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Aborder
la question de la rationalité des conflits implique de constater
que les conflits sont partout et innombrables. Essayer de classer
ces conflits aboutit à se demander quel ordonnancement conceptuel
est pertinent. La modélisation a un côté un peu arbitraire et
schématique. Mais cette étape de la pensée est nécessaire pour
comprendre ce qui est à l’œuvre et les enjeux. Nous devons admettre
que nos conclusions peuvent se lire en termes de tendances, puisque
tout ne correspond pas exactement au schéma proposé. Malgré ces
difficultés, proposer des hypothèses est nécessaire et c’est l’objet
de notre philosophie comme théorie du général. La validité des
arguments et du raisonnement est située dans l’espace-temps, le
nôtre, celui d’une époque troublée, où nous acceptons de nous
poser la question de ce qu’être humain veut dire. Notre crise
de civilisation est inédite, de facto la recherche, la réflexion
et l’invention sont convoquées.
[1]
Notre hypothèse se confronte donc à l’irrationalité
apparente du temps présent. Notre vie est confrontée à de nombreux
conflits : conflit dans notre rapport à notre environnement
naturel, conflits entre divers groupes sociaux et au sein même
de ces ensembles humains, conflits encore en nous-mêmes. D’autre
part, les mutations s’inscrivent dans un contexte où, pour essayer
de comprendre ces bouleversements, nous nous proposons d’examiner
les rapports entre la modernité et la postmodernité. Nous aborderons
ici la question du conflit interne à la société. Son évolution
et sa dynamique ont permis à la société de se réformer. Les transformations
contemporaines semblent beaucoup plus inquiétantes.
La lutte des classes
Le conflit majeur dans la société a été identifié
au XIXe siècle : c’est la lutte des classes. Il
existe beaucoup d’autres conflits au sein de la société, mais
celui-ci semble être le plus important. Les sciences humaines,
en particulier la sociologie, mais aussi les syndicalistes et
les partis politiques qui défendent les classes populaires, ont
largement contribué à ce qu’il soit considéré comme le conflit
principal au sein de nos sociétés. Des théoriciens politiques
avaient même envisagé que ce serait la base d’un possible changement
radical dans l’organisation des sociétés humaines. Ils pensaient
possible qu’il existe un jour une société sans classe, la réconciliation
entre les hommes étant le processus final de la lutte des classes
dans l’histoire. Cette dernière étape était nommée le « communisme »,
une société où chaque être humain pourrait recevoir ce dont il
a besoin pour vivre. Auparavant, la période socialiste était conçue
comme un moment, où chaque personne recevrait une rétribution
en fonction de son travail. Les patrons, les banquiers, les propriétaires – considérés
comme des gens qui ne travaillent pas au sens productif du terme – ne
toucheraient rien ; ce qui mettrait fin à l’appropriation
privée du surtravail. L’usage collectif de la plus-value, qui
ne disparaît pas avec le changement de société, étant décidé par
la discussion démocratique.
La sociologie a observé que cette lutte sociale
et politique avait un effet structurant. En effet, elle est à
la base du rassemblement syndical et politique pour les ouvriers
et les employés. La place des personnes dans la société se déterminait
selon la classe d’appartenance. Cette polarisation rendait l’identification
assez facile, les repères politiques et culturels étaient clairs.
La distinction était encore plus visible en cas de mouvement de
lutte : lors des grèves ou dans les campagnes politiques,
les deux camps s’opposaient, les organes collectifs étaient chargés
de faire la médiation entre les protagonistes et d’aider à trouver
un compromis. Nous pouvons considérer que l’apogée de ce fonctionnement
a été le « fordisme », ce mode de développement de l’entreprise
et de l'organisation du travail inventé par Henry Ford
[2]
, fondateur de la
Ford Motor Company (par ailleurs, anticommuniste
et antisémite forcené), qui s’est appuyé sur l’organisation du
travail mise au point par Taylor
[3]
, également nommée Organisation scientifique
du travail. Cette nouvelle organisation du travail a permis d'accroître
la productivité et la quantité produite tout en augmentant les
salaires. La division du travail mise en œuvre est une division
à la fois verticale et horizontale : division verticale parce
qu’elle est basée sur la séparation entre la conception des produits
et la réalisation pratique, le savoir technicien des ouvriers
qualifiés ou des artisans étant transféré aux bureaux d’études ;
division horizontale du travail parce qu’elle est basée sur le
découpage des tâches, une parcellisation du travail manuel assisté
par des machines qui a permis la mise en place des lignes de montage,
nommée aussi « travail à la chaîne ». Une autre composante
est à relever dans cette organisation rationnelle du travail chez
Taylor : la standardisation. Elle permet de produire de grandes
séries de produits, qui sont des pièces interchangeables.
Le dernier élément important du fordisme est
l'augmentation des salaires des ouvriers. La diminution des coûts
de production et l’augmentation des revenus des ouvriers déqualifiés
ont permis que la consommation de masse se développe. Le succès
de la Ford T est typique de cette
évolution
[4]
; les ouvriers travaillant chez
Ford pouvaient acheter la voiture qu’ils fabriquaient. Le fordisme
est l’alliance efficace du taylorisme et de l’encouragement de
la consommation. Le rôle régulateur de l’État accompagne ce mode
de développement du capitalisme. Le fordisme a pris naissance
aux États-Unis, puis s’est massivement développé en Europe après
la seconde guerre mondiale. Il est souvent associé à la notion
d’« État providence ». La tension entre les classes
sociales aux intérêts opposés était encadrée par l’institution
étatique. Ce conflit a permis la mise en place de réformes favorables
aux ouvriers et aux employés, ainsi qu’à tout le peuple. Ce fonctionnement
avait un impact structurant important dans la société. L’institutionnalisation
des acquis des luttes sociales et politiques a permis que le conflit
de classe puisse avoir un rôle positif. Cette évolution peut se
voir comme une tendance générale qui a marqué notre histoire.
Ce fonctionnement induisait une certaine confiance dans la démocratie,
qui pouvait se réformer et intégrer des mesures sociales. C’était
une des bases de l’État interventionniste.
Aujourd’hui, la lutte des classes semble plutôt
menée par les forces opposées aux employés et ouvriers et à la
régulation de l’État. La puissance économique et financière des
multinationales s’est beaucoup développée. Le capital financier
domine la scène du capitalisme contemporain. Cette puissance a
permis aux grands groupes capitalistes, qui opèrent à l’échelle
mondiale, de lutter contre ce qu’ils considèrent être des entraves
à leur désir de gagner de l’argent facilement ; ce qui a
été nommé « globalisation » ou « mondialisation ».
La mondialisation désigne une nouvelle phase du capitalisme contemporain.
Plus aucune zone de notre planète n’échappe à l’emprise du capitalisme.
On peut comprendre cette nouvelle étape comme l’intégration planétaire
des phénomènes économiques, financiers, écologiques et culturels.
Ce phénomène prend des formes différentes suivant les domaines
et les zones géographiques. Le terme globalisation rend compte
du processus qui transforme les marchés, les diverses politiques
et les systèmes locaux en marchés, en politiques favorables au
capitalisme ultralibéral et en systèmes internationaux qui permettent
la fluidité de la circulation d’argent ou de produits. La mondialisation
et la globalisation témoignent du fait que plus rien sur la planète
Terre n’échappe à la marchandise et au spectacle. Au niveau des
technologies de l'information et de la communication, la globalisation-mondialisation
est la fusion de différentes technologies : l’informatique,
les réseaux téléphoniques, la couverture médiatique et le développement
d’Internet. Le phénomène s’accentue depuis le début des années
1990. Le capital financier est globalisé, mondialisé : la
crise financière le confirme tous les jours.
La puissance des grands groupes au niveau
mondial a tendance à s’émanciper des contraintes politiques locales.
Les État ‑ hormis les États-Unis, qui gèrent l’Empire – semblent
de plus en plus faibles. Il leur reste la gestion de la sécurité
et des populations. En France, malgré l’agitation médiatique,
il est notable que l’État s‘appuie principalement sur deux axes :
le développement du capitalisme ultralibéral, où l’État encourage
les entreprises par diverses aides et en devenant lui-même un
opérateur du marché, et la mise en pratique d’un ordre sécuritaire,
qui gère les pauvres et la contestation contre le système, une
gestion des populations par le contrôle social et la répression.
Ce qui signifie clairement que l’époque de la distribution est
révolue et que la gestion différentielle des humains est ouvertement
inégalitaire et violente. Certaines analyses qualifient cela « d’apartheid
social », d’autres parlent des « quartiers de relégation ».
[5]
Nous abordons ces domaines liés à la pratique
politique réelle pour essayer de comprendre les enjeux de notre
condition actuelle. La recherche de la vérité de la situation
nous impose de nous pencher sur la trivialité capitaliste et ses
évolutions. Nous avons choisi de vérifier si les concepts résistent
au réel. La conceptualisation en philosophie politique ne peut
pas se construire hors de la société. C’est elle qui nous indique
que nous avons des problèmes à résoudre. Pour éviter une spéculation
abstraite, nous essayons de voir si nos modèles sont valides.
Nous pensons que ce qui est en jeu, c’est l’humanité elle-même
et ce qu’être humain veut dire. Si l’humanité est en question,
c’est à cause du rapport entre les groupes humains, ici les concepts
ne sont pas premiers. Les idées, les mots servent si souvent de
couverture à l’inégalité et à l’injustice que beaucoup d’humains
n’attendent plus rien d’eux. La notion même d’humanisme devient
ridicule devant la brutalité de l’oppression. La culture et l’éducation
s’effacent devant le droit des plus forts. L’économie, l’humanitaire
et les militaires marchent si souvent ensemble, que cela nourrit
la haine envers l’universalisme occidental.
S’il est exact que la puissance des multinationales
s’est détachée de la politique des États-nations, la philosophie
doit intégrer cette nouvelle donnée. C’est la thèse de Bauman.
[6]
L’observation sociologique et politique
tend à confirmer cette analyse. Ce théoricien intègre cette nouvelle
donnée dans son propos sur la postmodernité, avec ce que cela
suppose de changements par rapport à la modernité. Un autre auteur
va dans le même sens : Jean Ziegler.
[7]
Celui-ci est révolté par la misère du
monde. Il est indigné par les profondes inégalités, par la destruction
de la planète et par le culte du profit issu de l'idéologie capitaliste
néolibérale. Il refuse le relativisme et prend position pour l’humanité
contre l’argent et les pouvoirs en place. Il identifie clairement
d’où viennent les nuisances. L’objet de son livre sur « les
nouveaux maîtres du monde » est de démontrer l’efficacité
des prédateurs capitalistes. Il critique durement les cadres des
institutions telles que le FMI ou l’OMC, car en termes de démantèlement
des sociétés traditionnelles et des services publics dans la plupart
des pays du monde, ce sont eux les décideurs. Il met en évidence
les travers de ces organismes non contrôlés démocratiquement.
Jean Ziegler montre les conséquences désastreuses des mesures
prises par ces organismes sur les écosystèmes et les sociétés
de nombreux pays du tiers-monde qui sont en faillite. Ce sont
majoritairement des pays pauvres ou sous développés, des régions
très peuplées, comme le Niger, l’Argentine, la Guinée, la Mauritanie, la Zambie, etc. Jean Ziegler
cite des exemples concrets qu’il connaît bien, car il a été rapporteur
spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation. Le résultat
de l’intervention du FMI est toujours le même et se reconnaît
en quelques années par la ruine programmée de populations entières
par l’imposition de solutions financières complètement inadaptées.
Aujourd’hui dans le monde, toutes les sept secondes, un enfant
de moins de 10 ans meurt de faim. Le plus souvent victime d’un
impératif et d’un seul, celui des maîtres du monde : le profit
sans borne. Ziegler dit qu’il s’agit d’un crime contre l’humanité,
puisque nous avons les moyens de nourrir ces enfants. L’obstacle,
ce sont les acteurs du capitalisme contemporain. Les nouveaux
maîtres du monde, dont il parle, ce sont les seigneurs du capital
financier mondialisé.
[8]
Au cœur du marché globalisé se situent
des prédateurs : les banquiers, les hauts dirigeants des sociétés
internationales, les opérateurs du commerce mondial. Ils accumulent
l’argent, passent au dessus des États, affaiblissent ces États
et quand ils le peuvent détruisent ces États. Ils dévastent la
nature et ne s’occupent pas des conséquences de leurs actes sur
les autres humains. Il existe donc des mercenaires dévoués servent
l’ordre des prédateurs au sein de l’Organisation mondiale du commerce,
de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international.
Ce livre suit à la trace les membres de ces institutions officiellement
au-dessus de tout soupçon, il déconstruit à sa façon l’idéologie
qui les inspire et jette une lumière crue sur le rôle joué en
coulisses par l’empire américain.
Nous constatons que deux socialistes français
sont à la tête de ces organismes, Monsieur Strauss-Khan et Monsieur
Lamy. Jean Ziegler est lui-même socialiste. Cela témoigne des
conflits au sein de la partie de la classe dirigeante, qui officiellement
est sensible aux douleurs du monde. Ziegler y porte une position
très minoritaire. Cet état de fait montre que l’ancien socialisme
s’est bien intégré au capitalisme et adapté aux mutations postmodernes.
Lui aussi s’est transformé en son contraire. Ce faisant ce socialisme
a perdu sa crédibilité. Cet élément est un facteur de désenchantement
vis-à-vis de la sphère politique, qui accroît la détresse de beaucoup
de gens. Le Nouvel ordre mondial semble s’être installé au début
des années 1990, suite à la première guerre du Golfe et à la fin
de l’URSS. Pour sa sécurité, le capital financier s’appuie sur
la surpuissance américaine. Le droit s’incline devant la force,
la diplomatie cède le pas à la guerre. Le cartel des maîtres du
monde se sert des États-Unis pour réaliser leurs intérêts privés,
ils utilisent donc la force de frappe militaire et policière étasuniennes.
Le dogme ultralibéral de Washington est un formidable égoïsme,
un refus presque total de toute solidarité internationale, une
volonté absolue de proposer sa seule vision du monde. Les États-Unis
sont opposés au principe même de la justice internationale. Ils
refusent la Cour
pénale internationale, comme la Russie et la Chine, entre autres. La possibilité
de l’universalité est remise en cause au nom d’intérêts particuliers.
En ce qui concerne la Commission des droits de l’Homme des Nations Unies,
les États-Unis votent contre toute mesure pour les droits économiques,
culturels, contre le droit à l’alimentation, à l’habitat, à l’éducation,
à la santé, à l’eau potable. Notre travail est situé dans l’espace
temps, celui d’un changement de personne au poste de président
des États-Unis. Pour symbolique qu’il soit, ce changement n’a
pas encore modifié l’orientation générale de la politique mondiale
des États-Unis.
L’analyse de l’évolution de notre société
montre que la soif de pouvoir et le désir de profit conduisent
à ce qu’il existe maintenant des humains « en trop ! »
ou « au rebut ». Ce constat est réalisé par Bauman ;
il aborde cette question dans un article intitulé « Une planète
pleine et sans espace ».
[9]
Ce type d’analyse est également utilisé
par un professeur de philosophie des Antilles.
[10]
Celui-ci explique la révolte récente
aux Antilles françaises de cette manière : une grande partie
des Antillais refuse le statut proposé aux populations de ces
départements ou territoires d’outre-mer, un statut de sous-hommes
presque au rebut. Leurs cris ont essayé d’interpeller les dirigeants
actuels, mais il n’a pas beaucoup été question de cette lutte
pour la dignité dans les comptes rendus rapportés en métropole.
Ce blocage politique engendre la violence à terme : violence
aux Antilles, violence dans les banlieues, où le feu destructeur
en 2005 a remplacé les pétitions, les manifestations
et le dialogue politique. Pour compléter ces exemples français,
il est possible de se référer aux travaux de Mike Davis sur les
bidonvilles. Décrivant l’explosion des bidonvilles dans les pays
pauvres dans son livre intitulé Le pire des mondes possibles,
il écrit : « Si rien ne change, l'humanité future habitera
dans des cartons ».
[11]
Pour comprendre ces évolutions et les intégrer
à la philosophie politique, il est possible de s’appuyer sur le
livre La nouvelle raison du monde de Pierre Dardot et Christian
Laval.
[12]
Ces auteurs disent que nous sommes en
train de vivre une mutation du capitalisme, où ce qui est en jeu
c’est ni plus ni moins que la forme de notre existence. Cela concerne
notre façon de nous comporter dans ce monde, notre rapport à la
nature, aux autres et à nous-mêmes. L’État est soumis aux règles
du marché, mais surtout il construit le marché et se construit
maintenant selon les normes du marché. L’universalisation des
normes du marché touche toute la vie humaine et en particulier
l’individu. Le changement de normes doit conduire les individus
à être des « individus-entreprises ». Les conséquences
de cette mutation sont sérieuses, nous devons les prendre en compte.
Les catégories du management prennent la place des principes symboliques,
qui fondaient la citoyenneté. Maintenant, tout devient transaction,
le droit tend à être remplacé par des accords négociés. Le citoyen
est poussé vers la sortie et l’homme entrepreneurial entre en
scène. Cela aboutit à une remise en cause de la citoyenneté, à
une attaque de la logique démocratique, à la dégradation de la
citoyenneté sociale. Nous sommes en train de passer dans une « post-démocratie »,
où la question des fondements de la vie sociale se pose en des
termes nouveaux. Dardot et Laval estiment que nous devons adapter
nos analyses à cette nouvelle situation.
Le cynisme, le mensonge, le mépris et la mauvaise
foi s’accompagnent du relâchement du langage et des gestes. L’ignorance,
l’arrogance de l’argent facile triomphent. La brutalité de la
domination est ouverte et devient le pendant de la performance.
Le respect des consciences, la liberté de pensée, la liberté d’expression,
les principes moraux, les principes juridiques, le respect des
formes légales et les procédures deviennent obsolètes. Les normes
et les lois sont réduites à l’état de purs instruments, seuls
comptent les objectifs de domination et de profit. Cette mutation
est si profonde qu’elle provoque une désymbolisation politique.
La possibilité d’une dé-démocratisation n’est plus une crainte,
elle a déjà commencé. Tout ce fonctionnement tend à neutraliser
les catégories fondatrices de l’ancienne démocratie libérale.
La remise en cause de l’héritage classique n’est pas un accident
de parcours. Ce néolibéralisme est amoral, la figure de l’idéal
n’y a plus de place. La démocratie libérale étant épuisée, la
voie social-démocrate ne peut plus être à l’ordre du jour. Les
difficultés de la gauche officielle en Europe peuvent s’expliquer
ainsi. L’acceptation de ce système conduit à une uniformisation
de la gestion politique. Le marché comme modèle universel induit
un fonctionnement totalisant, toute la vie humaine est absorbée
par cette politique. C’est une biopolitique englobante, une politique
qui prend notre vie, mais qui laisse officiellement les humains
libres. En réalité, il s’agit d’une croyance en la liberté, parce
que nous sommes intégrés presque totalement dans le cycle du spectacle
et des marchandises et qu’aucune autre possibilité de vie n’existe
à grande échelle.
Dans un précédent travail sur la nuisance
que l’humanité se porte à elle-même, nous avons abordé la question
de la plus-value. Cette plus-value permet aux propriétaires des
moyens de production de gagner de l’argent sur la part non payée
du travail humain. La notion de plus-value et l’analyse de son
fonctionnement permettent de comprendre que ce qui est rémunéré,
c’est l’entretien de la force de travail et non le travail en
tant que tel. Officiellement, le droit formel énonce que le chef
d’entreprise est l’égal du salarié, le droit réel sait que le
statut des deux personnes est inégal. Le passage à la domination
du capital financier ne change pas la structure de la société,
qui permet l’appropriation privée de la plus-value ; ce qui
évolue, c’est la concentration de la propriété des capitaux. Nous
pensons que la distinction entre la propriété d’usage et la propriété
des capitaux reste valable. Pour l’idéologie de notre temps, au
contraire, il existe une continuité forte entre nos propriétés
d’usage et la propriété des capitaux. Ce nœud idéologique est
basé sur une confusion entre les différents types de propriété,
c’est une justification qui cherche à entretenir une illusion.
La finalité de la propriété d’usage n’est pas spécifiquement de
faire du profit, le plus important est l’utilité des biens. Par
exemple, si nous achetons ou vendons une maison ou une voiture,
cela n’a pas de conséquence immédiate sur l’emploi de nos concitoyens.
En revanche, si un groupe capitaliste achète ou vend une entreprise,
les dirigeants parlent presque immédiatement de restructuration,
de rationalisation, les licenciements sont annoncés et deviennent
vite effectifs. S’ils décident de continuer à produire ce sera
au moindre coût, ce qui explique les délocalisations. Ces mesures
doivent permettre l’enrichissement rapide des différents propriétaires
de capitaux de ce groupe. Ce qui intéresse les capitalistes, c’est
la valeur d’échange ; ce qui nous intéresse nous, c’est la
valeur d’usage.
L’argent
La situation actuelle des humains plongés
dans la crise nous incite donc à étudier un aspect tout à fait
singulier de notre fonctionnement social : l’argent et sa
forme monétaire. Pourquoi autant d’argent d’un côté et autant
de pauvreté de l’autre ? Cette question revient perpétuellement,
elle ne peut pas être passée sous silence. La situation de l’humanité
est au cœur du problème. L’argent et la monnaie sont concernés,
c’est ce qui permet de satisfaire les besoins et les désirs des
humains. L’argent est un outil pour l’échange. Il est omniprésent
dans notre monde. L’argent étant l’équivalent général, il est
donc l’instrument qui permet de mesurer la valeur des choses et
des humains. L’argent et la monnaie constituent l’une des bases
du lien entre les humains. L’argent encourage le calcul, la rationalité
concrète pour trouver des solutions pour en gagner plus. L’argent
s’est objectivé et réifié pour devenir une chose, puis simplement
un symbole, une écriture de signes dans les ordinateurs du monde
entier reliés en réseaux. L’argent apparaît donc comme une chose
indispensable à la vie humaine, puisque si nous n’en avons pas,
nous vivons très difficilement et nous sommes condamnés à rester
dans la misère. Il est, dans le même temps, une abstraction extérieure
aux sujets. L’argent et la monnaie sont partout où le commerce
se développe, c'est-à-dire partout sur notre planète, les symboles
des rapports marchands entre les humains. La mondialisation est
liée intrinsèquement à l’argent. Il existe donc un rapport social
entre les humains, derrière les objets ou les choses échangés.
Derrière le fétiche marchand ou spectaculaire, il y a des rapports
humains. Marx a montré que c’était la base du salariat.
L’argent peut avoir un aspect libérateur,
il permet une certaine autonomie. Par exemple, pour les femmes
qui veulent leur indépendance financière afin d’être moins opprimées
par les hommes dans la famille. Les jeunes humains qui veulent
devenir autonomes cherchent du travail. Les immigrés qui fuient
la misère font la même chose. Mais, la libération par le salaire
est inséparable de l’aliénation dans le salariat. Dans la situation
actuelle, l’un ne va pas sans l’autre. De plus, l’argent et le
pouvoir sont indissolublement liés. Ce constat semble une donnée
historique qui, pour l’instant, est devenu un invariant anthropologique.
L’argent accroît la valeur de l’humain, du moins le croit-on.
Cette croyance mythologique fonctionne très bien. L’argent déchaîne
les passions et encourage l’imagination, les humains bravent la
loi tous les jours pour en obtenir. Nous sommes capables de jeter
par-dessus bord la morale de base pour mentir, escroquer, voler,
voire tuer, afin d’obtenir de l’argent. Le succès des fictions
policières montre bien que ceci fait partie de notre culture,
de notre patrimoine commun. Ce lien entre l’argent et notre culture,
notre imaginaire, nos symboles est très fort. Nous sommes interdépendants
et en même temps isolés les uns des autres. L’argent relie et
individualise. Peter Singer, philosophe américain utilitariste,
relate une expérience de psychologie, où les chercheurs font le
constat suivant : « L’argent stimule l’individualisme,
mais diminue les motivations communes. » Singer interprète
cette expérience ainsi : « On ne peut plus désormais
penser au rôle de l’argent comme entièrement neutre ».
[13]
L’argent n’est pas seulement un instrument
anonyme et universel de l’échange économique, mais c’est également
une certaine forme spécifique du rapport social. Effectivement,
ces psychologues nous indiquent que notre inconscient est lié
au fonctionnement social, qui valorise l’argent et l’individualisme.
Bernard Stiegler va plus loin dans l’analyse de la captation du
sujet humain par le système capitaliste. Il explique que pour
réaliser entièrement le cycle du capital, il faut que le produit
fabriqué dans les usines redevienne de l’argent. Il faut donc
que les humains achètent les objets fabriqués, et pour vendre,
rien de tel que la stimulation du désir des humains. Le désir
est devenu une donnée importante pour le fonctionnement du capitalisme.
Stiegler analyse notre situation de cette manière : « L’attention
du consommateur est la marchandise la plus convoitée par le capitalisme. »
[14]
Il s’agit donc d’un continuum entre
la conscience et l’inconscient, qui est marqué par le capitalisme.
Raison et désir ont partie liée. Le calcul rationnel et le désir
d’objet vont de pair ; c’est devenu un moteur existentiel
essentiel pour le bon fonctionnement de ce système.
Aujourd’hui, la crise mondiale a révélé que
la spéculation financière a mis en danger les économies du monde
entier, ce qui est bien le contrecoup de la globalisation. Les
sommes en jeu semblent astronomiques, nous avons du mal à imaginer
de quoi il s’agit. En revanche, les effets dévastateurs concrets
sont connus et bien ancrés dans notre pratique sociale. Le sentiment
d’injustice est exacerbé, puisque nous ne sommes pour rien dans
cette crise et que nous devons en assumer les conséquences :
paiement des pertes bancaires, déficit des finances publiques,
chômage, contrôle social renforcé, etc. Comme le système s’attaque
en priorité aux plus faibles, le désarroi s’accentue. À un moment
où l’humanité n’a jamais autant créé de richesses, jamais autant
développé de techniques et de savoirs, nous sommes incapables
d’œuvrer pour le progrès social, c'est-à-dire pour une prise en
charge civilisationnelle des humains les plus fragiles. Nous voyons
bien que le progrès social ne peut pas se réaliser seulement avec
la technologie, puisqu’il s’agit de la répartition des richesses
et de la place qui nous est dévolue selon notre appartenance de
classe. Dans le conflit au sein de la société, selon où nous sommes
situés, nous vivrons différemment. Dans ce cadre, l’argent et
la monnaie deviennent l’objet de recherches et d’enquêtes, parce
que nous voulons comprendre pourquoi cet immense malaise est impossible
à résoudre. L’origine de l’argent est souvent située dans le travail,
mais l’argent préexiste à la relation salariale. L’employeur ne
crée pas l’argent des salaires. Une autre réponse est liée à création
de la monnaie ; est simple et rapide : la monnaie est
créée par les banques d’État, comme la banque de France. En étudiant
l’origine de la monnaie, nous nous apercevons que cette réponse
est également fausse. Tout d’abord, ces banques sont devenues
des organismes privés, de plus, elles créent seulement 5% environ
de la monnaie mondiale, c'est-à-dire la monnaie physique (billets
et pièces de monnaie). Ce type de monnaie est appelé monnaie fiduciaire.
Le reste de l’argent existe sous forme de signes électromagnétiques
dans des ordinateurs connectés entre eux au niveau mondial. Cet
argent virtuel est créé par les banques à l’occasion des demandes
de crédits des particuliers et des sociétés, des entreprises,
des autres banques ou des États. Immédiatement, nous pensons que
c’est l’argent des déposants que les banques prêtent aux demandeurs
de crédit. Là encore, cette explication n’est pas juste :
« Aujourd'hui pour prêter, une banque n'a plus besoin de
sommes préalablement déposées. »
[15]
Les économistes parlent de monnaie scripturale,
la monnaie du signe
[16]
: ils appellent cela la création
monétaire ex nihilo. De nombreux cours d’économie en ligne
sur Internet expliquent comment les banques privées prêtent de
l’argent à partir de rien, donc ex
nihilo.
[17]
La ligne de crédit est effacée quand
le crédit a fini d’être remboursé. Cette mise à disposition d’argent
par les banques privées n’est pas gratuite, il faut payer l’intérêt
régulièrement. Si nous ne nous acquittons pas de l’intérêt, nous
sommes poursuivis en justice. Aux États-Unis, les expulsions des
maisons concernées par la crise financière se chiffrent en centaines
de milliers. Dans un certain nombre de régions américaines d’immenses
villages de toile ont été créés et les maisons saisies restent
vides. L’intérêt peut être présenté comme une spoliation. Ce terme
est employé parce la rétribution de l’intérêt ne correspond à
aucun travail, ni au prêt d’un objet. La notion de « parasitisme »
affleure très vite. François Chesnais parle du « droit de
seigneuriage »
[18]
, c'est-à-dire d’un privilège lié au
droit féodal du plus fort. Le prêt bancaire pourrait être assimilé
à un service. Il pourrait être rétribué comme tel, c'est-à-dire
payé une seule fois et sans induire une dette pendant plusieurs
années. Les tarifs seraient publics, ils devraient certainement
être réglementés pour éviter les abus.
Maurice Allais a reçu le prix Nobel d'économie,
il compare les banques à des faux monnayeurs : « Dans son
essence, la création de monnaie ex
nihilo actuelle par le système bancaire est identique à la
création de monnaie par des faux monnayeurs. Concrètement, elle
aboutit aux mêmes résultats. La seule différence est que ceux
qui en profitent sont différents. »
[19]
D’autres auteurs nomment cette façon
d’accéder à l’argent ou de créer de la monnaie « l’argent-dette ».
[20]
Cette notion montre bien en quoi nous
sommes toujours ou presque toujours dans une relation de devoir
de l’argent pendant très longtemps à une banque ou à plusieurs
banques. L’argent-dette est une notion pertinente dans notre contexte.
Malgré la crise mondiale, il faut payer l’intérêt, sinon nous
n’avons plus accès aux biens. Si nous ne pouvons pas rembourser
nos crédits, lorsque la sanction tombe, nous sommes dits « surendettés »
ou « interdits bancaires ». Les banques privées bénéficient
de fait d’un pouvoir exorbitant. Le crédit bancaire permet d’accéder
à la richesse sociale. Ce n’est pas la collectivité qui en décide,
ce sont des entreprises privées motivées par le seul profit. De
plus, comme ces banques créent l’argent à partir de rien, nous
sommes légitimement fondés à nous demander pourquoi il en est
ainsi. À leur manière, les banques répondent à la question métaphysique
fondamentale : « Pourquoi il y a-t-il quelque chose,
plutôt que rien ? » Nous ne trouverons pas la réponse
chez Heidegger, car le maître ne s’est pas penché sur l’étant
monétaire, ni sur le voile qui recouvre l’être de l’argent. La
réponse est effectivement triviale, simple et d’une clarté évidente,
mais indépassable dans notre situation : pour faire du profit,
donc pour gagner de l’argent !
Ce droit est magique, les banques font apparaître
de l’argent sur votre compte comme par miracle. Cette possibilité
a été dépassée seulement par dieu, qui a créé le monde en sept
jours. En revanche, ce qui n’est ni magique ni miraculeux, c’est
la dette qui s’en suit. L’ossature métaphysique du capitalisme
est connue. Nous n’avons pas besoin de concepts ardus ni de théorisation
difficile d’accès pour la mettre en évidence. Sous le capitalisme,
nous sommes toujours des êtres pour la mort, mais avant tout nous
sommes des êtres pour le profit, des êtres devant œuvrer au développement
du capital, effectivement des « étants » de plus en
plus loin de « l’être » de l’humanité, puisque l’humanité
est soumise au capital. La dignité humaine, l’accès à la culture,
la recherche du progrès moral et social n’ont pas de place dans
les livres de comptes des capitalistes.
La création de l’argent monnaie, au moyen
de la dette sans cesse renouvelée, situe une des sources de nos
problèmes au milieu même de notre organisation sociale, au niveau
de nos institutions financières. En laissant la création de monnaie
à des entreprises privées, que seul le gain et le rendement intéressent,
la collectivité se prive d’un moyen d’action très important. Comme
la plus-value, l’argent-dette est lié à une captation de richesse
au cœur de notre vie sans que nous en ayons conscience et sans
possibilité d’y échapper. Comme pour la plus-value, la création
de l’argent-dette est inscrite dans la structure même de notre
organisation sociale. La crise pourrait s’atténuer que cette création
de la monnaie ex nihilo continuerait et avec elle, la
possibilité de spéculer.
La question qui se pose alors est de savoir
d’où vient ce privilège accordé aux banques. Les banquiers et
les dirigeants politiques restent assez discrets sur ce point.
L’explication nous vient de l’histoire, celle des rois qui ont
emprunté de l’argent à des personnes riches ou qui ont mandaté
des personnes riches pour payer leurs dettes. Cette situation
a perduré jusqu’à la création d’établissements que se spécialiseront
dans le dépôt et le prêt d’argent. L’explication est donc historique
et pratique. La légitimité du droit des banques à créer de l’argent
à partir de rien n’est pas fondée sur un concept comme le droit
naturel ou sur une fonction liée au bien commun. Le seul contrat
qui existait, c’était celui du rapport de force, celui qui a permis
d’instituer ce droit acquis en échange de prêts réguliers aux
souverains. Il est exact que si le monarque voulait continuer
à régner, s’il souhaitait faire perdurer son conatus
et la structure qui lui permettait d’être en haut de la pyramide,
s’il voulait persévérer dans son être, il avait besoin d’une stabilité
financière, ce que lui ont accordé les banques ou certaines personnes
comme les fermiers généraux sous l’ancien régime dans notre pays.
[21]
En échange, les prêteurs lui ont demandé
d’avoir le privilège de créer une partie de la monnaie, de prélever
des taxes et l’impôt avec le soutien des forces armées du roi.
Le contrat a été accepté. Le roi était soumis à une contrainte :
avoir de l’argent à sa disposition. Il devait accepter ce contrat,
le crédit faisait partie des conditions de possibilités de son
être, l’être souverain. En France, l’existence de ce type de fonctionnement
remonte à Philippe Le Bel, c'est-à-dire au XIIIe siècle.
[22]
La question de l’argent et de la monnaie
nous confronte à notre histoire étatique, à l’histoire de nos
institutions collectives et à la distribution de la puissance
au sein des classes dominantes de notre société.
La banque d’Angleterre a été fondée à la City en 1694, la banque d’Amsterdam
avait été créée en 1609, la banque de France a été créée par Napoléon
en 1800. La France
avait pris du retard sur la
Hollande et l’Angleterre. Cette histoire institutionnelle
est celle du développement du capitalisme en Europe, parce que le commerce et les besoins des souverains sont
à la base de l’existence de ces institutions. Aujourd’hui, après
avoir été nationalisées, toutes ces banques sont redevenues des
établissements privés. La Banque centrale européenne
a elle aussi un statut indépendant des États et du Conseil de
l’Europe. Les analystes s’interrogent pour savoir si elle a un
statut privé ou public. En revanche, la mission qui lui est prescrite
ne fait aucun doute : elle doit accompagner le développement
du capitalisme en Europe. Ce capitalisme est d’orientation très
libérale : dans les buts fixés à la BCE, on ne trouve aucun objectif
social ou protecteur des populations.
Les dettes
Dans son livre sur la décroissance, Serge
Latouche note qu’il existe un lien fort entre trois domaines de
l’activité humaine : la publicité/marketing, le crédit bancaire
et l’obsolescence programmée des produits fabriqués par le capitalisme.
La concurrence entre les capitalistes accentue la recherche de
nouveaux produits ou de nouvelles techniques pour produire plus
et plus vite, afin de gagner plus d’argent. Latouche décrit la
croissance comme un piège. La possibilité de s’endetter facilement
fait partie du dispositif capitaliste actuel. La dette est toujours
renouvelée et elle augmente sans cesse à la fois pour les États
et les particuliers. Cette dette est significative de notre dépendance
vis-à-vis des banques. Une grande partie de cette dette est impossible
à rembourser, ce constat est vrai pour les pays pauvres, mais
aussi et surtout pour le plus riche : les États-Unis. La
question d’une similitude entre la dette financière et la dette
anthropologique a parfois été soulevée. C’est le cas dans un article
sur l’usage de l’argent : « [...] les relations sociales
basées sur la dette primeront toujours, et que la monétarisation,
à l'encontre de ce qui est souvent prétendu, ne change rien au
fond des choses. »
[23]
Cette dette nommée « dette anthropologique »
est la dette des humains à l’égard de leurs parents et des générations
antérieures ou de la dette à l’égard d’autres humains, sans lesquels
nous ne pouvons pas vivre. Cette dette ressemble-t-elle à la dette
financière ? Il existe plusieurs différences importantes.
Comme la notion de « monétarisation » est employée,
il est nécessaire de préciser le propos. Nous parlons ici de la
dette financière de notre temps, celle qui passe par les banques
et le crédit, une dette monétaire banale. La dette anthropologique,
elle, est une caractéristique des sociétés humaines, de la condition
humaine, qui se transmet de génération en génération. Elle est
valable de tout temps et dans toutes les régions du monde. Elle
a le même statut que l’interdit, elle est marquée par l’universalité,
même si les modalités changent suivant les cultures. Il est probable
qu’elle continuera d’exister si la société se restructure d’une
autre façon. Si le capitalisme est remis en cause, la dette anthropologique
ne disparaîtra pas. Quand les sociétés n’étaient pas centrées
sur le profit, la dette bancaire n’existait pas sous la forme
actuelle. Les banques ont un passé relativement récent dans l’histoire
humaine. La dette anthropologique concerne le champ psychologique,
la subjectivité et sa structuration. La dette bancaire concerne
l’économie, la sociologie et la politique. Cette dette d’argent
est située dans l’espace temps. Elle n’a pas toujours été organisée
de façon aussi massive et dans autant de régions du monde. La
dette financière contemporaine s’accompagne d’une division au
sein de l’humanité : les possesseurs de capitaux et les autres.
La dette bancaire généralisée – comme elle l’est dans
nos pays – est inséparable du capitalisme et plus particulièrement
de son évolution dans la postmodernité. Deleuze note que « l’homme
endetté » est la situation de l’homme dans les sociétés de
contrôle
[24]
Cet homme, empêtré dans l’argent-dette,
tend à se contrôler lui-même, ce qui rend l’organisation disciplinaire
de la société moins nécessaire. Il est donc impossible de réduire
une des deux dettes à l’autre. Il est exact de dire que la dette
existera toujours dans les relations sociales, si nous précisons
qu’il s’agit de la dette anthropologique. S’il existe une liaison
entre les deux types de dette, c’est dans des conditions qui sont
les nôtres. Si la dette financière est un symptôme, ce symptôme
est celui du capitalisme postmoderne. La dette bancaire suppose
qu’une petite partie de l’humanité exploite l’autre. Notre dette
psychosociologique vis-à-vis des humains qui nous ont précédés
n’implique pas une soumission sociale et politique ; cette
question se joue d’abord en nous-mêmes et au sein de chaque famille,
puis dans les relations sociales.
Il est exact qu’une partie de la psychanalyse
explique les échanges humains à partir de l’étape anale de notre
construction psychique. Les actes consistant à donner, échanger,
retenir et accumuler sont marqués par notre expérience d’enfant
apprenant la propreté. La dépendance en question est celle que
nous avons vis-à-vis de nos parents et dont nous tentons de nous
libérer au cours de notre vie. Nous nous construisons dans notre
dépendance aux personnes qui nous ont donné l’amour, transmis
la loi symbolique et fait rencontrer l’autorité. Le cadre familial
est le premier lieu où nous sommes confrontés aux interdits. Plus
tard, la socialisation collective continue cet agencement mental.
En devenant parents nous-mêmes, nous reproduisons la dette anthropologique ;
ce qui n’implique pas de soumettre et de spolier d’autres personnes
ou de participer à un système inique. La prise en compte de nos
désirs est aussi une réassurance des interdits moraux, parce que
nos désirs ne sont pas tous réalisables. Le filtre de la conscience
morale permet de choisir entre ce que nous nommons habituellement
le bien et le mal. La psychanalyse conduit, en principe, à devenir
conscient de notre situation d’humain et à assumer les conséquences
de nos actes. Dans le système financier mondial, le fonctionnement
mental des différents opérateurs implique qu’ils ne prennent pas
en considération les effets sur les autres humains qu’ils provoquent.
Dans le cadre du capitalisme
postmoderne actuel, nous ne pouvons pas répéter le geste d’Eichmann,
personne ne peut dire que la responsabilité incombe à des sphères
supérieures à soi. Si la politique capitaliste qui prend la vie
fonctionne aussi bien, c’est parce que le désir de profit y est
impliqué et qu’une jouissance accompagne la réalisation de ce
désir. Les victimes alertent le monde entier en permanence, les
opposants au système crient et manifestent régulièrement. Personne
ne peut dire qu’il ne sait pas, Ziegler le montre avec brio, l’ONU
le sait, les élites mondiales le savent ou peuvent le savoir,
rien n’est secret, le capitalisme se déploie au grand jour. L’annihilation
de la morale par le capitalisme est une base du système actuel,
évidemment cela ne peut être ignoré par la philosophie politique.
Nous pouvons dire que la dette bancaire peut
se superposer à la dette anthropologique, mais que la dette anthropologique
n’est pas la cause de la dette bancaire. Les financiers peuvent
avoir une subjectivité marquée par la pulsion anale de leur enfance,
mais rien ne les exonère de leur avidité et de leur aveuglement.
Il y a toujours une différence entre l’explication du comportement
et la responsabilité du sujet face à ses actes. Le relativisme
vient souvent au secours du cynisme de cette domination, ce type
de débat montre que nous sommes dans le champ du politique. En
revanche, il est notable que le conflit interne à la société est
lié à celui que les humains ont avec la nature. Ce conflit avec
notre environnement naturel met en évidence, lui aussi, que la
structure de notre société est en cause. Le côté sombre de notre
humanité se déploie massivement : droit de piller la nature,
droit d’exploiter, possibilité de gagner beaucoup d’argent par
la spéculation financière. Nous constatons que ce n’est pas l’argent
en tant que tel qui est notre problème, mais plutôt la façon dont
l’argent est créé et géré par le capitalisme et en particulier
par les banques pour prélever les intérêts. Le désir d’argent
reste un élément clé de notre fonctionnement social et politique.
Il s’agit d’un ensemble complexe, qui encourage la fuite en avant,
impose de rechercher la croissance et rend impossible toute pause,
tout arrêt qui permettrait de réfléchir sur le contenu des activités
humaines et sur leurs conséquences. Se poser la question du pourquoi
serait pourtant nécessaire, vu la situation.
Progresser malgré tout
Au terme de ce chemin étudiant le conflit
interne à la société, nous constatons que la philosophie politique
devient un plaidoyer pour que les humains acceptent de regarder
la situation en face. Pour essayer d’organiser les choses d’une
autre façon, il faut commencer par en prendre conscience. Ensuite,
il faut désirer le changement et là, nous nous heurtons à la domination
mentale collective, qui capte les esprits pour faire perdurer
l’oppression, la domination, l’exploitation et la spoliation par
les banques. Cette proximité de la vérité dans la situation reste
nécessaire pour construire les leviers du changement. Non seulement
la crise est financière, mais elle touche tout notre modèle de
civilisation. Le conflit au sein de la société est passé d’un
stade relativement structurant dans l’époque moderne à la postmodernité,
qui est une période très marquée par la déstructuration. Si le
désir de profit est hors d’atteinte des anciennes méthodes de
lutte politique, il faut poser la question du cadre général pour
sortir de l’impuissance. La lucidité de cette philosophie politique
ne rassure pas. Elle doit assumer l’échec du progrès proposé par
les Lumières. Le progrès technique ne nous aide pas à avancer
vers un progrès humain tant moral que social. Nous constatons
que c’est le contraire que nous devons penser. Le désir de progrès,
qu’il soit social ou moral, ne s’est pas réalisé. Tout le progrès
technologique est utilisé pour exploiter les humains et détruire
la nature. Notre civilisation n’a pas empêché le nazisme ni le
stalinisme. Nous n’avons aucune garantie, la situation actuelle
du capitalisme postmoderne montre clairement que le désir de profit
l’emporte sur la raison et l’éthique. Du conflit social structurant
nous sommes passés au conflit déstructurant et destructeur. Le
sens de l’histoire s’est inversé, Prométhée participe maintenant
à une spirale infernale, dont il semble impossible de sortir.
La promesse est devenue cauchemar !
Nietzsche avait fait scandale à son époque
en énonçant : « Dieu est mort ! ». Aujourd’hui,
il est possible de dire : « Dieu est mort ! Mais,
l’Argent est roi ! » Au terme de ce parcours, nous constatons
que le conflit majeur actuel peut se comprendre comme Une nouvelle
raison du monde.
[25]
Il existe bien une cohérence et une
rationalité du conflit tout à fait spécifique. Cette nouvelle
rationalité est associée à une crise de civilisation vers laquelle
convergent toutes les contradictions humaines : contradiction
dans notre rapport à la nature, contradictions dans les rapports
sociaux, contradictions internes au sujet humain. Nous savons
également que nous n’avons que la raison pour comprendre l’irrationnel
de notre situation et les mutations de la condition humaine de
notre temps. Notre but reste le même que celui des humains qui
voulaient changer les choses du temps de la modernité : l’autonomie
et l’émancipation. Dans le cadre de la postmodernité, nous devons
essayer de construire une philosophie politique qui accepte de
croiser les diverses approches permettant de comprendre les fonctionnements
humains. La question de savoir ce que c’est qu’être humain demeure,
malgré tous les changements actuels. La dignité humaine et la
culture sont fragiles. Le capitalisme n’en a cure, c’est pour
cela qu’il faut remettre l’ouvrage de multiples fois sur le métier :
un défi pour la raison et donc pour la philosophie.
Philippe Coutant, Interco 44
Texte paru dans le numéro 28 de la revue Les temps
maudits en novembre 2010
Notes
[1]
À l’origine, cet article était inclus dans un texte
écrit pour répondre à une exigence universitaire, ce qui explique
certaines formulations. Le texte était plus long, il comprenait
deux autres parties : une sur le conflit dans le rapport
à la nature et une autre sur le conflit interne au sujet humain.
[2]
Henry Ford
sur Wikipedia.
[3]
Frederick Winslow Taylor, id ;
cf. aussi « taylorisme ».
[5]
« Rompre avec la logique d’apartheid social »,
journal l’Humanité
du 5 octobre 2006 et « La ville à trois vitesses: relégation,
périurbanisation, gentrification », Jacques Donzelot, revue
Esprit, mars 2004.
[6]
Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation,
Éditions Hachette, Paris, 1999 ; réédité dans la collection
Pluriel poche, Paris, en février 2000.
[7]
Jean Ziegler, Les nouveaux maîtres du monde et ceux
qui leur résistent, Éditions du Seuil, Collection Points,
Paris, 2003, 365 p.
[8]
Certains critiques du système capitalisme écrivent le
terme seigneurs avec un « a », le transformant en
« saigneurs », ce qui jette une lumière assez crue
sur la situation.
[9]
Zigmunt Bauman, Une planète pleine et sans espace,
Libération Rebonds, édition du lundi 21 juillet 2003.
[10]
« Karl
Marx, penseur de la
Guadeloupe », Guillaume
Pigeard de Gurbert, professeur de philosophie à Fort-de-France,
publié en février 2009 sur le blog de Libération
« 24 heures Philo ».
[11]
Mike Davis, Le pire des mondes possibles, De l'explosion
urbaine au bidonville global, Éditions La Découverte, collection
Poche, Paris, 2006, 252 p.
[12]
Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison
du monde, Essai sur la société libérale, Éditions La Découverte, Paris, 2009,
497 p
[13]
Charles Muller, article « La racine de tous nos maux ? », publié
en 2008 sur le site mutageneses.com
[14]
« Lire Bernard Stiegler pour savoir comment sauver
le capitalisme », par Michel Audétat, publié en 2008 sur
L’hebdo.ch
[15]
Cf. création
monétaire sur Wikipedia
[16]
Le nom de la monnaie physique, la monnaie fiduciaire
conserve un lien avec son origine : la confiance. Alors
que la monnaie scripturale est la monnaie écrite, qui n’a pas
besoin d’autre chose que son écriture même. En inversant une
lettre du mot « signe », on obtient la formulation
suivante : « de la monnaie de singe ». Cette
possibilité de lapsus permet à sa façon de poser la question
du statut de cette monnaie. L’expression a inspiré plusieurs
œuvres, roman ou films.
[17]
« La monnaie
et le financement de l'économie », cours de seconde,
première et terminale SES sciences économiques et sociales,
Monnaie et financement, Chapitre 1 – La monnaie.
[18]
Article de François Chesnais, « Le droit de seigneuriage », dans le Monde diplomatique, juin 1995.
[19]
Cf. faux-monnayage sur Wikipedia. Maurice Allais, La
crise mondiale aujourd'hui, Éditions Clément Juglar, 1999.
Note de lecture par Luc Douillard.
[20]
Paul Grignon, L’argent-dette , disponible
en DVD.
[21]
Cf. ferme générale sur Wikipedia.
[22]
Cf. Philippe le Bel sur Wikipedia
[23]
Article « Les usages de l'argent »,
Maurice Bloch, revue d’anthropologie Terrain, n°
23, octobre 1994
[24]
Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », L’Autre journal, n°1, mai 1990.
[25]
Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison
du monde, Essai sur la société libérale, Éditions La Découverte, Paris, 2009,
497 p.
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