effectivement des « étants » de plus en
plus loin de « l’être » de l’humanité, puisque l’humanité
est soumise au capital. La dignité humaine, l’accès à la culture,
la recherche du progrès moral et social n’ont pas de place dans
les livres de comptes des capitalistes.
La création de l’argent monnaie,
au moyen de la dette sans cesse renouvelée, situe une des sources
de nos problèmes au milieu même de notre organisation sociale,
au niveau de nos institutions financières. En laissant la création
de monnaie à des entreprises privées, que seul le gain et le rendement
intéressent, la collectivité se prive d’un moyen d’action très
important. Comme la plus-value, l’argent-dette est lié à une captation
de richesse au cœur de notre vie sans que nous en ayons conscience
et sans possibilité d’y échapper. Comme pour la plus-value, c’est
dans la structure même de notre organisation sociale que la création
de l’argent-dette est inscrite. La crise pourrait s’atténuer,
que cette création de la monnaie ex-nihilo continuerait et avec
elle la possibilité de spéculer.
La question qui se pose alors est
de savoir d’où vient ce privilège accordé aux banques. Les banquiers
et les dirigeants politiques restent assez discrets sur ce point.
L’explication nous vient de l’histoire, celle des rois qui ont
emprunté de l’argent à des personnes riches ou qui ont mandaté
des personnes riches pour payer leurs dettes. Cette situation
a perduré jusqu’à la création d’établissements que se spécialiseront
dans le dépôt et le prêt d’argent. L’explication est donc historique
et pratique. La légitimité du droit des banques à créer de l’argent
à partir de rien n’est pas fondée sur un concept comme le droit
naturel ou sur une fonction liée au bien commun. Le seul contrat
qui existait, c’était celui du rapport de force, celui qui a permis
d’instituer ce droit acquis en échange de prêts réguliers aux
souverains. Il est exact que si le monarque voulait continuer
à régner, s’il souhaitait faire perdurer son conatus et la structure
qui lui permettait d’être en haut de la pyramide, s’il voulait
persévérer dans son être, il avait besoin d’une stabilité financière,
ce que lui ont accordé les banques ou certaines personnes comme
les fermiers généraux sous l’ancien régime dans notre pays. [[25]]
En échange, les prêteurs lui ont demandé d’avoir le privilège
de créer une partie de la monnaie, de prélever des taxes et l’impôt
avec le soutien des forces armées du roi. Le contrat a été accepté.
Le roi était soumis à une contrainte : avoir de l’argent
à sa disposition. Il devait accepter ce contrat, le crédit faisait
partie des conditions de possibilités de son être, l’être souverain.
En France, l’existence de ce type de fonctionnement remonte à
Philippe Le Bel, c'est-à-dire au treizième siècle. [[26]]
La question de l’argent et de la monnaie nous confronte à notre
histoire étatique, à l’histoire de nos institutions collectives
et à la distribution de la puissance au sein des classes dominantes
de notre société.
La banque d’Angleterre a été fondée
à la City en 1694, la banque d’Amsterdam avait été créée en 1609,
la banque de France a été créée par Napoléon en 1800. La France
avait pris du retard sur la Hollande et l’Angleterre. Cette histoire
institutionnelle est celle du développement du capitalisme en
Europe, parce que c’est le commerce et les besoins des souverains,
qui sont à la base de l’existence de ces institutions. Aujourd’hui,
toutes ces banques, après avoir été nationalisées, sont redevenues
des établissements privés. La Banque Centrale Européenne a elle
aussi un statut indépendant des États et du Conseil de l’Europe.
Les analystes s’interrogent pour savoir si elle a un statut privé
ou public. Par contre, ce qui est certain, c’est la mission qui
lui est prescrit : accompagner le développement du capitalisme
en Europe. Ce capitalisme est d’orientation très libérale. Il
n’y a aucun objectif social ou protecteur des populations dans
les buts qui sont fixés à la BCE.
Serge Latouche, dans on livre sur
la décroissance, note qu’il existe un lien fort entre trois domaines
de l’activité humaine : la publicité - marketing, le crédit
bancaire et l’obsolescence programmée des produits fabriqués par
le capitalisme. La concurrence entre les capitalistes accentue
la recherche de nouveaux produits ou de nouvelles techniques pour
produire plus et plus vite et par là gagner plus d’argent. Latouche
décrit la croissance comme un piège. La possibilité de s’endetter
facilement fait partie du dispositif capitaliste actuel. La dette
est toujours renouvelée et elle augmente sans cesse à la fois
pour les États et les particuliers. Cette dette est significative
de notre dépendance vis-à-vis des banques. Une grande partie de
cette dette est impossible à rembourser, ce constat est vrai pour
les pays pauvres, mais aussi et surtout pour le plus riche :
les USA.
La question d’une similitude entre
la dette financière et la dette anthropologique a parfois été
soulevée. C’est le cas dans un article sur « l’usage de l’argent » :
« …
les relations sociales basées sur la dette primeront toujours,
et que la monétarisation, à l'encontre de ce qui est souvent prétendu,
ne change rien au fond des choses. » [[27]]
Cette dette nommée « dette
anthropologique » est la dette des humains à l’égard de leurs
parents et des générations antérieures ou de la dette à l’égard
d’autres humains, sans lesquels nous ne pouvons pas vivre. Cette
dette ressemble-t-elle à la dette financière ? Il existe
plusieurs différences importantes. Comme la notion de « monétarisation »
est employée, il est nécessaire de préciser le propos. Nous parlons
ici de la dette financière de notre temps, celle qui passe par
les banques et le crédit, une dette monétaire banale. La dette
anthropologique, elle, est une caractéristique des sociétés humaines,
de la condition humaine, qui se transmet de générations en générations.
Elle est valable de tout temps et en toutes régions du monde.
Elle a le même statut que l’interdit, elle est marquée par l’universalité,
même si les modalités changent suivant les cultures. Il est probable
qu’elle continuera d’exister si la société se restructure d’une
autre façon. Si le capitalisme est remis en cause, la dette anthropologique
ne disparaîtra pas. Quand les sociétés n’étaient pas centrées
sur le profit, la dette bancaire n’existait pas sous la forme
actuelle. Les banques ont une histoire, c’est une création relativement
récente dans l’histoire humaine. La dette anthropologique concerne
le champ psychologique, la subjectivité et sa structuration. La
dette bancaire concerne l’économie, la sociologie et la politique.
Cette dette d’argent est située dans l’espace temps. Elle n’a
pas toujours été organisée de façon aussi massive et dans autant
de régions du monde. La dette financière contemporaine s’accompagne
d’une division au sein de l’humanité : les possesseurs de
capitaux et les autres.
La dette bancaire généralisée, comme
elle l’est dans nos pays, est inséparable du capitalisme et plus
particulièrement de son évolution dans la postmodernité. Deleuze
note que « l’homme endetté » est la situation de l’homme
dans les sociétés de contrôle. [[28]]
Cet homme, empêtré dans l’argent dette, tend à se contrôler lui-même,
ce qui rend l’organisation disciplinaire de la société moins nécessaire.
Il est donc impossible de réduire une des deux dettes à l’autre.
Il est exact de dire que la dette existera toujours dans les relations
sociales si nous précisons qu’il s’agit de la dette anthropologique.
S’il existe une liaison entre les deux types de dette, c’est dans
des conditions qui sont les nôtres. Si la dette financière est
un symptôme, ce symptôme est celui du capitalisme postmoderne.
La dette bancaire suppose qu’une petite partie de l’humanité exploite
l’autre. Notre dette psychosociologique, vis-à-vis des humains
qui nous ont précédés, n’implique pas une soumission sociale et
politique, c’est une question qui se joue d’abord en nous-mêmes
et au sein de chaque famille, puis dans les relations sociales.
Il est exact qu’une partie de la
psychanalyse explique les échanges humains à partir de l’étape
anale de notre construction psychique. Donner, échanger, retenir,
accumuler est marqué par notre expérience d’enfant apprenant la
propreté. La dépendance en question est celle que nous avons vis-à-vis
de nos parents et dont nous tentons de nous libérer au cours de
notre vie. C’est dans notre dépendance aux personnes, qui nous
ont donné l’amour, qui nous ont transmis la loi symbolique et
nous ont fait rencontrer l’autorité, que nous nous construisons.
C’est d’abord dans le cadre de la famille que nous sommes confrontés
aux interdits. Ensuite, la socialisation collective continue cet
agencement mental. En devenant parents nous-mêmes, nous reproduisons
la dette anthropologique, ceci n’implique pas de soumettre et
de spolier d’autres personnes ou de participer à un système inique.
La prise en compte de nos désirs est aussi une réassurance des
interdits moraux, parce que nos désirs ne sont pas tous réalisables.
Le filtre de la conscience morale permet de choisir entre ce que
nous nommons habituellement le bien et le mal. La psychanalyse
conduit, en principe, à devenir conscient de notre situation d’humain
et à assumer les conséquences de nos actes. Dans le système financier
mondial, le fonctionnement mental des différents opérateurs implique
qu’ils ne prennent pas en considération les effets sur les autres
humains qu’ils provoquent.
Dans le cadre du capitalisme postmoderne
actuel, nous ne pouvons pas répéter le geste d’Eichman, personne
ne peut dire que la responsabilité incombe à des sphères supérieures
à soi. Si la politique capitaliste, qui prend la vie, fonctionne
aussi bien, c’est parce que le désir de profit y est impliqué
et qu’une jouissance accompagne la réalisation de ce désir. Les
victimes alertent le monde entier en permanence, les opposants
au système crient et manifestent régulièrement. Personne ne peut
dire qu’il ne sait pas, Ziegler le montre avec brio, l’ONU le
sait, les élites mondiales le savent ou peuvent le savoir, rien
n’est secret, le capitalisme se déploie au grand jour. L’annihilation
de la morale par le capitalisme est une base du système actuel,
évidemment cela ne peut être ignoré par la philosophie politique.
Nous pouvons dire que la dette bancaire
peut se superposer à la dette anthropologique, mais que la dette
anthropologique n’est pas la cause de la dette bancaire. Les financiers
peuvent avoir une subjectivité marquée par la pulsion anale de
leur enfance, mais rien ne les exonère de leur avidité et de leur
aveuglément. Il y a toujours une différence entre l’explication
du comportement et la responsabilité du sujet face à ses actes.
Le relativisme vient souvent au secours du cynisme de cette domination,
ce type de débat montre que nous sommes dans le champ du politique.
Par contre, il est notable que le
conflit interne à la société est lié à celui que les humains ont
avec la nature. Ce conflit avec notre environnement naturel met
en évidence, lui aussi, que c’est la structure de notre société
qui est en cause. Le côté sombre de notre humanité se déploie
massivement : c’est le droit de piller la nature, le droit
d’exploiter, la possibilité de gagner beaucoup d’argent par la
spéculation financière. Nous constatons que ce n’est pas l’argent
en tant que tel qui est notre problème, mais plutôt la façon dont
l’argent est créé et géré le capitalisme et en particulier par
les banques pour prélever les intérêts. Le désir d’argent reste
un éléments clé de notre fonctionnement social et politique. C’est
un ensemble complexe, qui encourage la fuite en avant, qui impose
de rechercher la croissance et rend impossible toute pause, tout
arrêt qui permettrait de réfléchir sur le contenu des activités
humaines et sur leurs conséquences. Se poser la question pourquoi
serait pourtant nécessaire vue la situation.
Au terme de ce chemin étudiant le
conflit interne à la société, nous constatons que la philosophie
politique devient un plaidoyer pour que les humains acceptent
de regarder la situation en face. Pour essayer d’organiser les
choses d’une autre façon, il faut commencer par en prendre conscience.
Ensuite, il faut désirer le changement et là nous nous heurtons
à la domination mentale collective, qui capte les esprits pour
faire perdurer l’oppression, la domination, l’exploitation et
la spoliation des banques. Cette proximité de la vérité dans la
situation reste nécessaire pour construire les leviers du changement.
Non seulement la crise est financière, mais elle touche tout notre
modèle de civilisation. Le conflit au sein de la société est passé
d’un stade relativement structurant dans l’époque moderne à la
postmodernité, qui est une période très marquée par la déstructuration.
Si le désir de profit est hors d’atteinte des anciennes méthodes
de lutte politique, il faut poser la question du cadre général
pour sortir de l’impuissance.
La
lucidité de cette philosophie politique ne rassure pas. Elle doit
assumer l’échec du progrès proposé par les Lumières. Le progrès
technique ne nous aide pas à avancer vers un progrès humain aussi
bien moral que social. Nous constatons que c’est le contraire
que nous devons penser. Le désir de progrès, qu’il soit social
ou moral, ne s’est pas réalisé. Tout le progrès technologique
est utilisé pour exploiter les humains et détruire la nature.
Notre civilisation n’a pas empêché le nazisme ni le stalinisme.
Nous n’avons aucune garantie, la situation actuelle du capitalisme
postmoderne montre clairement que le désir de profit l’emporte
sur la raison et l’éthique. Du conflit social structurant nous
sommes passés au conflit déstructurant et destructeur. Le sens
de l’histoire s’est inversé, Prométhée participe maintenant à
une spirale infernale, dont il semble impossible de sortir. La
promesse est devenue cauchemar !
Nietzsche avait scandale à son époque en énonçant :
« Dieu
est mort ! ».
Aujourd’hui, il est possible de dire :
« Dieu
est mort ! Mais, l’argent est roi ! »
Après l’examen du conflit avec la
nature et le conflit entre les classes sociales, nous allons maintenant
aborder le conflit au sein même de la subjectivité humaine.
3 / Le conflit en soi
Le dernier conflit que nous aborderons
est celui qui est interne à la personne humaine. La notion de
conflit au sein de la subjectivité humaine a été étudiée par la
psychanalyse. En cherchant une explication aux symptômes et aux
désordres psychiques, Freud s’est posé la question du fonctionnement
interne à l’esprit humain. Il a proposé une modélisation, qui
tenait compte des conflits internes au sujet humain. Il avait
émis l’hypothèse que dans notre esprit, il existait trois domaines :
l’Inconscient ou le Ça, le Moi et le Surmoi. L’inconscient contient
nos désirs et nos peurs refoulés. Le moi correspondant à peu près
à ce qu’il soit convenu d’appeler notre conscience. Le surmoi
étant l’instance qui contenait les interdits sociaux, ce qui correspond
à l’instance morale. Depuis cette proposition, la formalisation
de notre activité psychique a été reprise sous la forme d’une
structure. La plus connue est celle qui propose trois sphères :
l’Imaginaire, le Symbolique et le Réel. C’est Jacques Lacan qui
a proposé cette lecture. L’Imaginaire correspond en partie au
Moi, une instance très marquée par l’image, le Symbolique étant
le Surmoi, mais aussi l’accès au langage, et l’inconscient étant
le Réel, l’impossible à dire Cette correspondance est une assimilation
un peu rapide qui n’est pas complètement exacte, nous l’employons
pour présenter simplement le processus. La psychanalyse remodelée
par Lacan insiste sur les mots, les signifiants, le contenant,
et sur l’écart entre les mots et leur contenu : le signifié.
Cette approche reprend les termes de la linguistique structurale.
[[29]]
Quelque soit l’approche théorique
choisie, les symptômes que développent les humains sont expliqués
par la psychanalyse comme des formations de compromis entre les
désirs et les interdits. Depuis les travaux de Freud, la psychanalyse
propose une thérapie basée sur la parole et l’association libre.
La personne en analyse parle, l’analyste interprète de temps en
temps ou relève certaines formulations, la parole devenant le
véhicule des désirs et des blocages de la personne qui a choisi
de faire une analyse. La cure analytique permet de rejouer l’histoire
des désirs du sujet et des mots qui se sont greffés sur ce parcours
toujours singulier du sujet humain.
La psychanalyse ne propose pas une
vision de la normalité. La névrose étant l’apanage de tout le
monde, hormis celui des personnes marquées par la psychose. La
différence entre les névroses et les psychoses est basée sur la
structuration interne à l’esprit humain. La psychose se distingue
notamment de la névrose par le fait que le sujet psychotique n’a
pas toujours bien conscience de ses troubles et qu’il peut perdre
contact avec la réalité. La névrose est plutôt définie comme l’ensemble
des symptômes qui troublent la vie quotidienne et qui expriment
nos angoisses sous différentes formes : hystérie, phobie, obsession…
Parmi les psychoses, il est habituel de classer la schizophrénie,
la paranoïa, les troubles maniaco-dépressifs …
Freud a montré que dans notre vie
de tous les jours, nous pouvions observer des expressions de l’inconscient :
les lapsus, les jeu de mots, les actes manqués, les rêves et les
cauchemars, les oublis sélectifs, les erreurs de lecture ou d’écriture,
les expressions à double sens, les méprises, les maladresses,
etc.
La psychanalyse a également démontré
que le désir était fondamental dans notre vie. Freud a fait scandale
en postulant l’existence de la sexualité infantile. Notre désir
d’amour commence dès notre naissance. Notre parcours pour devenir
adulte rencontre une première séparation, celle de la coupure
d’avec notre mère, notre premier amour. La présence d’un tiers
est nécessaire pour que nous sortions de la fusion avec notre
mère. En général, c’est notre première rencontre avec l’interdit.
Cette interdiction est universelle, c’est ce que Levi Strauss
a appelé la prohibition de l’inceste. Elle varie selon les cultures,
mais toutes les cultures humaines transmettent ce type d’interdiction.
Ceci correspond également à l’entrée dans le langage et peut être
transmis par les mythes. C’est une de nos grandes différences
avec les animaux. Le langage nous éloigne du rapport immédiat
avec la nature. Notre logique et notre rapport aux autres humains
sont marqués par cet apprentissage de l’interdit. C’est ce qui
explique l’existence de conflits en nous. Ce sont souvent des
conflits entre certains nos désirs et ce que nous avons le droit
de faire ou de ne pas de faire. Nous commençons à apprendre cela
dans les relations familiales, ensuite l’école et la société prennent
le relais. Dans ce cadre psychologique, le conflit est structurel
et structurant, c’est en s’opposant que nous nous construisons
et devenons un peu autonome.
Freud a été confronté aux interdits
de son époque concernant la sexualité, il a écouté et entendu
le malaise des femmes, qui n’avaient pas le droit d’exprimer leurs
désirs ni un accès facile à la sexualité. Ceci ne l’a pas empêché
de resté influencé par l’idéologie de sa classe et de son époque,
ses idées étaient marquées par le patriarcat. Aujourd’hui, les
interdits sur la sexualité se sont tellement affaiblis, qu’ils
sont devenus quasi-inexistants. C’est la jouissance que notre
société met en avant, la sexualité s’étale partout, dans la publicité,
dans les médias, dans les œuvres littéraires ou cinématographique…
Les psys se sont retrouvés confrontés à de nouveaux symptômes,
à de nouvelles pathologies, qui signalent que nous avons changé
d’époque.
Une des premières évolution repérée
a été l’augmentation du mombre de dépression. C’est ce que Alain
Ehrenberg a nommé : la fatigue d’être soi. Alain Ehrenberg
est sociologue, il a publié successivement trois livres qui forment
un ensemble. Il s’agit d’une enquête sur l’individualisme contemporain,
il souhaite étudier le changement des normes régissant vie publique
et vie privée : Le culte de la performance en 1991,
L’individu incertain en 1995, La fatigue d’être soi
en 1998. ([30])
Ehrenberg s’interroge sur le lien qui peut exister entre la société
et le mal-être de l’individu contemporain qui s’exprime par la
dépression. Il travaille à partir de l’étude des travaux de psychiatres,
de psychanalystes, de sociologues, de médecins, de psychologues,
etc.
Ehrenberg analyse l’état psychique
de l’individu dans la société actuelle. Il s’agit de savoir si
les mutations de la société ont une influence sur le psychisme
individuel. Cet auteur n’utilise pas la notion de postmodernité.
Il emploie la notion d’individu, c'est-à-dire la partie d’un tout :
la société. Mais, il étudie bien les conséquences d’une mutation
au sein de notre société. Il propose une histoire de la maladie
mentale au cours du XXème siècle. Les chiffres le montrent, le
type de pathologie mentale a changé. Le nombre de dépressions
est en hausse :
« La
psychiatrie considère depuis 1970 que non seulement elle est le
trouble mental le plus répandu dans le monde, mais que les choses
vont également en s’aggravant. Aujourd’hui, selon les critères
employés, les pourcentages varient entre 5 et 7 % de déprimés. »
([31])
De plus, Ehrenberg rapporte le constat
d’une augmentation de 50% du nombre de dépression entre le début
des années 80 et celui des années 90 du XXème siècle. Cette évolution
pose question. Il commence par noter que la notion de maladie
mentale est corollaire de l’idée d’individu.
« Sans
institutions de l'intériorité, il n'y a pas, socialement parlant,
d'intériorité. Elle est produite dans une construction collective
qui lui fournit un cadre social pour exister. » ([32])
Ehrenberg insiste donc sur la construction
sociale de l’individu, il est une partie du tout nommé société,
il ne peut être séparé de façon abstraite de la communauté humaine,
l’un ne va pas sans l’autre. Penser l’individu comme un être isolé
n’aurait pas de sens, l’individu est un être social.
Après son panorama historique, il
aborde la question de l’augmentation du nombre de dépressions.
Il s’agit de savoir si c’est le résultat de l’évolution de l’organisation
sociale.
« La
dépression est le drame d’une nouvelle normalité. » ([33])
Ehrenberg propose de voir la dépression
comme une pathologie du changement et non comme le résultat de
la misère économique et sociale.
Pour Alain Ehrenberg, la dépression
est « la pathologie d’une société où la norme n’est plus
fondée sur la culpabilité et la discipline, mais sur la responsabilité
et l’initiative ». Autrement dit, il y a eu un basculement
historique où nous sommes passés de « l’angoisse névrotique »
à la « fatigue d’être soi ».
« Observant
ce manque de conflictualité au sein de la dépression, Ehrenberg
constate alors que le débat est passé à un autre niveau :
de l’angoisse d’être soi, c’est maintenant la fatigue d’être soi
qui prime. » ([34])
Selon Freud, la névrose provient
d’une impossibilité pour un homme d’accepter le degré de renoncement
que la société lui impose. Dans une société où les règles sociales
se relâchent et où l’individualisation est croissante, la dépression
devient pathologie dominante, car cette fois la norme est l’individu.
La dépression est une pathologie de l’individu de notre temps.
Il doit se construire sa propre identité. La société pousse l’individu
à réussir sa vie seul. Si la névrose, décrite par Freud, est une
maladie liée à la loi et à ses interdits, à la culpabilité, au
conflit intérieur, la dépression au contraire est fondamentalement
associée à un déficit, à une insuffisance, un retrait du sujet.
L’accès à l’égalité a un revers :
« Chacun
doit prendre en charge lui-même ses problèmes qui relevaient de
l’action en commun et de la représentation politique. » ([35])
La frontière entre vie privée et
vie publique n’est plus aussi nette qu’auparavant. La vie privée
se modèle sur la vie publique « un espace où l'on communique
pour négocier et aboutir à des compromis au lieu de commander
et d'obéir ». L'individualisme contemporain peut se lire
comme le produit de deux mutations parallèles : la privatisation
de la vie publique et la publicisation de la vie privée.
« La
perception de l'intime change. Il n'est plus seulement le lieu
du secret, du quant-à-soi ou de la liberté de conscience, il devient
ce qui permet de se déprendre d'un destin au profit de la liberté
de choisir sa vie. » ([36])
« Le
"nouvel" individualisme signale moins un repli généralisé
sur la vie privée que la montée de la norme d'autonomie... L'inflation
de la vie privée ne doit donc pas être comprise comme un étalage
narcissique - c'est un épiphénomène -, elle est ce que devient
la vie privée quand elle se modèle sur la vie publique : un espace
où l'on communique pour négocier et aboutir à des compromis au
lieu de commander et d'obéir... Privatisation de la vie publique
et publicisation de la vie privée sont le double processus que
ces changements recouvrent. » ([37])
La fin des justifications théoriques
basées sur les transcendances (Dieu, le progrès, etc.) impose
à l'individu de se construire lui-même dans l'incertitude. Nous
sommes confrontés à un déplacement de la culpabilité vers la responsabilité.
Ce déplacement suppose l'effacement de la référence au conflit,
qu’il soit interne avec la névrose ou qu’il soit social avec la
lutte de classe.
« Quel
que soit le domaine envisagé (entreprise, école, famille), le
monde a changé de règles. Elles ne sont plus obéissance, discipline,
conformité à la morale, mais flexibilité, changement, rapidité
de réaction, etc. Maîtrise de soi, souplesse psychique et affective,
capacités d'action font que chacun doit endurer la charge de s'adapter
en permanence à un monde qui perd précisément sa permanence, un
monde instable, provisoire, fait de flux et de trajectoires en
dents de scie. » ([38])
L’incertitude et la fragilité sont
devenues banales.
« L'autonomie
devient une contrainte de masse pour se repérer et agir dans une
société morcelée, elle exige de l'individualité, mais elle la
fragilise. » ([39])
Ehrenberg montre que la dépression
est le signe de cette fragilité et il constate que « commettre
une faute à l'égard de la norme consiste désormais moins à être
désobéissant qu'à être incapable d'agir ». Le titre de son
livre synthétise ce malaise : aujourd’hui beaucoup d’humains
ressentent cette « fatigue d’être soi ».
« Défaut
de projet, défaut de motivation, défaut de communication, le déprimé
est l'envers exact de nos normes de socialisation. » ([40])
Ces normes de socialisation sont
celles de la postmodernité que Lyotard analyse. Celui-ci parle
de « renvoi à soi ». La dépression analysée par Ehrenberg
est bien un renvoi à soi, le sujet réagit par le retrait face
à l’injonction sociale.
« …
il existe des transformations dans les modes d’institution des
sujets humains. »
« L’individualisme
est en général assimilé à l’idée que la règle sociale s’affaiblit,
alors qu’il est le corrélat d’une transformation de la règle,
à savoir le progressif englobement des références disciplinaires
dans celles de l’autonomie. » ([41])
La norme d’autonomie est inhérente
à la postmodernité. Le sens ne peut plus venir des récits de la
modernité, il faut construire ce sens soi-même. La dépression
est un symptôme de la postmodernité : incertitude, flexibilité,
changement permanent, etc. On peut la considérer comme une pathologie
liée à la déstructuration des modèles antérieurs. Des humains
se sentent eux-mêmes en difficulté face à ces changements de repères
et certains plongent dans la dépression, où le conflit interne
est ttelement déstructurant que le sujet perd pied au point de
n’avoir plus goût à rien.
Ehrenberg décrit les difficultés
du sujet dans ce « renvoi à soi » dont parle Lyotard
dans La condition postmoderne. Ehrenberg en constate les
« ratés » en quelque sorte. La subjectivité humaine
est bien modifiée par la mutation sociale et politique. La dépression
est appréhendée par Ehrenberg comme une pathologie du changement,
changement que Lyotard avait théorisé en 1979, changement que
nous étudions à notre tour.
La seconde modification du fonctionnement
du psychisme humain est celle qui place les objets à la place
de l’idéal. C’est un psychanalyste, qui s’est intéressé à cette
mutation de la subjectivité humaine de notre temps : Gérard
Pommier. Il aborde ce sujet sous l’angle d’une critique de l’angélisme.
Il a publié un livre en 2000 sur Les corps angéliques de la
postmodernité. Il emploie ouvertement le concept de postmodernité.
Voici la présentation de son livre :
« On
saute à l’élastique, on s’épuise avec l’aérobic…
Dans
ce monde de plus en plus virtuel, nos corps sont contraints de
se transformer en machines à fuir le vide ambiant. Ils ont perdu
leur chair, leur érotisme, leur « sexuation », et des
ailes d’anges se sont mises à nous pousser dans le dos.
Cet
angélisme se manifeste de multiples façons : l’engouement
pour la biologie supposée nous rendre immortels et nous dire toute
la vérité sur notre être ; la chute dans la dépression, faute
de désirs ; le tatouage ; etc.
D’un
côté, on se relaxe, on s’offre aux doigts du kinésithérapeute
pour oublier ses tensions ; de l’autre, on se perce le cuir, on
se grave la peau, ou on devient anorexique, boulimique, pour se
marquer, se faire remarquer. Et pour se faire souffrir, afin de
retrouver des sensations qui nous appartiennent en propre !
État
des lieux du corps moderne, cet essai frappe par l’originalité
de sa thèse : pour se maintenir vivant, un corps doit être
soutenu par des discours et des idéaux politiques, sociaux ; par
des projets et des croyances rassurantes, capables d’offrir des
images plaisantes de l’avenir. Privé de rêves, le corps se fige
! Comment recommencer à rêver ? D’abord en réalisant que
l’humanité est plus belle et plus forte que les anges, et qu’elle
ne saurait se réduire à un tas de corps « chosifiés »,
broyables à merci par le capitalisme libéral et le scientisme
effréné ! » ([42])
Gérard
Pommier voit le corps postmoderne comme un corps émietté, un corps
autiste. Le bouleversement et la déstructuration sont bien présentes
dans l’analyse de Pommier. Notre époque voudrait se dispenser
d’idéal, il n’y a plus de lendemains qui chantent. Les rêves sont
télévisés, technicisés. Le corps est grand comme le monde et tout
est absorbé par le réseau. L’idéologie des sciences sature l’horizon,
la fin des idéologies de progrès nous dit que l’état actuel ne
changera plus jamais. Le monde postmoderne ne nous demande aucun
acte de foi, il nous impose un renoncement à la liberté. Les humains
sont devenus marchandises. Le corps étant génétique, il est possible
d’en isoler les composantes et la pureté hygiéniste nous impose
ses lois. Pommier voit la postmodernité comme une immense régression,
où il est agréable de s’annuler comme sujet tout en étant porté
par la croyance autarcique. En pleine période de promotion de
l’indivividu, Pommier nous parle de la tendance à l’effacement
du sujet propre à notre temps. La science veille à notre bien-être
au nom d’un idéal de pureté. Gérard Pommier nous rappelle que
l’existence humaine n’est que lutte et déchirement, ce qui explique
pourquoi il est nécessaire que le sujet humain se mobilise et
n’abandonne pas la partie. Notre période a tendance à évacuer
cette donnée de base de l’humanité.
Comme le dit un article du psychanalyste
Jack Bensimon : La souffrance n’est pas une maladie
... Elle fait partie de la vie. ([43])
L’idéologie du capitalisme postmoderne voudrait nous faire croire
le contraire. Ce qui est devenu difficile dans la notre époque,
c’est le désir que puisse soutenir le sujet et la possibilité
de la rencontre. Pour Pommier, l’humain carbure à l’idéal et les
malaises humains de notre temps sont à mettre en rapport avec
notre société qui refuse l’idéal. Le corps lui-même s’appuie sur
des discours et des idéaux politiques et sociaux. Il s’inscrit
dans un maillage mental qui donne sens à la vie. Si aujourd’hui
les addictions se développent, si la frénésie de consommation
est devenue massive, selon cet auteur, l’explication vient du
défaut d’idéal. Les produits, toxiques ou non, viennent prendre
la place des idéaux, ils aident le sujet à surmonter la difficulté
du rapport à l’autre, à se supporter lui-même et à combler la
béance entre le corps physique et la psyché. Le sujet humain doit
toujours faire un effort de subjectivation pour supporter la rencontre,
pour verbaliser son existence, ses désirs, pour calmer ses angoisses.
La dépendance à la marchandise et au spectacle est bel et bien
citée comme une des caractéristiques de la société capitaliste
postmoderne.
Gérard Pommier aborde ouvertement
la question d’un changement de période. La notion d’angélisme
nous signale que notre naïveté accepte trop facilement les illusions
postmodernes. Notre subjectivité ne peut plus s’appuyer sur des
idéaux, ces idéaux étaient contenus dans les récits de la modernité
dont parlait Lyotard. Ces récits contenaient une promesse de bonheur
pour le futur. Pommier note qu’aujourd’hui la seule promesse qui
nous est faite est celle que rien ne changera. Le progrès et la
philosophie de l’histoire n’ont plus cours. Nous devons rechercher
notre bonheur ici et maintenant. Encore une fois, nous sommes
renvoyés à nous-mêmes. Par exemple, Pommier observe que les jeunes
humains cherchent à inscrire quelque chose dans leurs corps. Ils
cherchent à être par le piercing et les tatouages. A défaut d’inscription
symbolique au niveau collectif, le sujet se marque lui-même. Auparavant,
nous étions tirés en avant par des rêves d'avenir meilleur, que
ce soit sur cette terre ou après notre mort. La science a mis
fin à cette possibilité d’idéalisation du futur. Elle nous donne
des lois, dont nous sommes les jouets plutôt que les acteurs.
Le discours de la science, dont parlent les psychanalystes, est
un jeu de langage, où notre subjectivité est objectivée. On nous
demande de nous soumettre aux injonctions du discours de la science,
qui sait ce qui est bon pour nous ou du moins qui prétend le savoir.
L’idéal est une projection de
la collectivité ou d’une partie de la collectivité sur elle-même.
Dans le cadre de la modernité, cette repésentation contenait une
idée du beau, du vrai et du bien. Le bien commun et la raison
donnaient la finalité et le moyen pour y parvenir. L’idéal moderne
transmettait des modèles et était à la fois repère et guide. L’idéal
postmoderne, lui, est basé sur l’autonomie et la réussite individuelle.
L’apparence et l’argent sont des éléments clés dans notre situation.
Le beau a volé en éclat, le relativisme, refuse la vérité, le
bien commun a de nouveau laissé la place au droit du plus fort.
La jouissance d’objet dans la consommation est un éternel retour.
Une fois possédé l’objet perd son aura et son caractère enchanteur
et il faut toujours acheter de nouveaux objets et consommer de
nouveaux produits spectaculaires. Notre subjectivité est confrontée
à une tendance à la dispersion, un agitationnisme, où les sollicitations
du désir d’objet se multiplient.
L’idéal était un relais au niveau
personnel des valeurs de la société. La théorie classique, issue
de Freud, permettait de comprendre l’articulation entre la sphère
collective et la sphère individuelle. La sublimation étant le
mécanisme psychologique, qui permettait de transformer les désirs
humains en productions acceptables par la société. La sublimation
fonctionnait par conversion, substitution ou déplacement. Le désir
amoureux pouvait devenir poésie. La sublimation allait de pair
avec la reconnaissance sociale. La valorisation des résultats
de la sublimation permettait une compensation des sacrifices consentis
au niveau individuel. La société ne pouvait pas tolérer la réalisation
de tous les désirs. Comme ces désirs personnels vont dans le sens
de la dispersion sociale, l’individu devait être discipliné pour
que la civilisation se construise. En retour, la société honorait
et récompensait les humains qui oeuvraient à la civilisation en
sublimant leurs désirs. Il s’agissait de rendre supportable les
interdits sexuels ou le refus de l’agressivité pour que la communauté
humaine garde sa cohésion. La société transmettait ces interdits
par la famille et l’éducation. Elle fixait des limites aux humains,
qui devaient s’accomoder de l’injonction du « pas tout ! ».
Le collectif primait sur l’individu. Les grands récits de la modernité
avait aussi cette fonction de cadrer l’action humaine pour éviter
la désintégration sociale. Aujourd’hui, l’individu est mis en
avant. La collectivité humaine dit à ses membres de jouir sans
s’occuper des conséquences, sans se soucier du devenir du collectif.
Le bien commun est devenu secondaire, les limites sont celles
des capacités individuelles. C’est à ce niveau que le discours
de la science est important, puisqu’il énonce que tout ou presque
est possible. Il y a bien un changement dans le rapport entre
l’individu et la société. La société elle-même énonce que l’individu
est premier, l’instance symbolique tend à perdre sa légitimité,
qui lui permettait de transmettre des interdits et des limites.
Ceci rend possible la captation de la libido par le capitalisme
pour réaliser la plus-value dont parle Stiegler [[44]],
la subjectivité peut être fortement sollicitée au travail, ce
que montre Chiapello et Botlanski [[45].]
La focalisation sur l’individu permet de transférer la responsabilité
des objectifs collectifs d’une entreprise à ses salariés. La prévalence
de l’objet sur l’idéal transforme l’économie psychique, elle perturbe
l’ordonnancement antérieur.
Le lien entre l’idéal et la sublimation
est mis à mal. Il ne peut plus faire fonctionner les compensations
sociales. Le discours sur notre place dans la communauté humaine
et le sens du monde n’a plus de base psychosociale. Les maîtres
ne parlent plus et le désarroi du sujet postmoderne ne trouve
pas de réponses à son angoisse existentielle. Comme le dit Gérard
Pommier, c’est la possibilité de subjectivation qui est en question.
Les analyses sur les changements induits par l’évolution vers
le capitalisme postmoderne se confirment à nouveau. Les objets
tendent à remplacer l’idéal et les récits de la modernité.
Pommier nous propose d’inventer
des nouveaux modes d’être pour ne pas être totalement objectivé
et à la merci de la gestion qui prend appui sur le discours de
la science :
« Je
dirais que la psychanalyse est quand-même le cas de laboratoire,
l’expérience de laboratoire qui montre une autre position subjective
de la contemporanéité, autre que celle qui existait avant le triomphe
de la science. Une autre subjectivité de phénix dont je parlais
tout à l’heure, c'est-à-dire celle du sujet suturé qui doit, sous
peine d’objectivation, s’inventer lui-même les propres conditions
de sa survie, que ce soit politiquement, que ce soit artistiquement,
que ce soit érotiquement.
(…)
Non, ce n’est pas la psychanalyse qui sauve, mais elle montre,
elle met en exergue une nouvelle position subjective.
(…)
C’est un sujet nouveau qui est ainsi mis à l’épreuve. » ([46])
La
psychanalyse ne nous sauvera pas du désastre, elle ne propose
aucune rédemption, mais avec son éclairage et ses dispositifs,
le sujet peut envisager de se construire hors du discours de la
science et s’éloigner un peu de la l’attirance pour la destruction
ou la mort, il peut essayer d’assumer son désir et ses responsabilités.
Toutes choses, qui dans le contexte du capitalisme contemporain,
ne sont pas du tout habituelles comme nous l’avons vu précédemment.
La troisième approche des mutations
du psychisme humain dans le cadre de la la période contemporaine
a été développée par Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun, qui
sont tous les deux psychanalystes. Le premier parle de l’homme
sans gravité et le second d’un monde sans limites. Il est question
d’une nouvelle éconoomie psychique.
Charles Melman a publié un livre
intitulé L’homme sans gravité en 2002 ([47]).
Ce titre se réfère à L’homme sans qualités de Robert Musil
([48]).
L’homme se retrouvait impuissant et sans caractère propre chez
Musil, ici il a perdu sa gravité et c’est la seconde référence
du titre : l’homme ne peut plus se référer à une verticalité
qui donnait sens à sa vie. Il s’agit d’une métaphore sur la gravité
de Newton. La gravité étant celle qui transmettait l’autorité
et permettait à l’homme de tenir debout. Pour Melman, nous sommes
bien dans une nouvelle période. Pour lui, les humains entrent
dans une ère, où une nouvelle économie psychique a pris le pas
sur les anciens modes d’être. La notion d’économie psychique décrit
l’organisation de la vie psychique d’un sujet et les domaines,
où il investit son énergie libidinale. Le fonctionnement de la
subjectivité vue sous l’angle du psychisme a changé, c’est l’objet
du propos de Charles Melman.
La psychanalyse explique que les
humains au cours de leur enfance doivent accepter des interdits
tout en rentrant dans le langage. Comme le langage est toujours
celui des autres et qu’il n’est jamais complètement adéquat à
ce dont nous parlons, nous devons admettre que tout n’est pas
possible, que nous devons vivre avec une soustraction de jouissance
que la psychanalyse nomme castration. Tous nos désirs ne sont
pas réalisables, les interdits nous obligent à refuser la mise
en oeuvre de certaines de nos envies. Le désir humain s’organise
alors autour d’un manque structural. La parole de la personne
en situation d’autorité permet à l’enfant de se détacher de notre
premier amour : notre mère. Cette instance fait tiers et
permet d’accéder à la fonction symbolique. Cette place était occupée
par les pères.
Charles Melman constate que la
position des figures d’autorité est de plus en plus faible sur
le plan social. Ce changement va de pair avec la promotion de
la jouissance. À une question sur la généralisation des états
dépressifs, il répond ainsi :
« Je
pense qu’elle témoigne de l’avènement d’une nouvelle économie
psychique fondée non plus sur le refoulement des désirs mais au
contraire sur leur libre satisfaction. La jouissance est devenue
une norme sociale, en ce sens qu’elle guide la plupart de nos
comportements. Par conséquent, toutes les formes de frustration,
jadis acceptées et refoulées, sont aujourd’hui mal vécues par
les êtres humains. Cette aspiration à une satisfaction « immédiate » fragilise
notre psychisme et génère d’avantage de troubles dépressifs car
les limites n’existent plus. » ([49])
Melman
constate que notre rapport au désir et à la jouissance change.
Le rapport au désir et à la jouissance est au coeur de notre subjectivité.
La relation aux objets d’amour s’en trouve modifiée. Des objets
d’amour humains, nous sommes passés aux objets proposés par le
capitalisme. Il parle d’une « nouvelle économie psychique » pour
caractériser un état de
« …
congruence entre une économie libérale débridée et une subjectivité
qui se croit libérée de toute dette envers les générations précédentes. »
([50])
Le
sujet contemporain voudrait pouvoir faire l'économie de son passé.
C’est une mutation qui le fait passer d'une économie psychique
organisée par le refoulement, donc de la névrose, à une économie
organisée par l'exhibition de la jouissance.
Notre rapport au monde n'est plus
marqué par le manque, mais par un surplus de présence, par l'accent
mis sur la possession de l'objet. Pour les névrosés, tous les
objets se détachaient sur fond d'absence.
« La
grande philosophie morale d'aujourd'hui est que chaque être humain
devrait trouver de quoi le satisfaire pleinement. » ([51])
Aujourd’hui,
les jouissances proposées sont fabriquées, artificielles. Les
objets marchands, les produits spectaculaires sont la base de
cette nouvelle économie psychique. Nous sommes passés du manque
à l’injonction de jouissance.
Jean-Pierre Lebrun parle, lui,
d’Un monde sans limites. ([52])
Lebrun analyse les pathologies psychiques humaines et sociales
de notre temps comme étant engendrées par l’idéologie qui traverse
notre société. Une idéologie qui conduit progressivement à exclure
la notion de limites. Il emploie la notion de « discours
de la science » pour parler de l’idéologie contemporaine,
qui énonce que « tout est possible ! » immédiatement.
Charles Melman met en cause, comme
Jean-Pierre Lebrun, l’idéologie de la science qui prétend résoudre
tous nos problèmes :
« Si
la science était en mesure de régler nos difficultés existentielles,
cela se saurait ! » ([53])
Les
objets ne peuvent pas répondre à la question du sens de la vie.
Le discours de la science propose une ambiance maternante basée
sur le seul confort. Les questions importantes de notre vie ne
trouvent pas de réponses dans la consommation. La nouvelle économie
psychique étudiée par Melman a tendance à infantiliser le sujet
et à le rendre dépendant des objets marchands et des produits
du spectacle. L’addiction consumériste est une conséquence de
ce nouveau fonctionnement. D’autre part, nous sommes encouragés
à consommer sans nous soucier des conséquences que ce soit au
niveau humain ou au niveau écologique, avec les conséquences que
nous connaissons et que nous avons abordé dans la première partie.
De plus, beaucoup de marchandises arrivent de pays où les hommes,
les femmes et les enfants sont maltraités pour obtenir des coûts
de production très bas. L’incidence écologique de notre de vie
basée sur la consommation n’est pas prise en compte. La notion
de perversion est souvent évoquée par les psychanalystes comme
Melman ou Lebrun. Nous savons tout cela et nous n’en voulons rien
savoir, ce qui est typique de la perversion. Il s’agit d’une tendance
sociale et non de la perversion individuelle habituellement associée
à la psychose.
Sur le plan philosophique, il
est notable de constater que ce que décrivent les psychanalystes
se développe au moment où la transcendance ne peut plus fonder
la référence pour l’explication du monde. Cette référence était
liée à la loi symbolique qui organisait les places entre les générations
et la différence entre les sexes. Maintenant les figures d’autorité
tendent à être délégitimées, par contre la place des objets se
renforce, la jouissance bouscule le désir.
La notion de jouissance est employée
par les psychanalystes pour parler de ce qui peut conduire à des
attitudes morbides sans que nous en soyons conscients. La jouissance,
dans ce contexte, n’est pas synonyme de plaisir. Par exemple,
boire de l’alcool procure du plaisir, mais si nous en buvons trop
et trop souvent nous devenons alcoolique, le plaisir cède la place
à l’auto-destruction. Cette consommation d’alcool produit une
jouissance dont le sens nous échappe. Freud parlait de pulsion
de mort à ce sujet. Quand nous observons le devenir de notre système
social et politique, nous pouvons constater que la destruction
des humains et de la nature fait partie de notre fonctionnement
collectif. Cette tendance mortifère a une influence sur notre
subjectivité, elle aussi, elle n’aide pas à se construire serainement.
Cette analyse de la continuité
entre la sphère individuelle et la sphère collective, reprise
par Melman et Lebrun, était déjà ouvertement assumée chez Freud
dans son livre, Psychologie des foules et analyse du moi.
([54])
Melman analyse la modification
de la subjectivité du point de vue de la psychanalyse. Il confirme
que la subjectivité actuelle n’est plus celle d’avant, celle de
la modernité. Melman n’emploie pas la notion de postmodernité,
mais il observe une mutation chez le sujet, ce qui est précisément
l’objet de notre recherhce. La valorisation de la jouissance individuelle
avait déjà été remarquée par Lyotard. La question des fins reléguées
au second plan par la mise en avant des moyens a également été
notée par la première analyse de la postmodernité. Ceci correspond
à l’idéologie de la science et au poids des experts relevés par
Melman dans sa théorie sur la nouvelle économie psychique. Melman
confirme l’hypothèse qui propose de considérer que nous sommes
entrés dans une nouvelle époque : notre situation comme sujet
a changé. La nouvelle économie psychique est celle du capitlisme
postmoderne. Comme pour le conflit dans le rapport à la nature,
le conflits dans les rapports sociaux, le conflit en nous-mêmes
nous sommes passés du conflit structurant au conflit déstructurant.
Conclusion
Ce parcours nous enseigne
que le conflit majeur actuel peut se comprendre comme Une nouvelle
raison du monde. [[55]]
Il y a bien une cohérence et d’une rationalité du conflit tout
à fait spécifique. Cette nouvelle rationalité est associée à une
crise de civilisation vers laquelle convergent toutes les contradictions
humaines : contradiction dans notre rapport à la nature,
contradictions dans les rapports sociaux, contradictions internes
au sujet humain.
Nous savons également que nous n’avons
que la raison pour comprendre l’irrationnel de notre situation
et les mutations de la condition humaine de notre temps. Notre
but reste le même que celui des humains qui voulaient changer
les choses du temps de la modernité : l’autonomie et l’émancipation.
Aujourd’hui dans le cadre de la
postmodernité nous devons essayer de construire une philosophie
politique qui accepte de croiser les diverses approches qui permettent
de comprendre les fonctionnements humains. La question étant de
savoir ce que c’est d’être humain demeure malgré tous les changements
actuels. La dignité humaine et la culture sont fragiles. Le capitalisme
n’en a cure, c’est pour cela qu’il faut remettre l’ouvrage de
multiples fois sur le métier. C’est un défi pour la raison et
donc pour la philosophie.
Philippe
Coutant, Nantes le 19 Mai 2009
[1]
René Descartes, Discours
de la méthode (1637), 6e partie, Bibliothèque de
la Pléiade, Éditions. Gallimard, Paris, 1966, p. 168.
[2]
Platon, Protagoras, 320c-323a Traduction Frédérique Ildefonsse,
éditions Garnier Flammarion, p.84-87]
[3]
Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme,
collection Champs, éditions. Flammarion, Paris, 1999, 394 pages
[4]
Serge Latouche, Le pari de la décroissance, éditions
Fayard, Paris, 2006, 302 pages.
[5]Cf. article L’empreinte écologique sur Wikipedia
http://fr.wikipedia.org/wiki/Empreinte_%C3%A9cologique
[6]
Henry Ford sur
Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Henry_Ford
[8]
Cf. l’article sur la Ford T sur Wikipedia
http://fr.wikipedia.org/wiki/Ford_T
[9]
Rompre avec la logique d’apartheid social, Journal l’Humanité
Article paru le 5 octobre 2006 :
http://www.humanite.fr/2006-10-05_Tribune-libre_Rompre-avec-la-logique-d-apartheid-social
La ville à trois vitesses:
relégation, périurbanisation, gentrification, Jacques Donzelot,
Revue Esprit Mars 2004
http://www.esprit.presse.fr/review/article.php?code=7903
[10]
Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation,
Editions Hachette, Paris, 1999. Republié dans la collection
Pluriel poche à Paris en Février 2000
[11]
Jean Ziegler, Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur
résistent, Editions du Seuil, Collection Points, Paris,
2003, 365 pages
[12]
Certaines critiques du système capitalisme écrivent le termes
seigneurs avec un a, ce qui devient « saigneurs »
et qui jette une lumière assez crue sur la situation.
[13]
Zigmunt BAUMAN, Une planète pleine et sans espace, Libération
Rebonds, édition du lundi 21 juillet 2003. Article présent sur
le site :
http://1libertaire.free.fr/bauman03.html
[14]
Point de vue : Karl Marx, penseur de la Guadeloupe, Guillaume
Pigeard de Gurbert, professeur de philosophie à Fort-de-France,
Février 2009. Cet article est présent sur le site : « 24
heures philo »
http://philosophie.blogs.liberation.fr/noudelmann/2009/02/les-carabes-ou.html
[15]
Mike DAVIS, Le pire des mondes possibles, De l'explosion
urbaine au bidonville global, éditions La Découverte, collection
Poche, Paris, 2006, 252 pages.
[16]
Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde,
Essai sur la société libérale, Editions La Découverte, Paris,
2009, 497 pages
[17]
Charles Muller La racine de tous nos maux ? Article
présent sur le site :
http://www.mutageneses.com/2008/08/la-racine-de-tous-nos-maux.html
[18]
Lire Bernard Stiegler pour savoir comment sauver le capitalisme,
Par Michel Audétat, disponible sur le site :
http://www.hebdo.ch/capitalisme_economie_832_.html
[19]
Article sur la création monétaire sur Wikipédia
http://fr.wikipedia.org/wiki/Cr%C3%A9ation_mon%C3%A9taire
[20]
Le nom de la monnaie physique, la monnaie fiduciaire conserve
un lien avec son origine : la confiance. Par contre, la
monnaie scripturale, c’est la monnaie écrite, qui n’a pas besoin
autre chose que son écriture même. En inversant une lettre du
mot « signe », on obtient la formulation suivante :
« de la monnaie de singe ». Cette possibilité
de lapsus permet à sa façon de poser la question du statut de
cette monnaie. Cette expression a inspiré plusieurs œuvres,
roman ou films : http://fr.wikipedia.org/wiki/Monnaie_de_singe
[22]
Article de François Chesnais, « Le droit de « seigneuriage
», dans Le monde Diplomatique de Juin 1995.
http://www.monde-diplomatique.fr/1995/05/CHESNAIS/1477
[24]
Paul Grignon « l’argent-dette »
http://www.vimeo.com/1711304?pg=embed&sec=1711304
[25]
Cf. l’article sur la ferme générale sur Wikipedia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Ferme_g%C3%A9n%C3%A9rale
[26]
Cf. article Philippe Le Bel sur Wikipedia
http://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_le_Bel
[27]
Article « Les usages de l'argent », Maurice
Bloch
Revue d’anthropologie Terrain,
n°23 octobre 1994, « Les usages de l'argent »
http://terrain.revues.org/index3097.html
[28]
Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle,
L’Autre journal, n°1, mai 1990.
http://aejcpp.free.fr/articles/controle_deleuze.htm
[29]
Article sur la linguistique structurale qui explique
le rôle de Saussure et la différence qu’il propose entre signifiant
et signifié.
http://paulisambert.free.fr/notes/seance7.html
[30]
Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Calmann-Lévy, Paris, 1991.
Alain Ehrenberg, L’individu
incertain, Calmann-Lévy, Paris,
1995.
Alain Ehrenberg, La
fatigue d’être soi – dépression et société,
Odile Jacob, Paris, 1998, réédition Poches Odile Jacob.
[31]
Dépression : “la fatigue de devoir s’assumer” entretien
avec Alain Ehrenberg dans sur son dernier ouvrage “la Fatigue
d’être soi” par Isabelle Taubes :
http://www.psychologies.com/article.cfm/article/699/Depression-la-fatigue.htm
[32]
Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi –
dépression et société, Odile Jacob,
Paris, 1998, réédition Poches Odile Jacob, page 143.
[33]
Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi –
dépression et société, Odile Jacob,
Paris, 1998, réédition Poches Odile Jacob.
[34]
Compte rendu sur le livre La Fatigue d’être soi Dépression
et société d’Alain Ehrenberg :
http://perso.orange.fr/memscpobdx/fichelect/fatigueetresoi.html
[35]
Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Calmann-Lévy, Paris, 1991.
[36]
Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi –
dépression et société, Odile Jacob,
Paris, 1998, réédition Poches Odile Jacob.
[37]
Alain Ehrenberg, L’individu incertain, Calmann-Lévy, Paris, 1995, page 19.
[38]
Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi –
dépression et société, Odile Jacob,
Paris, 1998, réédition Poches Odile Jacob.
[39]
Alain Ehrenberg, L’individu incertain, Calmann-Lévy, Paris, 1995, page 245.
[40]
Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi –
dépression et société, Odile Jacob,
Paris, 1998, réédition Poches Odile Jacob, conclusion.
[41]
L’autonomie, nouvelle règle sociale, Entretien avec Alain Ehrenberg :
http://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2005-6-page-112.htm
[42]
Gérard Pommier, Les Corps angéliques de la postmodernité,
éditions Calmann-Lévy, paris, 2000, 188 p.
[43]
La souffrance n’est pas une maladie ... Elle fait partie
de la vie par Jack Bensimon, psychanalyste :
http://www.psychanalyse-paris.com/La-souffrance-n-est-pas-une
[44]
Bernard
Stiegler, Aimer, s'aimer, nous aimer : Du 11 septembre
au 21 avril, éditions Galilée, Paris, 2003, 91 pages.
[45]
Boltanski Luc et
Chiapello Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard,
NRF Essais, 1999, 842 p.
[46]
Article Entretien de Thierry Simonelli avec
Gérard Pommier, sur son livre : Les corps angéliques de
la postmodernité, Calmann Levy, Paris 2000, dans Le Coq-Heron,
numéro 164, mars 2001, numéro intitulé Introduction à une
théorie de la socialisation.
[47]
Charles Melman, entretiens avec Jean-Pierre Lebrun, L'homme
sans gravité, Jouir à tout prix, éditions Denoël, Médiations,
Paris, 2002.
[48] Robert Musil, L’homme sans qualités, éditions du Seuil, Paris,
1956, 864 pages, réédition poche Le point Seuil.
[49]
Interview : Charles Melman, Thomas Vincent, novembre
2007, le magazine info sur Internet :
http://www.lemagazine.info/spip.php?article481
[50]
Charles Melman, entretiens avec Jean-Pierre Lebrun, L'homme
sans gravité, Jouir à tout prix, éditions Denoël, Médiations,
Paris, 2002.
[52]
Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limite, Essai pour une
clinique psychanalytique du social, éditions Erès Ramonville,
1997.
[53]
Interview du 15 septembre 2005 dans Le Figaro littéraire :
http://www.freud-lacan.com/articles/article.php?url_article=cmelman190905
[54]
Sigmund Freud, Psychologie des foules et
analyse du moi, 1921, dans Essais
de Psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1997,
1ère édition 1989.
[55]
Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde,
Essai sur la société libérale, Editions La Découverte, Paris,
2009, 497 pages
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