"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
La "lutte contre le racisme" illusions et désillusions.
par Pierre- André Taguieff
Première publication en août 1990
Archives (Revues Futur Antérieur et Alice, Bibliothèque diffuse...)

Origine : http://multitudes.samizdat.net/La-lutte-contre-le-racisme.html

L’examen critique de l’antiracisme par les antiracistes eux-mêmes, au plus fort de la vague consensuelle autour de la " lutte contre le racisme ", est un événement politique et philosophique dont on ne saurait sous-estimer l’importance. Cet événement marque une rupture décisive de la transmission des évidences idéologiques de base mises en place aux lendemains de la Libération. Que la tâche désormais s’impose de repenser les fondements et de redéfinir les objectifs de ce qu’on nomme l’antiracisme, c’est là un des indices de ce que nous vivons la fin de l’après-guerre. Nous avons en effet vécu d’un héritage moral et intellectuel qui semble s’être épuisé. Les insistants et pathétiques appels à " plus de mémoire " au moment même où le travail historiographique refroidit la mémoire vive en l’objectivant, les demandes pressantes de " restauration des tabous " à l’époque de la détabouisation générale et " décontractée " (aspect de l’existence post-moderne), tels sont les symptômes du désarroi des héritiers dépossédés que nous sommes. Et de la confusion des valeurs et des normes : les antiracistes, qui prétendent porter le flambeau du Progrès et incarner le combat contre les préjugés, semblent n’avoir plus d’autre horizon qu’une restauration de la Mémoire, c’est-à-dire d’un mixte de culpabilité et d’interdits ritualisés formant le socle de la " barrière de la Shoah ". Mais le problème vient précisément de ce que la barrière vacille, sur des fondations qui s’effritent. Et l’on ne fait pas revenir le passé par décrets. La réaction indignée contre " l’oubli " reste une réaction. L’indignation pieuse et la nostalgie d’anciens militants des beaux jours de l’antiracisme ne fournissent pas une méthode d’action. L’ère du vide est aussi l’époque de l’impuissance velléitaire. Triste époque. Du moins au regard de ceux qui placent le salut dans la commémoration continuée de l’expérience totalitaire ou dans l’éternel retour de mémoire et d’affectivité à Auschwitz. Mais le courage n’est-il pas d’affronter l’effondrement des certitudes confortables qui inquiète notre aujourd’hui, plutôt que de s’abandonner aux vertueuses indignations devant l’agonie d’une époque de mémoire ? Penser notre temps, si déplaisant soit-il, voilà la tâche. Nous nous trouvons devant un terrain vague de représentations, de valeurs corrompues, de normes indistinctes. Le premier impératif est de tenter une clarification, devant tant d’idéaux détournés, d’exigences discréditées, de principes instrumentalisés. Ni rire ni se lamenter, mais s’efforcer de décrire précisément les processus en cours, et, si possible, de clarifier les raisons de nos inquiétudes et de nos confusions.

1. LE RACISME OU LE MAL ABSOLU. SUR L’ÉVIDENCE PREMIÈRE DE L’ANTIRACISME CONTEMPORAIN.

" L’affaire paraissait entendue : le racisme était un enfant, un fils naturel non reconnu de la science des Lumières. Dans ces conditions, le péché capital de l’Occident devenait le revers de sa puissance et de sa gloire suprême..." (Léon POLIAKOV, 1981.)

Parmi les figures idéologiques contemporaines du Mal absolu, le racisme tient sans aucun doute la place la plus haute. L’échelle des anti-valeurs où le racisme occupe le plus haut degré s’est mise en place pendant la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre de la guerre contre l’Allemagne national-socialiste. L’axiologie politique structurée par l’opposition manichéenne du Bien antiraciste et du Mal raciste s’est routinisée après le Procès de Nuremberg et les textes princeps de l’humanitarisme diffusés par l’Unesco. La représentation " scientifique " du racisme comme théorie fausse, invérifiable ou infalsifiable (au sens poppérien) est ente en syncrétisme avec la vision politique du racisme comme mythe de combat attribué en propre à l’ennemi absolu (Hitler le personnifiant). La propagande des Alliés a retourné contre l’État raciste allemand les motifs catastrophistes de sa propagande, les images de sa vision crépusculaire du monde : face au mythe raciste, un contre-mythe s’est progressivement élaboré, désignant le racisme comme une somme d’erreurs et d’illusions, un système de représentations et de valeurs " irrationnelles " incarnant la suprême menace (de destruction totale et de mort) et la plus radicale déshumanisation de la puissance humaine. Le biologiste anthropologue Ashley Montagu fait paraître en 1942, la charte de cette nouvelle mythologisation antiraciste du racisme : Man’s Most Dangerous Myth : The Fallacy of Race [1], " le plus dangereux mythe de l’homme l’illusion de la race ". La surestimation de la puissance négative du racisme s’installe ainsi dans le champ idéologique, au centre d’un discours de propagande lié à une guerre totale, avant de se retraduire, l’ennemi une fois vaincu, en croyance fondamentale de la religion sécularisée garantissant le consensus démocratique dans les sociétés libérales-pluralistes, et en instrument de dénonciation de celles-ci dans le discours de propagande communiste (selon l’amalgame " anti-fasciste " : droite = extrême, droite = fascisme = racisme). Mythe répulsif suprême, le racisme fait désormais l’objet de la condamnation morale la plus consensuelle, il joue le rôle du péché plus que parfait dans le système minimal des valeurs considérées planétairement comme démocratiques. Reçu par Lewis Mumford comme " une classique dénonciation des éléments irrationnels du racisme ", salué par Veston LaBarre pour ce qu’il préviendrait l’humanité du " danger catastrophique du racisme ", le livre de combat de Montagu sera indéfiniment réécrit dans les années 1950-1980, sans que soit jamais interrogée la modification radicale du contexte sociopolitique, comme si la défaite de l’Allemagne nazie n’avait rien changé : l’absence d’un ennemi réel incarné par une superpuissance étatique sera palliée et masquée par l’invention continuée du retour de la menace, au moyen de ce qui est devenu, dès la fin des années quarante, une opération idéologique ritualisée, la dénonciation d’une " résurgence " du nazisme. Désormais, un adversaire ne peut être absolutisé et démonisé qu’en étant assimilé au " nazisme ", représentation idéologique polémique de l’extermination totale, comme intention ou comme réalisation. La " nazification " de l’adversaire est devenue l’acte minimal de la délégitimation maximale. Il serait incorrect d’affirmer que le discours antifasciste/antiraciste tourne, depuis 1945, à vide. Car, en se dégradant en une rhétorique constituée de formules figées autant que creuses, il s’est intégré dans de nouvelles configurations idéologiques, où il a acquis et rempli de nouvelles fonctions. L’antiracisme démonisant a été réinstrumentalisé dans les démocraties occidentales, d’abord dans le cadre de l’offensive idéologique conduite par les partis communistes pendant la " guerre froide ", ensuite en tant que mode d’autolégitimation du système démocratique-pluraliste par le rappel indéfini d’un néo-mythe d’origine (la renaissance des démocraties, assimilées au règne de la Liberté, dans et par leur victoire sur la " bête immonde "), enfin comme substitut d’un projet politique distinctif par la gauche non communiste ralliée de fait au libéralisme économique. Anne anti-droite, illusion fondatrice et légitimatoire, éthique minimale idéologisée pour suppléer une identité politique vacillante, l’antiracisme apparaît comme un instrument polémique pluri-fonctionnel. Dans la préface de la cinquième édition de son livre (1974), Montagu réaffirmait avec la naïveté touchante du scientifique engagé : " ce livre se propose de mettre à nu le mythe le plus dangereux de notre époque, le mythe de la " race ", " la redoutable doctrine de la Race " comme Emerson l’avait déjà appelé il y a plus d’un siècle, en montrant les erreurs dont il est composé " [2]. Etiemble, dans une étude publiée par la revue Évidences en mai 1957, " Le péché vraiment capital " [3], justifiait le choix d’un tel titre en commençant par un bref rappel de trois des sources principales de l’univers idéologique moderne, ces trois co-traditions interférentes définissant l’espace sociopolitique où les effets du racisme ont pu se produire :

" dans le monde que nous héritons, celui que nous ont composé l’Église catholique, les coloniaux et les nazis, le racisme est devenu le péché capital, le péché vraiment mortel " [4].

Il s’agit de définir, en termes de traditions ou d’héritages, les conditions à la fois cognitives et axiologiques d’apparition du racisme dans le monde moderne. Partir du nazisme, d’un antisémitisme expressément racial et du fait du génocide, risque de conduire l’historien aux classiques illusions téléologiques : l’histoire de l’Occident étant supposée devoir aboutir à l’extermination de masse au nom de la race, la tentation est grande de reconstruire cette histoire comme l’ensemble des facteurs ayant préparé ou produit le génocide nazi des Juifs. Si le racisme est " le péché capital ", c’est toute l’histoire de l’Occident qui doit être incriminée et condamnée. La mauvaise conscience et la haine de soi menacent...

Mais le modèle explicatif esquissé par Etiemble est construit sur les manifestations racistoïdes à la fois les plus visibles, les plus explicites et les plus contemporaines. Si l’antijudaïsme chrétien, l’antinégrisme pseudo-biblique (la " malédiction de Cham ") et l’ethnocentrisme européen sous-tendant l’impérialisme colonial moderne définissent bien deux grands héritages idéologico-politiques, le racisme comme phénomène proprement moderne tient sa force d’évidence et sa puissance d’enthousiasme militant de la rencontre, voire de la fusion, de trois mouvements soit d’ordre cognitif soit d’ordre politique : l’apparition des valeurs individualistes et égalitaires illégitimant toute conception de la société comme totalité organique hiérarchisée (intégrant les différences perçues comme des traits liés au statut), le surgissement des idéaux nationalistes dont la logique comporte à la fois la destruction des structures impériales au nom du " principe des nationalités " et la tendance à réaliser l’homogénéité culturelle à l’intérieur (donc à rejeter les porteurs de caractères culturels hétérogènes, ce qui conduit à suspecter l’étranger marqué par son apparence physique), la constitution d’un univers de nouvelles évidences d’ordre scientifique dans lequel s’établira cette contrefaçon de la religion qu’est le scientisme, postulant que la science moderne, métrologique et mathématisée, est capable de résoudre définitivement tous les problèmes se posant à l’homme. Il faut donc tenir compte, outre les références bibliques plus ou moins sollicitées et l’axiome colonialiste de la supériorité de l’Occident ou de la race blanche, des effets de composition engendrés par les interférences de l’individualisme égalitaire, du nationalisme romantique ou missionnaire et du scientisme comme pseudo-religion de la mesure, de la classification des types et de leur hiérarchisation, dès lors qu’il s’applique à l’anthropologie. La réaction antichrétienne du XVIIIe siècle, élargie en passion irréligieuse, est l’un des effets idéologiques engendrés par le croisement de l’individualisme (primat de l’individu-valeur sur les valeurs incarnées par la collectivité), du nationalisme et du scientisme naissants. Le combat anti-chrétien des Lumières se reformulera notamment comme réaction païenne (retour aux valeurs pré-chrétiennes), illustrée par le national-romantisme en Allemagne puis se retournera en pessimisme anti-moderne et contre-révolutionnaire à travers les tendances politico-culturelles ordonnées à l’idée " völkisch ". En France, les Lumières comporteront un antijudaïsme spécifique, dans lequel les stéréotypes antijuifs d’origine chrétienne seront réintégrés dans une vision naturaliste des races humaines et de leur inégalité, voire de leur différence radicale, allant jusqu’à les donner pour des espèces séparées. Dans la France révolutionnaire s’opérera le transfert des modèles individualistes à la collectivité nationale, personnifiée par les deux figures du peuple menacé par ses ennemis et de la nation en danger, armée unie face à l’étranger barbaresque. Effet pervers de l’universalisme des Lumières l’idée d’une mission universelle de la nation porteuse des valeurs universelles se réalise historiquement comme guerre missionnaire en vue de "libérer" les peuples asservis. Mais le réinvestissement de l’idée religieuse du " peuple élu " dans le nouveau corps politique nommé nation, communauté individualisée incarnant des valeurs et des normes, ce réinvestissement est commun à la France révolutionnaire et à l’Allemagne romantique et idéaliste : l’auto-attribution d’une mission universelle d’éducation ou de rééducation de l’humanité - régénérer, civiliser, moderniser, démocratiser, etc. - accompagne la naissance du nationalisme. Les idées religieuses d’élection communautaire, de mission universelle et de salut / libération sont idéologisées en étant transférées dans le champ politique moderne dominé par le mythe révolutionnaire et la passion nationale, couple idéologique producteur des plus hautes valeurs dans la modernité. C’est dans ce nouveau ciel des représentations peuplé de sublimités créées par la mythologie nationaliste révolutionnaire que s’installent les évidences absolues du matérialisme " scientifique " dogmatique. Or, le scientisme, forme idéologique moderne de la gnose (connaissance réservée et libératrice), a pour implication de détruire tout lien social ou toute communauté fondée sur une transcendance, d’illégitimer tout rassemblement dérivant d’une référence métempirique, et partant de placer les individus libres et égaux en droit, déterminés et inégaux en fait (c’est-à-dire mesurés de façon comparative), dans une situation de rivalité mimétique, prisonniers d’un face à face dont la règle est la confrontation conflictuelle, la concurrence indéfinie. Égaux en droit d’entrer dans la compétition, les individus sont en outre réduits à leurs phénotypes par l’anthropologie opérant par construction de types et par classification : les types ou races identifiés comme des variétés de l’espèce humaine, définis par des caractères somatiques (visibles, mesurables, classables, communs, héréditaires), sont respectivement dotés d’aptitudes intellectuelles, sociopolitiques et affectives soit inégales soit différant en nature, supposées corrélatives de la présence ou de l’absence de tels ou tels traits somatiques. Le matérialisme scientiste, dont la force symbolique vient d’une efficacité pratico-technique immédiate, achève le processus de destruction des identités collectives fondées sur des références transcendantes, radicalise donc l’individualisation de l’homme moderne liée à l’apparition du capitalisme comme système économique et système de valeurs anti-holistes, et conduit à refonder les différences hiérarchiques sur des critères strictement quantitatifs, érigeant en absolu les données observables et mesurables sur lesquelles s’établiront les taxinomies raciale [5]. Que conclure d’une telle analyse sinon que le racisme, loin de se réduire à une pratique d’extermination raciale choquante pour l’esprit moderne, est un phénomène dont la plupart des caractéristiques sont spécifiquement modernes ; lutter contre le racisme au moyen des seules armes fournies par les évidences scientifiques et politiques modernes peut dès lors paraître éminemment paradoxal. Paradoxe tragi-comique : les théories racistes, une fois réfutées, renaissent de leurs cendres, arborant de nouvelles raisons. C’est qu’elles se situent dans le mouvement même de la modernité scientifique et politique.

La définition antiraciste du racisme comme faute suprême ou " péché vraiment capital " est une définition polémique supposant un amalgame central : le racisme est identifié à une cruauté exterminatrice ou à une haine génocidaire dérivant de la réduction des victimes à des porteurs d’une souillure, laquelle vient de leurs origines. Or, le lien de dérivation n’est nullement nécessaire entre la réduction de l’individu à ses appartenances d’origine et l’extermination systématique d’un groupe humain en vertu des caractéristiques communes (fictives ou non) aux individus qui le composent, de l’attitude cognitive consistant à classer en types fixes les individus selon leurs respectives origines présumées et la pratique d’une extermination de masse (réelle ou rêvée), il n’y a pas de conclusion logique. Outre cet amalgame, que reflètent les articles des dictionnaires, l’argumentation d’Etiemble met enjeu un imaginaire contemporain où le racisme est illustré par excellence par le génocide nazi des Juifs, et réinterprète celui-ci dans les catégories chrétiennes tournant autour de l’idée de péché, aujourd’hui reçue à travers la rhétorique psychanalytique de la culpabilité. Mais l’axiome dont dérive toute l’argumentation antiraciste est que le racisme tue, qu’il est une théorie et une pratique du meurtre organisé, et qu’il tue plus et plus cruellement, avec plus d’inhumanité, que les autres idéologies ou systèmes de préjugés, ses concurrents. Plus scandaleux que le crime " classiste ", plus abject que les tueries nationalistes ou patriotiques, le crime raciste est le crime par excellence, où se manifeste l’élément diabolique de l’homme. Voilà l’évidence antiraciste première, si claire et distincte qu’elle n’a nul besoin d’être énoncée : elle est la présupposition absolue du système entier des certitudes antiracistes contemporaines. Réduction du racisme au meurtre organisé d’un groupe humain, réduction de ce meurtre au modèle du génocide nazi des Juifs, réduction corrélative du racisme à l’antisémitisme racial du national-socialisme, érection du crime raciste en crime des crimes : voilà l’enchaînement des réductions polémiques, issues d’un figement et d’un passage à la limite du discours antifasciste devenu conception du monde lors du procès de Nuremberg, qui forme le socle de la vulgate antiraciste contemporaine.

Dans son étude de 1957, Etiemble donnait une version littéraire de ce nouvel imaginaire idéologique en voie d’ossification, en suggérant une continuité entre christianisme et racisme à travers l’hypothèse que le péché d’appartenance ethnique ne serait qu’un avatar du péché originel, n’en serait que la restriction à tel ou tel groupe humain porteur d’une tache indélébile, et que nulle grâce divine ne pourrait effacer. Laissons parler Etiemble : " l’esprit de classe lui-même commet moins de meurtres sans doute, en tout cas moins d’abjections que le préjugé de race. Non seulement celui-ci bafoue la vérité, non seulement il pratique sans vergogne une cruauté qui lui commande sa couardise ; mais, alors même que le tyran juge les hommes selon leur complaisance, leur fidélité, ou leurs " services ", le raciste invente un péché aussi originel que celui des chrétiens, mais original en ceci que rien, ni la beauté alliée à la vertu, ni la science unie à la sainteté, ne sauraient en effacer la souillure " [6]. Vingt ans plus tard, à l’occasion de la réédition de son livre [7], Etiemble reprend l’idée que " le racisme est une faute morale " [8] pour instituer l’antiracisme juridico-éthique, dont le sens n’est nullement problématisé, en attribut de " toute civilisation ", c’est-à-dire en indice et mesure de degré de civilisation de toute société :

" J’estime que toute civilisation qui se respecte est indigne du nom de civilisation si elle ne met pas le racisme hors-la-loi " [9]. C’est là une forme désormais dominante de l’ethnocentrisme occidental, liée à la double retraduction démocraticolâtrique et humanitariste de la supériorité politique et morale de la civilisation occidentale. La conception unilinéaire du Progrès fusionne, dans ce nouvel occidentalocentrisme, avec l’érection des valeurs modernes, individualistes et égalitaires, en valeurs suprêmes. L’antiracisme non critiqué étant établi sur le site du Bien absolu, le racisme ne peut qu’être soumis à une dévalorisation absolue, identifié à une manifestation du Mal radical. Mais la démonologie moderne se reformule ordinairement dans la rhétorique de la santé et de la maladie, le suppôt du Mal se transformant en porteur de virus.

" La haine raciale est une espèce de virus " [10], affirme très classiquement Etiemble, retournant contre la passion raciste l’une des métaphores polémiques principales de sa variante antisémite à l’époque pasteurienne. L’ennemi politique est désormais pathologisé, traité par des métaphores virales ou bactériologiques : bacille, virus, microbe, bactérie, tels sont les nouveaux noms de la vermine, invisible à l’œil nu, qui transmet le Mal. L’univers idéologique se modèle sur un univers épidémiologique où il n’y a plus d’ennemis redoutables à combattre, mais seulement des germes pathogènes à anéantir : la négation de la figure éminemment politique de l’ennemi, auquel est substitué un type porteur et transmetteur de maladies mortelles, conduit à imposer pour but exclusif de la lutte l’extermination radicale de la population déshumanisée par sa pathologisation intégrale. Cet acte polémique réalise l’illégitimation maximale de l’adversaire, nié en tant qu’être humain, à la fois animalisé, pathologisé et diabolisé. La classique barbarisation de l’ennemi ne faisait que rejeter celui-ci aux frontières de l’humain véritable. La bio-démonologie neutralise toute assignation d’un attribut humain à l’ennemi. La quasi ou la para-humanité du Barbare fait place à la sub-humanité du bacille ou du porteur de bacilles. Il n’y a pas de relation humaine avec les habitants de ce monde anti-humain. Bien avant les formulations officielles, par un Hitler, un Himmler ou un Goebbels, de la phobie antijuive sur le registre du danger bactériologique, le nationaliste allemand Paul de Lagarde, dont la xénophobie antijuive ne se réclamait pas d’une théorie des races, avait émis une proposition devenue célèbre, visant les Juifs :

" on ne parlemente pas avec des trichines et des bacilles, on ne les éduque pas, on les anéantit aussi rapidement et aussi radicalement que possible " [11].

Cette formule résume parfaitement le désir d’épuration, voire la pulsion d’épouillage [12], au principe d’une phobie visant une catégorie d’humains déshumanisés, traités comme une concentration de vermine ou une somme de germes pathogènes dont il faudrait se débarrasser par tous les moyens. Tel est le type idéal de l’argumentation moderne qui bestialise et pathologise l’ennemi, celui-ci étant par là nié comme tel en même temps que la nature politique de la relation conflictuelle se trouve déniée. Il faut insister, après Jacob Katz, sur ce que l’intention raciste ou l’imaginaire racistoïde, ordonné à une finalité exterminatrice, peuvent apparaître sans supposer une théorie des races : le racisme d’extermination ne surgit pas nécessairement d’une théorie raciale, et, lorsqu’il s’en légitime, c’est dans la mesure où les passions nationalistes, xéno-phobiques, dont il résume le programme final (purifier une bonne fois pour toutes le corps national), ne fournissent pas d’elles-mêmes les éléments d’une mise en acceptabilité scientifique. Bref, la théorie " scientifique " des races est idéologiquement corrélée soit avec une métaphysique de la décadence irréversible par métissage (Gobineau), soit avec un projet de refonte biologique de l’humanité par des pratiques sélectionnistes (l’eugénique raciale de G. Vacher de Lapouge). Le programme d’une extermination violente, recourant à des méthodes militaro-industrielles (chambres à gaz homicides), n’apparaît que dans le cadre du nationalisme et de sa déshumanisation phobique de " l’ennemi du peuple ". L’intention, puis l’exécution, du génocide des Juifs d’Europe en Allemagne dérivent d’une xénophobie nationaliste exacerbée par divers facteurs historiques, la théorie raciale venant ou non au secours du rêve nationaliste d’une communauté une, pure, homogène, indivise, sans corps étrangers pathogènes. Il est vrai que l’aboutissement génocidaire de l’antisémitisme nationaliste allemand est un événement historique idéal-typique. Mais l’analyse et la démonstration pourraient se refaire sur le génocide des Arméniens de Turquie, l’énergie exterminatrice provenant des passions nationalistes, sans référence à une théorie des races légitimatoire. Si donc la théorie des races opère une racisation des problèmes sociaux, le nationalisme xénophobe fournit seul à la fois l’énergie passionnelle et les idéaux justificateurs d’une extermination des populations considérées comme irréductiblement étrangères, inassimilables et nuisibles. Cependant, comme le montre l’exemple de Lagarde, la réponse nationaliste à la hantise d’une invasion parasitaire et destructrice du corps national par un groupe étranger, en termes d’expulsion ou d’annihilation, est susceptible d’être réintégrée dans le programme d’action d’une conception raciste explicite. Le racisme d’extermination se définit comme la logique du national-racisme. Dans une étude éclairante, Jacob Katz, esquissant un inventaire des " lectures défectueuses de l’antisémitisme ", remarquait : " L’exemple de Paul de Lagarde démontre que l’antisémitisme, même dans sa version la plus radicale - c’est-à-dire la négation même de l’existence juive - peut se développer sans le soutien du racisme [en tant que théorie des races explicite ; note de P.-A.T.]. (...). Aussi immodéré et radical dans son antisémitisme qu’il fût, Lagarde n’a jamais utilisé le mot " race " et aucune de ses variations. Néanmoins, les nazis le regardaient comme l’un de leurs précurseurs idéologiques " [13]. Ce bref rappel historique est exemplaire en ce qu’il nous permet de jeter un doute sur une thèse courante dans l’argumentation antiraciste contemporaine, à savoir que le noyau du racisme, et la raison majeure de son caractère aussi redoutable que détestable, serait la biologisation des questions de société, et une biologisation explicite référant à une théorie raciale. Notre hypothèse est que la tentation biologisante, phénomène caractéristique de la pensée moderne, peut (et a pu) jouer un rôle en tant que mode de légitimation, parmi d’autres, des pulsions et des intentions collectives, dans le cadre de l’État-nation, d’expulsion, de discrimination, de ségrégation et d’extermination de populations considérées comme essentiellement menaçantes et nuisibles. Nous avons montré ailleurs l’efficacité légitimatoire et la puissance exhortative de l’argumentation culturaliste, parfois expressément anti-biologique, récusant l’idée de race zoologique appliquée à la variété humaine, et allant jusqu’à dénoncer le racisme, celui-ci étant réduit à la naïve conception antiraciste d’une théorie explicite des races telle qu’on la trouve dans la vieille anthropologie physique [14]. Dans l’affaire du racisme comme pratique politique et mobilisation sociale, non seulement la biologie est innocente, mais la biologisation des catégories sociologiques, accusée principale de l’antiracisme savant, est soit hors de cause soit de peu d’importance (en tant qu’habillage conjoncturel ou phénomène contingent d’emprunt lexical légitimatoire).

Ce qui nous paraît plus significatif, et plus inquiétant, c’est l’intégration d’attitudes et d’arguments hétérophobiques, visant " les racistes ", dans le comportement des antiracistes militants : "on ne discute pas avec les racistes, on les assomme " ; ou, version adoucie : " on ne doit pas chercher à dialoguer avec les racistes, ni même à les comprendre (intérêts, contexte sociologique, etc.), car ce serait faire leur jeu, on doit seulement les combattre, voire les anéantir, les mettre hors d’état de nuire ". Telle est la logique de la pathologisation déshumanisante de l’ennemi : les avatars de la métaphore polémique de " virus ", appliquée d’abord aux Juifs par les nationaux-racistes puis aux " racistes " par les antiracistes illuminés et sectaires, en fournit une illustration frappante. Les images, métaphores et symboles polémiques traversent les frontières idéologiques, de telle sorte que, n’étant pas des propriétés discursives de traditions ou de camps définis, circulant dans tout le ciel des idéologies antagonistes, leur appropriation constitue l’enjeu principal de leur mode d’emploi. Une polémologie discursive et historique a précisément pour objet de construire les logiques de ces circulations, d’élaborer les modèles des transformations, des renversements et des rétorsions que celles-ci impliquent.

Chez Etiemble, à l’instar de nombreux essayistes contemporains, à la fois savants et engagés, l’interprétation hypermorale du racisme comme objet de condamnation maximale et de l’antiracisme comme critère de " civilisation " s’articule avec l’énoncé d’une hypothèse d’un tout autre ordre, qui, répondant à la question de l’origine du racisme, peut soit impliquer une position pessimiste (le Mal absolu est dans l’homme, et il n’y a rien à faire ni à espérer), soit exprimer un sens du tragique (le conflit est dans l’homme, et il est insurmontable, mais il faut néanmoins agir) : ce qui est stigmatisé sous le nom de " racisme ", inséparablement tendance, attitude et conduite, semble-t-il, serait un invariant anthropologique. Etiemble attribue en effet à un trait universel et permanent de la nature humaine la récurrence du racisme, dont la découverte risque de désespérer les optimistes hâtifs : " il semble qu’il y ait dans l’espèce humaine quelque chose qui fait que la plupart des peuples, à un certain moment de leur histoire, sont racistes " [15]. L’analyse du phénomène raciste est dès lors déshistorisée, et revient fatalement une pseudo-évidence aujourd’hui fort répandue, liée à une variante naturaliste de la " théorie des survivances " [16] : la nature humaine est ainsi faite que " le racisme ", l’un de ses caractères fixes, ne cesse de revenir, n’en finit pas de resurgir après des périodes de latence. Bref, le racisme, parce qu’il est ce qui hante l’homme, doit être pour celui-ci une hantise : toujours menacé par son fond raciste, l’homme doit ne jamais cesser de lutter contre lui-même. Il suffit de suivre le fil de l’évidence psychanalytique pour retrouver le modèle de la " régression " : le racisme manifesterait ce retour du passé immémorial dans le présent, ou cette remontée des processus primaires à l’occasion de " crises ", ou encore cette résurgence de tel ou tel archétype, de tel ou tel phantasme (de viol, de destruction par découpage ou évirement du corps propre, de décomposition ou de pourrissement, etc.), engendrant phobies, peurs paniques et délires paranoïaques.

Ainsi, en reprenant sans la problématiser la notion polémique de " racisme ", en prenant cet objet idéologique indistinct comme un bloc (" le racisme " et son singulier trompeur), en ne procédant pas aux distinctions conceptuelles minimales entre : 1) racisme-théorie (idéologie)/racisme-pratique (comportement)/ racisme-attitude (préjugé), 2) racisme d’exploitation (esclavagisme, colonialisme)/racisme d’extermination (nazisme), 3) racisme biologique (matérialisme zoologique)/racisme culturaliste (spiritualisme psycho-historique), 4) racisme inégalitaire (pseudo-universaliste, en général évolutionniste)/racisme différentialiste (communautariste et pluraliste absolu), en n’interrogeant pas les interactions du nationalisme et des diverses formes de racisme, l’analyse antiraciste ordinaire, dont certaines propositions d’Etiemble nous ont permis de construire le type idéal, opère une naturalisation de ce qu’elle pose comme un attribut absolument négatif de la nature humaine : " le racisme ". En inscrivant expressément la disposition raciste dans la nature animale, barbare, primitive, pathologique ou criminelle de l’homme, on ne fait que poursuivre la polémique avec les mêmes moyens, et, en recourant à la mythologie des instincts, des pulsions ou des dispositions originelles, on élève un obstacle supplémentaire devant une approche critique et multidimensionnelle du racisme-problème. L’obscurantisme est la conclusion logique du traitement polémique du problème, qu’il suppose déjà résolu, la grande affaire n’étant que de combattre par le discours.

Le Mal absolu est donc naturalisé par le discours antiraciste. Dès lors, c’est l’éternelle présence du racisme en tant qu’invariant de l’humaine nature, c’est l’éternel retour du mauvais penchant raciste qui joue le rôle du péché originel dans la pseudo-théologie antiraciste. Celle-ci tient la figure idéologique de son Mal radical. Une remarque d’Annie Kriegel illustre la même démarche de retournement contre " le racisme " de l’idée du péché originel qu’il aurait lui-même reprise et détournée dans un sens particulariste : " L’idée qu’un peuple pouvait se trouver bien de circonscrire le fondement de son identité dans la communauté d’origine ethnique a fait le fantastique succès des retours aux sources, épiques ou mystiques. Mais rien ne peut faire que cette démarche ne soit aussi grosse de la plus effrayante déviance qui menace un groupe humain : le racisme en tant que la différence ethnique est retenue comme signe pluriel d’un péché originel sans espoir de rédemption. Il n’y a guère de doute que les fastueuses divagations des romantiques allemands sur la fécondité humaine des primitives forêts germaniques aient favorisé l’épanouissement ultérieur d’un mal affreux auquel ceux-ci n’avaient pas pris garde " [17]. Autant que celui d’Etiemble, ce texte vaut par son caractère exemplaire, représentant quelconque, stéréotypes idéologiques compris, d’une moyenne des discours antiracistes produits depuis une quarantaine d’années. Outre la courante caractérisation de style manichéen du racisme en tant que Mal absolu - évidence première retraduite dans une langue normative mi moralisante mi sociologique (" la plus effrayante déviance ") - et les habituels clichés de propagande française sur le " romantisme allemand ", on rencontre dans ce texte une opération de rétorsion d’argument, qui, vraisemblablement non consciente d’être telle, peut être ainsi reformulée : de même que la différence ethnique d’un groupe étranger est pour les classiques théories raciales le signe d’une faute originelle irrémissible, d’une tache indélébile (par exemple attribuée au croisement inter-racial), substitut du péché originel établissant une barrière infranchissable par les " inférieurs ", de même le racisme, ce " mal affreux ", est pour les désormais classiques doctrines antiracistes le signe d’un " péché originel sans espoir de rédemption ". Ajoutons que la centration de l’imaginaire raciste sur la tache comme souillure ineffaçable et frontière infranchissable ne provient évidemment pas d’un mythique " romantisme allemand " plus ou moins barbarisé (quand il n’est pas " nazifié "), mais de l’héritage idéologique de l’esclavagisme moderne. En fournissent une remarquable théorisation d’époque les propos tenus par le ministre de la Marine du roi Louis XV, le 13 octobre 1766 " Tous les nègres ont été transportés aux colonies comme esclaves ; l’esclavage a imprimé une tache indélébile sur leur postérité ; et par conséquent ceux qui en descendent ne peuvent jamais entrer dans la classe des Blancs " [18].

L’idée d’une corruption absolue, irréversible, d’une souillure définitive, ainsi retournée par le discours antiraciste contre l’adversaire auquel elle a été empruntée, apparaît comme un thème
polémique commun au racisme et à l’antiracisme. Ce lieu partagé par les argumentations en situation de rivalité mimétique provient d’une idéologisation de l’idée théologique de péché originel qui, chassée par la grande porte de la modernité prométhéenne, revient par les fenêtres qu’ouvrent les flux idéologiques. L’idée même du Mal radical est donc susceptible de subir une corruption idéologique. C’est ce que montre le singulier phénomène de spécularisation réciproque du racisme et de l’antiracisme : pour l’une et l’autre de ces configurations idéologiques antagonistes, la souillure irrémédiable est ce qui caractérise essentiellement l’ennemi, indiqué et méconnu par sa démonisation même.

II. ASPECTS DE L’ARGUMENTATION : RACISMES, ANTIRACISMES, ANTI-ANTIRACISMES.

1. Le cercle vicieux : antiracisme l’anti-antiracisme.

Partons d’un argument critique visant l’antiracisme qui, procédant par dénonciation édifiante et condamnation hyper-morale, caractérise la pratique verbale des leaders politiques, des " autorités morales " et des stars médiatiques dans les années 80 : " L’antiracisme déclaré ne fait qu’envenimer une plaie qu’il convient, au contraire, de fermer " (Alfred Sauvy, " La grande migration ", Le Monde, 7 janvier 1984). Il faut préciser le motif d’une telle critique, due à un observateur de bonne foi : le discours antiraciste est tenu par des énonciateurs parlant au nom de l’élite morale et intellectuelle de la nation, et dénonçant d’une telle position souveraine les " franchouillards " ou les " petits Blancs " à la française qui, " salauds ", " débiles " ou ignorants, formeraient le troupeau des xénophobes lepénistes, étiquetés " racistes ". La critique s’adresse ainsi à un antiracisme distingué, à une position de discours de l’élite, s’autorisant elle-même, installée confortablement sous le soleil des bonnes pensées et des beaux sentiments, à parler au nom de la démocratie, du libéralisme, du Progrès ou de la Vertu. L’antiraciste apparaît dès lors comme la figure contemporaine de la " belle âme ". Mais qui, loin de se contenter d’une existence contemplative ou esthétique, monopoliserait l’éthique de conviction dans le champ politique y engendrant des effets ni voulus ni prévus. Il convient donc de poser à une telle pratique de l’antiracisme une question préalable : la dénonciation indignée du " racisme " peut-elle contribuer avec efficacité à la lutte contre les phénomènes sociaux appelés " racisme " ou "xénophobie " ? A-t-elle, par exemple, réussi à limiter, freiner ou atténuer l’extension des attitudes et des conduites expressément anti-immigrés dans la France des années 80 ? Le doute sur l’efficacité réelle de l’antiracisme, c’est-à-dire sur sa capacité de réaliser son objectif déclaré, est désormais une attitude socialement si bien partagée qu’il faut en considérer les raisons, sans craindre un éventuel effet de démobilisation provisoire. Un philosophe juif allait plus loin dans la critique, et croyait en 1986 pouvoir esquisser l’analyse suivante :

" On assiste toujours (...) au même scénario. Un certain humanisme de gauche exacerbé et outrancier en vient, par ses attitudes tranchées, à irriter et à frustrer la dignité de la conscience populaire et nationaliste. Cela provoque aussitôt une réaction violente de rejet de tout humanisme, qui mène finalement au fascisme [19] " [20]. Léon Askenazi met au compte des seules pratiques " occidentales " [21] ce type de cercle vicieux et d’effet pervers : l’engendrement d’un racisme réactionnel, d’un anti-antiracisme, par l’antiracisme immodéré. Cette structure interactionnelle est d’une importance qu’on ne saurait surestimer : la plupart des difficultés rencontrées par le militantisme antiraciste en dérivent, soit qu’il échoue, soit qu’il nourrisse de " bonnes raisons " son adversaire, soit qu’il fasse naître des réactions " racistes " de second degré (anti-antiracisme).

Un tel processus vicieusement circulaire suppose l’idéologisation de l’antiracisme au cours du XXe siècle, à l’occasion de l’institution occidentale d’un double système de propagande : anti-colonialiste et anti-fasciste (anti-nazisme, anti-totalitarisme). L’antiracisme idéologique tend à succéder au double rejet éthique et scientifique du racisme doctrinal, et par suite à monopoliser la lutte contre le racisme. Jean Baechler a fort bien décrit la " perversion idéologique " de l’antiracisme : " l’antiracisme, né du racisme et de la décolonisation, succombe à la perversion idéologique. Non content d’affirmer l’unité de l’espèce et l’humanité de chacun de ses représentants, il étiquette comme raciste toute attitude ou proposition qui met l’accent sur les différences entre les hommes et qui range les différences " [22]. Cette première interprétation antiraciste du " racisme " illustre le paradigme de l’individuo-universalisme abstrait, pseudo-éthique parce qu’hypermoral, érigeant en idéal exclusif l’unité du genre pensé en termes d’homogénéité universelle et d’égalité inter-individuelle absolue. Mais l’on peut discerner une seconde interprétation antiraciste du " racisme ", relevant de l’individuo-universalisme abstrait pseudo-politique : l’antiracisme " catalogue comme raciste toute position qui considère que l’étranger dans la cité peut poser des ;problèmes, moraux, économiques ou politiques " [23]. Dans le premier cas, la censure exercée par l’antiracisme n’autorise qu’un éloge indéterminé de la différence inter-individuelle. Dans le second cas, le filtre de la censure ne laisse passer que les bonnes intentions et les convictions utopistes : l’antiracisme pseudo-politique a pour fonction réelle d’interdire la position et le traitement politique du problème des étrangers dans un État-nation. Des effets pervers s’ensuivent : " En empêchant que soient clairement définis et ouvertement débattus les problèmes posés par l’étranger, il [l’antiracisme] ne les supprime pas, il les pousse dans la clandestinité, dont ils ont toutes les chances de sortir un jour ou l’autre, sous la bannière du racisme " [24]. Mais l’antiracisme en général se fonde sur un postulat qui exerce avec régularité ses effets terroristes : tout ce qui n’est pas avec nous (les antiracistes) est contre nous (c’est-à-dire raciste). Ce postulat du combat idéologique déborde bien sûr le champ du racisme et de l’antiracisme : il caractérise un mode d’argumentation " totalitaire " fort bien partagé par les grandes idéologies au XXe siècle. L’évidence antiraciste première consiste donc à identifier les non-antiracistes comme des représentants du " racisme " : " en définissant comme raciste tout ce qui n’est pas antiraciste, l’antiracisme ne laisse aucune autre possibilité " [25]. Dès lors, l’anti-racisme s’offre à la fois comme l’expression d’une fierté nationale indignée ou d’une identité collective offensée, et comme la voie unique, aussi nouvelle qu’inespérée, d’un re-départ du nationalisme exclusiviste et xénophobe, réchauffé par le motif d’une légitime défense de l’identité nationale en danger. Histoire répétitive des conflits idéologico-politiques : l’AGRIF répliquant au MRAP et à la LICRA, c’est le retour de la Ligue de la Patrie française répondant à la Ligue des Droits de l’Homme [26]. Que le nationalisme clos et xénophobe identifie le Juif (en 18961900) ou l’Arabe leu 1983-1986) comme figure porteuse de menace ne marque pas une différence fonctionnelle notable dans les deux cas, la xénophobie ciblée (anti-juive ou anti-immigration d’origine maghrébine) vise des types collectifs caractérisés à la fois par une proximité culturelle réelle (une intégration en cours), une extraénité mythologisée (l’inquiétante étrangeté de groupes supposés inassimilables et menaçant l’identité propre du peuple français) et une particulière aptitude à faire l’objet de projections de mémoires historico-culturelles lourdement chargées d’affects (le Juif meurtrier du Dieu-Homme ; l’Arabe, ennemi héréditaire de l’Occident chrétien, celui de Poitiers, des Croisades, du " terrorisme international " ou de l’intégrisme islamique) [27]. Dans les deux cas, c’est la " conquête de la France " qui est dénoncée : sur le modèle de la " conquête jacobine " (H. Taine) de la nation française, se profilait la menace d’une " conquête juive " (E. Drumont) dans l’imaginaire social de la fin du XIXe siècle, et surgit aujourd’hui celle d’une conquête-invasion " tiers-mondiste " de l’Europe (Club de l’Horloge, Front national).

2. Le dilemme fondamental et l’antinomie centrale de l’antiracisme.

Cornelius Castoriadis a fort bien posé le problème théorique de la lutte contre le racisme, à partir des exigences contradictoires de la pensée contemporaine. oscillant entre universalisme et relativisme culturel, progressisme et pluralisme culturel radical. Il convient tout d’abord de dénoncer " la schizophrénie euphorique des boys-scouts intellectuels des dernières décennies, qui prônent à la fois les droits de l’homme et la différence radicale des cultures comme interdisant tout jugement de valeur sur des cultures autres " [28]. C’est l’aporie fondamentale de la position hyper-tolérantielle greffée sur le relativisme culturel absolu, qui débouche sur le non-jugement, donc sur l’impassibilité et l’inaction devant tout phénomène humain " autre ", sur l’égal respect envers toutes les pratiques socioculturelles : " Comment peut-on alors juger (et éventuellement s’opposer à) la culture nazie, ou stalinienne, [aux] régimes de Pinochet, de Menghistu, de Khomeiny ? Ne sont-ce pas là des " structures " historiques différentes, incomparables, et également intéressantes ? " [29]. Il y a certes un usage facile de l’invocation universaliste des droits de l’homme : c’est de postuler que, nécessairement, voire fatalement, " le rouleau-compresseur du " progrès " amènera tous les peuples à la même culture " [30]. Dès lors, l’action en faveur des droits de l’homme se situe confortablement dans le mouvement sensé ou rationnel de l’histoire. On ne ferait par elle qu’accélérer le bon sens de l’histoire, qui, avec ou sans nos efforts militants, accoucherait d’une unité humaine finale, après quelques " accidents malheureux " [31]. Mais, remarque avec lucidité Castoriadis : " c’est le contraire qui s’est, surtout, passé. Les " autres " ont assimilé tant bien que mal, la plupart du temps, certains instruments de la culture occidentale, une partie de ce qui relève de l’ensembliste-identitaire qu’elle a créé - mais nullement les significations imaginaires de la liberté, de l’égalité, de la loi, de l’interrogation infinie. La victoire planétaire de l’Occident est victoire des mitraillettes, des jeeps et de la télévision - non pas du habeas corpus, de la souveraineté populaire, de la responsabilité du citoyen " [32]. Voilà le tableau décevant qu’il faut brosser, avant de noter un second point, de haute importance : le problème théorique ou philosophique incarné par l’antinomie de l’universalisme et du relativisme culturel, ce problème : se dévoile également comme l’ " un des problèmes politiques pratiques majeurs de notre époque, porté au paroxysme par l’apparente antinomie au sein de notre propre culture " [33].

Cette antinomie vécue et discutée au sein même des sociétés occidentales modernes peut ainsi se formuler :

" Nous prétendons à la fois que nous sommes une culture parmi d’autres, et que cette culture est unique en tant qu’elle reconnaît l’altérité des autres (ce qui ne s’était jamais fait auparavant, et ce que les autres cultures ne lui rendent : pas), et en tant qu’elle a posé des significations imaginairessociales, et des règles qui en découlent, quiont valeur universelle : pour prendre l’exemple le plus facile, les droits de l’homme " [34]. Les situations concrètes de double bind sont désormais courantes, les dilemmes spéculatifs de l’universel et du particulier passent au social ordinaire :

"Un jour (...), à Paris, vous découvrez que votre employé de maison [sic] (ouvrier, collaborateur, confrère) que vous estimez beaucoup se prépare à la cérémonie d’excision infibulation de sa fillette. Si vous ne dites rien, vous lésez les droits de l’homme (le habeas corpus de cette fillette). Si vous essayez de changer les idées du père, vous le déculturez, vous transgressez le principe de l’incomparabilité des cultures " [35].

Que faire ? Nous nous trouvons devant deux types symétriques possibles de corruption idéologique :

1) agir en postulant que toutes les valeurs de la civilisation occidentale doivent être incarnées par les comportements de tous les représentants du genre humain (corruption de l’exigence d’universalité) ;

2) ne pas agir, ne pas même juger, en croyant suivre la nonne relativiste de l’égal respect pour toutes les formes et les pratiques culturelles (corruption du " droit à la différence ", du respect des identités culturelles). Tout imposer ou tout accepter, voire tout respecter.

Mais le dilemme peut être contourné, voire surmonté. Nous ne sommes pas voués au balancement sceptique entre les contraires ou les contradictoires. La solution de l’antinomie consiste à poser que certaines valeurs, apparues dans l’aire occidentale, doivent être défendues en tant qu’universalisables. Bref, les difficultés théoriques et pratiques de la lutte contre le racisme ne sont pas insurmontables, mais elles doivent être reconnues pour être surmontées, et non pas être prises en tant qu’alibi du quiétisme, du scepticisme désabusé, du désengagement cynique. Si le combat contre le racisme se heurte à des obstacles dont on peut identifier les formes principales, " il ne doit pas servir de prétexte pour démissionner devant la, défense de valeurs qui ont été créées " chez nous ", que nous pensons être valables pour tous, qui n’ont rien à faire avec la race ou la couleur de la peau et auxquelles nous voulons, oui, raisonnablement convertir toute l’humanité " [36].

La position et la défense des valeurs et des normes universalisables nous permettent de surmonter le dilemme de l’universalisme abstrait et du particularisme ethnocentrique, qui se traduit politiquement par celui de l’impérialisme uniformisateur " xénophage " et du nationalisme différentialiste xénophobe. Les droits de l’homme, en tant que droits individuels de tous les hommes, ne sauraient dès lors être réduits à une simple invention idéologique de l’ " Occident conquérant ", et rejetés en tant que composante du modèle occidental d’organisation culturelle valable pour le seul Occident, ou en tant que survivance du discours colonial [37]. Les droits de l’homme une fois réduits à un fait culturel particulier, situable et datable, propre à l’Occident rationaliste et conquérant, bref aux Lumières dénoncées comme une perversion caractéristique de l’esprit occidental moderne (liée par exemple à l’entreprise coloniale), il s’ensuit un ensemble de remises en question qui, notamment et significativement, font se rejoindre réactionnaires catholiques et intégristes " révolutionnaires " se réclamant de l’Islam. Il y a plus grave : la vision historiciste des valeurs " culturelles ", mue par les meilleures intentions " antiracistes ", conduit des esprits modérés aux mêmes conclusions sans nuance, les entraîne à dénoncer les séparations entre le public et le privé, l’État et le religieux, le social et le sacré. Et ce, pour la principale raison que ces principes d’organisation garantissant les libertés individuelles sont nés en Occident, et comme tels rejetés ou suspectés au même titre que l’impérialisme colonial. Il en va ainsi de l’affirmation que la laïcité, à la fois parce qu’elle dérive des Lumières et qu’elle fut construite en France sous la Troisième République " ( !), est " aujourd’hui intellectuellement dépassée " [38]. L’indigence des arguments idéologiques d’appoint ne doit pas nous dissimuler la force d’évidence du rejet global des créations intellectuelles-spirituelles de l’Occident, du seul fait qu’elles sont d’origine occidentale. Il s’agit là d’une attitude raciste d’autant plus efficace qu’elle n’est pas perçue comme telle : instrument de dénonciation, elle n’est jamais dénoncée elle-même.

Parce qu’ils sont universalisables, les droits de : l’homme, donc l’exigence d’égalité et l’impératif du respect des libertés individuelles (c’est-à-dire d’autrui), ne constituent pas une simple expression socio-historique d’un ensemble culturel spécifique. Il en va de même pour le principe de laïcité, qui présuppose l’idée des droits de l’homme. Loin de n’être qu’une manifestation de tel esprit collectif à un moment donné, ces derniers sont le fruit d’une création irréductible à la somme des déterminations contextuelles relatives à l’époque et au lieu où ils sont apparus. Le relativisme culturel radical est à la fois auto-contradictoire (comme toute forme de scepticisme dogmatique) et faux, en tant qu’il prétend s’ériger en théorie des phénomènes intellectuels : " Tout relativisme est toujours - s’il ne se borne pas à bégayer et à grommeler - un absolutisme. Il prétend pouvoir épuiser ce dont il parle par l’énumération des relations où celui-ci serait pris, il doit affirmer que l’ensemble de ces relations est déterminé et assignable. Mais le problème est constitué précisément par ce fait, que (...) les relations existent et qu’elles n’épuisent pas leur objet " [39]. Le meilleur exemple d’une création intellectuelle-spirituelle irréductible à ses conditions d’émergence est peut-être fourni par la philosophie, qui a certes une origine et une histoire occidentales mais excède en même temps toute histoire, comme si, à peine née, elle se détachait de sa naissance pour vivre d’une existence autonome. C’est-à-dire universelle. Le propre de l’homme comme être pensant et créant n’est pas d’exercer sa faculté d’appartenance, mais de se libérer par sa faculté de désappartenance. Le grec Platon ne fait pas que penser grec : " Platon appartient à la Grèce d’une manière interminable - et il nous fait penser, il nous appartient (ou nous lui appartenons, peu importe)" [40].

Ce qui a été pensé ou créé "chez nous" n’a nulle vocation à ne valoir que " pour nous " : tel est le contenu formel de l’exigence d’universalité.

3. Assimilation et amalgame

Parmi les procédés argumentatifs les plus couramment utilisés dans le discours polémique l’on rencontre l’assimilation, qui peut aller jusqu’à l’amalgame, entre des phénomènes dont on met en évidence les similitudes ou les connexions (par exemple de type causal), réelles ou fictives. Ce type d’argument peut se définir par son moyen : " faire apparaître une communauté de nature " [41] entre des faits, des démarches, des institutions, des procédures, des attitudes ou des comportements. Et par son objectif : " étendre des jugements positifs ou négatifs dont bénéficient certains [objets] à ceux qui leur sont assimilés " [42]. Ce transfert d’évaluations en vertu d’une communauté de nature ou d’essence posée ou présupposée est l’opération principale du discours épidictique, réalisant des blâmes ou des éloges, instituant des illégitimités ou des honorabilités, provoquant des exclusions ou des promotions [43].

Mais ce qui nous intéresse ici, c’est le transfert d’évaluations négatives dans le discours polémique. Les exemples contemporains sont multiples : on disqualifie, jusqu’à la condamnation absolue, des pratiques telles que l’euthanasie ou l’avortement, et plus généralement les pratiques eugéniques, pour ce qu’elles reviendraient à des formes de meurtre [44], lequel constitue la base de réduction usuelle des phénomènes sociaux qu’il s’agit d’illégitimer le plus radicalement possible. Il en va de même, d’une façon paradigmatique, avec la notion de racisme. Si le terme est doté d’une connotation aussi fortement péjorative, si son énonciation (" raciste ! ") disqualifie absolument. l’individu ou le groupe ainsi qualifié, c’est que son usage présuppose une évidence définitionnelle indubitable, à savoir que racisme = violence meurtrière. Voilà l’essence attribuée au racisme, meurtre, appel au meurtre ou justification du meurtre, telle qu’elle repose dans le stock des représentations-valeurs idéologiques disponibles - précisons : depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette évidence première n’a nul besoin d’être énoncée pour fonctionner. Thématisée ou non, elle conditionne l’usage polémique ordinaire du terme racisme (raciste) dont la condition d’emploi " heureux " est la conviction que l’on sait de quoi l’on parle quand on le prononce pour dénommer ou qualifier.

Sur la base de cette évidence première s’est produit un élargissement considérable du champ d’application de la catégorie : on appellera racisme toute attitude, toute conduite ou toute pratique supposées incarner ou impliquer de la violence, du mépris, de la haine, des discriminations, persécutions, etc., entre des individus comme entre des groupes. Bref, le terme acquiert une plasticité proportionnelle à son degré d’indétermination. Pierre Oléron remarque, à propos du terme de racisme, " son usage dans un but polémique pour condamner les mesures qui établissent des discriminations entre les personnes, surtout lorsqu’elles mettent en cause, par exemple, des émigrés ".

Lorsque les rapprochements impliqués par l’assimilation ne sont pas fondés sur des similitudes ou des connexions objectives, lorsqu’ils sont de type associatif et strictement motivés par la recherche d’un effet sur l’auditoire, alors l’on se trouve devant des amalgames. L’amalgame est un procédé polémique de présentation : il " présente comme lié, participant d’une même nature, ce qui peut ne comporter qu’une ressemblance ou des liens superficiels ou accidentels " [45]. L’amalgame exploite " le caractère répulsif de certains personnages, événements, de certaines doctrines ou entreprise " [46], en le réinvestissant dans d’autres représentations de phénomènes. Pour que l’amalgame fonctionne dans le champ idéologique, il doit être reçu comme un bloc, et son effet perçu comme une représentation figée, située en-deçà du discutable et de l’analysable.

L’amalgame, pour obtenir un effet maximal, tend à recourir à des bases de réduction hyperboliquement répulsives : il tend à trouver ses notions assimilatrices et contaminatrices dans le stock des comportements ou des pratiques faisant l’objet d’une phobie ou d’une condamnation consensuelle. L’amalgame réalise ainsi une assimilation extrémisante, laquelle se traduit par l’absolutisation soit de la violence, soit du crime, soit du génocide. Or, la notion idéologique de racisme comportant ces trois éléments, on ne s’étonnera pas de ce qu’elle soit mise en oeuvre pour catégoriser telle ou telle manière d’être, de faire ou de penser (voire de parler), qu’il s’agit d’illégitimer inconditionnellement. Pierre Oléron décrit ainsi ce mécanisme argumentatif : " un des ressorts de cette procédure est d’assimiler les faits ou les conduites prises comme cibles aux extrêmes qui par leur intensité, doivent provoquer la réaction de l’auditoire. C’est bien ce que l’on attend des références au meurtre, au racisme, à la violence (...). Démarche analogue, celle qui, en quelque sorte, signale qu’une attitude ou un comportement ouvre la porte aux excès ou les prépare " [47]. En effet, si l’on présuppose que le racisme est violence meurtrière (évidence première), les arguments antiracistes peuvent se présenter sous deux formes :

- le racisme (ce que j’appelle ainsi) décrit et nomme, ou caractérise, le phénomène social que je blâme : toute manifestation de violence meurtrière peut être dès lors qualifiée en tant que raciste (la violence revient à du racisme) ;

- le phénomène social que je blâme conduit au racisme ; or, le racisme conduit d la violence meurtrière.

Dans les textes antiracistes ordinaires, l’amalgame polémique entre " racisme " et massacres de masse (ou extermination) fonctionne comme une évidence-pivôt. Ainsi, pour bien marquer la différence entre " racisme " et " antiracisme ", face aux critiques qualifiées d’ " anti-antiracistes ", Tzvetan Todorov remarque, l’évidence étant si grande qu’elle est énoncée entre parenthèses :

"(il [Julien Freund] oublie que les victimes du racisme se comptent littéralement par millions, alors que celles de l’antiracisme ne sont pour l’instant que métaphoriques)" [48].

La fausse clarté de l’évidence apparaît dès qu’on l’interroge quelque peu : - pourquoi mettre au seul compte du " racisme ", par exemple, les massacres perpétrés par le national-socialisme ? Les victimes africaines des marchands d’esclaves seraient-elles, sans plus, des victimes du " racisme " esclavagiste ? Et, d’une façon générale, l’extermination d’un peuple par un autre peuple, un génocide donc, se réduit-elle au passage à l’acte d’une idéologie raciste (dont le noyau serait l’affirmation de l’infériorité biologique du peuple-victime) ? N’y-a-t-il pas là réductions et simplifications abusives ?

- pourquoi, inversement, mais selon le même tour de pensée, ne pas mettre au compte de l’antiracisme universaliste occidental, d’une part, les massacres commis par les armées de l’impérialisme colonial, porteuses d’une mission civilisatrice, celle de la libération forcée des peuples de leurs traditions surannées (pour les colonisateurs progressistes) et de leur barbarie tribale ; d’autre part, si le communisme est intrinsèquement antiraciste, pourquoi les massacres staliniens des populations rétives face à la grandiose construction du " socialisme dans un seul pays ", l’extermination des couches sociales supposées inaptes à accompagner la marche du Progrès ? À qui ou à quoi attribuer les victimes " de race noire " dues à l’ANC en Afrique du Sud ? Au racisme " blanc " ou à l’antiracisme " noir " ?

La procédure argumentative peut être illustrée de façon frappante par deux types d’amalgames ordinaires dans le discours politique de l’extrême-gauche occidentale. Tout d’abord, le slogan gauchiste : " CRS-SS ", dont l’axiome est l’identification triple de la police au nazisme, du nazisme à la SS, et de celle-ci à la violence meurtrière (spécifiable comme : " gratuite ", " sadique ", etc.). Ensuite, la formation des énoncés antisionistes à partir de l’évidence première " sionisme = racisme ". Sur la base de cet axiome idéologique, toute attitude et toute conduite d’un individu ou d’un groupe qualifiés de " sionistes ", de façon vérifiable ou non (par exemple : " tout Juif est un sioniste, avéré ou potentiel "), est immédiatement qualifiable de " raciste ", et par là illégitimée absolument. D’où les retournements contre les " sionistes " des énoncés de la tradition antiraciste antinazie (indice lexical le plus clair : le mot-valise " nazionisme ") [49]. Le gain polémique de l’amalgame nazifiant est conditionné par la réception passive de l’axiome " sionisme = racisme ". Or, la légitimité antiraciste de cette proposition est instituée depuis la condamnation du " sionisme " prononcée à l’ONU en 1975. Dès lors, les comportements des soldats israéliens, réduits à des composantes animées de " l’entité sioniste ", de même que les actes de guerre accomplis par Israël, vont pouvoir être systématiquement assimilés à des comportements ou à des actes typiquement " fascistes racistes " ou, plus synthétiquement, " nazis ". Avec la prime de condamnabilité constituée par l’argument du " génocide " : lorsque l’armée israélienne intervient et cause des pertes à l’ennemi, si celui-ci est palestinien (ou se dit tel), alors il s’agit de la " poursuite " d’un plan de génocide ourdi dès l’apparition du projet sioniste (et dont le premier acte aurait été " le massacre de Deir-Yassin "), ou du " début " d’un génocide. Car, du fait que l’équation " sionisme = racisme " représente une présupposition absolue, située hors du champ de la discussion critique, et qu’elle se décrypte selon les équivalences " sionistes = racisme = nazisme = génocide ", les attitudes et les comportements de tout Israélien (sioniste patent) ou de tout Juif (sioniste latent), face aux " droits légitimes du peuple palestinien " vont pouvoir être caractérisés en tant que " racistes ", et stigmatisés comme " fascistes " ou " nazis ", comme si la conviction première s’illustrait par l’effet d’une prédiction auto-réalisatrice. La conviction absolue aveugle en éclairant, elle substitue la représentation phobique toute faite de l’ennemi à la perception partielle et à la connaissance laborieuse de l’adversaire. Mais il est vrai que l’absolutisation de l’ennemi fonctionne également du côté des " sionistes " démonisés : la rivalité mimétique s’installant, l’impératif d’élimination de l’ennemi s’impose dans les deux camps, et disqualifie définitivement comme " irréaliste " toute tentative de trouver une solution politique à travers négociations et recherche d’accords. De même que l’intolérance provoque l’intolérance, la démonisation engendre la démonisation...


[1] M.F. Ashley Montagu, Man’s Most Dangerous Myth : The Fallacy of Race (1942), 5ème éd. revue et augmentée, Londres-Oxford-New York, Oxford University Press, 1974.

[2] Montagu, op. cit., 1974, préface de la 5ème éd., p. X.

[3] Étude reprise dans un recueil d’articles : Etiemble, Le péché vraiment capital, Paris, Gallimard, 1957.

[4] Etiemble, op. cit., 1957, p. 16.

[5] Parmi les nombreux travaux fondés sur l’hypothèse de l’interaction historique du scientisme naturaliste (selon ses deux principales variantes matérialiste et positiviste) et du racisme biologique : M.F. Ashley Montagu (ed..), The Concept of Race, New York, The Free Press, 1964 ; Léon Poliakov, Le Mythe aryen. Essai sur les sources du racisme et des nationalismes, Paris, Calmann-Lévy, 1971 ; George W. Stocking, Jr., Race, Culture, and Evolution. Essays in the History of Anthropology (1968), 2ème ed., Chicago and London, The University of Chicago Press, 1982 ; Louis Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Esprit/Le Seuil, 1983, en partie p. 132-164 ; Stephen Jay Gould, La mal-mesure de l’homme. L’intelligence sous la toise des savants (1981), tr. fr. J. Chabert, Paris, Ramsay, 1983 ; Gérard Lemaine, Benjamin Matalon, Hommes supérieurs, hommes inférieurs ? La controverse sur l’hérédité de l’intelligence, Paris, A. Colin, 1985 ; Michael Banton, Racial Theories, Cambridge University Press, 1987.

[6] Etiemble, op. cit., 1957, pp. 21-22.

[7] Etiemble, Racismes, Paris, Ed. Arlea, 1986.

[8] Etiemble, " Variations sur le racisme " (entretien), Information Juive, 38ème année, nouvelle série, n° 55, mai 1986, p. 16.

[9] Ibid.

[10] Ibid. Sur la " théorie virale " en tant que conception populaire dominante du " racisme ", perçu et redouté en tant que " maladie contagieuse " Gustave Le Bon en 1895), cf. Michael R. Marrus, "The Theory and Practice of Antisemitism ", Commentary, 74/2, août 1982, p.p 38-42 ; tr. fr. MA. Jolivet, " Théorie et pratique de l’antisémitisme ", Sens, 1, janvier 1985, [pp. 17-25], p. 17.

[11] Paul de Lagarde, Mitteilungen, Göttingen Dieterich, 2ème éd., 1887, p. 338 (cité par Jean Favrat, La pensée de Paul de Lagarde (1827-1891), Paris, H. Champion, 1979, p. 468 ; voir également Fritz Stem, Politique et désespoir. Les ressentiments contre la modernité dans l’Allemagne préhitlérienne [1961], tr. fr. C. Malamoud, Paris, A. Colin, 1990, p. 86).

[12] Pour une application à l’analyse de l’antisémitisme, cf. Imre Hermann, L’instinct filial (1943), tr. fr. G. Kassaï, Paris, Denoël, 1972, p. 177-184 ; id., Psychologie de l’antisémitisme (1945), suivi de La préférence pour les marges en marges en tant que processus primaire (1923), tr. fr. G. Gachnochi-Tattay, Paris, Éditions de l’Éclat, 1986, p. 66 et suiv.

[13] Jacob Katz, " Misreading of Anti-semitism ", Commentary, 76/1, juillet 1983, pp. 39-44 ; tr. fr. Yves Chevalier, " Lectures défectueuses de l’antisémitisme ", Sens, 5/6, 1984, [p. 203-214], pp. 209-210.

[14] Cf. P.-A. Taguieff, " Le néo-racisme différentialiste. Sur l’ambiguïté d’une évidence commune et ses effets pervers : l’éloge de la différence ", Langage et Société, 34, décembre 1985, pp. 69-98 ; id., La Force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Découverte, 1988, p. 11 et suiv. (2éme éd., coll. " Tel ", Paris, Gallimard, 1990, ibid.).

[15] Etiemble, art. cit., 1986, p. 16.

[16] Cf. par exemple : Albert O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, Paris, Gallimard, Le Seuil, 1984, p. 27 et suiv. (présentation critique de la variante historiciste).

[17] Annie Kriegel, " Régionalisme, nationalisme, État et démocratie ", in Cercles Universitaires, Les intellectuels et la démocratie, Paris, PUF, 1980, pp. 160-161 (je souligne).

[18] Cité par Michel Leiris, Race et société. Contacts de civilisations en Martinique et en Guadeloupe, Paris, Unesco, 1955, p. 22 ; cf. les remarques d’Annie Kriegel dans Les Juifs et le monde moderne, Paris, Le Seuil, 1977, p. 50 et suiv.

[19] Le mot polémique " fascisme " est suffisamment indéterminé en un tel emploi pour signifier tout autant " racisme " " nazisme ", " barbarie ", etc. Il fonctionne comme un opérateur de stigmatisation maximale.

[20] Léon Askenazi (" Manitou "), " Entretien avec Rivon Krygier ", Regards, n° 161, 8-21 mai 1986, p. 26.

[21] " Il faudrait avoir le courage d’établir un diagnostic qui dénoncerait le vice profond dans les mécanismes de fonctionnement de la société occidentale " (ibid.), déclare L. Askenazi à propos du " phénomène Kahane ", " produit de consommation importé des Etats-Unis " : " c’est la reproduction de l’attitude des Blancs racistes à l’égard des Noirs " (ibid.). Propos illustrant la tendance violemment anti-occidentale de certains doctrinaires du retour à l’" identité hébraïque ", portant au compte de l’Occident tous les vices et les maux dont souffre à leurs yeux la société israélienne (et plus largement " le peuple juif ").

[22] J. Baechler, " L’étranger dans la cité ", Commentaire, n° 33, printemps 1986, p. 79.

[23] Ibid.

[24] Ibid.

[25] J. Baechler, art. cit., p. 79.

[26] Le " Centre régional de coordination des comités d’action politique et sociale ", dont les statuts furent déposés par Romain Marie (Bernard Antony) à Castres le 26 novembre 1974, s’est déplacé à Paris et, après avoir modifié ses statuts, s’est rebaptisé " Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne " (AGRIF, 30 octobre 1984). Le premier objectif de l’AGRIF, présidée par R. Marie, est de faire abroger la loi " antiraciste " du ler juillet 1972 (" Loi Pleven "), qu’on peut considérer à la fois comme l’enfant commun des grandes associations antiracistes (MRAP,LICA-LICRA, Ligue des Droits de l’Homme) et leur instrument juridique principal. Son second objectif, tactique et provisoire, consiste à combattre le " racisme anti-français " en se fondant sur ladite loi du ler juillet 1972. Sur l’AGRIF, cf. Lectures françaises, n° 341, septembre 1985, pp. 25-26 (présentation favorable).

[27] La question de la territorialité politique constitue le critère fondamental de la différenciation : les juifs, avant la création de l’État d’Israël (1947), ne pouvaient compter sur un État-nation d’accueil qui fût le leur, alors que les diverses catégories nationales de travailleurs immigrés (précisons : relevant de l’immigration " économique ") peuvent toujours, en cas de xénophobie meurtrière, " retourner au pays ". Sur la question territoriale et l’idée sioniste, cf. l’étude très synthétique de Pierre Bimbaum, " Les théories sionistes et la notion d’un État juif ", Cahiers Bernard Lazare, n°114, janvier-mars 1966, pp. 45-53 (comprenant une orientation bibliographique fort utile). Mais la population constituée par les " jeunes de l’immigration maghrébine ", pour la plupart de nationalité française, fait alors exception, leur auto-représentation collective ne coïncidant avec aucun modèle d’identité prescrite : d’où les identifications oscillatoires, entre la citoyenneté française (égalité des droits) volontaire et la réassomption d’une appartenance d’origine, laquelle révèle à l’expérience (retour exploratoire au pays) son caractère d’utopie compensatrice.

[28] C. Castoriadis, " Notations sur le racisme ", Connexions, 48, 1987, p. 117.

[29] Ibid. Cet examen des conséquences indésirables du relativisme culturel radical rejoint notre critique des positions du différentialisme ethno-culturel dont la G.R.E.C.E. a été le laboratoire doctrinal, et qui, dans les années 80, sont devenues le noyau dur du néo-racisme " soit " du Club de l’Horloge, puis du Front national : cf. P.-A. Taguieff, " Le néo-racisme différentialiste ", Langage et Société, 34, décembre 1985, pp. 69-98 ; id., La Force du préjugé, op. cit., p. 326 et suiv. Mais il faut aussitôt préciser que, trop souvent aujourd’hui, la récusation de la sacralisation relativiste des différences colllectives de fait n’est qu’un moyen élégant de restaurer un universalisme abstrait dont les effets néo-racistes ne font pas moins de ravages (occidentalolâtrie, conception développementaliste du Progrès démocratique, etc.). Pour une position du problème, voir par exemple : Serge Latouche, " La Nouvelle Droite, le M.A.U.S.S. et la question du Tiers-Monde ", Bulletin du MA.U.S.S., 20 décembre 1986, pp. 11-29.

[30] Castoriadis, art. cit., p. 117 ; pour une critique radicale de la doctrine occidentalocentrique du " développement", cf. S. Latouche, L’occidentalisation du monde, Paris, La Découverte, 1989.

[31] Castoriadis, art. cit., p. 118.

[32] Ibid. Sur la " logique ensembliste ou identitaire " dont la mathématique " incarne (...) l’aboutissement extrême ", cf. Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, Paris, Le Seuil, 1978, p. 203 et suiv. ; id., Domaines de l’homme [Les carrefours du labyrinthe, II], Paris, Le Seuil, 1986, pp. 107-108 ; sur l’interrogation infinie : ibid., p. 241 et suiv.

[33] Castoriadis, art. cit., 1987, p. 118.

[34] Ibid.

[35] Ibid.

[36] Ibid.

[37] Voir, parmi d’autres, les diatribes de Mohamed Arkoun, " La conception occidentale des droits de l’homme renforce le malentendu avec l’islam " (entretien), Le Monde, 15 mars 1989, p. 2.

[38] M. Arkoun, Ibid. Pour une position du problème dénuée : du pathos de la dénonciation : Raimundo Panikkar, "La notion des droits de l’homme est-elle un concept occidental ? ", Diogène, 120, octobre-décembre 1.982, pp. 87-115.

[39] Castoriadis, op. cit., 1978, p. 19.

[40] Ibid.

[41] Pierre Oléron, L’argumentation, Paris, PUF, 1983, p. 102.

[42] Ibid. Chaïm Perelman aborde notamment la question des assimilations et des amalgames à propos de la réception des métaphores (définies comme des " analogies condensées ") de la forme "A est C ", qui peuvent être interprétées, aussi facilement qu’abusivement, comme des identifications (cf. L’empire rhétorique. Rhétorique et argumentation, Paris, Vrin, 1977, p. 133).

[43] Sur le genre épidictique, cf. Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation. La Nouvelle Rhétorique, Paris, PUF, 1958, t. 1, pp. 62-68. Perelman insiste sur ce que " l’argumentation du discours épidictique se propose d’accroître l’intensité de l’adhésion à certaines valeurs " (p. 67).

[44] P. Oléron, op. cit., p. 102.

[45] P. Oléron, op. cit., pp. 102-103.

[46] P. Oléron, op. cit., p. 104.

[47] Ibid.

[48] Ibid., p. 105. Dans la perspective de la Nouvelle Rhétorique, les " extrêmes " peuvent s’interpréter comme des incarnations de l’ " antimodèle " ; or, à suivre Perelman, " il suffit d’attribuer une conduite à l’antimodèle pour que l’on cherche à s’en distinguer " (L’empire rhétorique, 1977, p. 125).

[49] T. Todorov, " Correspondances ", Lettre Internationale, 15, hiver 1987, p. 79. Le texte de Julien Freund que vise T. Todorov est le suivant : " Les garde-fous et le mirador ", in Racismes, antiracismes (sous la direction d’André Béiin et de Julien Freund), Paris, Librairie des Méridiens/Klincksieck, 1986, pp. 11-36.