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Date: 11 Février 2004
Subject: [multitudes-infos] Rancière - La pensée d'ailleurs
LA PENSEE D'AILLEURS
« Qu'est-ce qu'ils auraient pensé (les porcs et les
gens) si le soldat sans nom, sans visage, prompt comme l'éclair,
avait pu faire mouche sur leur oiseau de mort à 200 000 dollars,
lui mettre la queue en tire-bouchon et le précipiter dans
les rues, fracassé, flambant. Je pense que ce genre de chose
a plus à voir avec la conscience que tout ce à quoi
je peux penser. »
Jonathan JACKSON.
En somme, disent - un rien condescendants - les anciens coréligionnaires
auxquels j'explique mes courses labyrinthiques à la recherche
de toutes les traces de l'histoire de la pensée ouvrière
et de la pensée sur les ouvriers, en somme, tu ne fais plus
de théorie.
En somme... il est bien vrai qu'au lendemain de 1968 j'ai renoncé
à toute forme de participation au grand combat pour la philosophie
matérialiste et progressiste contre la philosophie idéaliste
et réactionnaire. L'idée me semblait comique de vouloir
mettre au service du peuple ou de la révolution une quelconque
philosophie: chacune d'entre elles avait-elle jamais, dans le temps
de sa vie effective, fait autre chose que de proposer, justifier,
commenter un ré-aménagement des rapports entre les
tenants du pouvoir et les porteurs du savoir ? Je ne me sentais
pas concerné par l'enjeu de ces conflits internes à
la pensée dominante et moins encore par les combats d'ombres
qui les mimaient.
Ce qui m'intéressait: l'ensemble de ces rapports de pouvoir/pensée
qui - entre autres - mettait en place ce tout petit segment du grand
réseau que constituait l'institution philosophique et son
discours; la pensée effective, celle de ceux qui ne sont
pas payés pour penser et de ceux qui sont payés pour
ne pas penser; la pensée comme « force matérielle
» , mais non point comme « théorie » supposée
pénétrer le « rude corps populaire »,
comme ensemble de décisions, règles, techniques, édifices
de domination d'une part, circulation des gestes, paroles, normes,
techniques de la résistance à la domination d'autre
part. De ce déplacement de la petite à la grande raison
le modèle était bien sûr donné par l'archéologie
du savoir. Avec cette question pourtant: il était certes
exemplaire de montrer comment les raisons des philosophes tenaient
à ces raisons du pouvoir qui enfermait ou « libérait
», punissait ou rééduquait les fous, les criminels,
les déviants et les rebelles. Mais si la déviance
ou la révolte n'apparaissaient jamais que dans la figure
où les constituaient les discours du pouvoir, la philosophie
ne reprenait-elle pas de la main gauche ce qu'elle abandonnait de
la main droite, permettant à terme que, par le biais du concept
de pouvoir, se ré-instaure ce discours de la pré-voyance
rétrospective qui ramène la grande raison des oppressions
et des révoltes à la petite raison des livres de philosophie
?
D'où l'effort pour se placer à un lieu où
viennent se croiser, provenant de camps opposés, et s'étager
sur divers registres une série indéfinie de gestes,
représentations, discours pratiques, tactiques et stratégies:
la pensée du prolétaire : objet pour l'entrepreneur
et le Préfet de police qui organisent la production et l'ordre
mais aussi pour le militant ou le théoricien qui le recrutent
ou théorisent son rôle historique ; sujet confronté
à la matérialité de la pensée des autres,
commentant la lettre de leurs discours, tournant leurs règlements,
déréglant leurs machines, transformant leur espace
- et aussi se prenant lui-même pour objet, référant
son état à des normes et à un avenir. Pour
ne pas substituer à l'idéalisme de la conscience de
classe l'idéalisme des stratégies de pouvoir, étudier
la réalité sociale de la pensée de l'Autre
comme espace de rencontres, d'affrontements, d'indentifications
et de retournements, lieu des partages sans cesse défaits
et refaits, où s'abiment les stéréotypes du
pouvoir et de la résistance.
Principe d'un positivisme heureux à la manière de
l'Idéologie allemande ?
A la place des ombres philosophiques la positivité d'un savoir
sur la production et sur l'efficace des représentations et
des discours, donnant en même temps le vrai sur la production
des ombres ? Où pourtant la petite différence philosophique
jouerait encore comme la pensée de derrière de qui
a voyagé ailleurs avant d'aborder le territoire de l'historien
et qui, aux moissons du savoir historique, apporterait le supplément
de la critique des instruments ou de la petite flamme de l'esprit
qui toujours nie ?
A vrai dire la pompe même avec laquelle les historiens des
mentalités et des cultures font valoir le « verdict
» des faits, des archives ou de l'ordinateur, opposé
aux préjugés de l'opinion, laisse assez soupçonner
que, pour ce qui est des rapports du vrai et de l'illusion, du savoir
et de l'opinion, nous n'en sommes plus ni à Platon, ni à
Marx. Le territoire de l'historien aujourd'hui c'est bien moins
la contrée sauvage de l'archive que l'entreprise qui en extrait
le savoir et le transforme en monnaie de pouvoir sur l'opinion intellectuelle.
Histoire des stratégies d'en-haut et histoire des mentalités
et comportements d'en-bas sont aujourd'hui en première ligne
dans la gestion de l'opinion intellectuelle, en distribuant leurs
savoirs sur les inerties et les mutations sociales à la double
disposition du citoyen-consommateur et du politique-réformateur.
D'où la pensée, le rêve d'une activité
qui aurait avec la tradition philosophique un rapport un peu tordu,
mettant en pratique une notion que les philosophes ont souvent dénoncée,
celle du mauvais infini. Entendons par là le mouvement qui,
« derrière le miroir », organise d'autres jeux
de miroir par le redoublement indéfini de l'objet et par
l'inclusion dans le réseau des « objets » historiques
du réseau des usages politiques présents de leurs
interprétations. Il s'agirait d'opposer au mouvement d'offrande
qui sans cesse apporte à la classe politique les connaissances
les plus fines sur les usages, les mentalités, les tactiques,
etc. une sorte de dérobade du savoir , déstabilisant
les représentations qu'il conforte; de faire éclater
dans sa forme élémentaire le processus d'accumulation
en faisant en sorte que le passé et le présent, au
lieu de se légitimer mutuellement, se délient de leur
rapport d'héritage pour venir s'entr'interroger et s'entrechoquer.
Arpenter ainsi avec la règle d'Achille l'île aux tortues
du savoir historique, c'est rencontrer d'une manière nouvelle
la question de la philosophie en rencontrant le personnage de ce
chasseur que la philosophie à l'origine s'est donné
comme Autre absolu: le sophiste. La sophistique aujourd'hui n'est
plus l'art d'enseigner aux apprentis conducteurs du peuple la rhétorique
des vraisemblances propres à gagner ses faveurs. Elle est
une institution mettant à la disposition de la classe politique
la carte des savoirs sur ce qui leur échappe, une instance
de représentation auprès du politique de ce qui le
fonde et l'excède en même temps: mentalités
archaïques ou subversions futuristes, inerties paysannes et
dérives marginales, enracinements et mutations. Le sophiste
aujourd'hui ne travaille plus dans l'insaisissable, bien plutôt
dans le « en veux-tu ? en voilà » ; pas dans
les seuls prestiges de la rhétorique, dans des savoirs sûrs:
gigantesque ponction de savoir exercée sur toute la surface
du corps social et plus spécifiquement sur tout ce qui concerne
la production du pouvoir et l'inertie ou la résistance des
mentalités; espace de représentation où se
jouent la réduction de l'Autre et la diversification du Même,
la centralisation des pensées et la provinçialisation
des comportements et où, dans les densités du pays
profond ou le fil-à-fil des rapports de pouvoir, s'inscrit
la rationalité de la domination.
Penser contre l'institution sophistique ne saurait donc consister
à produire un supplément de visibilité. Toute
la sophistique est investie dans ce travail du faire-voir, dans
l'Exposition universelle de tout ce qui peut de l'inconnu se transformer
en savoir et se valoriser en doxa : doxologie (pornographie) empirique
sur laquelle a pu s'élever le discours interprétatif
du retour à la petite - toute petite - raison, cette doxologie
(pornographie) transcendantale à laquelle l'institution tutélaire
de représentation de l'Autre auprès de la classe politique,
l'institution journalistique, donne aujourd'hui le nom de philosophie.
Il ne s'agit donc plus de traquer le sophiste mais de l'égarer.
Penser contre la sophistique c'est prendre, au moins comme idée
directrice, le pari d'un travail inverse sur le savoir: travail
de sabotage visant à le rendre malpropre à la consommation
et inutile à la domination: travail pour décalibrer
la marchandise, arracher les pancartes, déflécher
les voies; restituer aux carrefours forestiers l'angoisse de n'avoir
pour savoir où aller à compter que sur soi et sur
ces arbres que la mousse se fait un malin plaisir d'entourer de
tous côtés; rendre aux savoirs leurs singularités,
aux rebelles leurs raisons, aux enfants amoureux leurs cartes et
leurs estampes.
On peut appeler ce travail interminable philosophie et dire que
sans philosophie nul savoir ne saurait plus échapper à
la pornographie politique, mais aussi que toute volonté d'énoncer
la philosophie dans un discours autonome ne saurait être que
pornographie transcendantale. Maintenant, si l'on considère
l'acception du terme dans l'opinion régnante, il vaut peut-être
mieux appeler ce travail: anti-philosophie.
JACQUES RANCIÈRE.
(Texte paru dans Critique en 1978)
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