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Origine : http://inter.culturel.free.fr/textes/racialisme.htm
Interrogeons-nous sur la race et le racisme. Il ne s'agit pas ici
de discuter de la réalité des catégorisations
raciales (ou ethniques) ni de tenter une analyse du phénomène
raciste dans sa globalité. Notre but n'est pas de nous interroger
sur la réalité matérielle et concrète
de la race, ce qui, comme le souligne C. Guillaumin, reviendrait
« à se limiter à un statut-quo de la réalité
de la race, et se préoccuper de déterminer en quoi
cette réalité est fondée ou non ne pose pas
de problème sociologique. »
Qu'elle soit concrète ou imaginaire, « la race »
joue un rôle dans le processus social et nous sommes obligés
de tenir compte de sa réalité sociologique. Il est
en effet admis par la plupart des chercheurs, comme par le sens
commun, que les caractères physiques jouent un rôle
objectivement discriminant permettant la mise en place d'un système
classificatoire opérant et donc la construction de catégories
(Même si les catégories raciales ne recoupent aucune
réalité biologique et génétique). Geneviève
Vinsonneau rappelle ainsi que « les caractères anthropophysiques
fondent la perception des différences : 23 »
« (…) les caractéristiques anthropologiques
s'érigent en construction socioculturelle. Parmi les facteurs
phénotypiques possibles, la racialisation de certains traits
s'opère sélectivement. Des attributs spécifiques
deviennent des indices « raciaux » et servent la catégorisation
sociale (couleur de peau, texture et couleur des cheveux, ossature…)
jusqu'à fonder des « théories raciales ».
24 »
Nous rappelons évidemment le caractère social et
construit du concept sociologique de race, et si nous ne parlons
pas ici de « race sociale » pour nous démarquer
de toute approche biologisante, comme le préconise Hélène
Bertheleu 25 , nous soulignons que les variations phénotypiques
sur lequelles ce concept est bâti, à l'instar de différences
culturelles, sont historiquement et socialement construites.
Cependant, parce qu'il participe aux catégorisations sur
lesquelles se bâtissent préjugés et stéréotypes,
et au-delà les représentations sociales, nous sommes
conduits à nous pencher sur le racisme, sur ses origines
et son évolution. Le racisme, en tant que système
opérant et en tant que croyance en l'hétérogénéité
absolue et permanente (puisque inscrite dans le gène) participe
en effet à la construction des représentations de
l'Autre.
Le racisme colonial :
« J'ai devant moi un des porteurs recrutés au dernier
village. C'est un Laka. Quelle belle bête, pleine de sang
et bien racée. Le poids de la caisse n'a aucune importance
pour lui. Il marche à son allure vive, élégante,
un peu dansante, très légère et donnant un
peu l'impression de l'envol. Pourquoi les humanistes de France ne
veulentils pas admettre que la tête du Noir est faite pour
porter des caisses et celle du Blanc pour penser? »
Ernest Psichari, Carnets de route, 1907.
Afin de mieux comprendre les représentations que peut véhiculer
la société française sur les populations africaines
mais aussi sur les populations françaises issues de ce continent
il convient de remonter à l'époque coloniale. En effet,
« i ssus pour l'essentiel des pays du Sud et souvent des anciennes
colonies françaises, ces migrants s'insèrent dans
un contexte où les représentations réciproques
se trouvent sensiblement compliquées par le passé
colonial et les rapports de domination Nord-Sud qui lui ont succédé.
26 »
Il faut selon Taguieff 27 différencier le « racisme
de domination » du « racisme d'extermination »,
le premier n'ayant qu'une « fonction de diversion et légitimation,
au service de la fonction économique. » Contrairement
au racisme d'extermination (dont le racisme national-socialiste
allemand ou le racisme anti-Tutsi sont de bien sinistres exemples),
le racisme colonial, « racisme de domination », ne prêtait
pas à l'Autre de supériorité intellectuelle
pouvant s'avérer dangereuse (« L'Autre » étant
alors perçu comme menaçant, à combattre, à
éliminer…). Au contraire, pour pouvoir continuer à
« exploiter leurs victimes, [les colonialistes] justifiaient
cette exploitation à l'aide d'un préjugé raciste,
celui de l'infériorité des exploités. 28 »
En effet, le racisme pour les Africains et les peuples colonisés
en général était la justification idéologique
de la colonisation européenne 29 et de l'esclavage. Incarnation
philosophique d'une science biologique naissante, «l'idéologie
raciste est une biologisation de la pensée sociale, encore
inconnue au 18e siècle» 30 . Les doctrines racistes
à la française de Gobineau, Vacher de Lapouge et Le
Bon sont en effet apparues au XIX e siècle 31 . Elles sont
fondées sur la croyance en la transmission héréditaire
de caractères psychiques attribués à des populations
que l'on distingue par des critères divers (couleur de peau,
religions, langue, cultures, morphotype, activité économique)
32 . On retrouve jusqu'à la fin du siècle dernier
ces «doctrines ethnoraciales de vulgarisation scientifique»,
sous la plume du professeur Montandon (dans la revue l'Ethnie Française
), de Gérard Mauger, ou dans les thèses sociobiologiques
prônant un « arwinisme du gène» défendues
par Edward O. Wilson 33 .
Un racisme scientifique 34 :
« En moyenne la masse de l'encéphale est plus considérable
chez l'adulte que chez le vieillard, chez l'homme que chez la femme,
chez les hommes éminents que chez les hommes médiocres,
et chez les races supérieures que chez les races inférieures.
Toutes choses égales d'ailleurs, il y a un rapport remarquable
entre le développement de l'intelligence et le volume du
cerveau. Ainsi l'obliquité et la saillie de la face, constituant
ce qu'on appelle le prognathisme, la couleur plus ou moins noire
de la peau, l'état laineux de la chevelure et l'infériorité
intellectuelle et sociale sont fréquemment associés,
tandis qu'une peau plus ou moins blanche, une chevelure lisse, un
visage orthognathe [droit] sont l'apanage le plus ordinaire des
peuples les plus élevés dans la série humaine.
Jamais un peuple à la peau noire, aux cheveux laineux et
au visage prognathe, n'a pu s'élever spontanément
jusqu'à la civilisation. »
(Paul Broca, Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales,
1876)
Afin de mieux cerner l'évolution de l'image du colonisé
en France, nous pouvons nous appuyer sur les nombreux travaux qui
ont pour objet d'étude l'imaginaire colonial français
35 et les représentations véhiculées sur ces
populations dans l'hexagone : Les colonisés africains et
maghrébins sont encore représentés dans les
« publications scientifiques 36 » du début du
siècle 37 comme « sans Histoire », « étranges
», « cruels », utilisant des langues présentées
comme des « charabias » indigestes. Leur culture est
décrite comme un folklore exotique.
Leur religion est un « capharnaüm de cultes barbares
et insolites » (en plus du fait que l'Islam est représenté
comme l'ennemi de la Chrétienté), leur sexualité
est « inhabituelle », « excessive », «
archaïque », « pré-sentimentale. »
Le noir et le maghrébin sont ainsi fondus dans une «
masse indistinctive » où « l'individualité
est inexistante. » Tels sont, dans ce « processus de
falsification, les neuf grands thèmes qui traversent avec
persistance le champ du discours et celui de l'imagerie coloniale
: La dépersonnalisation, l'étrangeté, la religion,
la langue, la culture, le travail, la sexualité et la psychiatrisation
. 38 »
Les grandes expositions coloniales :
« Le Français a la vocation coloniale. Cette vérité
était obscurcie. Les échecs passagers du XVIIIe siècle
avaient fait oublier deux siècles d'entreprise et de réussite.
En vain, depuis cent ans, nous avions retrouvé la tradition,
remporté des succès magnifiques et ininterrompus:
Algérie, Indochine, Tunisie, Madagascar, Afrique occidentale,
Congo, Maroc. Malgré tout, le préjugé subsistait:
le Français, répétait-on, n'est pas colonial.
Il a fallu l'exposition actuelle et son triomphe inouï pour
dissiper les nuées. Aujourd'hui la conscience coloniale est
en pleine ascension. Des millions et des millions de Français
ont visité les splendeurs de Vincennes. Nos colonies ne sont
plus pour eux des noms mal connus, dont on a surchargé leur
mémoire d'écoliers. Ils en savent la grandeur, la
beauté, les ressources: ils les ont vues vivre sous leurs
yeux. Chacun d'eux se sent citoyen de la grande France, celle des
cinq parties du monde. »
(Paul Reynaud, ministre des Colonies, in le Livre d'or de l'Exposition
coloniale internationale de Paris, 1931)
De 1877 à 1931, grâce notamment à la centaine
d'expositions et d'exhibitions à « vocation éducatrice
[…] l'image de l'Empire est alors composée de toutes
les représentations factices, reproductions supposées
de la vie quotidienne de l'Autre ayant toutes pour objet la légitimation
de la conquête coloniale en présentant le colonisé
comme absolument Autre et inférieur sur l'échelle
de la civilisation et du progrès. Ancrée dans les
esprits, cette assurance de la supériorité de la civilisation
européenne en général, et française
en particulier, devient de plus en plus visible. 39 » La plus
visitée de ces foires fut la Grande Exposition Coloniale
Internationale de Paris en 1931 (30 millions de tickets vendus en
6 mois).
Ces exhibitions étaient destinées à renforcer
la distance entre civilisés et non-civilisés et «
témoignaient de la fascination pour le « sauvage »
savamment entretenue » par les promoteurs de ces spectacles
qui connaissaient en Europe un succès retentissant. Elles
représentaient un premier contact réel entre «
l'Autre exotique », l'Africain ou l'Arabe et l'Occident, le
« Nous civilisé » tout en popularisant dans les
esprits des nombreux visiteurs le concept scientifique de «
race humaine » établi par les «avants 40»
de l'époque. « Ces exhibitions ethnologiques vulgarisaient
donc l'axiome de l'inégalité des races humaines et
justifiaient en partie la domination associée à la
colonisation 41 . »
Cependant ces foires et exhibitions n'étaient pas les seuls
outils de la propagande coloniale. « En effet, la littérature
d'accompagnement de ces expositions, mais aussi la presse, les cartes
postales et autres images d'Epinal et des vignettes publicitaires,
ont participé à la diffusion et à la construction
de ces images de l'Autre. 42 » La propagande coloniale autour
de l'Empire et de l'Union Française, principale activité
de l'AFOM (Agence de la France d'Outre-mer) est en effet très
active jusqu'aux années 1950, dans les journaux ( France
Outre-mer , Dakar AOF , AOF Magazine , Togo Cameroun , ...), les
brochures, les manuels scolaires, la publicité ( Y'a bon!
), la bande dessinée ( Tintin et Milou au Congo , Badaboum
chez les Bouffetout , Mickey l'Africain , Tarzan l'Arabe blanc ,...)
au cinéma ( Prisonniers de la Brousse de Willy Rozier, Le
bled de Jean Renoir en 1929, L'Homme du Niger de Baroncelli en 1939,
etc...) et bien sûr dans les romans.
La littérature coloniale :
« C'est là un des signes les plus surprenants et les
plus incompréhensibles du caractère indigène:
le mensonge. Ces hommes en qui l'islamisme s'est incarné
jusqu'à faire partie d'eux, jusqu'à modeler leurs
instincts, jusqu'à modifier la race entière et à
la différencier des autres au moral autant que la couleur
de la peau différencie le nègre du blanc, sont menteurs
dans les moelles au point que jamais on ne peut se fier à
leurs dires. Est-ce à leur religion qu'ils doivent cela?
Je l'ignore. Il faut avoir vécu parmi eux pour savoir combien
le mensonge fait partie de leur être, de leur cœur, de
leur âme, est devenu chez eux une seconde nature, une nécessité
de la vie. »
(Guy de Maupassant, "Allouma", L'Echo de Paris, 1889)
Sur la littérature coloniale :
Alain Ruscio, Littérature, chansons et colonies in Pascal
Blanchard et Sandrine Lemaire, Culture coloniale , op. cité.
Jean-Marc Moura, L'image du Tiers-Monde dans le roman français
, PUF, 1992.
Jusqu'aux décolonisations (au début des années
1960) la majorité des Français ne connaissaient donc
de l'Afrique et du Maghreb que des images issues de l'iconographie
de propagande coloniale 43 dont Pascal Blanchard nous rappelle «
qu'elles entretenaient un rapport étrange entre la fiction,
la symbolique et le réel, et devenaient, à force de
matraquage, un message de propagande capable de séduire un
large public. 44 » Elles étaient, avant tout, le reflet
des peurs et des phantasmes de l'occident. « Elles illustrent
et mettent en scène le concept du destin civilisateur de
la France et son nécessaire corollaire, la négation
de l'autre. »
Du racisme colonial au racialisme :
« Les sciences humaines s'attachent souvent au phénomène
de persistance des valeurs anciennes au sein de structures nouvelles.
C'est précisément une telle situation qui fonde le
racisme moderne : L'idéalisme humanitaire de la révolution
persiste sous l'intensification des mécanismes d'exploitation
(industrialisation, colonisation), créant un conflit que
résout la naissance de l'idéologie raciste. »
Colette Guillaumin, L'idéologie raciste , Gallimard, 2002.
On perçoit encore, lorsqu'il s'agit de l'Afrique, cette
conception d'identités communautaires stéréotypées,
d'identifications ethniques héréditaires. On retrouve
actuellement, y compris dans les plus grands médias français
( Le Monde , Libération , …), un « ethnisme scientifique
de tradition coloniale » 45 lorsqu'il s'agit de traiter des
sociétés africaines.
On peut, par exemple, lire dans Le Monde du 8 octobre 1990 46 ,
à propos de la région des grands lacs africains (Rwanda
- Congo - Burundi): « Pasteurs nomades de tradition guerrière,
les Tutsi se raccrochent à la branche des Nilotiques. On
les dit quelque peu sûrs d'eux même et dominateurs*.
Les Hutus, eux, appartiennent au monde bantou. Volontairement ou
non, ils se donnent l'image de paysans accrochés à
leurs terres, madrés mais plutôt rustres, malhabiles
en politique*. »
Il est assez révélateur de voir dans ce grand quotidien
français, souvent cité comme référence
pour ses analyses et la qualité de ses articles, une telle
schématisation raciale directement inspirée de Gobineau
et de son Essai sur l'inégalité des races . Comme
le souligne JP Gouteux, il n'y a guère plus que pour l'Afrique
que l'on peut, sans provoquer de scandale, ainsi utiliser une caractérologie
raciale, attribuant à une race des caractéristiques
psychologiques génétiquement transmissibles et immuables.
(* : souligné par moi)
Mais si les médias semblent utiliser pour les Africains
des stéréotypes ethniques et raciaux, les politiques
ne sont pas en reste. Frantz Fanon écrivait, dans les Damnés
de la terre , au sujet de la déshumanisation du colonisé:
« (…) Le langage du colon, quand il parle du colonisé,
est un langage zoologique. On fait allusion aux mouvements de reptation
du Jaune, aux émanations de la ville indigène, aux
hordes, à la puanteur, au pullulement, au grouillement, aux
gesticulations. Le colon, quand il veut bien décrire et trouver
le mot juste, se réfère au bestiaire. 47 »
N'est-il pas alors significatif qu'un ancien Ministre de l'Intérieur
parle de « sauvageons » pour désigner les jeunes
des banlieues issus de l'immigration ou que notre actuel Président
de la République (alors Maire de la capitale) ait pu, lors
d'un meeting électoral, parler « du bruit et de l'odeur
» 48 des immigrés. Les propos d'André Deschamps,
député du PCF, sont encore moins équivoques
: « Quand vous voyez des nègres et des arabes comme
des meutes d'hyènes dans les cages d'escaliers des cités...
Plutôt que d'agresser les pauvres bonnes femmes, ils feraient
mieux de se bouger... On dit qu'ils déconnent parce qu'ils
n'ont rien à faire. Mais s'ils n'ont rien à faire,
ils n'ont qu'à rentrer chez eux. » (Libération,
le 24/03/1990)
On ne peut que constater le rôle des médias 49 et
de la classe politique 50 dans la légitimation de stéréotypes
négatifs relatifs aux populations africaines et aux populations
françaises originaires de ce continent, il ne faut pas perdre
de vue que si de tels stéréotypes peuvent voir le
jour « en haut » (par opposition au racisme «
analphabète » ou « tranquille 51 » décrit
par Tahar Ben Jelloun 52 ), c'est qu'ils sont partagés, à
la base, par une grande partie des français.
C'est ce que nous rappelle une enquête d'opinion 53 effectuée
au cours du printemps 1997 à l'occasion de l'année
européenne contre le racisme. On y apprend notamment que
les Européens sont 33% à se déclarer «
très ou plutôt raciste » et que parmi eux 9%
se déclarent « très racistes . » Parmi
ceux qui dépassent la moyenne européenne des «
très racistes », on retrouve les Belges (22%), les
Français (16%) et les Autrichiens (14%). Ces trois pays ont
également les scores les plus élevés si l'on
additionne les groupes « très racistes » et «
assez racistes », respectivement 55%, 48% et 42%.
Malgré la dénonciation depuis plus d'un quart de
siècle de la théorie des races par de nombreux biologistes
54 français, dont Jacques Ruffié, André Langaney,
Albert Jacquard, Marcel Blanc, pour n'en citer que quelques-uns,
il est assez significatif de s'apercevoir qu'en 1997 48% des français
se disent « très racistes » ou « assez
racistes. »
Il faut cependant noter qu'à partir des années
1970-80 la nouvelle droite française (autour du GRECE et
du Club de l'Horloge ) à tout fait pour répandre dans
la société (non sans un certain succès) l'idéologie
différentialiste (soutenue par certains scientifiques, partisans
du « déterminisme héréditariste »).
« Le polylogisme a remplacé le polygénisme
55 » dans la légitimation savante du racisme diffusé
par la nouvelle droite et les psychologues héréditaristes
dans cette controverse animant les scientifiques autour du rôle
de l'hérédité et du milieu (inné/acquis).
Ce « néoracisme culturaliste », comme l'appelle
Taguieff, s'est essentiellement bâti autour du déplacement
de deux des concepts de base du racisme « traditionnel »
(exclusivement construit autour de l'idée de race), il est
vrai logiquement décrié dans l'opinion depuis la seconde
guerre mondiale et la Shoah: A la place de « race »,
l'idéologie néo-raciste (ou racialiste) préfère
parler de « culture », ou « d'ethnie »,
et « l'inégalité » à laisser la
place à la « différence ». A la même
époque on assistait à l'intégration dans le
discours nationalpopuliste (Front National) de la thématique
de « droit à l'identité des peuples »
et de la pensée « identitariste. » Pour reprendre
les mots de Taguieff, le discours raciste s'est alors « mentalisé
», « culturalisé », ne mettant plus en
avant de façon ouverte la supériorité d'une
« race » sur l'autre, se contentant « de l'affirmation
absolue de la différence », de « l'absolutisation
», « de la naturalisation », « de l'essentialisation
des différences , qu'elles soient perceptibles ou imagées.
56 »
Ainsi, s'il est admis scientifiquement et par une majorité
de Français (C'est du moins théoriquement 57 ce que
nous apprend l'école de la République) que tous les
humains appartiennent à la même espèce zoologique
et qu'il n'y a pas de races humaines, certains auteurs mettent en
avant une « cosmologie sociale » occidentale construite
autour d'un système de représentation des rapports
entre « Nous » et « les Autres » qui distinguerait
« de façon inconsciente » deux espèces
humaines. Si, comme l'écrivait Christian Delacampagne, le
racisme « appartenait aux strates les plus profondes de ce
que nous appellerions aujourd'hui la représentation occidentale
du monde 58 », le racialisme serait le consensus social actuel
qui permettrait « d'utiliser et de transmettre inconsciemment
une vision du monde raciste dans une société officiellement
antiraciste, en mettant en scène une série de contradictions
systématiques qui conduisent à l'unique conclusion
logique possible, soit celle, informulée, d'une différence
de nature entre ces deux humanités et une supériorité
naturelle de l'une sur l'autre. 59 »
Pierre-André Taguieff, reprenant certains discours de Léon
Blum ou de Jules Ferry, avance que la III eme République
véhiculait déjà « un racialisme ou un
racisme idéologique qui ne se percevait pas comme tel, et
qui n'appelait ni à la haine, ni à la stigmatisation,
ni à la ségrégation, mais qui tirait sa légitimité
de la domination et de l'exploitation coloniales, et qui trouvait
sa justification dans sa thèse de l'évolution future
des peuples inférieurs. »
Depuis la seconde moitié du siècle dernier, on ne
parle plus « d'évolution future des peuples inférieurs
», mais de développement 60 . Dominique Lecourt, faisant
remarquer « (…) qu'au delà de la période
coloniale, l'expansion du capitalisme à l'échelle
planétaire a incité à ‘ethniciser' les
populations destinées à fournir la main d'œuvre
la plus mal payée » se demande si le racisme n'est
pas finalement un « phénomène social intrinsèquement
lié au développement de ce qu'on appelle la ‘modernité'
61 . »
Les oppositions entre civilisation et barbarie, dynamique/progrès
et immobilisme représentent encore autant d'éléments
constitutifs des stéréotypes qui dans tous les pays
d'Europe caractérisent les rapports entre notre continent
d'un côté et l'Afrique de l'autre (L'Asie et l'Amérique
latine aussi, dans une moindre mesure). La référence
à « l'Autre », à l'Africain et au Maghrébin,
a d'ailleurs joué un rôle essentiel dans l'affirmation
de notre propre identité, et dans la représentation
de notre modernité depuis un siècle et demi. Jean
Robert Henry rappelle par exemple que « l'Afrique du Nord
dans son ensemble a été l'espace de référence
privilégié où se sont déployés
et mis en forme nos phantasmes orientaux (…) Les traumatismes
traversés -colonisation, décolonisation, migration
- n'ont fait que donner encore plus d'acuité à cette
référence. Au feu de cet Orient concret, et à
ses hommes, nous avons testé, et parfois forgé nos
mythes : Progrès, libéralisme, égalité,
laïcité,… nous nous sommes relevés en usant
de l'Orient Nord-africain comme d'un miroir. 62 »
Alors que le racisme était la justification des
conquêtes et des guerres coloniales 63 , le racialisme serait
« une explication et une justification de la domination occidentale
du monde 64 », il aurait pour fonction de justifier les inégalités
Nord/Sud et ce que certains n'hésitent pas à qualifier
de domination néo-coloniale. Selon D. Blondin, seul le vocabulaire
pour exprimer cette prétendue infériorité naturelle
de « l'Autre » a changé. Plutôt que d'invoquer
directement la race ou les gènes comme le font les racistes
convaincus, on parlera de la « mentalité », de
l'« irrationalité » ou même de «
culture. » Le racialisme serait en quelque sorte une version
« plus civilisée » et plus acceptable du racisme.
Le racisme diffusé par la propagande coloniale était
destiné par essence à nous opposer à des peuples
lointains, qui de ce fait peuvent nous sembler parfaitement étrangers
(ou étranges). Cependant, les déplacements de populations
liés à la période de reconstruction de l'après
guerre et le besoin de main d'œuvre des pays occidentaux ont
conduit une partie des populations cibles de ces théories
raciales à venir s'installer dans les pays d'où elles
étaient propagées.
Le racialisme, « racisme sans race », «
néo-racisme différentialiste et culturel » véritable
« hétérophobie à cible ethnique 65 »
aurait-il pour cible privilégiée certains français
issus de l'immigration des zones anciennement colonisées
? Selon ces catégorisations néo-raciales ou racialistes,
ces derniers relèvent-ils aujourd'hui d'une « altérité
radicale » ? On peut également se demander quelle est
la place de ces nouvelles catégorisations dans l'apparition
et la propagation (voir la légitimation) de stéréotypes
et préjugés négatifs visant les populations
africaines et celles issues de l'immigration de ce même continent.
Notes:
23 Geneviève Vinsonneau, L'identité culturelle ,
Armand Colin, 2002.
24 Idem.
25 Hélène Bertheleu, A propos de l'étude des
relations inter-ethniques et du racisme en France in Les cahiers
du Ceriem , n°1, octobre 1996.
26 Gilles Manceron, Migrations Société n°81, mai
2002
27 Pierre-André Taguieff, La force du préjugé
: essai sur le racisme et ses doubles , La Découverte, Paris,
1988.
28 Idem.
29 Comme le rappèlent Ladmiral et Lipiansky dans La communication
interculturelle , Colin, 1989 : « Si par exemple les Britanniques
définissaient les Indiens en termes d'infériorité,
ce n'est pas parce que cette image stéréotypée
traduisait la réalité, mais parce que l'imposition
de cette image, en entérinant les rapports de force existants,
garantissait le bien fondé de la colonisation. »
30 Colette Guillaumin, op. cité.
31 Pierre-André Taguieff, La couleur et le sang. Doctrines
racistes à la française . Les petits libres, Mille
et une nuits, 1998.
32 Les travaux « biologisants » de certains psychologues
témoignent du fait que ces théories continuent à
circuler. Voir notamment: Zuckerman M. et Brody N., Oysters, rabbits
and people: A critique of “Race differences in behaviour”
by J.P. Rushton , in Personality and Individual Differences , 9,
1025-1033, 1988.
33 E. O. Wilson, L'humaine nature : Essai de sociobiologie , Stock,
1979.
34 Les encadrés « Un racisme scientifique »,
« Les grandes expositions coloniales »et « Littérature
coloniale » sont extraits du livre de Pascal Blanchard et
Nicolas Bancel, De l'indigène à l'immigré ,
Gallimard, 1998.
35 Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire, Culture coloniale : La
France conquise par son empire, 1871-1931 , Editions Autrement,
Collection Mémoires n°86, 2003.
36 Voir notamment: Sébastien Jarnot , Une relation récurrente
: Science et racisme. L'exemple de l'Ethnie Française in
Les cahiers de Cériem , n°5, mai 2000.
37 Voir pour exemple le Manuel alphabétique de psychiatrie
clinique et thérapeutique d'Antoine Poirot ou encore ses
Notes de psychiatrie musulmane de 1918.
38 Malek Chebel, Image de l'autochtone maghrébin in Images
et colonies : 1880-1962 , BDIC-ACHAC, 2002.
39 Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard, Exhibitions, expositions,
médiatisation et colonies in Culture coloniale : La France
conquise par son empire, 1871-1931 , Collections Mémoires,
Autrement, 2003.
40 Agnès Laine, La quête des origines : L'anthropologie
biologique en Afrique au XXe siècle , La Science, 2001.
41 Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard, Exhibitions, expositions,
médiatisation et colonies , op. cit., 2003.
42 Idem.
43 Excepté les rares contacts avec les troupes de l'Empire
venues d'Afrique noire et du Maghreb pour combattre durant les deux
conflits mondiaux (dont les fameux tirailleurs sénégalais)
ou les spectacles de music-hall (Joséphine Baker).
44 Pascal Blanchard, Il est temps de décoloniser les images
, in Images et colonies : Iconographie et propagande coloniale sur
l'Afrique française de 1880 à 1962 , Nicolas Bancel,
Pascal Blanchard et Laurent Gervereau (dir), BDIC/ACHAC, 1993.
45 Jean-Pierre Chrétien, Le défi de l'ethnisme, Karthala,
1997.
46 Jean-Paul Gouteux, Le Monde, un contre pouvoir? Désinformation
et manipulation sur le génocide rwandais , L'Esprit frappeur,
1999.
47 Frantz Fanon, les Damnés de la terre , Maspero, Paris,
1998.
48 Pierre Tévanian et Sylvie Tissot, Mots à maux,
dictionnaire de la lepénisation des esprits , Dagorno, 1998.
49 Voir le documentaire de Youssef El Ftouh, Les Noirs des Blancs
, qui se propose d'analyser si, du cinéma colonial aux médias
d'aujourd'hui, l'image de l'autre, de l'Africain, a changé.
50 Pierre Tévanian et Sylvie Tissot, Stop quelle violence?
, L'Esprit frappeur, 2000.
51 Bien que l'on puisse déceler derrière cette mise
en avant d'un « racisme populaire » un sociocentrisme
de classe…
52 Tahar Ben Jelloun, Hospitalité française , Seuil,
1984.
53 Racism and Xenophobia in Europe , Eurobarometer Opinion Pol,
n° 47-1, Rapport final présenté à la conférence
de clôture de l'Année européenne contre le racisme
, Luxembourg, 18 et 19 décembre 1997.
54 Voir également en sciences humaines : J. Gutwirth, J.C.
Smith, Ethique et pratiques de l'ethnologie face aux racismes in
Ethnologie française , XVIII, 2, 1988.
55 Pierre-André Taguieff, La force du préjugé
: Essai sur le racisme et ses doubles , La Découverte, paris,
1988.
56 Idem.
57 Lire à ce sujet Denis Blondin, L'apprentissage du racisme
dans les manuels scolaire , Agence d'Arc, Montréal, 1990.
58 C. Delacampagne, L'invention du racisme , Fayard, 1983.
59 Denis Blondin, Les deux espèces humaines : Autopsie d'un
racisme ordinaire , L'Harmattan, 1995.
60 Depuis le discours fondateur du Président des Etats-Unis,
Harry S. Truman le 20 janvier 1949 (voir : François Partant,
La fin du développement , Actes Sud, « Babel »,
Arles, 1997 ou Gilbert Rist, Le développement. Histoire d'une
croyance occidentale , Presse de Science-Po, Paris, 1997).
61 Dominique Lecourt, La société et ses races , L'aventure
Humaine n° 12/2001, PUF, 2002.
62 Jean Robert Henry, Résonances maghrébines in Le
Maghreb dans l'imaginaire français : La colonie, le désert,
l'exil , Collection Maghreb contemporain, EDISUD, 1985.
63 Lire Yves Benot, Massacres coloniaux, 1944-1950 : La cinquième
République et la mise au pas des colonies françaises
, La Découverte, 1994.
64 Denis Blondin, op. cité.
65 Pierre-André Taguieff, La question du néo-racisme
: hypothèses et interrogations in Dominique Lecourt (Dir.),
L'aventure Humaine n°12/2001 : La société et ses
races , PUF, 2002.
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