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Origine http://www.hommes-et-migrations.fr/articles/1207/1207a.html
A la fin du XIXe siècle et durant la première moitié
du XXe, la France républicaine était partagée
entre un message universaliste proclamant l’égalité
de tous et une pratique coloniale marquée par le racisme
évolutionniste : la domination des «non-civilisés»
par les «civilisés» était justifiée
par le «retard» des premiers et légitimée
par la «mission civilisatrice» des seconds. C’est
ce que Pierre-André Taguieff appelle le «dilemme républicain
à la française», un paradoxe fondamental qui,
dans la France d’aujourd’hui, est le plus clairement
incarné par le Front national.
Hommes & Migrations Pensez-vous qu’il existe des filiations
entre les stéréotypes hérités du passé
colonial et l’imaginaire français relatif à
l’immigration ?
Pierre-André Taguieff Il s’agit là d’une
hypothèse ad hoc, qui peut être mise à contribution
lorsqu’on n’arrive pas à expliquer autrement
certains processus de «racialisation» (les interprétations
du réel imprégnées de représentations
raciales) et de «racisation» (les stigmatisations, les
discriminations, voire les persécutions impliquant des catégorisations
raciales, explicites ou non).
Or, aujourd’hui, il faut parler d’hétérophobie
interne, c’est-à-dire d’une xénophobie
ciblée, sélective, portant non pas sur la nation voisine
mais sur une partie de la population actuelle de la France, et visant
plus particulièrement les catégories d’exclusion
que sont les «Maghrébins», et dans une moindre
mesure les «Africains». Il est assez paradoxal de constater
que les jeunes issus de l’immigration maghrébine, plus
particulièrement algérienne, dont toutes les études
sérieuses montrent qu’ils sont les mieux assimilés
culturellement, et à certains égards socialement,
même si économiquement ils subissent de plein fouet
le chômage, sont en même temps les plus «racisés».
C’est pourquoi l’hypothèse selon laquelle la
mémoire et l’imaginaire de la colonisation –
reconfigurés par la guerre d’Algérie qui leur
a donné un «pli» – jouent un rôle,
cette hypothèse est tout à fait soutenable.
A la fin du XIXeme siècle, de véritables spectacles
animaliers montrent aux français les "sauvages"
de l'Empire
Hommes & Migrations Dans la première moitié
du XXe siècle, des spécialistes de l’immigration,
comme Georges Mauco, établirent une classification des populations
migrantes désirables et indésirables : les groupes
non-souhaités étaient d’abord les coloniaux,
loin devant les Européens, slaves, nordiques ou même
méditerranéens. Ne peut-on dire que, dans le cadre
du système colonial, la République a pratiqué
une sorte de double langage : la colonisation se fonde sur des valeurs
de type universaliste et son application pratique est fondamentalement,
structurellement inégalitaire ?
Pierre-André Taguieff Il y a eu en effet quelque chose
comme un double jeu, impliquant un écart entre les idéaux
proclamés et les conduites sociales. C’est ce que l’on
pourrait appeler le «dilemme républicain», ou
plus exactement «franco-républicain». Il s’agit
d’un conflit de valeurs et d’un paradoxe sociologique.
On affirme dans l’abstrait et sur le registre de l’explicite
des valeurs universelles, on énonce des propositions métaphysiques
: tous les hommes sont égaux en dignité, en aptitudes,
en droits, tandis qu’aux colonies on assiste à des
pratiques de hiérarchisation de groupes légitimant
des modes de domination et d’exploitation.
Ce paradigme, où l’on peut reconnaître le «racisme
évolutionniste» dominant dans la seconde moitié
du XIXe siècle, avait tout pour plaire et pour durer, car
il entrait en résonance avec nombre d’évidences
culturelles de la modernité occidentale. Il exerce encore
ses effets idéologiques, malgré les coups qui lui
ont été portés dans les années vingt
et trente aux Etats-Unis par les élèves de Franz Boas
(en particulier Ruth Benedict et Ralph Linton) et dans les années
cinquante en France par Claude Lévi-Strauss et Michel Leiris
notamment, à travers la critique de l’ethnocentrisme,
fondatrice du relativisme culturel.
D’une part, le racisme évolutionniste est compatible
spéculativement avec l’universalisme abstrait (qu’il
soit d’origine chrétienne, ou de type rationaliste,
d’héritage cartésien...). D’autre part,
il permet de justifier la domination, l’exploitation et l’infériorisation
d’une population jusqu’à nouvel ordre anthropologique,
jusqu’à ce que «les inférieurs rattrapent
les supérieurs». C’est le sophisme du perpétuel
«retard», fondé sur une conviction première
: les retardataires ne rattraperont jamais les plus rapides sur
la voie du progrès évolutif. Ce paradigme, qui est
celui de la religion du Progrès, permet de remettre éternellement
à plus tard les lendemains meilleurs. C’est bien ce
dilemme moderne qui caractérise tout particulièrement
«l’âge d’or» de la France républicaine.
L’exigence explicite d’universalité est toujours
démentie par les normes implicites des comportements des
dominants.
UNIVERSALISME ET RACISME ÉVOLUTIONNISTE :
LE DILEMME RÉPUBLICAIN HÉRITÉ DE LA FRANCE
COLONIALE 2/2
Un entretien avec Pierre-André Taguieff, Directeur de recherche
au CNRS
http://www.hommes-et-migrations.fr/articles/1207/1207b.html
Hommes & Migrations Et aujourd’hui, qu’en est-il
de ce dilemme ?
Pierre-André Taguieff On le retrouve toujours, mais sous
des formes nouvelles. Nous n’avons pas cessé de vivre
et de penser dans l’ombre du modèle républicain
et de sa mystique universaliste. Ce modèle a sa valeur et
exerce toujours une réelle séduction, mais il est
en quelque sorte déraciné de son socle, la nation
souveraine. Dès le moment où la nation est effritée
– les Etats-nations n’ont certes pas disparu mais ils
sont affectés par des pertes de souveraineté au moins
relatives –, l’idée républicaine classique
est ébranlée.
De plus, le dilemme républicain à la française
est reformulé parce qu’il a dû intégrer
certaines des critiques venant du relativisme culturel. Il est donc
moins naïf qu’il pouvait l’être au temps
de la colonisation. Il a en outre incorporé la thèse
de la fatalité de la décolonisation, accepté
la possibilité d’une vie postcoloniale.
Le dilemme républicain – je suis conscient de prendre
un risque en disant cela – est aujourd’hui le plus parfaitement
représenté, non plus à gauche ou à droite,
mais à l’extrême droite. Paradoxalement, le dilemme
républicain, qui caractérisait le consensus de base
à la française sous la IIIème et la IVème
République, et même encore au début de la Ve
République, c’est par le Front national qu’il
est aujourd’hui le mieux incarné. D’une part,
Le Pen ne cesse d’affirmer que le Front national n’est
«ni raciste ni xénophobe» et que tous les Français
sont pour lui égaux en droits et en dignité ; mais,
d’autre part, toutes les mesures anti-immigrationnistes qu’il
prône présupposent que certaines populations d’origine
étrangère sont par nature inassimilables et, partant,
que certains citoyens français ne sont que des «Français
de papier». Double langage.
Encore faut-il préciser que l’«inassimilabilité»
invoquée revient à postuler l’«incivilisabilité»
des immigrés trop «différents», trop «éloignés»
ethniquement et/ou culturellement. Persistance de la thèse
du «vernis» culturel ou de «l’habit d’emprunt»,
qu’on rencontrait par exemple chez Taine et chez Le Bon, théorisant
les phénomènes dits d’«atavisme»,
de retour de «l’instinct primitif» ou de «l’hérédité
ancestrale». Dans le discours orthodoxe du Front national,
on trouve une reformulation du principe nationaliste en termes de
défense d’une identité collective essentialisée,
définie par l’ethnicité au sens strict (la culture,
la religion et la langue), mais également par la race (l’ethnicité
comme euphémisation du racial). Bruno Mégret, dans
divers textes et notamment dans les Cinquante propositions du 16
novembre 1991, fait référence à deux critères
pour définir ce que l’on pourrait appeler l’«ethnie
française», ou l’«essence ethnique de la
France» : la religion chrétienne – plutôt
catholique que protestante –, et la blancheur de la peau.
«La nationalité cela s’hérite» (§
8) : l’identité française est à la fois
un héritage culturel et une hérédité
(elle «est donc également liée au sang»,
précise Bruno Mégret). Il en va de même pour
l’identité européenne : «L’Europe
est chrétienne, mais elle est aussi blanche» (Bruno
Mégret, Présent, 7 avril 1990, p. 3).
A côté de cette reformulation du dilemme républicain,
on observe une vision différentialiste et essentialiste,
accompagnée d’une norme identitaire que l’on
pourrait formuler par le «droit de chaque culture de persévérer
dans son être». Avec cette conception normative, on
est très loin du fameux «principe des nationalités»
qui, au XIXe siècle, a présidé au «Printemps
des peuples» : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes
est devenu le devoir des peuples de demeurer eux-mêmes. L’accent
n’est plus mis sur l’indépendance, comme dans
les protonationalismes de libération, mais sur la conservation
d’une essence, d’une identité ethnoculturelle.
C’est ce qui définit le principe de l’ethnonationalisme.
Ce principe ethnonationaliste est articulé de façon
paradoxale avec certaines réaffirmations du racisme classique,
et, plus précisément, avec certaines réactualisations
de la théorie évolutionniste de l’inégalité
des races. Ce que je désigne par le terme de «racialisme».
Le 30 août 1996, lorsque Le Pen a été amené,
un peu malgré lui (en réponse à une question
de journaliste), à affirmer qu’il croyait à
l’inégalité des races, il s’est donné
deux semaines de réflexion avant de citer, le 15 septembre
1996, à l’appui de sa thèse inégalitaire,
Jules Ferry (1885) et Léon Blum (1925). Dans les deux cas
il s’agissait d’une excellente illustration historique
du racialisme évolutionniste ayant cours sous la IIIe République,
par un Français emblématiquement républicain
d’une part, et par un Français socialiste et d’origine
juive d’autre part.
Pour l'extrème droite, dans l'entre-deux-guerres comme
aujourd'hui, la France doit être "catholique" et
"blanche"
Il s’agissait bien sûr d’un racialisme ou d’un
racisme idéologique qui ne se percevait pas comme tel, et
qui n’appelait ni à la haine, ni à la stigmatisation,
ni à la ségrégation, mais qui tirait sa légitimité
de la domination et de l’exploitation coloniales, et trouvait
sa justification dans la thèse de l’«évolution»
future des «peuples inférieurs». Les discours
cités de Ferry et de Blum variaient en effet sur le thème
des droits et des devoirs des «races supérieures»
vis à vis des «inférieures», supposées
«moins avancées sur la voie du progrès».
Il s’agissait en fait d’un mixte de paternalisme humaniste
et de théorie évolutionniste du progrès, réinscrite
dans la théorie des races, permettant de repenser la relation
entre «supérieurs» et «inférieurs»
comme une relation entre «plus évolués»
et «moins évolués». Ernest Renan, dans
ses Dialogues philosophiques (publiés en 1876), justifie
la colonisation par l’argument de la subordination, fondée
en nature, des «parties basses de l’humanité»
aux «parties élevées» de celle-ci : «Les
hommes ne sont pas égaux, les races ne sont pas égales.
Le nègre, par exemple, est fait pour servir aux grandes choses
voulues et conçues par le Blanc». C’est la vision
élitiste transposée dans le champ des classifications
raciales : partage entre ceux qui guident et ceux qui suivent, selon
l’ordre naturel.
On retrouve donc des éléments de ce dilemme,
de ce paradoxe fondamental, dans la doctrine même du Front
national, où coexistent contradictoirement le rejet de principe
de tout «racisme» et une racialisation systématique
de tous les problèmes sociaux, et où se mélangent
confusément un différentialisme qui a récupéré
certains thèmes du relativisme culturel, et une vision évolutionniste
de l’inégalité et du progrès des «races»
et des «civilisations» (expressions mutuellement substitutives).
Hommes & Migrations C’est au début des années
quatre-vingt, c’est-à-dire au moment où l’on
perçoit que les immigrés ne sont pas de passage dans
la société française, que l’on commence
à les enfermer dans une identité culturelle, à
les «racialiser». Or, vous semblez attribuer la réappropriation
du racisme évolutionniste au seul Front national. Ce dilemme
républicain dont vous parlez n’irait-il pas au-delà
de ce parti ?
Pierre-André Taguieff Si, bien sûr. Je me suis référé
au Front national parce que ce n’est pas dans ce parti qu’on
s’attend habituellement à trouver la plus claire incarnation
actuelle du dilemme républicain, dont il est un miroir grossissant.
L’hétérophobie interne à la française
a beaucoup plus à voir avec la stigmatisation d’une
caste inférieure, d’une classe sociale racialisée
comme inférieure et de contact dangereux, qu’avec celle
d’une nation étrangère racialisée et
diabolisée en tant qu’ennemi absolu : l’immigré
maghrébin n’est pas traité comme le «boche
néo-barbare» l’était dans la vieille propagande
antiallemande. Par conséquent, avec la «racialisation»
des représentations de l’immigration, c’est tout
l’imaginaire social français qui est en cours d’imprégnation
: on assiste à une «lepénisation», non
seulement de l’opinion, mais plus profondément des
mentalités, et qui prend la forme d’une hétérophobie
sélective, voire d’un racisme interne.
C’est ainsi que, depuis le début des années
quatre-vingt, on assiste à un double processus de stigmatisation
et de mise à part, qui consiste à présenter
les populations immigrées ou issues de l’immigration
en termes ethnoculturels, et plus précisément ethnoreligieux,
à les ranger dans des catégories distinctives et exclusionnaires
très larges : les «Arabes», les «Maghrébins»,
les «musulmans»... C’est sur la base d’une
telle catégorisation qu’est réinvesti le schème
de la «lutte des races», sous la forme sémantiquement
plus acceptable du conflit ou du «choc des civilisations».
La xénophobie anti-immigration peut ainsi se reformuler comme
une réaction légitime de défense d’une
civilisation menacée par d’autres civilisations, incompatibles
avec elle, avec ses valeurs, ses normes, ses croyances.
Hommes & Migrations Ces discours ne vont-ils pas puiser chez
les théoriciens de la pensée coloniale française,
qui ont joué un rôle très important dans le
développement de l’anthropologie physique ou de l’école
d’ethnologie, qui ont fécondé la politique indigène
dans l’entre-deux-guerres et dont Lyautey est le meilleur
exemple ?
Pierre-André Taguieff Il faudrait s’engager dans
un travail approfondi de généalogie des représentations,
des croyances et des valeurs aujourd’hui appliquées
à la stigmatisation de l’immigration d’origine
maghrébine.
Gustave Le Bon (1841-1931), qui, à la fin du XIXe siècle
et au début du XXe siècle, a exercé un véritable
magistère sur de nombreux théoriciens de la colonisation,
proposait un modèle normatif, à l’anglaise,
de développement séparé, de non-métissage,
de non-contact entre colonisateurs et colonisés, à
l’opposé du modèle français ou portugais
d’assimilation progressive (en accord formel avec l’universalisme
missionnaire de l’Eglise) (1). Le Bon prophétisait
la révolte des «pseudo-civilisés», des
colonisés, et prétendait que les colonisateurs qui
pensaient assimiler, éduquer les «sauvages» ou
les «primitifs» au nom des valeurs universelles, en
leur inculquant sciences et techniques, ne changeraient pas leur
vraie nature de barbares ou de non-civilisés, mais leur donneraient
par contre les moyens de prendre, grâce à leur nombre
croissant, leur revanche militaire. Car les «races inférieures»
sont «inéducables».(2) D’où le fantasme
persistant du «flot montant des peuples de couleur»,
de l’invasion des incivilisables armés par les civilisés
irresponsables. C’est le thème de la «révolte
des masses», retraduit en révolte des «races
inférieures» contre leurs «guides» supposés
naturels.
L’idée que l’Occident arme ses ennemis en croyant
«civiliser des sauvages» a ainsi traversé les
vingt dernières années du XIXème siècle
; elle se retrouve actuellement, sous une forme nouvelle, dans la
stigmatisation diabolisante de l’islamisme, plus ou moins
amalgamé avec la civilisation islamique tout entière.
Nombreux sont, outre les journalistes et les hommes politiques,
les théoriciens ou les spécialistes de l’Islam
et du monde arabe qui, sans le savoir, refont aujourd’hui
le chemin de Gustave Le Bon. Autant je suis partisan de poser le
problème et de dénoncer les dangers réels de
l’islamisme politique, autant j’observe à l’œuvre
des processus de démonisation et de construction d’un
ennemi absolu, sur le modèle des propagandes totalitaires
de type communiste ou de type nazi. La dénonciation légitime
de l’islamisme est actuellement en train d’être
saisie par un mode de pensée magique, comme si l’antifascisme
et l’anticommunisme avaient trouvé un héritier
commun, l’anti-islamisme. La propension à mythologiser
l’ennemi absolu n’a pas disparu, elle a changé
de cible.
Propos recueillis par Nicolas Bancel
Hommes et migrations N°1207 - mai juin 1997
IMAGINAIRE COLONIAL, FIGURES DE L'IMMIGRÉ
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