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UNIVERSALISME ET RACISME ÉVOLUTIONNISTE :
LE DILEMME RÉPUBLICAIN HÉRITÉ DE LA FRANCE COLONIALE 1/2 et 2/2
Un entretien avec Pierre-André Taguieff, Directeur de recherche au CNRS
Hommes et migrations N°1207 - mai juin 1997
IMAGINAIRE COLONIAL, FIGURES DE L'IMMIGRÉ
Dossier coordonné par l'Association Connaissance de l'Histoire de l'Afrique Contemporaine (Achac)

Origine http://www.hommes-et-migrations.fr/articles/1207/1207a.html

A la fin du XIXe siècle et durant la première moitié du XXe, la France républicaine était partagée entre un message universaliste proclamant l’égalité de tous et une pratique coloniale marquée par le racisme évolutionniste : la domination des «non-civilisés» par les «civilisés» était justifiée par le «retard» des premiers et légitimée par la «mission civilisatrice» des seconds. C’est ce que Pierre-André Taguieff appelle le «dilemme républicain à la française», un paradoxe fondamental qui, dans la France d’aujourd’hui, est le plus clairement incarné par le Front national.

Hommes & Migrations Pensez-vous qu’il existe des filiations entre les stéréotypes hérités du passé colonial et l’imaginaire français relatif à l’immigration ?

Pierre-André Taguieff Il s’agit là d’une hypothèse ad hoc, qui peut être mise à contribution lorsqu’on n’arrive pas à expliquer autrement certains processus de «racialisation» (les interprétations du réel imprégnées de représentations raciales) et de «racisation» (les stigmatisations, les discriminations, voire les persécutions impliquant des catégorisations raciales, explicites ou non).

Or, aujourd’hui, il faut parler d’hétérophobie interne, c’est-à-dire d’une xénophobie ciblée, sélective, portant non pas sur la nation voisine mais sur une partie de la population actuelle de la France, et visant plus particulièrement les catégories d’exclusion que sont les «Maghrébins», et dans une moindre mesure les «Africains». Il est assez paradoxal de constater que les jeunes issus de l’immigration maghrébine, plus particulièrement algérienne, dont toutes les études sérieuses montrent qu’ils sont les mieux assimilés culturellement, et à certains égards socialement, même si économiquement ils subissent de plein fouet le chômage, sont en même temps les plus «racisés». C’est pourquoi l’hypothèse selon laquelle la mémoire et l’imaginaire de la colonisation – reconfigurés par la guerre d’Algérie qui leur a donné un «pli» – jouent un rôle, cette hypothèse est tout à fait soutenable.

A la fin du XIXeme siècle, de véritables spectacles animaliers montrent aux français les "sauvages" de l'Empire

Hommes & Migrations Dans la première moitié du XXe siècle, des spécialistes de l’immigration, comme Georges Mauco, établirent une classification des populations migrantes désirables et indésirables : les groupes non-souhaités étaient d’abord les coloniaux, loin devant les Européens, slaves, nordiques ou même méditerranéens. Ne peut-on dire que, dans le cadre du système colonial, la République a pratiqué une sorte de double langage : la colonisation se fonde sur des valeurs de type universaliste et son application pratique est fondamentalement, structurellement inégalitaire ?

Pierre-André Taguieff Il y a eu en effet quelque chose comme un double jeu, impliquant un écart entre les idéaux proclamés et les conduites sociales. C’est ce que l’on pourrait appeler le «dilemme républicain», ou plus exactement «franco-républicain». Il s’agit d’un conflit de valeurs et d’un paradoxe sociologique. On affirme dans l’abstrait et sur le registre de l’explicite des valeurs universelles, on énonce des propositions métaphysiques : tous les hommes sont égaux en dignité, en aptitudes, en droits, tandis qu’aux colonies on assiste à des pratiques de hiérarchisation de groupes légitimant des modes de domination et d’exploitation.

Ce paradigme, où l’on peut reconnaître le «racisme évolutionniste» dominant dans la seconde moitié du XIXe siècle, avait tout pour plaire et pour durer, car il entrait en résonance avec nombre d’évidences culturelles de la modernité occidentale. Il exerce encore ses effets idéologiques, malgré les coups qui lui ont été portés dans les années vingt et trente aux Etats-Unis par les élèves de Franz Boas (en particulier Ruth Benedict et Ralph Linton) et dans les années cinquante en France par Claude Lévi-Strauss et Michel Leiris notamment, à travers la critique de l’ethnocentrisme, fondatrice du relativisme culturel.

D’une part, le racisme évolutionniste est compatible spéculativement avec l’universalisme abstrait (qu’il soit d’origine chrétienne, ou de type rationaliste, d’héritage cartésien...). D’autre part, il permet de justifier la domination, l’exploitation et l’infériorisation d’une population jusqu’à nouvel ordre anthropologique, jusqu’à ce que «les inférieurs rattrapent les supérieurs». C’est le sophisme du perpétuel «retard», fondé sur une conviction première : les retardataires ne rattraperont jamais les plus rapides sur la voie du progrès évolutif. Ce paradigme, qui est celui de la religion du Progrès, permet de remettre éternellement à plus tard les lendemains meilleurs. C’est bien ce dilemme moderne qui caractérise tout particulièrement «l’âge d’or» de la France républicaine. L’exigence explicite d’universalité est toujours démentie par les normes implicites des comportements des dominants.


UNIVERSALISME ET RACISME ÉVOLUTIONNISTE :
LE DILEMME RÉPUBLICAIN HÉRITÉ DE LA FRANCE COLONIALE 2/2

Un entretien avec Pierre-André Taguieff, Directeur de recherche au CNRS

http://www.hommes-et-migrations.fr/articles/1207/1207b.html

Hommes & Migrations Et aujourd’hui, qu’en est-il de ce dilemme ?

Pierre-André Taguieff On le retrouve toujours, mais sous des formes nouvelles. Nous n’avons pas cessé de vivre et de penser dans l’ombre du modèle républicain et de sa mystique universaliste. Ce modèle a sa valeur et exerce toujours une réelle séduction, mais il est en quelque sorte déraciné de son socle, la nation souveraine. Dès le moment où la nation est effritée – les Etats-nations n’ont certes pas disparu mais ils sont affectés par des pertes de souveraineté au moins relatives –, l’idée républicaine classique est ébranlée.

De plus, le dilemme républicain à la française est reformulé parce qu’il a dû intégrer certaines des critiques venant du relativisme culturel. Il est donc moins naïf qu’il pouvait l’être au temps de la colonisation. Il a en outre incorporé la thèse de la fatalité de la décolonisation, accepté la possibilité d’une vie postcoloniale.

Le dilemme républicain – je suis conscient de prendre un risque en disant cela – est aujourd’hui le plus parfaitement représenté, non plus à gauche ou à droite, mais à l’extrême droite. Paradoxalement, le dilemme républicain, qui caractérisait le consensus de base à la française sous la IIIème et la IVème République, et même encore au début de la Ve République, c’est par le Front national qu’il est aujourd’hui le mieux incarné. D’une part, Le Pen ne cesse d’affirmer que le Front national n’est «ni raciste ni xénophobe» et que tous les Français sont pour lui égaux en droits et en dignité ; mais, d’autre part, toutes les mesures anti-immigrationnistes qu’il prône présupposent que certaines populations d’origine étrangère sont par nature inassimilables et, partant, que certains citoyens français ne sont que des «Français de papier». Double langage.

Encore faut-il préciser que l’«inassimilabilité» invoquée revient à postuler l’«incivilisabilité» des immigrés trop «différents», trop «éloignés» ethniquement et/ou culturellement. Persistance de la thèse du «vernis» culturel ou de «l’habit d’emprunt», qu’on rencontrait par exemple chez Taine et chez Le Bon, théorisant les phénomènes dits d’«atavisme», de retour de «l’instinct primitif» ou de «l’hérédité ancestrale». Dans le discours orthodoxe du Front national, on trouve une reformulation du principe nationaliste en termes de défense d’une identité collective essentialisée, définie par l’ethnicité au sens strict (la culture, la religion et la langue), mais également par la race (l’ethnicité comme euphémisation du racial). Bruno Mégret, dans divers textes et notamment dans les Cinquante propositions du 16 novembre 1991, fait référence à deux critères pour définir ce que l’on pourrait appeler l’«ethnie française», ou l’«essence ethnique de la France» : la religion chrétienne – plutôt catholique que protestante –, et la blancheur de la peau. «La nationalité cela s’hérite» (§ 8) : l’identité française est à la fois un héritage culturel et une hérédité (elle «est donc également liée au sang», précise Bruno Mégret). Il en va de même pour l’identité européenne : «L’Europe est chrétienne, mais elle est aussi blanche» (Bruno Mégret, Présent, 7 avril 1990, p. 3).

A côté de cette reformulation du dilemme républicain, on observe une vision différentialiste et essentialiste, accompagnée d’une norme identitaire que l’on pourrait formuler par le «droit de chaque culture de persévérer dans son être». Avec cette conception normative, on est très loin du fameux «principe des nationalités» qui, au XIXe siècle, a présidé au «Printemps des peuples» : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est devenu le devoir des peuples de demeurer eux-mêmes. L’accent n’est plus mis sur l’indépendance, comme dans les protonationalismes de libération, mais sur la conservation d’une essence, d’une identité ethnoculturelle. C’est ce qui définit le principe de l’ethnonationalisme.

Ce principe ethnonationaliste est articulé de façon paradoxale avec certaines réaffirmations du racisme classique, et, plus précisément, avec certaines réactualisations de la théorie évolutionniste de l’inégalité des races. Ce que je désigne par le terme de «racialisme». Le 30 août 1996, lorsque Le Pen a été amené, un peu malgré lui (en réponse à une question de journaliste), à affirmer qu’il croyait à l’inégalité des races, il s’est donné deux semaines de réflexion avant de citer, le 15 septembre 1996, à l’appui de sa thèse inégalitaire, Jules Ferry (1885) et Léon Blum (1925). Dans les deux cas il s’agissait d’une excellente illustration historique du racialisme évolutionniste ayant cours sous la IIIe République, par un Français emblématiquement républicain d’une part, et par un Français socialiste et d’origine juive d’autre part.

Pour l'extrème droite, dans l'entre-deux-guerres comme aujourd'hui, la France doit être "catholique" et "blanche"

Il s’agissait bien sûr d’un racialisme ou d’un racisme idéologique qui ne se percevait pas comme tel, et qui n’appelait ni à la haine, ni à la stigmatisation, ni à la ségrégation, mais qui tirait sa légitimité de la domination et de l’exploitation coloniales, et trouvait sa justification dans la thèse de l’«évolution» future des «peuples inférieurs». Les discours cités de Ferry et de Blum variaient en effet sur le thème des droits et des devoirs des «races supérieures» vis à vis des «inférieures», supposées «moins avancées sur la voie du progrès». Il s’agissait en fait d’un mixte de paternalisme humaniste et de théorie évolutionniste du progrès, réinscrite dans la théorie des races, permettant de repenser la relation entre «supérieurs» et «inférieurs» comme une relation entre «plus évolués» et «moins évolués». Ernest Renan, dans ses Dialogues philosophiques (publiés en 1876), justifie la colonisation par l’argument de la subordination, fondée en nature, des «parties basses de l’humanité» aux «parties élevées» de celle-ci : «Les hommes ne sont pas égaux, les races ne sont pas égales. Le nègre, par exemple, est fait pour servir aux grandes choses voulues et conçues par le Blanc». C’est la vision élitiste transposée dans le champ des classifications raciales : partage entre ceux qui guident et ceux qui suivent, selon l’ordre naturel.

On retrouve donc des éléments de ce dilemme, de ce paradoxe fondamental, dans la doctrine même du Front national, où coexistent contradictoirement le rejet de principe de tout «racisme» et une racialisation systématique de tous les problèmes sociaux, et où se mélangent confusément un différentialisme qui a récupéré certains thèmes du relativisme culturel, et une vision évolutionniste de l’inégalité et du progrès des «races» et des «civilisations» (expressions mutuellement substitutives).

Hommes & Migrations C’est au début des années quatre-vingt, c’est-à-dire au moment où l’on perçoit que les immigrés ne sont pas de passage dans la société française, que l’on commence à les enfermer dans une identité culturelle, à les «racialiser». Or, vous semblez attribuer la réappropriation du racisme évolutionniste au seul Front national. Ce dilemme républicain dont vous parlez n’irait-il pas au-delà de ce parti ?

Pierre-André Taguieff Si, bien sûr. Je me suis référé au Front national parce que ce n’est pas dans ce parti qu’on s’attend habituellement à trouver la plus claire incarnation actuelle du dilemme républicain, dont il est un miroir grossissant.

L’hétérophobie interne à la française a beaucoup plus à voir avec la stigmatisation d’une caste inférieure, d’une classe sociale racialisée comme inférieure et de contact dangereux, qu’avec celle d’une nation étrangère racialisée et diabolisée en tant qu’ennemi absolu : l’immigré maghrébin n’est pas traité comme le «boche néo-barbare» l’était dans la vieille propagande antiallemande. Par conséquent, avec la «racialisation» des représentations de l’immigration, c’est tout l’imaginaire social français qui est en cours d’imprégnation : on assiste à une «lepénisation», non seulement de l’opinion, mais plus profondément des mentalités, et qui prend la forme d’une hétérophobie sélective, voire d’un racisme interne.

C’est ainsi que, depuis le début des années quatre-vingt, on assiste à un double processus de stigmatisation et de mise à part, qui consiste à présenter les populations immigrées ou issues de l’immigration en termes ethnoculturels, et plus précisément ethnoreligieux, à les ranger dans des catégories distinctives et exclusionnaires très larges : les «Arabes», les «Maghrébins», les «musulmans»... C’est sur la base d’une telle catégorisation qu’est réinvesti le schème de la «lutte des races», sous la forme sémantiquement plus acceptable du conflit ou du «choc des civilisations». La xénophobie anti-immigration peut ainsi se reformuler comme une réaction légitime de défense d’une civilisation menacée par d’autres civilisations, incompatibles avec elle, avec ses valeurs, ses normes, ses croyances.

Hommes & Migrations Ces discours ne vont-ils pas puiser chez les théoriciens de la pensée coloniale française, qui ont joué un rôle très important dans le développement de l’anthropologie physique ou de l’école d’ethnologie, qui ont fécondé la politique indigène dans l’entre-deux-guerres et dont Lyautey est le meilleur exemple ?

Pierre-André Taguieff Il faudrait s’engager dans un travail approfondi de généalogie des représentations, des croyances et des valeurs aujourd’hui appliquées à la stigmatisation de l’immigration d’origine maghrébine.

Gustave Le Bon (1841-1931), qui, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, a exercé un véritable magistère sur de nombreux théoriciens de la colonisation, proposait un modèle normatif, à l’anglaise, de développement séparé, de non-métissage, de non-contact entre colonisateurs et colonisés, à l’opposé du modèle français ou portugais d’assimilation progressive (en accord formel avec l’universalisme missionnaire de l’Eglise) (1). Le Bon prophétisait la révolte des «pseudo-civilisés», des colonisés, et prétendait que les colonisateurs qui pensaient assimiler, éduquer les «sauvages» ou les «primitifs» au nom des valeurs universelles, en leur inculquant sciences et techniques, ne changeraient pas leur vraie nature de barbares ou de non-civilisés, mais leur donneraient par contre les moyens de prendre, grâce à leur nombre croissant, leur revanche militaire. Car les «races inférieures» sont «inéducables».(2) D’où le fantasme persistant du «flot montant des peuples de couleur», de l’invasion des incivilisables armés par les civilisés irresponsables. C’est le thème de la «révolte des masses», retraduit en révolte des «races inférieures» contre leurs «guides» supposés naturels.

L’idée que l’Occident arme ses ennemis en croyant «civiliser des sauvages» a ainsi traversé les vingt dernières années du XIXème siècle ; elle se retrouve actuellement, sous une forme nouvelle, dans la stigmatisation diabolisante de l’islamisme, plus ou moins amalgamé avec la civilisation islamique tout entière. Nombreux sont, outre les journalistes et les hommes politiques, les théoriciens ou les spécialistes de l’Islam et du monde arabe qui, sans le savoir, refont aujourd’hui le chemin de Gustave Le Bon. Autant je suis partisan de poser le problème et de dénoncer les dangers réels de l’islamisme politique, autant j’observe à l’œuvre des processus de démonisation et de construction d’un ennemi absolu, sur le modèle des propagandes totalitaires de type communiste ou de type nazi. La dénonciation légitime de l’islamisme est actuellement en train d’être saisie par un mode de pensée magique, comme si l’antifascisme et l’anticommunisme avaient trouvé un héritier commun, l’anti-islamisme. La propension à mythologiser l’ennemi absolu n’a pas disparu, elle a changé de cible.

Propos recueillis par Nicolas Bancel


Hommes et migrations N°1207 - mai juin 1997
IMAGINAIRE COLONIAL, FIGURES DE L'IMMIGRÉ