"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Du conflit structurant au conflit déstructurant
À propos de la rationalité du conflit
Philippe Coutant

Aborder la question de la rationalité des conflits implique de constater que les conflits sont partout et innombrables. Essayer de classer ces conflits aboutit à se demander quel ordonnancement conceptuel est pertinent. La modélisation a un côté un peu arbitraire et schématique. Mais cette étape de la pensée est nécessaire pour comprendre ce qui est à l’œuvre et les enjeux. Nous devons admettre que nos conclusions peuvent se lire en termes de tendances, puisque tout ne correspond pas exactement au schéma proposé. Malgré ces difficultés, proposer des hypothèses est nécessaire et c’est l’objet de notre philosophie comme théorie du général. La validité des arguments et du raisonnement est située dans l’espace-temps, le nôtre, celui d’une époque troublée, où nous acceptons de nous poser la question de ce qu’être humain veut dire. Notre crise de civilisation est inédite, de facto la recherche, la réflexion et l’invention sont convoquées. [1]

Notre hypothèse se confronte donc à l’irrationalité apparente du temps présent. Notre vie est confrontée à de nombreux conflits : conflit dans notre rapport à notre environnement naturel, conflits entre divers groupes sociaux et au sein même de ces ensembles humains, conflits encore en nous-mêmes. D’autre part, les mutations s’inscrivent dans un contexte où, pour essayer de comprendre ces bouleversements, nous nous proposons d’examiner les rapports entre la modernité et la postmodernité. Nous aborderons ici la question du conflit interne à la société. Son évolution et sa dynamique ont permis à la société de se réformer. Les transformations contemporaines semblent beaucoup plus inquiétantes.

La lutte des classes

Le conflit majeur dans la société a été identifié au XIXe siècle : c’est la lutte des classes. Il existe beaucoup d’autres conflits au sein de la société, mais celui-ci semble être le plus important. Les sciences humaines, en particulier la sociologie, mais aussi les syndicalistes et les partis politiques qui défendent les classes populaires, ont largement contribué à ce qu’il soit considéré comme le conflit principal au sein de nos sociétés. Des théoriciens politiques avaient même envisagé que ce serait la base d’un possible changement radical dans l’organisation des sociétés humaines. Ils pensaient possible qu’il existe un jour une société sans classe, la réconciliation entre les hommes étant le processus final de la lutte des classes dans l’histoire. Cette dernière étape était nommée le « communisme », une société où chaque être humain pourrait recevoir ce dont il a besoin pour vivre. Auparavant, la période socialiste était conçue comme un moment, où chaque personne recevrait une rétribution en fonction de son travail. Les patrons, les banquiers, les propriétaires – considérés comme des gens qui ne travaillent pas au sens productif du terme – ne toucheraient rien ; ce qui mettrait fin à l’appropriation privée du surtravail. L’usage collectif de la plus-value, qui ne disparaît pas avec le changement de société, étant décidé par la discussion démocratique.

La sociologie a observé que cette lutte sociale et politique avait un effet structurant. En effet, elle est à la base du rassemblement syndical et politique pour les ouvriers et les employés. La place des personnes dans la société se déterminait selon la classe d’appartenance. Cette polarisation rendait l’identification assez facile, les repères politiques et culturels étaient clairs. La distinction était encore plus visible en cas de mouvement de lutte : lors des grèves ou dans les campagnes politiques, les deux camps s’opposaient, les organes collectifs étaient chargés de faire la médiation entre les protagonistes et d’aider à trouver un compromis. Nous pouvons considérer que l’apogée de ce fonctionnement a été le « fordisme », ce mode de développement de l’entreprise et de l'organisation du travail inventé par Henry Ford [2] , fondateur de la Ford Motor Company (par ailleurs, anticommuniste et antisémite forcené), qui s’est appuyé sur l’organisation du travail mise au point par Taylor [3] , également nommée Organisation scientifique du travail. Cette nouvelle organisation du travail a permis d'accroître la productivité et la quantité produite tout en augmentant les salaires. La division du travail mise en œuvre est une division à la fois verticale et horizontale : division verticale parce qu’elle est basée sur la séparation entre la conception des produits et la réalisation pratique, le savoir technicien des ouvriers qualifiés ou des artisans étant transféré aux bureaux d’études ; division horizontale du travail parce qu’elle est basée sur le découpage des tâches, une parcellisation du travail manuel assisté par des machines qui a permis la mise en place des lignes de montage, nommée aussi « travail à la chaîne ». Une autre composante est à relever dans cette organisation rationnelle du travail chez Taylor : la standardisation. Elle permet de produire de grandes séries de produits, qui sont des pièces interchangeables.

Le dernier élément important du fordisme est l'augmentation des salaires des ouvriers. La diminution des coûts de production et l’augmentation des revenus des ouvriers déqualifiés ont permis que la consommation de masse se développe. Le succès de la Ford T est typique de cette évolution [4]  ; les ouvriers travaillant chez Ford pouvaient acheter la voiture qu’ils fabriquaient. Le fordisme est l’alliance efficace du taylorisme et de l’encouragement de la consommation. Le rôle régulateur de l’État accompagne ce mode de développement du capitalisme. Le fordisme a pris naissance aux États-Unis, puis s’est massivement développé en Europe après la seconde guerre mondiale. Il est souvent associé à la notion d’« État providence ». La tension entre les classes sociales aux intérêts opposés était encadrée par l’institution étatique. Ce conflit a permis la mise en place de réformes favorables aux ouvriers et aux employés, ainsi qu’à tout le peuple. Ce fonctionnement avait un impact structurant important dans la société. L’institutionnalisation des acquis des luttes sociales et politiques a permis que le conflit de classe puisse avoir un rôle positif. Cette évolution peut se voir comme une tendance générale qui a marqué notre histoire. Ce fonctionnement induisait une certaine confiance dans la démocratie, qui pouvait se réformer et intégrer des mesures sociales. C’était une des bases de l’État interventionniste.

Aujourd’hui, la lutte des classes semble plutôt menée par les forces opposées aux employés et ouvriers et à la régulation de l’État. La puissance économique et financière des multinationales s’est beaucoup développée. Le capital financier domine la scène du capitalisme contemporain. Cette puissance a permis aux grands groupes capitalistes, qui opèrent à l’échelle mondiale, de lutter contre ce qu’ils considèrent être des entraves à leur désir de gagner de l’argent facilement ; ce qui a été nommé « globalisation » ou « mondialisation ». La mondialisation désigne une nouvelle phase du capitalisme contemporain. Plus aucune zone de notre planète n’échappe à l’emprise du capitalisme. On peut comprendre cette nouvelle étape comme l’intégration planétaire des phénomènes économiques, financiers, écologiques et culturels. Ce phénomène prend des formes différentes suivant les domaines et les zones géographiques. Le terme globalisation rend compte du processus qui transforme les marchés, les diverses politiques et les systèmes locaux en marchés, en politiques favorables au capitalisme ultralibéral et en systèmes internationaux qui permettent la fluidité de la circulation d’argent ou de produits. La mondialisation et la globalisation témoignent du fait que plus rien sur la planète Terre n’échappe à la marchandise et au spectacle. Au niveau des technologies de l'information et de la communication, la globalisation-mondialisation est la fusion de différentes technologies : l’informatique, les réseaux téléphoniques, la couverture médiatique et le développement d’Internet. Le phénomène s’accentue depuis le début des années 1990. Le capital financier est globalisé, mondialisé : la crise financière le confirme tous les jours.

La puissance des grands groupes au niveau mondial a tendance à s’émanciper des contraintes politiques locales. Les État ‑ hormis les États-Unis, qui gèrent l’Empire – semblent de plus en plus faibles. Il leur reste la gestion de la sécurité et des populations. En France, malgré l’agitation médiatique, il est notable que l’État s‘appuie principalement sur deux axes : le développement du capitalisme ultralibéral, où l’État encourage les entreprises par diverses aides et en devenant lui-même un opérateur du marché, et la mise en pratique d’un ordre sécuritaire, qui gère les pauvres et la contestation contre le système, une gestion des populations par le contrôle social et la répression. Ce qui signifie clairement que l’époque de la distribution est révolue et que la gestion différentielle des humains est ouvertement inégalitaire et violente. Certaines analyses qualifient cela « d’apartheid social », d’autres parlent des « quartiers de relégation ». [5]

Nous abordons ces domaines liés à la pratique politique réelle pour essayer de comprendre les enjeux de notre condition actuelle. La recherche de la vérité de la situation nous impose de nous pencher sur la trivialité capitaliste et ses évolutions. Nous avons choisi de vérifier si les concepts résistent au réel. La conceptualisation en philosophie politique ne peut pas se construire hors de la société. C’est elle qui nous indique que nous avons des problèmes à résoudre. Pour éviter une spéculation abstraite, nous essayons de voir si nos modèles sont valides. Nous pensons que ce qui est en jeu, c’est l’humanité elle-même et ce qu’être humain veut dire. Si l’humanité est en question, c’est à cause du rapport entre les groupes humains, ici les concepts ne sont pas premiers. Les idées, les mots servent si souvent de couverture à l’inégalité et à l’injustice que beaucoup d’humains n’attendent plus rien d’eux. La notion même d’humanisme devient ridicule devant la brutalité de l’oppression. La culture et l’éducation s’effacent devant le droit des plus forts. L’économie, l’humanitaire et les militaires marchent si souvent ensemble, que cela nourrit la haine envers l’universalisme occidental.

S’il est exact que la puissance des multinationales s’est détachée de la politique des États-nations, la philosophie doit intégrer cette nouvelle donnée. C’est la thèse de Bauman. [6] L’observation sociologique et politique tend à confirmer cette analyse. Ce théoricien intègre cette nouvelle donnée dans son propos sur la postmodernité, avec ce que cela suppose de changements par rapport à la modernité. Un autre auteur va dans le même sens : Jean Ziegler. [7] Celui-ci est révolté par la misère du monde. Il est indigné par les profondes inégalités, par la destruction de la planète et par le culte du profit issu de l'idéologie capitaliste néolibérale. Il refuse le relativisme et prend position pour l’humanité contre l’argent et les pouvoirs en place. Il identifie clairement d’où viennent les nuisances. L’objet de son livre sur « les nouveaux maîtres du monde » est de démontrer l’efficacité des prédateurs capitalistes. Il critique durement les cadres des institutions telles que le FMI ou l’OMC, car en termes de démantèlement des sociétés traditionnelles et des services publics dans la plupart des pays du monde, ce sont eux les décideurs. Il met en évidence les travers de ces organismes non contrôlés démocratiquement. Jean Ziegler montre les conséquences désastreuses des mesures prises par ces organismes sur les écosystèmes et les sociétés de nombreux pays du tiers-monde qui sont en faillite. Ce sont majoritairement des pays pauvres ou sous développés, des régions très peuplées, comme le Niger, l’Argentine, la Guinée, la Mauritanie, la Zambie, etc. Jean Ziegler cite des exemples concrets qu’il connaît bien, car il a été rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation. Le résultat de l’intervention du FMI est toujours le même et se reconnaît en quelques années par la ruine programmée de populations entières par l’imposition de solutions financières complètement inadaptées. Aujourd’hui dans le monde, toutes les sept secondes, un enfant de moins de 10 ans meurt de faim. Le plus souvent victime d’un impératif et d’un seul, celui des maîtres du monde : le profit sans borne. Ziegler dit qu’il s’agit d’un crime contre l’humanité, puisque nous avons les moyens de nourrir ces enfants. L’obstacle, ce sont les acteurs du capitalisme contemporain. Les nouveaux maîtres du monde, dont il parle, ce sont les seigneurs du capital financier mondialisé. [8] Au cœur du marché globalisé se situent des prédateurs : les banquiers, les hauts dirigeants des sociétés internationales, les opérateurs du commerce mondial. Ils accumulent l’argent, passent au dessus des États, affaiblissent ces États et quand ils le peuvent détruisent ces États. Ils dévastent la nature et ne s’occupent pas des conséquences de leurs actes sur les autres humains. Il existe donc des mercenaires dévoués servent l’ordre des prédateurs au sein de l’Organisation mondiale du commerce, de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international. Ce livre suit à la trace les membres de ces institutions officiellement au-dessus de tout soupçon, il déconstruit à sa façon l’idéologie qui les inspire et jette une lumière crue sur le rôle joué en coulisses par l’empire américain.

Nous constatons que deux socialistes français sont à la tête de ces organismes, Monsieur Strauss-Khan et Monsieur Lamy. Jean Ziegler est lui-même socialiste. Cela témoigne des conflits au sein de la partie de la classe dirigeante, qui officiellement est sensible aux douleurs du monde. Ziegler y porte une position très minoritaire. Cet état de fait montre que l’ancien socialisme s’est bien intégré au capitalisme et adapté aux mutations postmodernes. Lui aussi s’est transformé en son contraire. Ce faisant ce socialisme a perdu sa crédibilité. Cet élément est un facteur de désenchantement vis-à-vis de la sphère politique, qui accroît la détresse de beaucoup de gens. Le Nouvel ordre mondial semble s’être installé au début des années 1990, suite à la première guerre du Golfe et à la fin de l’URSS. Pour sa sécurité, le capital financier s’appuie sur la surpuissance américaine. Le droit s’incline devant la force, la diplomatie cède le pas à la guerre. Le cartel des maîtres du monde se sert des États-Unis pour réaliser leurs intérêts privés, ils utilisent donc la force de frappe militaire et policière étasuniennes. Le dogme ultralibéral de Washington est un formidable égoïsme, un refus presque total de toute solidarité internationale, une volonté absolue de proposer sa seule vision du monde. Les États-Unis sont opposés au principe même de la justice internationale. Ils refusent la Cour pénale internationale, comme la Russie et la Chine, entre autres. La possibilité de l’universalité est remise en cause au nom d’intérêts particuliers. En ce qui concerne la Commission des droits de l’Homme des Nations Unies, les États-Unis votent contre toute mesure pour les droits économiques, culturels, contre le droit à l’alimentation, à l’habitat, à l’éducation, à la santé, à l’eau potable. Notre travail est situé dans l’espace temps, celui d’un changement de personne au poste de président des États-Unis. Pour symbolique qu’il soit, ce changement n’a pas encore modifié l’orientation générale de la politique mondiale des États-Unis.

L’analyse de l’évolution de notre société montre que la soif de pouvoir et le désir de profit conduisent à ce qu’il existe maintenant des humains « en trop ! » ou « au rebut ». Ce constat est réalisé par Bauman ; il aborde cette question dans un article intitulé « Une planète pleine et sans espace ». [9] Ce type d’analyse est également utilisé par un professeur de philosophie des Antilles. [10] Celui-ci explique la révolte récente aux Antilles françaises de cette manière : une grande partie des Antillais refuse le statut proposé aux populations de ces départements ou territoires d’outre-mer, un statut de sous-hommes presque au rebut. Leurs cris ont essayé d’interpeller les dirigeants actuels, mais il n’a pas beaucoup été question de cette lutte pour la dignité dans les comptes rendus rapportés en métropole. Ce blocage politique engendre la violence à terme : violence aux Antilles, violence dans les banlieues, où le feu destructeur en 2005 a remplacé les pétitions, les manifestations et le dialogue politique. Pour compléter ces exemples français, il est possible de se référer aux travaux de Mike Davis sur les bidonvilles. Décrivant l’explosion des bidonvilles dans les pays pauvres dans son livre intitulé Le pire des mondes possibles, il écrit : « Si rien ne change, l'humanité future habitera dans des cartons ». [11]

Pour comprendre ces évolutions et les intégrer à la philosophie politique, il est possible de s’appuyer sur le livre La nouvelle raison du monde de Pierre Dardot et Christian Laval. [12] Ces auteurs disent que nous sommes en train de vivre une mutation du capitalisme, où ce qui est en jeu c’est ni plus ni moins que la forme de notre existence. Cela concerne notre façon de nous comporter dans ce monde, notre rapport à la nature, aux autres et à nous-mêmes. L’État est soumis aux règles du marché, mais surtout il construit le marché et se construit maintenant selon les normes du marché. L’universalisation des normes du marché touche toute la vie humaine et en particulier l’individu. Le changement de normes doit conduire les individus à être des « individus-entreprises ». Les conséquences de cette mutation sont sérieuses, nous devons les prendre en compte. Les catégories du management prennent la place des principes symboliques, qui fondaient la citoyenneté. Maintenant, tout devient transaction, le droit tend à être remplacé par des accords négociés. Le citoyen est poussé vers la sortie et l’homme entrepreneurial entre en scène. Cela aboutit à une remise en cause de la citoyenneté, à une attaque de la logique démocratique, à la dégradation de la citoyenneté sociale. Nous sommes en train de passer dans une « post-démocratie », où la question des fondements de la vie sociale se pose en des termes nouveaux. Dardot et Laval estiment que nous devons adapter nos analyses à cette nouvelle situation.

Le cynisme, le mensonge, le mépris et la mauvaise foi s’accompagnent du relâchement du langage et des gestes. L’ignorance, l’arrogance de l’argent facile triomphent. La brutalité de la domination est ouverte et devient le pendant de la performance. Le respect des consciences, la liberté de pensée, la liberté d’expression, les principes moraux, les principes juridiques, le respect des formes légales et les procédures deviennent obsolètes. Les normes et les lois sont réduites à l’état de purs instruments, seuls comptent les objectifs de domination et de profit. Cette mutation est si profonde qu’elle provoque une désymbolisation politique. La possibilité d’une dé-démocratisation n’est plus une crainte, elle a déjà commencé. Tout ce fonctionnement tend à neutraliser les catégories fondatrices de l’ancienne démocratie libérale. La remise en cause de l’héritage classique n’est pas un accident de parcours. Ce néolibéralisme est amoral, la figure de l’idéal n’y a plus de place. La démocratie libérale étant épuisée, la voie social-démocrate ne peut plus être à l’ordre du jour. Les difficultés de la gauche officielle en Europe peuvent s’expliquer ainsi. L’acceptation de ce système conduit à une uniformisation de la gestion politique. Le marché comme modèle universel induit un fonctionnement totalisant, toute la vie humaine est absorbée par cette politique. C’est une biopolitique englobante, une politique qui prend notre vie, mais qui laisse officiellement les humains libres. En réalité, il s’agit d’une croyance en la liberté, parce que nous sommes intégrés presque totalement dans le cycle du spectacle et des marchandises et qu’aucune autre possibilité de vie n’existe à grande échelle.

Dans un précédent travail sur la nuisance que l’humanité se porte à elle-même, nous avons abordé la question de la plus-value. Cette plus-value permet aux propriétaires des moyens de production de gagner de l’argent sur la part non payée du travail humain. La notion de plus-value et l’analyse de son fonctionnement permettent de comprendre que ce qui est rémunéré, c’est l’entretien de la force de travail et non le travail en tant que tel. Officiellement, le droit formel énonce que le chef d’entreprise est l’égal du salarié, le droit réel sait que le statut des deux personnes est inégal. Le passage à la domination du capital financier ne change pas la structure de la société, qui permet l’appropriation privée de la plus-value ; ce qui évolue, c’est la concentration de la propriété des capitaux. Nous pensons que la distinction entre la propriété d’usage et la propriété des capitaux reste valable. Pour l’idéologie de notre temps, au contraire, il existe une continuité forte entre nos propriétés d’usage et la propriété des capitaux. Ce nœud idéologique est basé sur une confusion entre les différents types de propriété, c’est une justification qui cherche à entretenir une illusion. La finalité de la propriété d’usage n’est pas spécifiquement de faire du profit, le plus important est l’utilité des biens. Par exemple, si nous achetons ou vendons une maison ou une voiture, cela n’a pas de conséquence immédiate sur l’emploi de nos concitoyens. En revanche, si un groupe capitaliste achète ou vend une entreprise, les dirigeants parlent presque immédiatement de restructuration, de rationalisation, les licenciements sont annoncés et deviennent vite effectifs. S’ils décident de continuer à produire ce sera au moindre coût, ce qui explique les délocalisations. Ces mesures doivent permettre l’enrichissement rapide des différents propriétaires de capitaux de ce groupe. Ce qui intéresse les capitalistes, c’est la valeur d’échange ; ce qui nous intéresse nous, c’est la valeur d’usage.

L’argent

La situation actuelle des humains plongés dans la crise nous incite donc à étudier un aspect tout à fait singulier de notre fonctionnement social : l’argent et sa forme monétaire. Pourquoi autant d’argent d’un côté et autant de pauvreté de l’autre ? Cette question revient perpétuellement, elle ne peut pas être passée sous silence. La situation de l’humanité est au cœur du problème. L’argent et la monnaie sont concernés, c’est ce qui permet de satisfaire les besoins et les désirs des humains. L’argent est un outil pour l’échange. Il est omniprésent dans notre monde. L’argent étant l’équivalent général, il est donc l’instrument qui permet de mesurer la valeur des choses et des humains. L’argent et la monnaie constituent l’une des bases du lien entre les humains. L’argent encourage le calcul, la rationalité concrète pour trouver des solutions pour en gagner plus. L’argent s’est objectivé et réifié pour devenir une chose, puis simplement un symbole, une écriture de signes dans les ordinateurs du monde entier reliés en réseaux. L’argent apparaît donc comme une chose indispensable à la vie humaine, puisque si nous n’en avons pas, nous vivons très difficilement et nous sommes condamnés à rester dans la misère. Il est, dans le même temps, une abstraction extérieure aux sujets. L’argent et la monnaie sont partout où le commerce se développe, c'est-à-dire partout sur notre planète, les symboles des rapports marchands entre les humains. La mondialisation est liée intrinsèquement à l’argent. Il existe donc un rapport social entre les humains, derrière les objets ou les choses échangés. Derrière le fétiche marchand ou spectaculaire, il y a des rapports humains. Marx a montré que c’était la base du salariat.

L’argent peut avoir un aspect libérateur, il permet une certaine autonomie. Par exemple, pour les femmes qui veulent leur indépendance financière afin d’être moins opprimées par les hommes dans la famille. Les jeunes humains qui veulent devenir autonomes cherchent du travail. Les immigrés qui fuient la misère font la même chose. Mais, la libération par le salaire est inséparable de l’aliénation dans le salariat. Dans la situation actuelle, l’un ne va pas sans l’autre. De plus, l’argent et le pouvoir sont indissolublement liés. Ce constat semble une donnée historique qui, pour l’instant, est devenu un invariant anthropologique. L’argent accroît la valeur de l’humain, du moins le croit-on. Cette croyance mythologique fonctionne très bien. L’argent déchaîne les passions et encourage l’imagination, les humains bravent la loi tous les jours pour en obtenir. Nous sommes capables de jeter par-dessus bord la morale de base pour mentir, escroquer, voler, voire tuer, afin d’obtenir de l’argent. Le succès des fictions policières montre bien que ceci fait partie de notre culture, de notre patrimoine commun. Ce lien entre l’argent et notre culture, notre imaginaire, nos symboles est très fort. Nous sommes interdépendants et en même temps isolés les uns des autres. L’argent relie et individualise. Peter Singer, philosophe américain utilitariste, relate une expérience de psychologie, où les chercheurs font le constat suivant : « L’argent stimule l’individualisme, mais diminue les motivations communes. » Singer interprète cette expérience ainsi : « On ne peut plus désormais penser au rôle de l’argent comme entièrement neutre ». [13]

L’argent n’est pas seulement un instrument anonyme et universel de l’échange économique, mais c’est également une certaine forme spécifique du rapport social. Effectivement, ces psychologues nous indiquent que notre inconscient est lié au fonctionnement social, qui valorise l’argent et l’individualisme. Bernard Stiegler va plus loin dans l’analyse de la captation du sujet humain par le système capitaliste. Il explique que pour réaliser entièrement le cycle du capital, il faut que le produit fabriqué dans les usines redevienne de l’argent. Il faut donc que les humains achètent les objets fabriqués, et pour vendre, rien de tel que la stimulation du désir des humains. Le désir est devenu une donnée importante pour le fonctionnement du capitalisme. Stiegler analyse notre situation de cette manière : « L’attention du consommateur est la marchandise la plus convoitée par le capitalisme. » [14] Il s’agit donc d’un continuum entre la conscience et l’inconscient, qui est marqué par le capitalisme. Raison et désir ont partie liée. Le calcul rationnel et le désir d’objet vont de pair ; c’est devenu un moteur existentiel essentiel pour le bon fonctionnement de ce système.

Aujourd’hui, la crise mondiale a révélé que la spéculation financière a mis en danger les économies du monde entier, ce qui est bien le contrecoup de la globalisation. Les sommes en jeu semblent astronomiques, nous avons du mal à imaginer de quoi il s’agit. En revanche, les effets dévastateurs concrets sont connus et bien ancrés dans notre pratique sociale. Le sentiment d’injustice est exacerbé, puisque nous ne sommes pour rien dans cette crise et que nous devons en assumer les conséquences : paiement des pertes bancaires, déficit des finances publiques, chômage, contrôle social renforcé, etc. Comme le système s’attaque en priorité aux plus faibles, le désarroi s’accentue. À un moment où l’humanité n’a jamais autant créé de richesses, jamais autant développé de techniques et de savoirs, nous sommes incapables d’œuvrer pour le progrès social, c'est-à-dire pour une prise en charge civilisationnelle des humains les plus fragiles. Nous voyons bien que le progrès social ne peut pas se réaliser seulement avec la technologie, puisqu’il s’agit de la répartition des richesses et de la place qui nous est dévolue selon notre appartenance de classe. Dans le conflit au sein de la société, selon où nous sommes situés, nous vivrons différemment. Dans ce cadre, l’argent et la monnaie deviennent l’objet de recherches et d’enquêtes, parce que nous voulons comprendre pourquoi cet immense malaise est impossible à résoudre. L’origine de l’argent est souvent située dans le travail, mais l’argent préexiste à la relation salariale. L’employeur ne crée pas l’argent des salaires. Une autre réponse est liée à création de la monnaie ; est simple et rapide : la monnaie est créée par les banques d’État, comme la banque de France. En étudiant l’origine de la monnaie, nous nous apercevons que cette réponse est également fausse. Tout d’abord, ces banques sont devenues des organismes privés, de plus, elles créent seulement 5% environ de la monnaie mondiale, c'est-à-dire la monnaie physique (billets et pièces de monnaie). Ce type de monnaie est appelé monnaie fiduciaire. Le reste de l’argent existe sous forme de signes électromagnétiques dans des ordinateurs connectés entre eux au niveau mondial. Cet argent virtuel est créé par les banques à l’occasion des demandes de crédits des particuliers et des sociétés, des entreprises, des autres banques ou des États. Immédiatement, nous pensons que c’est l’argent des déposants que les banques prêtent aux demandeurs de crédit. Là encore, cette explication n’est pas juste : « Aujourd'hui pour prêter, une banque n'a plus besoin de sommes préalablement déposées. »  [15] Les économistes parlent de monnaie scripturale, la monnaie du signe [16]  : ils appellent cela la création monétaire ex nihilo. De nombreux cours d’économie en ligne sur Internet expliquent comment les banques privées prêtent de l’argent à partir de rien, donc ex nihilo. [17] La ligne de crédit est effacée quand le crédit a fini d’être remboursé. Cette mise à disposition d’argent par les banques privées n’est pas gratuite, il faut payer l’intérêt régulièrement. Si nous ne nous acquittons pas de l’intérêt, nous sommes poursuivis en justice. Aux États-Unis, les expulsions des maisons concernées par la crise financière se chiffrent en centaines de milliers. Dans un certain nombre de régions américaines d’immenses villages de toile ont été créés et les maisons saisies restent vides. L’intérêt peut être présenté comme une spoliation. Ce terme est employé parce la rétribution de l’intérêt ne correspond à aucun travail, ni au prêt d’un objet. La notion de « parasitisme » affleure très vite. François Chesnais parle du « droit de seigneuriage » [18] , c'est-à-dire d’un privilège lié au droit féodal du plus fort. Le prêt bancaire pourrait être assimilé à un service. Il pourrait être rétribué comme tel, c'est-à-dire payé une seule fois et sans induire une dette pendant plusieurs années. Les tarifs seraient publics, ils devraient certainement être réglementés pour éviter les abus.

Maurice Allais a reçu le prix Nobel d'économie, il compare les banques à des faux monnayeurs : « Dans son essence, la création de monnaie ex nihilo actuelle par le système bancaire est identique à la création de monnaie par des faux monnayeurs. Concrètement, elle aboutit aux mêmes résultats. La seule différence est que ceux qui en profitent sont différents. » [19] D’autres auteurs nomment cette façon d’accéder à l’argent ou de créer de la monnaie « l’argent-dette ». [20] Cette notion montre bien en quoi nous sommes toujours ou presque toujours dans une relation de devoir de l’argent pendant très longtemps à une banque ou à plusieurs banques. L’argent-dette est une notion pertinente dans notre contexte. Malgré la crise mondiale, il faut payer l’intérêt, sinon nous n’avons plus accès aux biens. Si nous ne pouvons pas rembourser nos crédits, lorsque la sanction tombe, nous sommes dits « surendettés » ou « interdits bancaires ». Les banques privées bénéficient de fait d’un pouvoir exorbitant. Le crédit bancaire permet d’accéder à la richesse sociale. Ce n’est pas la collectivité qui en décide, ce sont des entreprises privées motivées par le seul profit. De plus, comme ces banques créent l’argent à partir de rien, nous sommes légitimement fondés à nous demander pourquoi il en est ainsi. À leur manière, les banques répondent à la question métaphysique fondamentale : « Pourquoi il y a-t-il quelque chose, plutôt que rien ? » Nous ne trouverons pas la réponse chez Heidegger, car le maître ne s’est pas penché sur l’étant monétaire, ni sur le voile qui recouvre l’être de l’argent. La réponse est effectivement triviale, simple et d’une clarté évidente, mais indépassable dans notre situation : pour faire du profit, donc pour gagner de l’argent !

Ce droit est magique, les banques font apparaître de l’argent sur votre compte comme par miracle. Cette possibilité a été dépassée seulement par dieu, qui a créé le monde en sept jours. En revanche, ce qui n’est ni magique ni miraculeux, c’est la dette qui s’en suit. L’ossature métaphysique du capitalisme est connue. Nous n’avons pas besoin de concepts ardus ni de théorisation difficile d’accès pour la mettre en évidence. Sous le capitalisme, nous sommes toujours des êtres pour la mort, mais avant tout nous sommes des êtres pour le profit, des êtres devant œuvrer au développement du capital, effectivement des « étants » de plus en plus loin de « l’être » de l’humanité, puisque l’humanité est soumise au capital. La dignité humaine, l’accès à la culture, la recherche du progrès moral et social n’ont pas de place dans les livres de comptes des capitalistes.

La création de l’argent monnaie, au moyen de la dette sans cesse renouvelée, situe une des sources de nos problèmes au milieu même de notre organisation sociale, au niveau de nos institutions financières. En laissant la création de monnaie à des entreprises privées, que seul le gain et le rendement intéressent, la collectivité se prive d’un moyen d’action très important. Comme la plus-value, l’argent-dette est lié à une captation de richesse au cœur de notre vie sans que nous en ayons conscience et sans possibilité d’y échapper. Comme pour la plus-value, la création de l’argent-dette est inscrite dans la structure même de notre organisation sociale. La crise pourrait s’atténuer que cette création de la monnaie ex nihilo continuerait et avec elle, la possibilité de spéculer.

La question qui se pose alors est de savoir d’où vient ce privilège accordé aux banques. Les banquiers et les dirigeants politiques restent assez discrets sur ce point. L’explication nous vient de l’histoire, celle des rois qui ont emprunté de l’argent à des personnes riches ou qui ont mandaté des personnes riches pour payer leurs dettes. Cette situation a perduré jusqu’à la création d’établissements que se spécialiseront dans le dépôt et le prêt d’argent. L’explication est donc historique et pratique. La légitimité du droit des banques à créer de l’argent à partir de rien n’est pas fondée sur un concept comme le droit naturel ou sur une fonction liée au bien commun. Le seul contrat qui existait, c’était celui du rapport de force, celui qui a permis d’instituer ce droit acquis en échange de prêts réguliers aux souverains. Il est exact que si le monarque voulait continuer à régner, s’il souhaitait faire perdurer son conatus et la structure qui lui permettait d’être en haut de la pyramide, s’il voulait persévérer dans son être, il avait besoin d’une stabilité financière, ce que lui ont accordé les banques ou certaines personnes comme les fermiers généraux sous l’ancien régime dans notre pays. [21] En échange, les prêteurs lui ont demandé d’avoir le privilège de créer une partie de la monnaie, de prélever des taxes et l’impôt avec le soutien des forces armées du roi. Le contrat a été accepté. Le roi était soumis à une contrainte : avoir de l’argent à sa disposition. Il devait accepter ce contrat, le crédit faisait partie des conditions de possibilités de son être, l’être souverain. En France, l’existence de ce type de fonctionnement remonte à Philippe Le Bel, c'est-à-dire au XIIIe siècle. [22] La question de l’argent et de la monnaie nous confronte à notre histoire étatique, à l’histoire de nos institutions collectives et à la distribution de la puissance au sein des classes dominantes de notre société.

La banque d’Angleterre a été fondée à la City en 1694, la banque d’Amsterdam avait été créée en 1609, la banque de France a été créée par Napoléon en 1800. La France avait pris du retard sur la Hollande et l’Angleterre. Cette histoire institutionnelle est celle du développement du capitalisme en Europe, parce que  le commerce et les besoins des souverains sont à la base de l’existence de ces institutions. Aujourd’hui, après avoir été nationalisées, toutes ces banques sont redevenues des établissements privés. La Banque centrale européenne a elle aussi un statut indépendant des États et du Conseil de l’Europe. Les analystes s’interrogent pour savoir si elle a un statut privé ou public. En revanche, la mission qui lui est prescrite ne fait aucun doute : elle doit accompagner le développement du capitalisme en Europe. Ce capitalisme est d’orientation très libérale : dans les buts fixés à la BCE, on ne trouve aucun objectif social ou protecteur des populations.

Les dettes

Dans son livre sur la décroissance, Serge Latouche note qu’il existe un lien fort entre trois domaines de l’activité humaine : la publicité/marketing, le crédit bancaire et l’obsolescence programmée des produits fabriqués par le capitalisme. La concurrence entre les capitalistes accentue la recherche de nouveaux produits ou de nouvelles techniques pour produire plus et plus vite, afin de gagner plus d’argent. Latouche décrit la croissance comme un piège. La possibilité de s’endetter facilement fait partie du dispositif capitaliste actuel. La dette est toujours renouvelée et elle augmente sans cesse à la fois pour les États et les particuliers. Cette dette est significative de notre dépendance vis-à-vis des banques. Une grande partie de cette dette est impossible à rembourser, ce constat est vrai pour les pays pauvres, mais aussi et surtout pour le plus riche : les États-Unis. La question d’une similitude entre la dette financière et la dette anthropologique a parfois été soulevée. C’est le cas dans un article sur l’usage de l’argent : « [...] les relations sociales basées sur la dette primeront toujours, et que la monétarisation, à l'encontre de ce qui est souvent prétendu, ne change rien au fond des choses. » [23]

Cette dette nommée « dette anthropologique » est la dette des humains à l’égard de leurs parents et des générations antérieures ou de la dette à l’égard d’autres humains, sans lesquels nous ne pouvons pas vivre. Cette dette ressemble-t-elle à la dette financière ? Il existe plusieurs différences importantes. Comme la notion de « monétarisation » est employée, il est nécessaire de préciser le propos. Nous parlons ici de la dette financière de notre temps, celle qui passe par les banques et le crédit, une dette monétaire banale. La dette anthropologique, elle, est une caractéristique des sociétés humaines, de la condition humaine, qui se transmet de génération en génération. Elle est valable de tout temps et dans toutes les régions du monde. Elle a le même statut que l’interdit, elle est marquée par l’universalité, même si les modalités changent suivant les cultures. Il est probable qu’elle continuera d’exister si la société se restructure d’une autre façon. Si le capitalisme est remis en cause, la dette anthropologique ne disparaîtra pas. Quand les sociétés n’étaient pas centrées sur le profit, la dette bancaire n’existait pas sous la forme actuelle. Les banques ont un passé relativement récent dans l’histoire humaine. La dette anthropologique concerne le champ psychologique, la subjectivité et sa structuration. La dette bancaire concerne l’économie, la sociologie et la politique. Cette dette d’argent est située dans l’espace temps. Elle n’a pas toujours été organisée de façon aussi massive et dans autant de régions du monde. La dette financière contemporaine s’accompagne d’une division au sein de l’humanité : les possesseurs de capitaux et les autres. La dette bancaire généralisée – comme elle l’est dans nos pays – est inséparable du capitalisme et plus particulièrement de son évolution dans la postmodernité. Deleuze note que « l’homme endetté » est la situation de l’homme dans les sociétés de contrôle [24] Cet homme, empêtré dans l’argent-dette, tend à se contrôler lui-même, ce qui rend l’organisation disciplinaire de la société moins nécessaire. Il est donc impossible de réduire une des deux dettes à l’autre. Il est exact de dire que la dette existera toujours dans les relations sociales, si nous précisons qu’il s’agit de la dette anthropologique. S’il existe une liaison entre les deux types de dette, c’est dans des conditions qui sont les nôtres. Si la dette financière est un symptôme, ce symptôme est celui du capitalisme postmoderne. La dette bancaire suppose qu’une petite partie de l’humanité exploite l’autre. Notre dette psychosociologique vis-à-vis des humains qui nous ont précédés n’implique pas une soumission sociale et politique ; cette question se joue d’abord en nous-mêmes et au sein de chaque famille, puis dans les relations sociales.

Il est exact qu’une partie de la psychanalyse explique les échanges humains à partir de l’étape anale de notre construction psychique. Les actes consistant à donner, échanger, retenir et accumuler sont marqués par notre expérience d’enfant apprenant la propreté. La dépendance en question est celle que nous avons vis-à-vis de nos parents et dont nous tentons de nous libérer au cours de notre vie. Nous nous construisons dans notre dépendance aux personnes qui nous ont donné l’amour, transmis la loi symbolique et fait rencontrer l’autorité. Le cadre familial est le premier lieu où nous sommes confrontés aux interdits. Plus tard, la socialisation collective continue cet agencement mental. En devenant parents nous-mêmes, nous reproduisons la dette anthropologique ; ce qui n’implique pas de soumettre et de spolier d’autres personnes ou de participer à un système inique. La prise en compte de nos désirs est aussi une réassurance des interdits moraux, parce que nos désirs ne sont pas tous réalisables. Le filtre de la conscience morale permet de choisir entre ce que nous nommons habituellement le bien et le mal. La psychanalyse conduit, en principe, à devenir conscient de notre situation d’humain et à assumer les conséquences de nos actes. Dans le système financier mondial, le fonctionnement mental des différents opérateurs implique qu’ils ne prennent pas en considération les effets sur les autres humains qu’ils provoquent.  Dans le cadre du capitalisme postmoderne actuel, nous ne pouvons pas répéter le geste d’Eichmann, personne ne peut dire que la responsabilité incombe à des sphères supérieures à soi. Si la politique capitaliste qui prend la vie fonctionne aussi bien, c’est parce que le désir de profit y est impliqué et qu’une jouissance accompagne la réalisation de ce désir. Les victimes alertent le monde entier en permanence, les opposants au système crient et manifestent régulièrement. Personne ne peut dire qu’il ne sait pas, Ziegler le montre avec brio, l’ONU le sait, les élites mondiales le savent ou peuvent le savoir, rien n’est secret, le capitalisme se déploie au grand jour. L’annihilation de la morale par le capitalisme est une base du système actuel, évidemment cela ne peut être ignoré par la philosophie politique.

Nous pouvons dire que la dette bancaire peut se superposer à la dette anthropologique, mais que la dette anthropologique n’est pas la cause de la dette bancaire. Les financiers peuvent avoir une subjectivité marquée par la pulsion anale de leur enfance, mais rien ne les exonère de leur avidité et de leur aveuglement. Il y a toujours une différence entre l’explication du comportement et la responsabilité du sujet face à ses actes. Le relativisme vient souvent au secours du cynisme de cette domination, ce type de débat montre que nous sommes dans le champ du politique. En revanche, il est notable que le conflit interne à la société est lié à celui que les humains ont avec la nature. Ce conflit avec notre environnement naturel met en évidence, lui aussi, que la structure de notre société est en cause. Le côté sombre de notre humanité se déploie massivement : droit de piller la nature, droit d’exploiter, possibilité de gagner beaucoup d’argent par la spéculation financière. Nous constatons que ce n’est pas l’argent en tant que tel qui est notre problème, mais plutôt la façon dont l’argent est créé et géré par le capitalisme et en particulier par les banques pour prélever les intérêts. Le désir d’argent reste un élément clé de notre fonctionnement social et politique. Il s’agit d’un ensemble complexe, qui encourage la fuite en avant, impose de rechercher la croissance et rend impossible toute pause, tout arrêt qui permettrait de réfléchir sur le contenu des activités humaines et sur leurs conséquences. Se poser la question du pourquoi serait pourtant nécessaire, vu la situation.

Progresser malgré tout

Au terme de ce chemin étudiant le conflit interne à la société, nous constatons que la philosophie politique devient un plaidoyer pour que les humains acceptent de regarder la situation en face. Pour essayer d’organiser les choses d’une autre façon, il faut commencer par en prendre conscience. Ensuite, il faut désirer le changement et là, nous nous heurtons à la domination mentale collective, qui capte les esprits pour faire perdurer l’oppression, la domination, l’exploitation et la spoliation par les banques. Cette proximité de la vérité dans la situation reste nécessaire pour construire les leviers du changement. Non seulement la crise est financière, mais elle touche tout notre modèle de civilisation. Le conflit au sein de la société est passé d’un stade relativement structurant dans l’époque moderne à la postmodernité, qui est une période très marquée par la déstructuration. Si le désir de profit est hors d’atteinte des anciennes méthodes de lutte politique, il faut poser la question du cadre général pour sortir de l’impuissance. La lucidité de cette philosophie politique ne rassure pas. Elle doit assumer l’échec du progrès proposé par les Lumières. Le progrès technique ne nous aide pas à avancer vers un progrès humain tant moral que social. Nous constatons que c’est le contraire que nous devons penser. Le désir de progrès, qu’il soit social ou moral, ne s’est pas réalisé. Tout le progrès technologique est utilisé pour exploiter les humains et détruire la nature. Notre civilisation n’a pas empêché le nazisme ni le stalinisme. Nous n’avons aucune garantie, la situation actuelle du capitalisme postmoderne montre clairement que le désir de profit l’emporte sur la raison et l’éthique. Du conflit social structurant nous sommes passés au conflit déstructurant et destructeur. Le sens de l’histoire s’est inversé, Prométhée participe maintenant à une spirale infernale, dont il semble impossible de sortir. La promesse est devenue cauchemar !

Nietzsche avait fait scandale à son époque en énonçant : « Dieu est mort ! ». Aujourd’hui, il est possible de dire : « Dieu est mort ! Mais, l’Argent est roi ! » Au terme de ce parcours, nous constatons que le conflit majeur actuel peut se comprendre comme Une nouvelle raison du monde. [25] Il existe bien une cohérence et une rationalité du conflit tout à fait spécifique. Cette nouvelle rationalité est associée à une crise de civilisation vers laquelle convergent toutes les contradictions humaines : contradiction dans notre rapport à la nature, contradictions dans les rapports sociaux, contradictions internes au sujet humain. Nous savons également que nous n’avons que la raison pour comprendre l’irrationnel de notre situation et les mutations de la condition humaine de notre temps. Notre but reste le même que celui des humains qui voulaient changer les choses du temps de la modernité : l’autonomie et l’émancipation. Dans le cadre de la postmodernité, nous devons essayer de construire une philosophie politique qui accepte de croiser les diverses approches permettant de comprendre les fonctionnements humains. La question de savoir ce que c’est qu’être humain demeure, malgré tous les changements actuels. La dignité humaine et la culture sont fragiles. Le capitalisme n’en a cure, c’est pour cela qu’il faut remettre l’ouvrage de multiples fois sur le métier : un défi pour la raison et donc pour la philosophie. Philippe Coutant, Interco 44

Texte paru dans le numéro 28 de la revue Les temps maudits en novembre 2010



Notes

[1] À l’origine, cet article était inclus dans un texte écrit pour répondre à une exigence universitaire, ce qui explique certaines formulations. Le texte était plus long, il comprenait deux autres parties : une sur le conflit dans le rapport à la nature et une autre sur le conflit interne au sujet humain.

[2] Henry Ford sur Wikipedia.

[3] Frederick Winslow Taylor, id ; cf. aussi « taylorisme ».

[4] Ford T, id.

[5] « Rompre avec la logique d’apartheid social », journal l’Humanité du 5 octobre 2006 et « La ville à trois vitesses: relégation, périurbanisation, gentrification », Jacques Donzelot, revue Esprit, mars 2004.

[6] Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation, Éditions Hachette, Paris, 1999 ; réédité dans la collection Pluriel poche, Paris, en février 2000.

[7] Jean Ziegler, Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Éditions du Seuil, Collection Points, Paris, 2003, 365 p.

[8] Certains critiques du système capitalisme écrivent le terme seigneurs avec un « a », le transformant en « saigneurs », ce qui jette une lumière assez crue sur la situation.

[9] Zigmunt Bauman, Une planète pleine et sans espace, Libération Rebonds, édition du lundi 21 juillet 2003.

[10] « Karl Marx, penseur de la Guadeloupe », Guillaume Pigeard de Gurbert, professeur de philosophie à Fort-de-France, publié en février 2009 sur le blog de Libération « 24 heures Philo ».

[11] Mike Davis, Le pire des mondes possibles, De l'explosion urbaine au bidonville global, Éditions La Découverte, collection Poche, Paris, 2006, 252 p.

[12] Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde, Essai sur la société libérale, Éditions La Découverte, Paris, 2009, 497 p

[13] Charles Muller, article « La racine de tous nos maux ? », publié en 2008 sur le site mutageneses.com

[14] « Lire Bernard Stiegler pour savoir comment sauver le capitalisme », par Michel Audétat, publié en 2008 sur L’hebdo.ch

[15] Cf. création monétaire sur Wikipedia

[16] Le nom de la monnaie physique, la monnaie fiduciaire conserve un lien avec son origine : la confiance. Alors que la monnaie scripturale est la monnaie écrite, qui n’a pas besoin d’autre chose que son écriture même. En inversant une lettre du mot « signe », on obtient la formulation suivante : « de la monnaie de singe ». Cette possibilité de lapsus permet à sa façon de poser la question du statut de cette monnaie. L’expression a inspiré plusieurs œuvres, roman ou films.

[17] « La monnaie et le financement de l'économie », cours de seconde, première et terminale SES sciences économiques et sociales, Monnaie et financement, Chapitre 1 – La monnaie.

[18] Article de François Chesnais, « Le droit de seigneuriage », dans le Monde diplomatique, juin 1995.

[19] Cf. faux-monnayage sur Wikipedia. Maurice Allais, La crise mondiale aujourd'hui, Éditions Clément Juglar, 1999. Note de lecture par Luc Douillard.

[20] Paul Grignon, L’argent-dette , disponible en DVD.

[21] Cf. ferme générale sur Wikipedia.

[22] Cf. Philippe le Bel sur Wikipedia

[23] Article « Les usages de l'argent », Maurice Bloch, revue d’anthropologie Terrain, n° 23, octobre 1994

[24] Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », L’Autre journal, n°1, mai 1990.

[25] Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde, Essai sur la société libérale, Éditions La Découverte, Paris, 2009, 497 p.