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Origine : http://www.coe.int/t/f/droits_de_l'homme/ecri/1-ecri/4-relations_avec_la_soci%E9t%E9_civile/1-programme_d'action/08-10%E8me_anniversaire_ecri_2004/3-Atelier_3.asp
Atelier III
LE RACISME : UN “VIRUS QUI MUTE CONSTAMMENT” –
ISLAMOPHOBIE, ANTISÉMITISME ET RACISME “CULTUREL”,
DE NOUVEAUX DÉFIS DANS NOS SOCIÉTÉS
Contribution de Dr Neil MACMASTER, School of Economic and Social
Studies, University of East Anglia
Les opinions exprimées n’engagent que leur auteur.
A l’occasion de son 10ème anniversaire l’ECRI
peut, à juste titre, être fière de ses performances
en matière de surveillance du racisme dans l’Europe
entière, d’identification et de promotion des bonnes
pratiques et de contribution à la tâche difficile de
bâtir une société plus tolérante. Mon
intervention ne s’attachera pas tant aux détails de
ce résultat qu’à l’un des problèmes
principaux rencontrés par le mouvement antiraciste, à
savoir le degré d’enracinement des préjugés
dans la société civile, qui, souvent, semblent résister
à toute stratégie d’éradication. On a
vu des initiatives importantes, appuyées par le gouvernement
et des textes de loi, échouer, se déliter ou s’avérer
inefficaces à cause de l’intolérance inscrite
dans la culture populaire. En Grande-Bretagne par exemple, le gouvernement
a mis en œuvre la majorité des recommandations du rapport
Macpherson de 1999 visant à éliminer le racisme institutionnel
au sein de la police, mais deux ans plus tard, les experts déclaraient
que les initiatives n’avaient pas d’effets significatifs.
En octobre 2003 la population a été sous le choc en
voyant les images filmées par un journaliste de la BBC infiltré
dans la police et montrant le degré intolérable de
racisme parmi les policiers lors d’un stage de formation.
Elles ont révélé le fossé considérable
existant entre le comportement de façade affiché par
les policiers, qui se prêtent avec zèle à tous
les tests de la formation antiraciste, et leur racisme profond et
bien dissimulé.
On peut faire plusieurs remarques à propos de l’écart
entre les politiques antiracistes officielles et l’intolérance
marquée de l’opinion publique :
* Les mesures institutionnelles ou juridiques visant à
combattre le racisme, indispensables en soi, ne sont efficaces qu’accompagnées
de changements authentiques de l’opinion publique, qui ne
se laisse pas aisément manipuler par une pression externe
ou l’intervention de l’État.
* les mesures antiracistes appuyées par la loi devenant de
plus en plus complexes, les mouvements racistes ont appris à
ruser pour contourner la politique du gouvernement.
* Les préjugés raciaux populistes sont reproduits
et entretenus dans la société civile, non seulement
par l’extrême droite ou les mouvements néonazis,
mais aussi par les responsables politiques des grandes formations
et les médias, qui à cet égard jouent un rôle
crucial. Il existe une contradiction au cœur de la démocratie
libérale, en ce sens que les ministres du gouvernement, les
politiques, les rédacteurs en chef et les journalistes qui
s’opposent fermement à certaines formes de racisme
(surtout aux mouvements d’extrême droite ou néonazis)
peuvent renforcer en même temps d’autres formes de préjugés
populaires qui affaiblissent ou contrarient une bonne part de leur
action positive. Des meneurs d’opinion très respectés
sont capables de tenir un langage négatif envers les demandeurs
d’asile ou les réfugiés, ou de développer
un discours teinté d’islamophobie ou d’antisémitisme.
Ce racisme "inoffensif" est des plus préjudiciables
car ses auteurs sont investis d’une grande légitimité.
* Des recherches ont montré qu’il existait un lien
étroit entre les reportages des médias et l’apparition
soudaine de nouvelles vagues d’intolérance et de violence
xénophobes. Les médias sont capables de réagir
rapidement à des événements et de produire
une masse (parfois répétitive) de reportages d’actualité
susceptibles de déclencher une brusque flambée de
violence, à laquelle les organisations antiracistes ou la
législation peuvent tarder à répondre.
Définir le racisme s’est toujours révélé
difficile car le phénomène varie à tout moment
et d’une société à l’autre selon
l’histoire, la culture et la situation sociale du pays, et
il est de plus en constante mutation. Ainsi, durant l’après-guerre
marquée par la migration de la main-d’œuvre, toute
l’extrême droite européenne a commencé
à masquer son antisémitisme profond pour s’attaquer
aux Africains, Asiatiques, Maghrébins et à d’autres
groupes. Comme Pierre-André Taguieff le faisait observer
(La Force du Préjugé, 1987) au regard du racisme culturel
ou différentialiste, cette mutation constante pourrait poser
de sérieux problèmes aux mouvements et aux législateurs
antiracistes, car faute d’identifier rapidement les nouveaux
courants, ils risquent de ne pas s’apercevoir que les racistes
ont simplement déguisé leurs intentions. La reformulation
du racisme en Europe au cours des deux dernières décennies
a été particulièrement insidieuse car l’extrême
droite, les responsables politiques et les idéologues conservateurs,
confrontés au défi d’une législation
antiraciste, de politiques multiculturelles et d’institutions
chargées de surveiller et de combattre la discrimination,
se sont appliqués à inventer des formes de racisme
déguisé qui les rendent inaccessibles aux interventions
officielles et même permet aux préjugés d’apparaître
légitimes aux yeux du grand public.
La plus connue de ces stratégies, souvent appelée
le "Nouveau Racisme" ou la "Nouvelle Droite",
glissement de fond d’un discours biologique à un discours
culturel, n’est plus "nouvelle" d’aucune manière.
Le GRECE (Groupement de Recherche et d’Étude pour une
Civilisation européenne) a été créé
dès 1969, et les structures du racisme culturel ont déjà
été analysées par des universitaires entre
1980 et 1985. Vingt ans plus tard, la question se pose de savoir
dans quelle mesure le projet du "Nouveau Racisme" est
parvenu à s’infiltrer profondément dans la société
civile ?
L’objectif de la Nouvelle Droite était de
renverser et de supplanter les idéologies dominantes en offrant,
par des stratégies discursives ou linguistiques, de nouvelles
visions du monde qui deviendraient hégémoniques et
s’ancreraient dans la mentalité du grand public. Le
discours est complexe mais repose sur les idées suivantes
:
* L’identité nationale se définit
en référence à une assise traditionnelle (histoire,
culture, langue, sentiments) qui ne peut être partagée
que par le groupe "blanc" dominant uni par les liens naturels
de parenté et d’amitié.
* L’étranger ou celui qui vient d’ailleurs ne
pourra jamais faire partie de ce groupe ; il va sans dire que la
culture de cet étranger ne peut que renverser et anéantir
l’identité nationale organique et nuire à l’intégrité
culturelle des minorités ethniques elles-mêmes. Ces
propos conduisent implicitement à un programme de ségrégation
et d’exclusion. L’identité culturelle est mise
en avant et se trouve en réalité assimilée
à la notion de "race" comme l’a essentialisée
Samuel Huntington dans son essai "le Choc des Civilisations".
* Ce programme prétend ne pas être raciste puisque
le groupe dominant peut rejeter l’idée qu’il
serait d’une manière ou d’une autre biologiquement
supérieur à tout autre groupe ethnique ou national
: il est simplement différent.
* La nation a le droit de défendre son existence et son intégrité
culturelles comme le font tous les groupes ou les populations ethniques,
de sorte que le racisme peut prétendre partager les valeurs
fondamentales d’un programme libéral et multiculturel,
le "droit à la différence".
* L’identité nationale n’est pas seulement souillée
par les contacts culturels (mixophobie) ; elle est activement détruite
par des intérêts dangereux et antipatriotiques soutenus
par l’État, par les organisations antiracistes, par
les promoteurs d’une politique de l’éducation
multiculturelle : la prétendue "industrie des relations
interraciales". Par une pirouette classique, la majorité
xénophobe dominante qui détient la plupart des richesses
et des pouvoirs se pose en victime, sa survie culturelle même
serait menacée par des fanatiques intolérants et politiquement
corrects soutenus par des textes de loi mal fondés.
L’objectif des mouvements de la nouvelle droite tels que
le GRECE n’était pas simplement d’engager un
débat ésotérique réservé à
un petit nombre mais de convertir l’opinion publique. Ce but
a-t-il été atteint ?
Rappelons d’abord que les deux dernières décennies
ont vu la progression dynamique d’un nouveau type de parti
national-populiste xénophobe dans toute l’Europe (le
Front National français, le Parti de la Liberté autrichien,
le Parti populaire danois, le Parti suisse de la Liberté,
le Bloc flamand, le Parti national britannique (BNP), etc.). A partir
de 1983, Jean-Marie Le Pen a vite compris comment utiliser le discours
de la nouvelle droite pour gagner en légitimité publique,
masquer son programme raciste et se montrer plus habile que ses
adversaires politiques qui tentaient de le présenter comme
un raciste biologique de l’ancienne école néonazie.
Les succès électoraux du Front National dans les années
80 ont eu un impact important sur les mouvements ancrés très
à droite dans toute l’Europe, qui ont commencé
à prendre modèle sur le parti français et à
adopter des formes identiques de racisme culturel.
Certains politologues affirment que ce type de mouvement a déjà
atteint son point de culmination ou est incapable de former des
gouvernements stables et prospères, mais il a pourtant eu
un fort impact sur l’opinion publique bien au-delà
des rangs de leurs propres partisans. Jean-Marie Le Pen, Jörg
Haider, Carl Hagen, Umberto Bossi, Christoph Blocher, Pim Fortuyn
et d’autres ont bénéficié d’une
couverture médiatique considérable qui leur a permis
de diffuser le discours du racisme culturel. Ensuite les responsables
politiques des grands partis conservateurs ou sociaux-démocrates,
voulant écarter le risque électoral que représentaient
les mouvements xénophobes extrémistes, se sont montrés
beaucoup trop disposés à employer le même langage.
De fait, certains idéologues fondamentaux du nouveau racisme
ont été des membres dirigeants de partis ou de gouvernements
de droite, par exemple en Grande-Bretagne le "Conservative
Philosophy Group", qui comptait dans ses rangs l’idéologue
raciste Enoch Powell, a formulé une politique pour Mme Thatcher
qui reconnaissait en 1978 les préoccupations légitimes
du Front National d’extrême droite : "Les gens
ont vraiment peur," déclarait-elle à la télévision
"que ce pays soit submergé par des gens d’une
culture différente".
Ensuite je tiens à souligner le rôle actuel des médias,
principal instrument de perpétuation ou de renforcement du
racisme culturel dans la société européenne.
Comme l’a montré Gill Seidel, à partir de la
fin des années 70, le discours agressif de la nouvelle droite
britannique visait un lectorat bien plus large que celui des revues
spécialisées, à faible tirage, telles que la
Salisbury Review, les principaux ténors du mouvement parvenant
à occuper des postes de chroniqueurs réguliers dans
les tabloïds. En France le GRECE entretenait des liens directs
avec les magnats de la presse qu’étaient Raymond Bourgine
et Robert Hersant, qui facilitaient l’accès de ses
membres aux postes clés de la rédaction ou leurs attribuaient
des postes de chroniqueurs ou de journalistes.
En Grande-Bretagne, la presse populaire a engagé au cours
de la dernière décennie une campagne virulente et
incendiaire contre les demandeurs d’asile, tenant constamment
des propos diffamatoires qui devinrent si inquiétants qu’en
août 2001 Amnesty International et le Haut Commissaire des
Nations Unies pour les réfugiés ont tous deux dénoncé
le lien entre la haine véhiculée par la presse et
la vague croissante d’agressions violentes contre les réfugiés.
Ce message a été repris par le Secrétaire général
des Nations Unies lors de son discours du 29 janvier 2004 devant
le Parlement européen, dans lequel il a mis en garde contre
un état d’esprit de "Citadelle Europe" et
contre la campagne par laquelle les immigrés sont "stigmatisés,
calomniés, voire déshumanisés". Les rédacteurs
en chef ont justifié les attaques de la presse contre les
demandeurs d’asile en niant que cela eût quelque chose
à voir avec le racisme : au contraire tout le propos était
légitimé ou sous-tendu par une référence
à la culture et à l’identité. Ainsi par
exemple en 2000, la "Commission on the Future of Multi-Ethnic
Britain" a publié le rapport Parekh qui exposait les
grandes lignes d’un programme visant à s’attaquer
au racisme en changeant l’identité nationale discriminatoire
pour un modèle davantage pluraliste et inclusif intégrant
une diversité enrichissante. A la publication du rapport,
la presse populaire a ignoré toutes ses recommandations et
a déclenché une vague de désinformation venimeuse
; pour le Sun, le rapport était comparable à "ce
que Staline et le Politburo soviétique avaient fait".
Roger Scruton, l’un des chefs de file de la nouvelle droite,
a souligné dans le Daily Mail du 6 mars 2001 les dangers
de voir la Grande-Bretagne "envahie" par les demandeurs
d’asile et se transformer en "un pays étranger"
; il admonestait notamment ceux qui par une "propagande mensongère"
ébranlaient "notre" culture, "notre"
histoire et "nos" institutions. "Nous les Anglais,"
déclarait-il, "avons le droit d’être nous-mêmes
malgré ceux qui voudraient imposer le concept d’une
société multiculturelle.". La stratégie
du discours de la nouvelle droite est de saper radicalement la légitimité
des organisations et des politiques progressistes antiracistes en
les présentant comme la source du problème, à
savoir les initiateurs d’un programme étranger (c’est-à-dire
juif, musulman, communiste, etc.) voulant anéantir l’identité
nationale. Cette attaque est extrêmement préjudiciable
aux tentatives du gouvernement de contrer le racisme car les institutions
en tête de la campagne pour une société plus
tolérante, telles que la "British Commission for Racial
Equality" perdent en crédibilité aux yeux du
public. On observe aujourd’hui des signes clairs qu’un
large public s’est approprié et a intégré
le discours de la nouvelle droite qui, tout en prétendant
ne pas être raciste, se sent totalement à l’aise
dans ses déclarations intolérantes ou xénophobes
présentées comme du nationalisme traditionnel.
De nouvelles formes virulentes d’islamophobie et d’antisémitisme
ont été injectées dans ce racisme culturel,
notamment depuis le 11 septembre et l’aggravation de la crise
au Moyen Orient. Si l’attaque dirigée contre les États-Unis
a favorisé l’islamophobie, il ne faut pas perdre de
vue le fait que l’hostilité à l’égard
des Musulmans s’est manifestée dès les années
80 et qu’elle serait toujours là aujourd’hui
même sans les attentats du 11 septembre. Mais laissons là
la question du terrorisme, la montée de l’intolérance
n’est pas due à l’augmentation spectaculaire
des arrivées de Musulmans en Europe de l’Ouest, car
ces groupes ethniques (Algériens, Marocains, Tunisiens, Pakistanais,
natifs du Bangladesh, Turcs, etc.) s’étaient déjà
installés dans une phase antérieure de migration de
la main-d’œuvre après la guerre (1945-1974). Ce
sont surtout les Musulmans qui sont devenus plus "visibles"
aux yeux de la majorité de la population lorsqu’ils
se sont intégrés dans la société européenne
: par exemple, dans un premier temps, les immigrants ont aménagé
des salles de prière dans des immeubles et des appartements
à usage d’habitation, mais lorsqu’ils se sont
enracinés et se sont engagés dans la voie d’un
établissement définitif ils ont commencé à
construire des mosquées. Dans ce cas la contradiction repose
sur le fait que si la construction de mosquées peut être
interprétée comme un signe d’intégration,
d’insertion dans la société d’accueil,
aux yeux de nombreux Européens ces mêmes édifices
religieux représentent un symbole « d’invasion
» et un refus de s’intégrer dans la nation.
Cependant le plus insidieux de tout a été le fait
que les attaques contre la différence religieuse ont permis
aux racistes de continuer à cibler ouvertement et précisément
ces groupes minoritaires qui, pendant de longues décennies,
avaient déjà été l’objet de l’intolérance
la plus grande et des violences physiques les plus terribles. En
tant que religion universelle, l’Islam n’est pas, en
principe, spécifique de certains groupes ethniques, bien
que le terme de "musulman" soit devenu un code à
peine déguisé pour désigner en particulier
des personnes remarquées pour leur différence "raciale".
Depuis le 11 septembre, beaucoup d’agressions publiques ont
pris la tournure d’une "chasse au faciès",
violence commise contre des individus pris parce qu’ils ont
le type "arabe". L’islamophobie a ainsi donné
un nouvel élan à des formes plus anciennes de préjugés
raciaux mais sous l’apparence plus insidieuse de la politique
culturelle. Pendant et après la guerre d’indépendance
de l’Algérie (1954-1962) les Algériens, présentés
comme des terroristes, étaient la cible du racisme le plus
virulent en France ; mais à partir des années 80 cette
haine a été reformulée comme une menace des
fanatiques islamiques algériens dont le but était
de détruire l’identité nationale française
de l’intérieur.
L’islamophobie a été entretenue aisément
par l’extrême droite et les mouvements nationaux-populistes
tels que le Front National en France. Néanmoins, le plus
préoccupant est la façon dont l’intolérance
à l’égard des Musulmans a soudainement été
reprise par les médias et les courants de pensée majoritaires.
Dans toute l’Europe les pratiques islamiques religieuses et
culturelles (rôles sexospécifiques, codes vestimentaires,
nourriture halal, écoles coraniques, etc.) ont été
présentées d’une manière déformée
et stéréotypée comme preuve de la destruction
de l’identité nationale traditionnelle par une sorte
de "cinquième colonne". Déjà en 1985
le Figaro publiait une image de Marianne, symbole de la France,
enveloppée d’un voile, avec le titre "Serons-nous
encore Français dans trente ans ?" et c’est cette
sorte de publication qui a été à l’origine
d’une panique morale, d’une attitude défensive
vis-à-vis de l’identité nationale. La controverse
a fait rage en Grande-Bretagne en janvier 2004 lorsque Robert Kilroy-Silk,
ancien député travailliste et animateur d’un
talk-show à la télévision a écrit dans
sa tribune hebdomadaire un article intitulé We owe Arabs
nothing (Nous ne devons rien aux Arabes). Il y déclarait
"En dehors du pétrole – qui a été
découvert, est produit et payé par l’Ouest –
quelle est leur contribution ? Quelque chose vous vient à
l’esprit ? … Non, et à moi non plus."Les
Arabes pensent-ils que "nous les adorons parce qu’ils
ont assassiné plus de 3 mille civils le 11 septembre et ensuite
dansé dans les rues brûlantes et couvertes de cendres
pour fêter les assassinats ? Que nous les admirons en tant
qu’auteurs d’attentats suicides, de mutilateurs et d’oppresseurs
des femmes ?" Contraint de démissionner de la BBC, Robert
Kilroy-Silk n’en a pas moins persisté dans ses propos,
vraie voix du "peuple britannique", refusant d’être
bâillonné, laissant entendre qu’il était
la victime d’intérêts puissants et intolérants
opposés à la liberté de parole. Cet épisode
est symptomatique de la manière dont l’islamophobie,
loin d’être limitée aux extrémistes de
droite, s’infiltre dans le langage des politiques et des médias
qui représentent les courants de pensée majoritaires.
L’antisémitisme a toujours été un élément
de base des mouvements d’extrême droite comme l’attestent
les sites Internet néonazis qui prolifèrent et diffusent
les idées négationnistes, les Protocoles des Sages
de Sion et les vieux stéréotypes d’une conspiration
juive mondiale. Les chefs de file des mouvements nationaux-populistes
tels que Jörg Haider et Jean-Marie Le Pen ont aussi parfois
tenu des propos antisémites, ouvertement ou de façon
codée. Toutefois exception faite de la vague exceptionnelle
d’antisémitisme virulent qui a déferlé
en Russie avec des personnages tels que Vladimir Jirinovsky, la
nouvelle vague de judéophobie qui s’est emparée
de toute l’Europe est venue après le 11 septembre et
la seconde Intifada palestinienne d’octobre 2000. La critique
de la politique du gouvernement israélien envers la Palestine
peut être parfaitement légitime, mais, malgré
tout, un problème s’est posé lorsque les Juifs
ont été collectivement rendus responsables des mesures
prises par Ariel Sharon. Les experts ont rapproché cela de
la vague d’agressions physiques à l’égard
des Juifs, des invectives, des graffitis et des profanations de
synagogues et de cimetières dans l’Europe entière.
Les manifestations propalestiniennes organisées par des Musulmans,
des organisations de gauche ou antimondialisation ont attisé
l’hostilité à l’égard d’une
entente USA-Israël, présentée comme un complot
ourdi par des intérêts juifs puissants pour promouvoir
des formes de violence qui ont été comparées
à l’Holocauste ou au génocide. L’une des
anomalies que l’on peut ici relever est que la violence à
l’égard des Juifs a été le fait de jeunes
Musulmans, essentiellement originaires d’Afrique du Nord,
qui sont eux-mêmes victimes du racisme, de l’exclusion
sociale, de l’échec scolaire et d’un chômage
élevé.
La lutte contre les nouvelles formes de racisme et d’intolérance
représente un défi formidable ; ainsi par exemple
la législation qui a été mise en place pour
faire obstacle aux anciens types de préjugés fondés
sur la "race" ou l’ethnie peut s’avérer
tout à fait inefficace face à l’intolérance
religieuse et culturelle. J’affirme que même la législation
et les interventions officielles les mieux élaborées
et les plus progressistes risquent d’être neutralisées
tant que d’autres forces puissantes continueront d’alimenter
les préjugés de l’opinion publique. Les médias
et les responsables politiques ont tendance à cibler les
organisations extrémistes néonazies comme sources
fondamentales du racisme, mais négligent de considérer
à quel point des millions d’actes de parole négatifs
"de faible intensité" génèrent en
permanence une intolérance endémique plus diffuse.
Les politiques et les gouvernements doivent prendre davantage conscience
des contradictions de leur propre position, assumer un rôle
plus responsable et plus cohérent au regard de toutes les
formes de préjugés. Par exemple en France, les mesures
visant à interdire le hijab (foulard islamique) dans les
écoles, en se fondant sur les principes de laïcité
et d’égalitarisme républicain, ne prennent-ils
pas le risque d’enfreindre les droits de minorités,
d’aggraver l’islamopobie et de favoriser un glissement
vers le fondamentalisme islamique ? Est-ce que le Ministre de l’intérieur
britannique arrange les choses quand il déclare que la progression
du Parti national britannique d’extrême droite (BNP)
doit être stoppée par des politiques "énergiques"
à l’égard des demandeurs d’asile, qui
s’avèrent extrêmement dures et inhumaines ? Enfin,
dans les médias, les propriétaires, rédacteurs/réalisateurs
et les producteurs doivent se convaincre de respecter une déontologie
plus responsable et, si nécessaire, le gouvernement devrait
intervenir plus fermement pour contrer le flot de clichés
négatifs déversé quotidiennement dans la presse
par centaines de millions d’exemplaires. Les médias
étouffent complètement la voix des organisations antiracistes
qui n’ont tout simplement pas les moyens de toucher le public
à la même échelle.
Enfin, pour conclure sur une note optimiste, il ne fait doute que
des initiatives cohérentes peuvent éradiquer le racisme
profondément ancré dans la culture populaire. Il y
a quelques années, il semblait presque impossible de juguler
les insultes et les slogans endémiques racistes scandés
dans les stades de football. Or, une campagne "Let’s
Kick Racism out of football" (D’un coup de pied éliminons
le racisme du football) menée au Royaume-Uni conjointement
par les clubs de la fédération de football, la police
et la Commission pour l’égalité raciale a été
un franc succès. En janvier 2004 un supporter de Norwich
City a été poursuivi pour avoir crié des injures
raciales au cours d’un match ; son arrestation a été
possible parce que plusieurs supporters ont signalé son comportement
auprès de membres du service d’ordre. Un maintien de
l’ordre énergique mais isolé ne pourrait pas
aboutir à ce résultat, seul le changement d’attitude
des supporters a rendu inacceptables les insultes raciales. Cet
incident peut sembler banal, mais il montre bien à quel point
l’intervention de l’État pour éradiquer
le racisme ne peut aboutir que si elle s’accompagne d’un
changement dans la société civile.
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