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Lutte contre le capitalisme ? Pour un radicalisme pratique
Par Sylvia W.

Origine : http://www.sociotoile.net/article93.html


Parler du capitalisme nécessite d’abord une caractérisation minimale de celui-ci. Il ne s’agit pas dans le cadre limité de cet article de faire le tour de toutes les définitions qui ont été proposées. Nous pourrions retenir celle de Weber, telle qu’elle a été reprise par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme : « exigence accumulée du capital par des moyens formellement pacifiques » [1]. A un bémol près : le lien consubstantiel entre capitalisme et pacifisme ne va pas de soi (les Etats-Unis n’auraient jamais pu asseoir leur hégémonie sur le reste du monde sans leur puissance militaire...). Mais gardons à l’esprit que ce premier est par essence tendance à accumulation (illimitée) du capital (autrement dit, celui-ci doit sans cesse être réinjecté dans le circuit économique pour s’accroître d’où le caractère extrêmement dynamique de ce système).
Recul de l’Etat social et remontée des postures révolutionnaires

Si l’on s’en tient à cette définition minimale, qu’en est-il dans la réalité ? Contrairement à la rhétorique du « manque de ressources financières », du « dysfonctionnement économique » voire de la « crise », assénée régulièrement par les médias et les politiques, l’économie française (et celle de la plupart des pays occidentaux) se porte comme un charme. Les taux de profit du capital sont, depuis que nous sommes passés à l’ère néo-libérale et bien que la croissance se soit un peu ralentie, souvent plus élevés qu’avant les années 80. De même que les PIB national et mondial continuent d’augmenter chaque année (respectivement, de 23,3 % de 1984 à 1994 et de 17 % au milieu des années 60 à plus de 30 % en 1995) [2].

Si la situation sociale aujourd’hui s’est dégradée, elle n’est donc pas imputable à une soi-disant diminution des richesses - nous avons vu au contraire qu’elles ont augmenté - ; c’est plutôt leur redistribution qui fait problème. En France, la part des salaires dans les richesses créées a chuté de plus de 10 points en 20 ans pour s’établir à 57,2 % en 2002. Cette tendance s’observe de manière générale dans l’Union européenne et également aux Etats-Unis [3]. Le temps où salaires et profits se fécondaient mutuellement est révolu. Les politiques d’inspiration keynésienne tournées vers le plein emploi, une forte protection sociale et des services publics développés ont été disqualifiées au profit du dogme du « tout libéralisable ». Le résultat en est la captation des profits par une oligachie économique dans le cadre d’un capitalisme désormais recomposé autour de la finance et des mouvements de fusions/acquisitions des multinationales. Accroissement des inégalités et des situations miséreuses, chômage endémique, multiplication des emplois précaires... Nous connaissons tous ces maux qui, loin d’être tombés du ciel, sont la conséquence - pour reprendre une expression de Bourdieu - d’une « politique de dépolitisation » qui a fait du marché sa pierre philosophale.

Face à cette situation, il est tentant comme le font un certain nombre de militants et d’intellectuels issus des mouvements de gauche de se radicaliser. C’est ainsi qu’une certaine vulgate marxiste, détachée de toute réalité sociale, refait actuellement florès : il s’agirait rien de moins que de lutter contre le capitalisme même si l’incapacité d’en proposer une alternative est manifeste. On pense bien sûr à Toni Negri et la spontanéité de la « multitude » désirante dont on se demande bien comment elle va venir à bout de « l’Empire »... Mais cette posture est plus surprenante quand elle émane de sociologues surtout ceux d’obédience bourdieusienne tels qu’Alain Accardo. Dans De notre servitude involontaire - Lettre à mes camarades de gauche, il écrit : « Et ce n’est pas l’un des moindres paradoxes de notre temps que de voir ceux-là mêmes qui sont les plus ardents partisans du désordre établi, les plus intéressés à conserver un système économique et social qui, depuis des siècles a fait, sous prétexte d’efficacité, la démonstration de son inhumanité, s’ériger en innovateurs éclairés épris de changement et de progrès et vilipender en les traitant de "passéistes" ceux qui continuent à se battre pour changer vraiment les choses. Ce qui revient très exactement à dire que vouloir prolonger les effets du système, c’est être novateur, tandis que poursuivre le combat contre les causes de ces effets, c’est être conservateur. Comme si le simple fait d’avoir ajouté le préfixe "néo" devant "libéralisme" suffisait à changer l’essence du capitalisme et à rendre caduques les critiques qu’il n’a cessé de s’attirer. » Accardo semble ici mésestimer les acquis (retraites, congés payés, limitation de la durée de travail, sécurité sociale, etc.) qui ont été obtenus au fur et à mesure que se renforçait l’Etat social, atteignant leur point culminant pendant la période keynésienne. Certes, ces acquis sont avant tout des conquis, c’est à dire le produit de luttes sociales et absolument pas l’effet de la générosité des classes dominantes disséminant leurs oboles sans compter. De plus, contrairement à ce que l’on a tendance à penser, les inégalités économiques, pendant la période keynésienne n’ont, comme l’observe Robert Castel, presque pas diminué : « Pendant la période dite des "trente glorieuses", les différences des revenus de travail entre les ouvriers et les cadres sont demeurées pratiquement inchangées à quelques variantes conjoncturelles près. L’image qu’il faudrait employer est celle de l’escalator : sur un escalier mécanique, tout le monde s’élève, mais la distance entre les personnes, ici entre les différentes catégories sociales placées sur les différentes marches, reste la même. » [4]. Cependant, c’était une période où, comme le dit toujours Robert Castel, tout le monde ou presque avait sa place et contribuait à produire les richesses de la société ; la cohésion sociale était ainsi assurée grâce à une situation d’interdépendance entre les individus. Le marché était reconnu mais domestiqué par des contraintes étatiques. Or, aujourd’hui, c’est bien à une remise en cause de l’Etat dans son rôle de régulateur de l’économie que nous assistons. Subsumer l’ensemble des activités humaines sous le capital, démanteler tout ce qui contredit le jeu du marché pur (protections sociales, législations nationales, services publics, minima sociaux, etc.), tel est le chemin sur lequel nous nous engageons. Bref, un véritable changement de cap a été opéré : hier, il s’agissait d’encadrer le marché ; aujourd’hui, il s’agit de l’« accompagner ». En ce sens, associer le préfixe « néo » au « libéralisme » a du... sens. Bourdieu lui-même employait l’expression d’essence du néolibéralisme, n’ayant jamais évoqué explicitement dans ses écrits militants une quelconque lutte contre le capitalisme. Simple prudence sémantique ? Le fait est qu’il ne propose pas autre chose dans ses textes militants qu’une régulation (supra-)étatique du marché. L’idée d’un changement de système impulsé consciemment par les individus va, semble-t-il, à l’encontre de sa sociologie en particulier et de la sociologie en général.
Pour un radicalisme pratique : arguments théoriques et... pratiques

A propos de l’histoire de l’humanité, Norbert Elias écrit qu’elle « est née de multiples projets sans projet, animée de multiples finalités mais sans finalité » [5]. Cet anti-finalisme est ce qui fait toute l’acuité des sciences sociales et il semble plutôt incohérent de s’inscrire dans leur sillage tout en adoptant une posture révolutionnaire. Il est en effet difficile d’affirmer que les configurations, les institutions, les formes d’une société à un moment donné sont indépendantes des consciences individuelles, que le social n’est pas le simple agrégat d’entités calculatrices et, dans un même mouvement, imaginer que les hommes sont capables de basculer d’un système vers un autre en toute connaissance de cause. En d’autres termes, on dit 1) le social, c’est de l’inconscient et 2) Il est possible de soumettre le social à un contrôle conscient des individus. Cette position invalide toute pensée sociologique et on peut se demander si, dans une certaine mesure, en imaginant les individus capables de maîtriser entièrement leur destin, elle ne se rapproche pas à son insu de celle des théoriciens libéraux... Finalement, ce dont rêvent les révolutionnaires, c’est d’un monde social sans... social. Il n’est naturellement ici pas question de refuser le finalisme pour tomber dans un autre piège, le mécanisme, qui réduit l’action à un pur effet de causes externes. Les hommes peuvent (sous certaines conditions sociales et historiques) avoir prise sur leur devenir mais encore faut-il qu’ils se fixent des objectifs à leur portée. Bourdieu, semble-t-il, ne disait pas autre chose lorsqu’il parlait d’« utopie réaliste » et s’il insistait, dans une veine spinozienne, sur les effets « défatalisants » de la sociologie - au sens où la prise de connaissance des contraintes et des mécanismes sociaux peut nous permettre d’avoir sur eux un ascendant -, il exprimait plus par cette idée un idéal régulateur qu’une fin à atteindre. D’une sociologie ancrée dans l’espace des possibles on ne peut attendre qu’elle nous fasse miroiter l’impossible, à savoir une totale émancipation des pesanteurs sociales (idée sous-tendue dans tout discours qui conçoit le changement d’un système comme un dessein projeté consciemment par les individus) [6].

Mais peut-être objectera-t-on à ces arguments théoriques des arguments stratégiques de type « Réclamons le Paradis pour avoir l’antichambre ! » Si on se penche par exemple du côté de mai 68, il est difficile de défendre une telle position. Luc Boltanski et Eve Chiapello ont très bien montré comment les postures les plus révolutionnaires de cette période avaient favorisé le recul des protections sociales. Dans le cadre d’un travail qui « porte sur les changements idéologiques qui ont accompagné les transformations récentes du capitalisme » [7], les auteurs visent à clarifier la relation dialectique que celui-ci entretient avec ses critiques dont ils construisent deux figures idéal-typiques : une critique sociale - attentive aux inégalités, aux risques d’effritement des liens sociaux - et une critique artiste - qui pointe l’inauthenticité de la cité marchande, chante les vertus de la créativité, de l’autonomie. C’est dans cette perspective que les auteurs vont montrer comment le capitalisme en s’adossant à la critique artiste anti-institutionnelle des années 70 réussit à forger une nouvelle idéologie (un « esprit ») articulée autour de la responsabilité individuelle, l’adaptabilité, la flexibilité... Combien d’anciens soixante-huitards en effet acquis aujourd’hui aux thèses du marché et occupant les postes les plus en vue : Serge July, François Ewald, Cohn Bendit, etc. (Dé)livrons ici une citation enchantée d’Alain Minc sur les vertus de la conjonction entre capitalisme et rhétorique libertaire : « Extraordinaire capacité de "récupération" - pour parler la langue des cortèges de nos 20 ans - qui fait du marché un espace où peuvent se cristalliser les désirs individuels, le rêve autogestionnaire, l’ambition d’autonomie ! » [8]. Bref, au regard de cette période, on est en droit de se demander si les éclats libertaires et « artistico-révolutionnaires » dont font montre un certain nombre de militants et d’intellectuels de gauche aujourd’hui vont vraiment contribuer au bien commun.

Défendre une telle position expose à se voir reléguer dans le camp des « social-traîtres », du « socialisme de marché », de ceux qui disent qu’« il n’y a pas d’autre alternative », etc. Un premier malentendu est à dissiper. Il ne faut évidemment pas confondre la finalité de la lutte avec les moyens de la lutte. En récusant la possibilité de substituer consciemment un système à un autre [9], on se situe sur le plan de la finalité (révisée ici à la baisse en ramenant les objectifs à taille humaine). Cela ne veut évidemment pas dire qu’au niveau des moyens à employer, il faut se laisser imposer « la définition dominante de la lutte convenable » [10]. Des formes de radicalité sont tout à fait envisageables en dehors de l’optique divine anti-capitaliste. Quant à l’idée de fatalisme, rien de tel dans cette réflexion qui rejoint plutôt Serge Halimi lorsqu’il encourage à prendre modèle sur la pugnacité des néo-libéraux, extrêmement minoritaires du temps du keynésianisme triomphant. Mais ceci à condition, de vouloir changer non LE système mais la logique du système.

Sylvia W.


[1] Luc Boltanski - Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999, p. 37

[2] op. cité p.19

[3] Pour plus de précisions voir Martine Bulard, Pour un nouveau contrat social, financer les retraites autrement in Le Monde Diplomatique, juillet 2003

[4] Robert Castel, L’insécurité sociale, qu’est-ce qu’être protégé, Seuil, 2003, n. 22, p. 33

[5] Norbert Elias, La société des individus, Fayard, 1991, p. 108

[6] En ce sens, Bourdieu et Accardo ne doivent pas être confondus. Celui-ci fait une interprétation très personnelle de la socio-analyse qu’il transforme en instrument culpabilisateur à l’égard des classes moyennes, sommées d’expier leurs péchés consuméristes. Se décèle tout au long de son propos une contradiction : 1) Il rappelle (avec raison) que le "système" n’existe pas seulement sous forme objective mais aussi sous forme subjective et 2) Il en appelle à lutter non dans le système mais contre le système. Or, si nous faisons corps avec celui-ci, comment serait-il possible de lutter en dehors de lui ? Accardo semble à son insu basculer ici du côté de la philosophie de la conscience.

[7] op. cité p. 35

[8] cité in Serge Halimi, Le grand bond en arrière, comment l’ordre libéral s’est imposé au monde, fayard 2004, p. 523

[9] L’histoire n’est pas écrite d’avance et rien ne nous dit évidemment que le capitalisme soit l’horizon indépassable de notre temps. Simplement, d’autres formes sociales et économiques nous sont aujourd’hui inconnaissables.

[10] Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, éd. de Minuit, 1984, p. 58