|
origine : http://membres.lycos.fr/patderam/racisme.htm
S'il fut un temps, relativement récent encore, où
il fut mis sous le boisseau de la culpabilité collective
d'après-guerre, le discours raciste se dévoile aujourd'hui
dans toute sa crudité à la faveur de la crise des
valeurs démocratiques. Cet espace d'intersubjectivité
virtuelle qu'est internet, où circulent en toute liberté
les signifiants d'une pensée collective dégagée
de la rationalité marchande, devient paradoxalement le lieu
de propagation privilégié de ces discours légitimement
prohibés par les lois démocratiques impuissantes dès
que l'espace d'expression s'internationalise et se virtualise. J'épingle
dans un forum de usenet le texte suivant.
"Il y a des races différentes, chez les hommes comme
chez les chiens comme chez toutes les espèces animales. Les
négateurs des races ...s'obstinent dans leurs mensonges dans
le but de promouvoir leur idéologie abjecte : le mondialisme,
c'est-à-dire le génocide des races et des cultures
humaines, en gommant leurs différences pour les assimiler
petit-à-petit à une race unique et une culture unique,
calquée de préférence sur le modèle
occidental."...
La portée de ce propos serait minime s'il ne reflétait
pas, dans sa crudité brutale, un sentiment devenu collectif,
imprégnant et empoisonnant les sociétés démocratiques
européennes (tout autant que celle des USA), au point de
rendre plausible l'hypothèse d'une régression historique
de plus de soixante ans... un sentiment qui, non seulement circule
dans les cercles extrémistes ou le racisme s'exprime là
où on l'attend, c'est-à-dire à l'extrême-droite
de l'échiquier politique, mais se retrouve - édulcoré
par le langage politically correct du relativisme culturel d'un
humanisme de façade - dans les programmes et la pratique
des partis de droite classique et de la gauche centriste à
propos de l'immigration et du droit d'asile. Un discours, qui, concrètement,
quotidiennement, se manifeste par des actes d'exclusion, de rejet,
et d'intolérance dont un des plus récents, en France,
fut l'éviction des grévistes de la faim de Saint-Bernard.
Pour une partie de l'opinion publique comme pour une fraction de
la classe politique, la restriction des flux migratoires est légitimée
par la prétendue incapacité de certains groupes de
migrants à intéger les valeurs propres des sociétés
industrialisées occidentales.
de l'hégémonisme occidental au différentialisme
Plus qu'aucun autre sociologue peut-être, P.-A. Taguieff
(note 1) a démonté l’ambiguïté des
discours raciologiques tour à tour différentialistes
et hégémonistes, auxquels répondent, en écho,
la symétrie de l’antiracisme militant qui conjugue
les thématiques de l’universalité des droits
humain et du respect des différences culturelles. L’impact
du racisme différencialiste et sa pénétration
au sein d’une société fondée sur des
valeurs universalistes montrent à l’évidence
l’ébranlement d’une pensée politique devenue
semble-t-il incapable de définir, dans le chaos apparent
du multiculturalisme, les principes qui sous-tendent l’universalité
des droits humains.
Moins maladroitement énoncée que le discours raciste
cité plus haut, la thèse différencialiste séduit,
ou du moins désoriente ceux qui, non racistes ou antiracistes
s'attachent à respecter les différences culturelles
et à les préserver de l'influence occidentale.
L’extrême-droite politique, en particulier le Front
National, joue elle aussi sur le registre de l’ambiguïté.
Dénonçant le mondialisme hégémonique,
et même l’impérialisme culturel américain,
cette formation entend revaloriser l’identité culturelle
française, dans une dynamique de rejet qui englobe à
la fois les migrants " inassimilables " et des nationaux
jugés inintégrables en raison de leur "cosmopolitisme".
L'émergence, à mon avis tactique, de ce discours
au sein de l'extrême droite témoigne d'un clivage consécutif
à l'échec du colonialisme : primitivement, le racisme
occidental disait un peu près : "la race blanche étant
supérieure (plus civilisée) elle était en droit
d'imposer ses normes aux autres races". Un tel discours pouvait
même séduire, en son temps, des esprits progressistes,
qui crurent que l'entreprise d'éducation civilisatrice des
peuples indigènes allait apporter outre-mer l'esprit des
Lumières et libérer les Barbares de l’ignorance
et de la servitude. Jules Ferry, artisan de l’éducation
nationale et républicain dans l’âme, justifiait
l’entreprise colonisatrice et impérialiste française
en ces termes : “ un mouvement irrésistible emporte
les grandes nations européennes à la conquête
des terres nouvelles. (...) C’est pourquoi aucune condamnation
morale ne doit être portée sur les colonisateurs modernes,
même s’ils se trouvent amenés à pratiquer
les méthodes des anciens conquistadores ; au contraire, les
uns comme les autres illustrent ce que la race humaine a fait de
mieux ” (note 2). A cette apologie de l’impérialisme
brutal, Ferry joint un argument humanitaire qui se trouve être
en continuité avec sa politique d’éducation
: la France se voit investie d’une “ mission éducatrice
et civilisatrice ” et le colonialisme n’a pas pour but
d’exploiter mais de “ civiliser les races inférieures
”. Devoir des “ races supérieures ” vis-à-vis
des “ races inférieures ”, l’entreprise
d’assimilation des indigènes se fondait sur un double
présupposé : que la France détient des valeurs
universelles qui légitimisent son sentiment de supériorité
et qu’elle a le droit, ou le devoir, de les exporter.
Au bout du chemin, l’émancipation du “ sauvage
”, au point de départ, le racisme hégémoniste
de l’Européen fier de sa supériorité
: telles sont les voies de la politique coloniale française,
ou du moins, car il faut aller au-delà de ces apparences,
tel est son discours de légitimation.
Mais il serait sans doute intéressant de cerner au plus
près cet universalisme dont l’origine doit être
cherchée dans l’esprit des Lumières. La philosophie
des droits de l'homme qui en émerge découle toute
entière sur la pensée de l'universalité, articulée
autour d'une recherche de la naturalité de l'homme, commune
aux hommes devrait-on dire. Dans le cadre de ces recherches, des
divergences s'expriment : Diderot cherchera dans l'animalité
humaine le fondement de sa nature ; Rousseau le trouvera dans sa
perfectibilité morale, dans les potentialités que
les hommes, divers ici et maintenant, ont en eux ; Kant trouvera
dans les capacités cognitives - la raison - les fondements
de l'identité et de l'unité humaine. L'universalisme
procède d'une double démarche : identifier, dans la
diversité concrète des hommes, ce qui est humain en
eux, et voir dans cette humanité la légitimité
d'un traitement égal des hommes, malgré leur diversité
culturelle et sociale. C'est donc, avant la lettre, à une
réduction phénoménologique que l'universalisme
procède, en éliminant de l'humanité le particulier
pour n'y considérer que les traits communs permettant de
penser, de façon quelque peu abstraite, l'universalité
des droits humains. L'abstraction constitutive de cette démarche
pose certes problème et donne lieu à un corpus de
critique qui tend à réaffirmer la diversité
(et l'inégalité) à travers les spécificités
géographiques, culturelles et... biologiques, des groupes
humains. On peut certes voir dans cette critique la réactivation
du vieil argument aristotélicien sur la légitimité
de l'esclavage : "nous ne prétendons établir
rien de plus sinon que, par les lois de la nature, il y a des hommes
faits pour la liberté et d'autres pour la servitude, auxquels,
et par justice et par intérêt, il convient de servir"
affirmait Aristote (note 3) avant de convenir que certaines formes
d'esclavage trouvent leur source dans la violence des hommes. Mais
on peut aussi y voir la mise en évidence de la difficulté
de concrétiser dans les faits ces droits universels, qui
en bien des cas, s'opposent à la coutume et aux structures
de pouvoir en place.
C'est effectivement là le noeud du problème : l'universalisme
ne peut que s'opposer, sous les modalités historiques de
l'utopie et de la révolution, à la concrétude,
toujours particulière et particulariste, des violences institutionnalisées.
Condorcet avait, quant à lui, tiré toutes les conséquences
politiques de l'universalisme, conséquences que relève
Todorov (note 4).
En effet, de ses deux postulats de base, celui de l'identité
naturelle des humains et de l'universalité de la raison,
Condorcet affirme la possibilité et la nécessité
d'une unification politique sur la base d'une rationalisation du
droit naturel. Il voit en ce dernier les fondements d'un droit rationnel
qui serait applicable à tous les peuples et commentant Montesquieu
il écrit en marge de "l'Esprit des lois" : "comme
la vérité, la raison, la justice, les droits des hommes,
l'intérêt de la propriété, de la liberté,
de la sûreté sont les mêmes partout, on ne voit
pas pourquoi toutes les provinces d'un Etat, ou même tous
les Etats, n'auraient pas les mêmes lois criminelles, les
mêmes lois civiles, les mêmes lois de commerce etc..."
Une "bonne loi" est assimilée à une proposition
logique : elle est universelle.
C'est de l'unicité de la nature humaine que Condorcet déduit
l'universalité des droits humains, et, en tant qu'elles en
sont les conséquences, des lois en général.
A l'unification juridique se joint naturellement l'unification politique,
économique et enfin, culturelle, puisque Condorcet à
la fin de sa vie, travaillait sur le projet d'une langue universelle.
Le caractère scientiste de l'entreprise n'échappera
pas à Saint-Simon ni à Auguste Comte, qui chacun à
leur tour, reprennent les principes directeurs pour l'appliquer
à la "réorganisation de la société
européenne". Le rêve de l'unité européenne
est ici en marche et ce qui est parfois dénoncé de
nos jours comme la technocratie communautaire pourrait être
le lointain prolongement de ces utopies.
Saint-Simon assignera à cette Europe unifiée la tâche
de conquérir ni plus ni moins le monde : "peupler le
globe de la race européenne, qui est supérieure à
toutes les autres races d'hommes ; le rendre voyageable et habitable
comme l'Europe, voila l'entreprise par lequelle le parlement européen
devra continuellement exercer l'activité de l'Europe"
(note 5)
La Raison, l'émancipatrice du 18e siècle se fait
ici conquérante au 19e siècle. D'une manière
plus scientiste encore, A. Comte s'attache à concevoir le
régime politique idéal. Le positivisme lui apparaît
comme la doctrine universelle capable de concrétiser l'hégémonie
occidentale sous les bannières des sciences "dures",
à savoir de l'industrie en plein essor. Et l'on ne peut nier
que l'homogénéisation culturelle de la planète
a pris appui sur le développement technologique et industriel,
sur ce que Marx appelait "les forces productives".
Si l'utopie positiviste cherche à unifier le monde sous
la bannière du savoir et de la technique, Comte reste néanmoins
extrêmement prudent, malgré l'ampleur visionnaire de
sa philosophie, dans l'application concrète de ses théories.
Il ne cherche pas la conquête militaire et s'il observe le
rôle premier de la production économique dans l'émergence
d'une culture unifiée, il préconise, comme action
pour "accélérer l'histoire" une démarche
inverse : l'unification spirituelle, à travers l'éducation
des élites, autour d'une France considérée
comme le "noyau de l'humanité" précède
toute tentative d'unification politique et même économique.
La colonisation, comme les entreprises militaires, lui paraissent
plus un frein d'un instrument de l'impérialisme culturel
français, on doit procéder, dit-il, "à
une digne restitution de l'Algérie aux Arabes".
Todorov ne dissimule pas le caractère raciologique de l'universalisme
comtien. Le plan d'universalisation de l'esprit français
reflète, il faut bien le dire, une hiérarchisation
autant raciologique que culturelle. Il s'agit d'abord d'unifier
l'Occident, puis, lorsque les différences locales des peuples
européens seront effacées sous la bannière
de la grande république positiviste, le modèle pourra
s'étendre aux autres continents : les Amériques, tout
d'abord, puis l'Asie et en fin de parcours, l'Afrique.
Sans doute faut-il voir en ce triomphalisme scientiste un des moteurs
du colonialisme occidental, qui fut présenté à
la fois comme une entreprise héroïque d'exploration,
à des fins scientifiques, de civilisation et de prise de
pouvoir économico-politique.
Vide du discours raciologique et irrationalité du
racisme
Qu'il soit hégémoniste ou différencialiste,
le discours raciste repose sur un concept vide. Dès la fin
de la seconde guerre mondiale, au vu des conséquences tragiques
de la raciologie biologique, les anthropologues se sont attachés,
sous l'égide de l'UNESCO, à démontrer la fragilité
scientifique de la notion de supériorité raciale.
C'était une première étape de la critique de
la biologie raciologiste. Cherchant à définir au plus
près les races, on a fait appel à la génétique,
qui s'est révélée impuissante à fonder
la notion de race.
On ne peut nier les variations morphologiques de l'homo sapiens,
mais elles sont continues et ne permettent pas une classification
raciale rigoureuse : les extrêmes sont bien différenciés,
mais entre eux se présente une infinité de variations
telles qu'on ne peut établir clairement une frontière
phénotypique entre tel ou tel type. Faute de pouvoir asseoir
les clivages raciaux sur la pigmentation de la peau, d'autres critères
morphologiques furent étudiés : groupes sanguins,
angle facial, mesures craniologiques etc... aucun d'entre eux, pris
séparément, n'est probant et aucune corrélation
claire ne peut être observée entre eux. D'autre part,
il n'y a pas un ou un ensemble précis de facteurs génétiques
déterminant univoquement l'appartenance raciale : si l'on
fait une étude comparative du patrimoine génétique
entre les divers individus d'un groupe humain issu d'un même
pays et "racialement homogène", on constate que
l'écart statistique entre les gènes au sein d'un même
groupe n'est pas supérieur à à celle observée
entre des individus appartenant à des groupes "raciaux"
différents.
Le mot "race" a historiquement une double origine : il
permet aux familles aristocratiques de s'autodésigner comme
ontologiquement différent, voire supérieur, à
ceux qui n'en font pas partie ; "race" pourrait être
ici un synonyme de "lignée"... l'autre origine
réside dans les pratiques zootechniques pour sélectionner
des animaux domestiques performants et "créer une race"
adéquate à un objectif précis. Dans le cas
des chiens, les "races" pures (ces chiens primés
dans les concours) sont des monstruosités artificiellement
préservée de la sélection naturelle... dans
la nature, c'est la fusion et le métissage qui prévaut
et dont l'avantage génétique est de dissoudre dans
un patrimoine global ces innombrables petites altérations
génétiques, récessives, inintéressantes
sur le plan phylogénétique, qui compremettraient l'avenir
de l'espèce. Une différentiation raciale, confinant
à l'apparition d'une sous-espèce ou d'une espèce
nouvelle, n'apparaît qu'à la faveur d'une séparation
géographique, aux marges de la population et ne persiste
dans l'environnement que si les conditions environnementales en
favorisent la sélection naturelle. Ce fut le cas dans l'espèce
humaine, comme dans bon nombre d'espèces animales.
Isoler une "race", c'est-à-dire isoler génétiquement
un groupe animal (ou humain), a des conséquences dommageables
à terme sur le plan génétique et biologique
: appauvrissement de la diversité biogénétique,
renforcement des maladies héréditaires (par consanguinité),
disparition progressive de certains caractères utiles (comme
la résistance à certaines maladies)... Le projet d'une
"amélioration raciale", par son isolement, ne peut
être que voué à l'échec.
La mise en évidence de l'inanité du racisme biologique
contraint les idéologues racistes à modifier leur
propos, encore que le fantasme de la purification génétique
réapparaît de temps à autre : on n'est plus
au temps d'Alexis Carrel mais bien à celui de Eysenck ou
de l'auteur de "the curve bell" et le projet du "génôme
humain" suscite des préoccupations bioéthiques.
Si l'on peut déterminer, in utero, les facteurs génétiques
"à risque", quelle peut-être la tentation
d'empêcher ou de décourager telle ou telle naissance
"socialement" indésirable : futurs diabétiques,
futurs obèses, futurs cardiaques potentiels pourraient voir
leur naissance remis en question à la faveur d'un discours
utilitariste (en terme d'évaluation du coût social
de telle ou telle affection) tout à fait analogue à
celle qui préconisait, jadis, la castration ou le gazage
des débiles mentaux et des malades incurables. Le programme
eugéniste ainsi réactivé ouvre de nouveau la
brêche à cette classification maudite entre une humanité
désirable et une (non)humanité indésirable
et force nous est de craindre qu'il s'en trouvera pour conjuguer
- séduits par les arguments sociobiologistes - génétique
et raciologie.
Le racisme n'a cure de la rationalité scientifique : son
discours, sa pensée, ses actes sont tissés d'affects
émotionnels, de représentations fantasmatiques, de
préjugés indécrottables, de rationalisation
à postiori et de perceptions subjectivistes.
La catégorie de race reste bien vivante, non plus comme
réalité biologique mais comme représentation
qui doit être mesurée à l'aulne de la sociologie
et de la psychologie collective. Nous avons ici affaire à
un mème, un gène conceptuel, une idée figée
qui se répand et se reproduit tel un virus dans le corps
social. Aujourd'hui, ce virus a muté : le concept biologique
a fait place au concept culturel. En lieu et place du racisme biologique
et de l'hégémonisme culturel occidental apparaît,
sous les modalités d'une récupération de la
revalorisation des cultures non-européennes, le concept tout
aussi délétère d'une irréductibilité
culturelle. Le GRECE (note 6) était dans les années
quatre-vingt le principal artisan de cette reconstruction de l'idéologie
raciale dont le foisonnement des "termes nobles de la post-modernité"
(note 7) cherche à occulter la finalité réelle
: le refus de la société multiraciale et multiculturelle.
La polémique sévissant aux Etats-unis autour du "politiquement
correct" que l'on présente, abusivement je crois, comme
une censure insidieuse de tout ce qui ne conforterait pas un multiculturalisme
normatif sous l'apparence d'une tolérance purement formelle,
dissimule sous le boisseau de l'idéologique la réalité
d'un racisme vécu au quotidien sur le terrain économique
et social. En prenant au mot l'idéologie du politiquement
correct, le racisme se réduirait à une forme plus
ou moins agressive d'impolitesse, un manque de courtoisie qui révélerait,
sans plus, le préjugé, la méconnaissance de
l'autre, le mépris des cultures dominées.
Une démarche diamétralement opposée verrait
dans le racisme, considéré ici comme le comportement
de jugement collectif et de rejet porté sur un groupe humain,
une expression idéologique masquant, ou légitimant,
des rapports humains stéréotypés dont l'origine
doit être recherchée dans des facteurs socio-économiques.
Le discours raciste serait à la fois un masque et un symptôme.
Un masque en ce qu'il tend à voiler, sous la prétendue
différence ontologique entre les groupes humains, la causalité
économique des rapports de domination et d'exclusion sociale.
Il est un symptôme du dysfonctionnement structurel de la société
libérale incapable pour le moins de parer à la schizogenèse
sociale induite par les malentendus, les heurts, les agressions
quotidiennes. L'enfermement névrotique de la classe moyenne
européenne, destabilisée et menacée par le
capitalisme planétaire, dans une quête d'identité
perdue et piégée par l'identification perverse à
l'autorité charismatique de leaders dont le manque de scrupule,
d'honnêteté intellectuelle autant que morale, ainsi
que le mépris profond des règles démocratiques,
sont pourtant connus et publiquement dénoncés seraient
les métastases les plus visibles d'un cancer dont la source
pourrait être cherchée dans les structures socio-économiques
de l'occident.
Une chose est certaine, le discours (et le comportement) raciste
résiste à la rationalité, il en dresse même
les limites que les barbelés et les miradors d'Auschwitz
pourraient symboliquement marquer : le racisme, malgré (ou
peut-être en raison de - ) sa volonté d'indiguer une
"barbarie" venue d'ailleurs, manifeste le noyau barbare
de la civilisation occidentale. Et l'on peut même se demander
dans quelle mesure cette néo-barbarie n'est pas consciemment
assumée par le néo-paganisme hitlérien ou ses
avatars actuels : skinheads profanateurs de tombeaux, hardrockers
nazifiants, adeptes occultistes de J. Evola ou de R. Guénon,
intellectuels du GRECE et politiciens nationaux-frontistes participent
- aux côtés des sectes et des intégrismes religieux
- de l'assaut néo-obscurantiste contre les Lumières.
Cependant l'extrême barbarie se conjugue avec la froide rationalité
technicienne de l'ingénieur concevant la machinerie du meurtre
de masse. Peut-être faut-il voir dans la négation de
la réalité des chambres à gaz une tentative
désespérée de forclore cette face obscure de
la rationalité occidentale. Faute de pouvoir penser après
la Shoah, faute de la penser, la négation permettrait de
faire l'économie de cette remise en cause de la Raison. La
Shoah nous met en quelque sorte à nu : l'humanité
est capable, en dépit des mises en gardes et des barrières
juridico-institutionnelles forgées depuis le 18e siècle,
de détruire une partie d'elle-même...bien plus, cette
velléité d'automutilation - sans cesse réactivée
lors de chaque acte, anodin ou non, de rejet racial - se prolonge
d'une potentialité plus terrible que la figure emblématique
d'Hiroshima pourrait, aux côtés d'Auschwitz, symboliser.
Avec le développement de la dissuasion nucléaire,
qui s'inscrit dans le prolongement de la seconde guerre mondiale,
l'humanité se dote des moyens techniques d'une autodestruction
totale.
Il faut prendre le risque d'une pensée globale de l'exterminisme
(note 8), que l'on peut définir comme un processus d'anéantissement
potentiel de l'espèce humaine rendue techniquement, politiquement
et historiquement plausible. C'est l'instrumentalisation totale
de l'homme réduit à l'état de marchandise,
d'enjeu, d'otage, anéanti en tant qu'homme, en tant que sujet
et être libre.
Faute de pouvoir intégrer sur le plan conceptuel la Shoah
dans la rationalité marchande, c'est-à-dire dans la
rationalité propre au capitalisme, certains, et je fais allusion
ici aux négationnistes issus de l'extrême-gauche, ont
cru devoir, par tactique ou par illusion, en nier la réalité.
Mais la "rationalité" de l'extermination de masse
n'en est pas moins réelle en se relevant pas spécifiquement
de l'économisme pragmatique. L'état SS était,
comme le système stalinien du goulag, une forme moderne d'esclavagisme,
mais force nous est de constater que l'univers concentrationnaire
avait d'autres fonctions que l'asservissement et la mise à
disposition d'une économie de guerre d'une main d'oeuvre
servile : l'anéantissement de l'homme non asservi, l'anéantissement
de ce qui est humain en l'homme, et l'anéantissement des
hommes qui persistent, en raison d'un nomadisme (indépendance,
autonomie et fidélité de l'homme libre) spirituel,
à rester libre parmi les nations, à rester homme parmi
les robots.
Dans ses manifestations concrètes et quotidiennes, le racisme
exprime un malaise social : ce serait un truisme que d'affirmer
que les relations entre migrants et autochtones sont d'autant plus
difficiles qu'une distance culturelle existe entre "eux"
et "nous". Mais cette distance culturelle paraît
plus un prétexte qu'une cause. Toute l'argumentation différencialiste,
qui consiste à dénier en certaines cultures le partage,
avec nous, de valeurs essentielles, permet à d'aucuns de
dénier, sous le prétexte de respect identitaire, ces
droits fondamentaux que nous proclamons dans une déclaration
des droits de l'homme à portée universelle. On dérive
ainsi d'un énoncé différencialiste acceptable
à une xénophobie soupçonneuse, voire à
une mixophobie compulsionnelle. La quête identitaire décline
trop souvent le mépris de l'autre et aboutit trop souvent
au mépris du droit pour que nous puissions faire l'économie
de nos inquiétudes.
L'inquiétude surgit lorsqu'on s'aperçoit de fortes
analogies structurales entre le discours antisémite nazi
et la phraséologie identitaire et différentialiste
qui surgit au sein de nos sociétés démocratiques
à propos des migrants. Elle surgit aussi lorsque nous constatons
la multiplications d'actes délibérément racistes
à l'égard de migrants, d'actes que la société
semble incapable d'endiguer, d'actes qu'une politique de plus en
plus restrictive à l'égard des flux migratoires semble
entériner.
Sa structure logique articule l'affirmation péremptoire
de la différenciation des hommes, considérée
comme irréductible, et le refus de la coexistence interculturelle.
Pour le raciste, la différentiation ethnique est la base
de la construction de l'identité sociale. L'individu ne s'identifie
plus comme sujet autonome, mais comme membre d'un groupe différencié,
que les prédicats raciologiques enferment dans une ontologie
immuable. La mondialisation des échanges culturels, économiques,
et migratoires menace, selon ce discours, la diversité des
groupes humain et l'homogénéité qui en résulterait
est considérée comme une perte d'identité,
un aplatissement des valeurs culturelles, voire une déchéance
biologique... Que ce soit sous les couleurs du mépris et
de la haine ou le masque du "respect des différences",
le remède préconisé est dans tous les cas la
ségrégation physique des personnes dont la forme la
plus raffinée, à l'échelle étatique,
était jusqu'il y a peu représentée par le régime
sud-africain d'apartheid. Considérée comme la cause
des conflits interethniques, la mixité est violemment rejetée.
Les conséquences politiques sont évidentes : de gré
ou de force, il faut éloigner l'allogène, ou du moins
le contrôler étroitement et lui refuser tout rôle
dans la société autre que celle d'une main d'oeuvre
silencieuse.
Racisme et antiracisme : ambiguïté des discours.
Classiquement, la réponse au racisme comportait deux versants.
D'un côté on déploie l'arsenal conceptuel de
la biologie contemporaine, en une opération de démystification
du concept de race que l'on s'attache, non sans raison, à
vider de son sens biologique. D'un autre côté la diversité
culturelle est relativisée au profit d'un universalisme de
principe qui puise sa vigueur dans le rationalisme des Lumières.
Ce qui est affirmé dans l'universalisme est la primauté
de la raison, l'unité ontologique du genre humain, et la
capacité - à travers la référence universelle
à un logos commun - de dépasser les particularismes
culturels ou ethniques.
L'antiracisme se réfère volontiers à cette
catastrophe emblématique de la Shoah, pensée comme
essence et l'aboutissement du racisme : l'idéologie nazie
identifiant l'Aryen comme une race, une race privilégiée,
supérieure, dominante, et identifiant l'autre, Juif, Tzigane,
Slave et plus généralement toute race non-européenne
(asiatique mis à part) comme irrémédiablement
inférieure conduit à un ensemble de mesures administratives,
sociales, politiques, policiers, militaires d'exclusion puis d'extermination.
Le schéma est bien connu, en dépit des négations
sporadiques dont il fait l'objet, et l'on peut en retrouver quelque
traits dans la xénophobie actuelle à l'égard
des migrants.
Avec une différence notable, qu'il convient de souligner
sous peine d'affaiblir le rapprochement structural entre le discours
xénophobe actuel (je me réfère ici au discours
accepté dans les milieux gouvernementaux justifiant le contrôle
renforcé des migrations plus qu'au discours extrémiste
néo-nazi ou national frontiste) et le discours nazi... l'accent
est actuellement mis beaucoup plus sur l'étrangeté
du migrant supposé inassimilable aux valeurs démocratiques
formellement défendues, que sur son infériorité
biologique et l'intention est plus d'éloigner et de contrôler
que de le réduire délibérément en esclavage...
mais en dépit des différences des processus similaires
s'amorcent : l'identification et la stigmatisation de l'autre, la
caractérisation d'autrui par la visibilité de son
appartenance à un groupe ethnique, l'identification du migrant
comme ne faisant pas partie de la communauté nationale (et
par là, la survalorisation des valeurs nationalistes et chauvines
par rapports aux principes de citoyenneté et d'humanisme),
la stigmatisation à priori du migrant comme menace potentielle,
la pratique du contrôle policier sur la base des signes visibles
d'altérité ethnique, l'enfermement administratif des
migrants ou des demandeurs d'asile dans des camps de transit, la
constitution au sein de l'espace social de zone de non-droit où
l'administratif prend le pas sur le judiciaire dans des décisions
arbitraires et sans recours, l'instrumentalisation des individus
qui sont déplacés, déportés, expulsés
du territoire par la force sans qu'ils se soient rendu coupables
de délits autres que leur irrégularité administrative.
Ce serait naturellement déforcer notre propos que d'assimiler
ces pratiques aux premières étapes de l'extermination
des juifs, sans compter qu'un tel rapprochement aurait aussi pour
effet de "banaliser" les crimes nazis... mais si l'intentionalité
exterminatrice est bien entendu absente des états démocratiques,
on peut se demander si, dans les mesures administratives, des mécanismes
fonctionnels ne se mettent pas progressivement en place, banalisant
des attitudes, popularisant des préjugés, marginalisant
l'antiracisme et la xénophilie, que des hommes politiques
plus extrémistes pourraient, s'ils venaient au pouvoir (et
la chose n'est pas exclue), reprendre au bénéfice
d'intentions franchement racistes.
L'argumentation scientifique contre le racisme, s'il peut convaincre
l'homme rationnel s'avère cependant inopérante à
l'égard des mouvements sociaux et des mythes politiques.
Il faut bien admettre que la xénophobie échappe à
la rationalisation et met en branle des zones plus obscures de la
pensée.
L'argumentation rationaliste, qui fonde la revendication universaliste
des droits de l'homme, souffre elle aussi d'un handicap profond
que les contempteurs du mondialisme, emboîtant le pas de certains
tiers-mondistes, n'ont pas manqué de souligner : la philosophie
des droits de l'homme est un produit culturel et politique occidental.
Elle est dénoncée à l'extrême-gauche
comme étant la vertu hypocrite de la domination impérialiste
et néocolonialiste. A l'extrême-droite, on la considère
comme utopique, niant la différenciation fondamentale non
seulement entre les ethnies mais aussi entre les classes sociales.
A l'idée d'un droit universel à la citoyenneté
fondée sur le respect de l'individu, on oppose le rêve
d'une réalisation de soi par l'appartenance à une
caste, une nation, une ethnie... sociologiquement, on mobilise l'idéologie
trifonctionnaliste décelée par G. Dumézil au
sein des sociétés esclavagistes indo-européennes
; politiquement, on réactive le mythe d'une nation organiquement
structurée autour d'un chef charismatique ou d'un instituant
métasocial ; scientifiquement, on biaise l'interprétation
statistique des tests psychosociaux pour corréler abusivement
les différences de performance à l'appartenance ethnique,
cherchant ainsi à réactiver le racisme inégalitariste.
Discours raciologique et argumentation antiraciste se répondent
l'un à l'autre en se déjouant d'une confrontation
aux faits : au mythe différentialiste on oppose un autre
mythe, celui d'un universalisme abstrait ; au mythe de l'universalité
dominatrice des valeurs occidentales on oppose la revendication
ethnodifférentialiste... ces discours se reprennent, au sein
de chaque camp en subtiles variantes qui se font écho. La
droite, l'extrême-droite, reprend la thématique antiimpérialiste
et anticoloniale du respect différentialiste. La gauche prête
le flanc, se laisse parfois séduire, mais impose d'autorité,
dans l'affaire surmédiatisée du "voile islamique",
les codes occidentaux - supposés libres et laïcisés
- de la pudeur vestimentaire à des adolescentes, parfois
manipulées, parfois soucieuses d'affirmer une appartenance
culturelle face à une société qui les rejette
socialement, parfois simplement sincères dans leur foi et
leurs convictions... Gestes et contregestes se répondent,
se multiplient, accentuent jusqu'à la haine la schizogenèse
de deux cultures vouées à coexister en raison d'un
passé commun.
Historiquement toute ségrégation raciale,
légitimisée par un discours différencialiste,
reflète une relation de domination (soit coloniale, soit
économique, soit guerrière) d'un groupe sur l'autre
: le discours différencialiste n'apparaît dès
lors que comme un faux-semblant, un mensonge dissimulant la véritable
finalité de cette ségrégation : permettre la
domination d'un groupe sur l'autre, et exploiter l'autre au profit
du dominant.
Ce constat forme l'ossature d'une élucidation essentielle
du racisme qui devient un discours de légitimation, une idéologie,
un masque à la fois révélateur, en tant que
symptôme, et dissimulateur, en tant que le symptôme
voile l'étiologie du mal.
Le racisme désigne en l'allogène la cause des dysfonctionnements
de la société. Pour l'antiraciste, le racisme fera
l'objet d'un soupçon : ne cherche-t-il pas à détourner
l'attention vers un bouc émissaire, qui assumera seul une
faute partagée par tous, ou du moins commise par les groupes
sociaux dominants ?
Dévoiler les dysfonctionnements socio-économiques
(les fameuses "contradictions internes du capitalisme"),
déceler la nature de classe des rapports de domination, décrire
le racisme comme une tactique de diversion seront les étapes
obligées d'une critique marxiste du racisme. Critique pertinente
quant au fond, inopérante quant à la forme : l'opinion
publique, vivant au quotidien les "contradictions" tant
dénoncées, et qui se manifestent aussi bien par l'exacerbation
des tensions intergénérationnelles que par des clivages
culturels, reste opaque à l'analyse socio-économique.
Peu lui importe que la bourgeoisie divise la classe ouvrière
en important un prolétariat de seconde zone, le dit prolétariat
s'efface devant la crise, se voit marginalisé, écarté
des circuits traditionnels du travail, réduit à l'économie
parallèle, contaminé par une criminalité présentée
comme endémique... et d'ailleurs, les liens de solidarité
propre à la classe ouvrière se dissolvent au fur et
à mesure de la fermeture des usines. Le prolétariat
occidental subit le contrechoc de la dualisation : les élus
se tertiarisent, les autres rejoignent la cohorte anomique des exclus.
Le prolétariat, le vrai, se retrouve, quant à lui,
au sud de l'Occident : le patronat ne l'importe plus, il déplace
vers la banlieue planétaire son outil de production... on
délocalise.
L'examen des causalités économiques servira plus
de toile de fond que de terreau de l'argumentation antiraciste.
La dualisation économique, au niveau planétaire, explique
certes les mouvements migratoires, la crise économique, les
transformations structurelles de nos sociétés comme
de celles du tiers-monde. On pourra sans peine désigner le
libéralisme comme la cause et origine du besoin migratoire.
Une telle élucidation est nécessaire, mais à
elle seule, s'avère inopérante quant au changement
comportemental à l'égard des migrants.
Pour être opérante, la critique du différentialisme
raciste ne devrait pas rester sur le terrain privilégié
dans ce texte : celui des idées, de la théorie, de
la morale abstraite. Elle devra s'attacher à modifier in
situ les comportements autant que les idées reçues
et pour ce faire, une réorientation théorique du discours
antiraciste pourrait s'avérer utile à la mise en oeuvre
des pratiques sociales concrètes.
Deux axes seront choisis :
Le premier axe sera une élucidation psycho-sociale du discours
raciologique qui pourra être considéré tantôt
comme une rationalisation, à postiori, d'un modèle
relationnel préxistant entre le groupe ethnique dominant
et des groupes minoritaires, tantôt comme une idéologie
de légitimation de violences structurelles à composante
économique et sociale, tantôt comme une cristallisation
névrotique d'un malaise social réel, fixation symptomatique
censée éloigner la source du malaise tout en la réactivant
sans cesse.
Le second axe serait une réexamen du concept d'universalité
et de son usage dans l'élaboration des droits de l'homme.
On peut certes légitimement invoquer le respect des Droits
de l'homme pour refuser l'apartheid, mais cette légitimité
des droits de l'homme provient plus de son caractère juridique
- la Déclaration universelle des Droits de l'homme étant
un ensemble de dispositions juridiques concrètes que les
Etats signataires se sont engagés à respecter - que
de ses fondements philosophiques que le discours antiraciste utilise
parfois dogmatiquement. Nous chercherons à reformuler un
fondement philosophique de l'universalité des droits et de
l'unité du genre humain.
le racisme comme symptôme social
Il y a un noyau dur du racisme, fortement théorisé,
s'appuyant tour à tour sur un différencialisme biologique
ou sur une mixophobie culturelle. Ce noyau, apparemment imperméable
à la rationalisation, s'avère toutefois le plus aisé
à traiter à la fois par la contreargumentation rationnelle
et par la mise en oeuvre d'un dispositif légal réprimant
l'incitation à la haine raciale. Mais au-delà de ce
noyau dur, on constate une zone intermédiaire de pratiques
ou d'attitudes qui, sans être théorisées, manifestent
une prise de distance à l'égard de l'allogène,
qu'il soit ethniquement différent ou culturellement minorisé.
C'est à travers ce racisme ordinaire, non virulent mais d'autant
plus profond, que le discours raciste "dur" pénètre
progressivement dans le corps social. Plusieurs théories
peuvent être mobilisées en vue d'élucider la
banalisation du racisme. Les plus courantes évoque une crise
d'identification qui résulte de la destructuration du tissu
social. La recherche d'une identité culturelle forte, l'identification
à des valeurs référencielles mythiques (la
nation, l'histoire médiévale...), repli sécuritaire
et rejet xénophobe seraient les indices d'un besoin psychosocial
de reliance groupale, exacerbé par la crise économique
et les tensions sociales qui en résultent. L'approche de
Daniel Sibony par exemple, pousse à l'extrême cette
psychanalyse sociale au point d'oblitérer sous le décryptage
symbolique du rejet de l'autre comme bouc émissaire de nos
peurs et de nos frustrations, les réels enjeux économiques.
Entre le travail structurel qui porte sur la redistribution des
ressources et des biens et le travail idéologique, qui porte
sur les représentations, les discours et l'imaginaire on
peut se demander s'il est possible d'insérer une approche
comportementale et cognitive du racisme.
Tout individu, comme sujet social, est inséré dans
un réseau relationnel où se tissent, à divers
niveaux, des liens d'identification et de rejet. A l'identification
familiale ou clanique se superpose une identification civique autour
d'un contrat social concrétisé par les textes constitutionnels,
une identification classiste sur la base d'une mise en situation
concrète dans le processsus de production économique
et une identification culturelle, souvent inconsciente, qui manifeste
l'intériorisation de valeurs, mais aussi de comportements
quotidiens de convivance, portant sur l'usage du langage, du corps,
du temps, de l'espace selon des codes partagés permettant
une compréhension intersubjective sans heurt. Pour qu'une
communication puisse s'établir, il faut qu'il y ait un logos
commun.
La mixité culturelle, que l'on veuille ou non, remet en
question ces processus d'identification culturelle, parce qu'elle
nous met en présence d'un "autre" qui ne partage
pas cette consensualité culturelle qui nous est propre. Au
sein d'un même espace social, économique et politique,
se juxtaposent des espaces culturels autonomes, fermés, entre
lesquels la communication ne peut s'établir qu'au prix d'un
effort de transposition des codes. Des valeurs communes, issues
de la pensée libérale et démocratiques, permettent
la convivance interculturelle : on reconnaît à chaque
culture la légitimité de sa présence dans l'espace
public et politique, on accepte que l'autre, que l'on ne comprend
pas immédiatement, soit un être rationnel jouissant
en conséquence de l'autonomie et du respect dû à
l'être humain. Mais la mise en pratique de ces principes de
coexistence pacifique n'est pas spontanée : elle rend nécessaire
un travail préalable d'intériorisation consciente
des valeurs de tolérance démocratique que l'appareil
idéologique d'état (école, armée...
) se charge, normalement, d'assurer. Spontané est le repli
sur l'identité culturelle et clanique : on se retrouve entre
soi, dans un espace social où l'effort d'intercompréhension
est réduit au minimum et bénéficie de la meilleure
gratification.
Dans l'espace public, les heurts se manifestent lorsque l'un ou
l'autre groupe, par son comportement culturel, paraît (sans
décodage) violer les règles comportementales régissant
l'identité civique. Pour donner un exemple concret : les
normes - acceptées en Europe du Nord - d'usage des lieux
publics et de respect de l'espace privé, normes souvent codifiées
par des règlementations locales (municipales, préfectorales,
régionales...) impose une réduction du niveau sonore
à la tombée de la nuit : l'animation nocturne n'étant
tolérée qu'à la faveur d'activités festives
partagées par tous (kermesses, braderies, fêtes nationales,
carnaval) et entachée de suspicion ou de réprobation
en dehors de ces cas. Quiconque a voyagé dans les régions
méditerranéennes sait que ces règles n'y sont
pas de vigueur. Ainsi la présence de groupes d'hommes en
soirée dans l'espace public y fait partie de la convialité
quotidienne alors qu'elle est, spontanément, considérée
comme suspecte en Europe du Nord... tandis que le vide nocturne
et le silence public de nos cités apparaît au méditerranéen
comme une source d'angoisse et d'insécurité.
Chaque communauté obéit à ses règles
culturelles propres, mais sans le vouloir, une de ces communautés
viole des règles culturelles érigées en normes
civiques... c'est en ces circonstances que les heurts et une mécompréhension,
aboutissant à la schizogenèse sociale, apparaissent.
A ces malentendus culturels s'ajoutent d'autres sources de tension
: la crise économique soumet l'espace social à la
tyrannie de la rareté : rareté des revenus, rareté
du travail, rareté des biens sociaux.... ce qui renforce
considérablement le sentiment d'étrangeté,
d'altérité et de négativité. L'autre
devient une menace dont il faut se prévenir. Faute de pouvoir
agir efficacement sur les facteurs économiques de l'exclusion,
(comment lutter contre la concurrence économique ?), l'étranger
ou l'exclu marginal deviennent, par ce qu'ils suscitent un rejet
proportionnel à l'éventualité de sa propre
exclusion, la cible de nos ressentiments. La crainte de se voir
assimilé à cette "lie sociale" et comme
pour se protéger de cette menace, on les charge de cette
responsabilité qui devrait incomber, pour autant qu'on prenne
la peine de se livrer à l'analyse critique de nos sociétés,
aux maîtres du jeu économique.
Dans une société où le milieu de travail est
le lieu privilégié d'identification sociale (classiste
ou non) et de valorisation économique de soi, le chômage
engendre nécessairement des attitudes d'exclusion et de dévalorisation
qui remettent en cause ces processus identitaires. Le chômeur
se sent lui-même exclu et se dévalorise, dès
lors, il offre un terrain favorable soit à une marginalisation
accrue (passage à l'acte délictueux par ressentiment
et/ou besoin économique), soit à une identification
exacerbée à d'autres instances métasociales
investies de la valeur attribuée normalement aux instances
civiques et économiques. L'exclu social (ou le menacé
d'exclusion) se replie sur les valeurs identitaires culturelles
fortement chargées de symbolique et d'affectivité
groupale : religions, sectes et partis extrémistes sont les
lieux privilégiés d'un tel repli d'autant plus qu'ils
manipulent consciemment ressentiment et culpabilité.
On a peut-être trop peu étudié ce glissement
de l'opinion publique vers ce racisme banalisé qui constitue
le terreau des extrémismes. Un concept, forgé par
le psychologue américain Festinger et reprise en France par
Jean-Léon Beauvois et R. Joule (note 9) permet de comprendre
le changement d'opinion. Il offre aussi des voies opératoires
pour le maîtriser, voire le susciter. Ce concept est celui
de dissonance cognitive. Il permet de rendre compte du comportement
d’individus soumis à des impératifs tels qu’ils
se trouvent amenés à adopter des attitudes opposées
à leurs convictions ou jugement antérieurs. Expériences
et études de terrain montrent que mis en situation d’agir
en contradiction avec lui-même, le sujet a tendance à
conformer ses opinions aux actes plutôts que les actes aux
convictions. Le but est de réduire la tension psychologique
qui résulte cette « dissonance cognitive » en
re-forgeant de manière cohérente et gratifiante ses
jugements. L’approche cognitive a trait plus à la psychologie
individuelle qu’à la psychologie sociale, il n’empêche
que ses implications sur la question du racisme ne sont pas négligeables,
même si la causalité des tensions raciales touche aussi
bien au domaine économique que politique.
Force nous est de constater que les efforts discursifs sur les
droits de l'homme et la démocratie n'ont pas réussi
à limiter la banalisation du racisme. L'hypothèse
de la dissonance cognitive permettrait, si elle se trouve confirmée
par des études de terrain, d'expliquer ce phénomène
par le fait que l'on vit fréquemment des situations concrètes
de contact (en tant qu'acteur ou témoin) avec des migrants,
des allogènes, des étrangers dans lesquels il s'avère
impossible de manifester les valeurs égalitaires. En effet
ces contacts, qui se déroulent dans la sphère publique,
professionnelle ou civique, sont essentiellement des relations où
l'Autre est, d'une manière ou de l'autre, instrumentalisé,
stigmatisé, aliéné : on peut en énumérer
quelques unes : relation d'autorité professionnelle, de domination
ou de mise au service (la bonne-de-maison, le manoeuvre, l'homme-à-tout-faire),
l'exclusion socio-professionnelle, relation de dépendance
univoque (par exemple, relation propriétaire-locataire),
relations conflictuelles de voisinage résultant des "malentendus
culturels" évoqués ci-dessus, relations de méfiance
face à la "débrouillardise" de certains
migrants ou rapports de négociation mal définis selon
nos normes comme le marchandage, rapports de suspiscion face à
l'établissement de circuits économiques parallèles
que les normes sociales nord-européennes n'intègrent
pas, relations de contrôles, administratifs ou policiers,
où le fonctionnaire est amené à appliquer une
législation indépendante de sa volonté, sans
pouvoir en maîtriser les implications humaines et affectives.
Dans ses aspects concrets et affectifs, il est difficile d'intégrer
ces relations de manière cohérente au discours égalitaire
démocratique de sorte que pour échapper à cette
dissonnance, au lieu de lutter contre ces rapports sociaux inégalitaires
on intériorise petit à petit les valeurs xénophobes,
racistes qui paraissent les légitimiser. Cette situation
est encore aggravée par des mesures d'encouragement à
la dénonciation et la répression de l'hébergement
d'immigrés susceptibles d'être "clandestins"
! En conséquence le succès du FN ou du soft-racisme
officiel pourrait être expliqué par ce besoin de réduction
de dissonnance cognitive : faute de concrétiser l'idéal
d'égalité dans les rapports économiques et
sociaux, on y renonce purement et simplement et d'autant plus facilement
que les idées progressistes sont marginalisées et
discréditées par l'échec historique du socialisme
d'état et l'incapacité de la social-démocratie
à surmonter la crise.
La dissonance cognitive n'est évidemment pas le seul facteur
explicatif du racisme : il y a un "noyau dur" du racisme
et du fascisme qui peut trouver une élucidation psychologique
par le concept de "personnalité autoritaire" telle
qu'elle a été mise en évidence sur les recherches
de l'Ecole de Francfort (Adorno, Fromm... ) sur l'antisémitisme
aux USA. D'autre part les préjugés ou les sentiments
racistes ne se manifestent parfois en dehors de toute expérience
concrète de contact avec l'allogène : il faut reconnaître
la part de l'irrationnalité de certains racismes (et en particulier
de l'antisémitisme dont les racines sont aussi religieuses)
ainsi que celle de l'intériorisation collective des préjugés
coloniaux à travers les appareils idéologiques d'Etat.
Enfin, le concept générique de "racisme"
englobe une pluralité de discours et de comportements, qui
vont de l'ignorance délibérée ou de la représentation
stéréotypée jusqu'à la volonté
d'extermination, en passant par toutes les modalités du préjugé,
du mépris et de la haine . Ces comportements requièrent
des réponses adaptées. Il n'empêche que la piste
de réflexion que nous empruntons ici, qui porte surtout sur
le vécu de la relation entre les migrants et les nationaux,
peut déboucher sur des implications stratégiques et
tactiques non négligeables face aux manifestations actuelles
du racisme européen.
Un grand nombre d'éducateurs de rue, d'animateurs socio-culturels,
de militants de base, et d'assistants sociaux savent qu'il est vain
d'opposer aux manifestations quotidiennes du ressentiment raciste
ou xénophobe le discours de l'universalité et de l'égalité.
Une des premières conséquences de l'approche cognitive
du racisme serait la relativisation de l'efficacité d'un
contre-discours antiraciste. Il vaut mieux mettre les acteurs sociaux
en situation concrète de relations égalitaires et
pour ce faire, procéder progressivement par cette technique
inspirée du marketing que l'on désignerait par "le
pied dans la porte et les petits cadeaux publicitaires"...
Amener les acteurs à se reconnaitre l'un l'autre en engageant
à poser des actes peu coûteux au départ mais
gratifiants sur le plan de la valorisation de soi, actes qui conduiraient,
par le fait qu'ils "déracialisent" une relation
humaine, à relativiser et à détruire les préjugés,
les malentendus, et en fin de compte, les idéologies racistes.
La réciprocité des actes est essentielle, car la racialisation
du regard sur l'autre peut être réciproque et toucher
aussi bien le regard du migrant sur le national que l'inverse.
Il serait aussi nécessaire de "déculpabiliser"
le ressentiment raciste "de base"... Entendons-nous, la
"déculpabilisation" ne consiste pas en une légitimation
ni même en une banalisation. L'individu, et à titre
d'individu, est en droit d'exprimer - sans violence - ses sentiments,
ses opinions, ses préjugés... fussent-ils racistes,
mais ses sentiments doivent être rectifiés, ses opinions
réfutées, ses préjugés démentis.
L'inadmissible et le répressible portent sur des actes et
non sur l'expression de la pensée ou du sentiment. Ainsi
je peux "ne pas aimer tel groupe ethnique", c'est-à-dire
"me sentir mal à l'aise en présence de ressortissant
de ce groupe et ne pas désirer fréquenter un membre
(ou les membres) dudit groupe" et je peux avoir même
des "raisons" (une mauvaise expérience de cohabitation
par exemple) et en faire état, je suis même en droit
(au risque de m'appauvrir culturellement) d'éviter telle
ou telle personne et de ne choisir mes amis qu'au sein de mon groupe
ethnique... et je peux même exprimer ces ressentiments quitte
à faire preuve de préjugé ou de stupidité
lorsque je généralise abusivement à un groupe
une expérience particulière malheureuse, mais je n'ai
pas pour autant le droit "d'agir en raciste" c'est-à-dire,
chercher à nuire (injurier, agresser), inciter publiquement
à la haine, à la violence, refuser un droit légitime
(droit au logement, accès aux lieux publics, droit aux services,
refus de vente...) d'autrui en raison de l'origine ethnique, religieuse,
raciale, nationale. On précisera de la sorte les limites
de l'applicabilité de la législation réprimant
les actes racistes, qui vise l'expression délibérée,
collective et politique du racisme plutôt que les préjugés
ou les ressentiments individuels. Et ce n'est que dans une délimitation
claire de la portée de l'arsenal juridique que l'on pourra
contrer efficacement l'expression politique et sociale du racisme.
universalité, différence et droits de l'homme
La cible réelle du racisme différencialiste est la
notion d'universalité et d'unité du genre humain,
assimilée abusivement à l'hégémonie
occidentale. Il cherche à dénier à l'Autre
la qualité d'être humain, ou du moins la qualité
d'interlocuteur ayant les mêmes droits et les mêmes
libertés.
En effet, pour admettre que l'Autre soit sujet de droit, ayant
les mêmes droits que moi, il faut reconnaître entre
lui et moi des référents, des valeurs communes et,
en fin de compte, une identité fondamentale : nous sommes
égaux en droit parce que nous partageons - en dépit
de nos différences - la même nature, le même
destin : nous habitons tous deux le même monde. Exclure du
"monde" ceux avec qui on ne veut pas partager ses droits
reste donc la méthode privilégiée du raciste
"différencialiste" ou non.
Le vécu, le vécu du corps, le rapport à l'existence,
à l'autre, au monde, est le fondement de toute expérience
humaine. Si l'universalité des droits de l'homme s'est fondée
sur l'esprit rationaliste des Lumières, je fonderais pour
ma part la liberté humaine d'habiter où et comment
il veut sa planète sur la notion plus existentialiste d'étance-au-monde,
d'expérience vitale marquée à la fois par l'espoir,
la volonté de survie, d'éviter la souffrance et de
rechercher le bien-être : l'Autre, aussi différent
que moi, dispose du même droit que moi au bien-être
parce que, étant en relation d'empathie avec lui, je partage
avec lui le même monde vécu. Niant l'autre dans ses
droits, je me vois amené à nier, ou à laisser
nier par autrui, mes propres droits, ma propre liberté. Car
avec cette négation, qui consacre éventuellement mon
pouvoir sur l'autre, j'oblitère toute relation, basée
sur l'acceptation et le consensus réciproque de l'altérité,
me mettant face à l'autre dans une relation égalitaire
entre deux sujets libres. Faisant de l'autre mon esclave, je m'aliène
la liberté auquel j'ai droit. Excluant l'autre de mon monde,
je m'aliène la liberté d'être de son monde.
L'autre fondement, mieux connu, mieux pensé, de l'universalité
des droits de l'homme, est la nature rationnelle de l'être
humain. J'entends par là, non pas que tout dans l'homme soit
rationnel, mais que ce qui permet à l'homme de vivre avec
les autres hommes est la Raison.
Raison technicienne et occidentale ? on ne peut écarter
d'un trait cette critique. La raison occidentale - mais peut-on
dire qu'il en est autrement ailleurs ? - est effectivement orientée
vers la maîtrise technicienne de la nature. Plus généralement,
on peut dire qu'elle est une faculté d'adaptation à
l'environnement naturel et social qui passe par une perception constructive
du réel et la capacité de le désigner et de
l'expliquer par la médiation du langage.
Nous en venons au concept antique de Raison - le "logos"
- : celui de langage commun, de la capacité commune de désigner
le monde et ses étants, d'expliquer les phénomènes,
de construire un savoir et de le partager... et même si les
constructions du savoir sont plurielles la compréhension,
l'échange, l'acceptation réciproque reste possible
(parfois difficile, je le reconnais) à condition de renoncer
à mesurer l'humanité entière à l'aulne
de sa chapelle propre. Cette capacité logique, même
si elle se manifeste de manière plurielle, est commune à
toute l'humanité et constitue à vrai dire l'essence
de unité humaine. Un des aspects essentiels de la raison
est la capacité de s'appréhender comme sujet, comme
être autonome qui se trouve dans une relation de face à
face avec le monde...
S'appréhendant comme sujet, l'homme en tant qu'il est au
monde (en phénoménologie on le désignera comme
l'être-au-monde, l'être-là, ou Dasein), affirme
son identité. Mais cette affirmation est collective et s'enracine
dans le partage commun, médiatisé par un langage commun,
du même monde vécu avec d'autres hommes. Ce partage
commun fonde les cultures particulières, qui s'autonomisent
et s'appréhendent collectivement comme sujet historique.
La rencontre interculturelle entraîne toujours une crise,
une remise en question qui force à relativiser l'identité
culturelle... la négation de l'autre semble être une
réponse, mais c'est une réponse appauvrissante, mutilante
que l'on adopte que dans la perspective d'une domination de l'autre...
à la relation intersubjective, conjugant autonomie et interdépendance,
se substitue une relation transitive de maître à esclave.
La crise résultant de la rencontre de l'autre oblige chacun
à réévaluer son propre logos, à rechercher
avec l'autre, un métalangage, un logos permettant l'intercompréhension.
Tout l'effort de l'anthropologie culturelle - lorsqu'elle est bien
comprise - vise à cette intercompréhension, mais il
ne faut pas perdre de vue que l'autre se voit aussi, dans le champ
propre de son horizon culturel, à se relativiser... La coexistence
culturelle met chacun des protagonistes dans une situation d'instabilité
créatrice et de l'interrelation émerge une métaculture,
une culture commune des cultures particulières. Une telle
émergence n'est véritablement possible que si l'autonomie,
l'indépendance et les droits respectifs des communautés
sont mutuellement reconnues dans une relation égalitaire.
Une relation de domination engendre des distorsions communicatives
par l'intériorisation mutilante de l'identité du dominant
par le dominé : l'esclave intègre dans son horizon
propre l'image que donne de lui le maître et s'aliène,
en détruisant son identité propre, en ne se concevant
que par rapport à l'autre. Le dominé cherche à
copier le maître dans l'espoir d'une reconnaissance, mais
cette acculturation renforce la situation de dépendance.
De sorte que la libération ne peut être accomplie que
dans un acte de rupture où l'esclave met en jeu son identité
propre par la négation - en lui - de l'identité du
maître. Est-ce à dire que l'esclave ne peut être
libre qu'en "tuant" le maître ? Il ne s'agit pas
- comprenons-nous - de prôner une extermination crépusculaire
des maîtres du monde. La négation s'opère plutôt
dans la conscience propre de l'asservi qui se nie en tant qu'esclave
et s'affirme comme sujet. En se libérant, et cette libération
passe - dans le cas des rapports de domination coloniale - par la
prise de conscience d'une identité culturelle propre, le
dominé crée dans la conscience du maître les
conditions de sa propre libération. Le maître s'efface
devant le sujet et se libère lui-même en acceptant
l'autre, qui était son objet, comme interlocteur égal,
sujet historique d'une ère nouvelle.
Mais une telle dialectique ne peut être mise en oeuvre que
sur le fondement d'un logos transcendant les logiques particulières
des protagonistes historiques. Si la "raison" telle qu'elle
fut forgée en Occident devient elle-même suspecte à
la mesure de la domination économique et politique qu'elle
a permise, on peut se demander quel peut être le fondement
d'une nouvelle relation interculturelle qui préserverait
à la fois les autonomies et les identités réciproques
et les impératifs catégoriques de la reconnaissance
de droits humains, universellement applicables à l'échelle
planétaire. A nier l'universalité des droits de l'homme
on serait amenés à nier l'humanité de l'autre
et à justifier et perpétuer à jamais les rapports
de domination actuels.
A l'inspiration kantienne de l'universalité des droits de
l'homme, il faudrait adjoindre une pensée phénoménologique
de ces droits, une pensée qui cherche dans le corps, dans
l'enracinement au monde, dans la responsabilité éthique
que nous avons envers notre demeure planétaire et envers
les générations futures, de nouvelles fondations capables
d'assurer, en dépit et par delà la diversité
culturelle que nous chercherions à préserver, un avenir
commun et partagé.
Il y a une intelligibilité commune à tout humain,
une intelligibilité qui repose sur le rapport des corps à
la physis, une intelligibilité qui est plus de l'ordre du
sensible que de la raison, mais qui nous permet de comprendre, de
concevoir, de reconnaître, par empathie, la légitimité
de l'autre. Cette intelligibilité est celle du plaisir et
de la souffrance : tout corps cherche le plaisir, le bien-être
dont la satisfaction requiert des conditions matérielles,
concrètes, autant et plus que la reconnaissance purement
discursive de droits fondamentaux. C'est donc à une pensée
à la fois hédonistique et matérialiste des
droits de l'homme que je convie, droits dont le principal serait
de pouvoir subsister matériellement dans la dignité,
pouvoir échapper à la faim et la misère, pouvoir
vivre, travailler, là où les conditions sociales,
matérielles, économiques, politiques, permettent la
dignité d'une vie heureuse.
Nous connaissons tous les droits de l'homme, et en particulier
ceux qui nous touchent le plus dans notre vie quotidienne où
l'essentiel nous est acquis, les libertés politiques, la
liberté d'expression... mais nous oublions peut-être
que dans cette fameuse déclaration universelle ( qui est,
quoiqu'on en pense, un texte légal ayant valeur contraignante
pour les états, c'est-à-dire pour chacun de nous,
électeurs, citoyens, décideurs ou non ) formule explicitement
ce droit applicable à quiconque "sans distinction de
race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique
ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune,
de naissance ou de toute autre situation"
article 25 : "Toute personne a droit à un niveau de
vie suffisant pour assurer sa santé, son bien~être
et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement,
le logement, lcs soins médicaux ainsi quc pour les services
sociaux nécessaires; elle a droit à la sécurité
en cas de chômage, de maladie, d'invalidité, de veuvage,
de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance
par suite dc circonstances indépendantes de sa volonté."
et cet article 14
"devant la persécution, toute personne a le droit de
chercher asile, et de bénéficier de l'asile en d'autre
pays"
que précède l'article 13
"toute personne a le droit de circuler librement et de choisir
sa résidence à l'intérieur d'un Etat"
"toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris
le sien, et de revenir dans son pays".
Dans la mesure où bon nombre d'Etats n'assurent pas à
l'individu les "droits économiques, sociaux et culturels
indispensables à sa dignité et au libre développement
de sa personnalité", ce dernier n'est-il pas en droit
de chercher ailleurs (appliquant son droit de quitter son pays)
les conditions adéquates pour que ces droits puissent être
satisfaits... ce que cherche le migrant, et je parle ici du migrant
économique, n'est pas une quelconque prospérité
"parasitaire" à bon compte, mais la dignité
de pouvoir travailler et de vivre du fruit de son travail. Dès
lors, nous sommes en devoir d'assurer cette dignité, et le
migrant est en droit de demander en quelque sorte, asile économique...
On rappelle couramment, et avec pertinence, que la satisfaction
des droits de l'homme est corrélée à l'exercice
de devoirs. Effectivement, chacun, au niveau étatique comme
au niveau individuel, a le devoir d'assurer pour autrui (c'est-à-dire
de s'assurer mutuellement, en fin de compte) que ces droits sont
respectés. Les Etats en particuliers ceux qui disposent des
moyens matériels les plus amples, ont le devoir d'assurer
et de faire respecter notamment les droits énoncés
dans l'article 25 de la Déclaration Universelle. La mondialisation
de l'économie étant un fait accompli, ce devoir incombe,
essentiellement à ceux qui en tiennent les rennes. Est-ce
une outrecuidance de préciser qu'une réorganisation
globale de l'économie serait, dans cette perspective, une
nécessité ?
Faudra-t-il que les "esclaves" du jeu économique
se livrent à une insurrection généralisée
pour que les 20 % de l'humanité détenteurs de quatre
cinquièmes du gâteau planétaire comprennent
que le système économique mondial comporte quelques
bugs et virus ? Il n'est pas de la compétence du philosophe,
de l'éthicien, ou de l'essayiste d'élaborer les étapes
programmatiques du changement social... après tout les dits
changements seront plutôt le fait des acteurs économiques
et sociaux eux-mêmes, mais il ressort de la responsabilité
de chaque citoyen d'user de sa liberté pour peser en faveur
d'un meilleur équilibre du bien-être.
Le mondialisme intégral, l'abolition des frontières,
la liberté de migration, de déplacement... est certes
un rêve, une utopie... mais il faut reconnaître la légitimité
de la pensée utopique. L'irréalisme certes serait
de croire en un effacement soudain des frontières, fut-ce
en raison de l'irrationalité actuelle des Etats et de la
nature violente des relations internationales... mais plus souhaitable
est l'ouverture aux hommes, non sans un certain contrôle admettons-le,
qui désirent proposer leur savoir-faire, que ce soit à
titre de manoeuvre ou de cadre d'entreprise.
Plus humain est le respect élémentaire de ceux qu'on
a invités, dans les années grasses, en tant que main
d'oeuvre... et si en raison d'une crise économique, que nous
serions incapables de résoudre, certains émargent
de la sécurité sociale, n'oublions pas alors que cette
sécurité leur est, tout simplement, due.
Le discours anti-mondialiste propre à l'extrême-droite
frappe par son caractère rétrograde et le refus névrotique
de voir la réalité : réalité des échanges
économiques, réalité des échanges culturels,
réalité des échanges migratoires humains...
nous vivons une ère planétaire, où les enjeux
sont planétaires : faute de pouvoir les résoudre,
faute de pouvoir dépasser les particularismes, et à
force même de les exacerber sous le prétexte que les
solutions mondialistes ont jusqu'à présent échoué
et parfois donné prétexte à des hégémonies...
nous risquerions de précipiter le monde dans une nouvelle
barbarie médiévale, où aux pouvoirs démocratiques
nationaux, limités par une volonté transnationale
de solidarité et de rationalité planétaire,
se substituerait une multiplication effrenée et incontrôlable
de pouvoirs locaux, particularistes, égoïstes et animés
de volonté hégémonique d'intolérance
et de refus d'autrui...
Notre monde est ébranlé par une prolifération
des conflits nationalistes, ethniques, et régionalistes qui
éclatent aux quatre coins du globe. Ces conflits trouvent
leur source à la fois dans les situations de violence économique
et sociale, et dans les idéologies ethno-différencialistes
légitimant ces violences tout en masquant leur véritable
nature sociale. Ils sont les rejetons directs de la peste brune
et trouvent précisément leur terreau dans le discours
nauséabond du racisme.
A laisser agir ceux qui cherchent à transformer les démocraties
européennes en citadelles closes de la prospérité
occidentale, nous risquerions d'en voir détruire l'âme,
à savoir l'esprit de fraternité et d'égalité
qui unit les hommes, et de vivre sous peu dans le cimetière
de nos illusions et de nos espérances perdues. Est-il besoin
encore de l'affirmer ? L'heure est peut-être moins à
la pensée et à la réflexion, aussi utiles soient-elles,
et encore moins aux hypocrites et conventionnelles condamnations
de pure forme, qu'aux préparatifs concrets d'une résistance
de longue haleine, voire d'une offensive concertée contre
les ennemis de l'humanité.
P. Deramaix - 15 septembre 1996
notes
1. La force du préjugé : essai sur le racisme et
ses doubles / Pierre-André Taguieff. - Gallimard, 1990. -
2. Discours du 28 juillet 1885, cité par T. Todorov in “
Nous et les autres ”, éd. Seuil, p. 346
3. Aristote, La Politique, trad. M. Prélot, éd. Denoël/Gonthier,
p.23
4. T. Todorov, Nous et les autres, p. 48 et sq.
5. Saint-Simon, de la réorganisation de la société
européenne II, R, p. 293, cité par Todorov, p. 51
6. Groupe de Recherche et d'Etude de la Civilisation Européenne,
lieu de pensée et de réflexion de la nouvelle (extrême)
droite fondée en 1968.
7. P.-A. Taguieff, o.c., p. 336
8. Ce concept a été forgé par E.P. Thompson,
in "l'exterminisme, stade suprême de l'impérialisme",
un essai édité en 1985 critiquant la politique de
dissuasion nucléaire.
9. J.-L. Beauvois et R. Joule, Soumission et idéologies :
psychosociologie de la rationalisation, éd. PUF, 1981
|
|