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Origine site de l'AIT.org http://www.cfait.org/_immigration/analyse/63.html
L´ESPACE PUBLIQUE COMME SCENE DES IDENTITES
On entend parler souvent de l´urgence d´”intégrer
culturellement” les immigrés. Mais il faut se demander
: l’immigré rencontre-t-il véritablement une
culture lorsqu’il arrive dans la cité ? La ville est-elle
un espace culturel doté d’une cohésion interne
qui accepte ou rejette le nouvel arrivant ? N’est-il pas plus
exact de dire qu’il lui faut s’adapter à un mélange
confus de manières de faire, de parler et de penser ? L’adaptation
de l’immigré à l’environnement culturel
de la ville qui le reçoit ressemble à un nouvel apport
sur un rivage où se sont accumulés les résidus
laissés par d’autres marées humaines. Parler
de la ville en termes d’”interculturalité”
ou de “métissage culturel”, c’est alors
un pléonasme, car la ville n’est sur le plan culturel
que le fruit d’héritages, de transits et de présences
successives qui ont façonné la cité pendant
des lustres.
L’“immigré” est un explorateur, un naturaliste
qui analyse la conduite de ceux qu’il prend pour des indigènes
et qui essaie de l’imiter pour qu’ils l’acceptent
comme un des leurs. D’une certaine manière, il se laisse
“coloniser” par ceux qui le reçoivent. Explorateur
de provinces inconnues, c’est également un colonisateur,
une espèce de contrebandier de produits culturels, dont l’indéfectible
destin est de modifier les conditions qu’il a connues en arrivant.
L’immigré, qui apparaît comme un “acculturé”,
est aussi un “culturisateur”.
Dans ce contexte, la différenciation culturelle n’est
qu’un obstacle apparent à l’intégration
des immigrés dans la société urbaine. Les “microclimats
culturels” qui se créent là où s’établissent
les immigrés, là où ils reconstituent les éléments
plus ou moins altérés de leur tradition originelle
ne gênent en rien l’intégration au milieu urbain.
Dans une certaine mesure, ils se transforment en outils d’adaptation.
Sur le plan psychologique, les sentiments de différenciation
permettent aux individus et aux groupes de neutraliser les tendances
destructrices des sociétés urbano-industrielles. Sur
le plan sociologique, le maintien -et même le renforcement-
d’une certaine fidélité aux formes déterminées
de sociabilité que les immigrés apportent avec eux
et peuvent exprimer de diverses manières leur permet de mieux
contrôler les nouvelles situations auxquelles ils doivent
s’adapter.
Conserver des pratiques culturelles particulières a été,
d’autre part, essentiel pour les immigrés, qui ont
été souvent confrontés à des formes
d’exploitation et de marginalisation. Les mécanismes
de reconnaissance réciproque entre immigrés de même
origine leur ont donné la possibilité de recourir
à un réseau très utile d’aide mutuelle
et de solidarité. Le transfert de coutumes publiques (fêtes
religieuses ou laïques, réunions d’amicales, etc.)
ou privées (depuis les contes que les adultes racontent aux
enfants jusqu’à l’élaboration des plats
traditionnels) agit de manière paradoxale. Il permet aux
immigrés de maintenir des liens avec leurs racines culturelles
d’origine, mais facilite également la rupture avec
ces mêmes racines. Grâce à cette astuce, une
rupture symbolique peut se produire, qui s’avère irréversible
: la reconstruction des environnements culturels d’origine
construit par un simulacre l’utopie d’un retour définitif
qui ne se réalisera jamais.
La différenciation d’une ville cosmopolite en diverses
aires -qui peuvent d’ailleurs se recouper- est donc un phénomène
positif dans la mesure où il peut favoriser parmi les nouveaux
arrivants plongés dans des espaces urbains souvent anonymes
un sentiment de sécurité. Le quartier culturellement
différencié devient le cadre de réseaux de
solidarité. Les groupes immigrés y créent des
espaces de vie commune et leur confèrent un rôle dans
l’organisation globale de la cité. L’intégration
y est naturellement facilitée. La grande majorité
de ces quartiers, créés sur le principe du regroupement
ethnique ou religieux, ne sont d’ailleurs jamais exclusifs
et accueillent des minorités ou des majorités relatives
qui cohabitent avec les membres d’autres communautés.
D´autre part, il faut dire que s´il y a quelque chose
qui caractérise l´experience urbaine de l´immigrant,
c´est que le réseau de relations familiales et de liens
entre compatriotes où il se trouve installé est géographiquement
vaste. C´est ce qui fait de l´immigré un “visiteur”
convulsif (Joseph, 1991).
On parle d’immigrés. Mais, dans la ville, qui peut
être qualifié “d’immigré”
? Et pour combien de temps ? Définie par le caractère
hétéroclite et instable des éléments
humains qui la composent, la ville ne peut qualifier d’étrangers
que ceux qui viennent d’arriver et sont sur le point de repartir.
La notion de “travailleur invité”, toute récente
dans le monde occidental, a eu un certain succès dans les
années 1950-1980, parce que tout le monde pensait que la
main d’oeuvre étrangère venait pour une période
restreinte et avec l’idée de retourner dans son pays.
La pratique a montré qu’une part importante de ces
travailleurs finissent par devenir des résidents. Le regroupement
familial qui s’opère plus ou moins vite, et un réseau
croissant d’engagements –relatifs au travail, à
la famille, à l’éducation, etc.– rend
utopique l’idée de retour. Ceux que nous appelons “immigrés”
sont donc destinés à être intégrés
dans un ordre urbain qui en a besoin, car ils sont une ressource
indispensable, une garantie de renouveau et de continuité.
Ils sont venus remplir des postes de travail que les habitants des
pays développés n’acceptaient pas. Autrement
dit, si l’immigré est arrivé dans la ville,
c’est parce qu’il y a été appelé.
A côté de la diversité culturelle suscitée
par les communautés d’origine étrangère,
se produisent d’autres phénomènes d’hétérogénéisation
spécifiquement urbains. Des nouvelles ethnicités (si
l’on peut employer ce terme) se structurent à partir
de la musique, de la sexualité, de l’idéologie
politique, de l’âge, des modes ou des sports, chacune
ayant sa propre expérience de la ville. Les adolescents se
réunissent souvent en fonction d’affinités musicales
ou des tendances de mode. Les heavies, les mods, les punks se sont
transformés en véritables ethnicités urbaines
organisées en fonction d’une identité qui a
pour fondement essentiel l’esthétique et la mise en
scène. Un autre exemple très significatif de ces néoethnicités,
qui ne sont pas basées sur une même mentalité
mais sur un ensemble d’émotions extériorisées,
est fourni par les associations de supporters de clubs de football,
dont le hooliganisme est la manifestation la plus véhémente.
Dans toutes ces nouvelles ethnicités, ceux qui s’intègrent
utilisent comme mode de reconnaissance un critère totalement
différent de ceux qui opèrent dans les sociétés
dites “traditionnelles”, un critère fondé
sur un mélange d’expériences partagées
dans lesquelles la codification des apparences et les rituels acceptés
jouent un rôle essentiel.
A ce moment, il faut donner une explication conceptuelle. La notion
d´ethnie, au sens strict, sert à désigner simplement
un groupe humain qui se considère différent des autres,
et cherche à conserver sa différence. Dans tous les
cas, ethnie signifie simplement peuple. Les Bosniaques, les Zoulous,
les Sioux, les Vietnamiens, les Touaregs, les Français, les
Catalans et les Argentins sont, pour ne prendre que quelques exemples,
des ethnies ou des groupes ethniques. Certains de ces groupes, qui
se distinguent seulement par leur type de vie, leur morale, leur
coiffure ou leurs vêtements, présentent tous les attributs
de ce que l’anthropologie étudie comme des ethnies,
et c’est à telle enseigne que nous avons pu nous référer
aux formes de diversification culturelle apparues dans la ville
comme s’il s’agissait de nouvelles ethnies. Le qualificatif
“ethnique” est cependant utilisé dans le langage
courant pour qualifier des groupes, des produits ou des conduites
qui ne seraient pas euro-occidentales. Nombreux sont les exemples
d’un usage discriminatoire du terme “ethnie” ;
l’idée selon laquelle “ils forment une ethnie
et nous, nous sommes normaux” est toujours présente.
Les danses des soufis ou le son de la cithare sont “ethniques”,
mais personne ne sait pourquoi ce n’est pas le cas pour les
valses ou les chansons des Beatles... Parler de “minorités
ethniques” lorsque nous faisons référence à
certains groupes de population implique généralement
le même usage discriminatoire du terme. La presse s’obstine
à qualifier exclusivement d’”ethniques”
les conflits qui ont pour théâtre les pays non occidentaux,
tandis que les luttes entre ethnies en Afrique sont qualifiées
de “tribales”.
Lorsque l’on parle de questions relatives à la pluralité
des villes, le mot culture apparaît de façon récurrente.
On parle alors de “diversité culturelle”, d’”interculturalité”,
d’”intégration culturelle”, de “métissage
culturel”, d’”acculturation”, sans se préoccuper
jamais d’expliquer ce que l’on doit comprendre par le
terme “culture”. Sans doute l’usage le plus habituel
du mot culture nous vient-t-il du romantisme allemand, qui l’utilisa
pour désigner “l’esprit” d’un peuple
déterminé. Cette conception se rattache à la
conviction selon laquelle les nations possèdent une âme
collective qui est le produit de leur histoire. D’après
ce concept, les cultures sont des entités closes qui intègrent
la cosmogonie et l’humeur d’un groupe ethnique. La “culture”
serait tout ce qui est unique, propre et exclusif à un groupe
humain. Les cultures seraient donc incommesnurables, c´est-à-dire
incomparables, car des éléments essentiels de leur
contenu ne pourraient pas être traduits dans d’autres
langages culturels.
Face à cet usage métaphysique de la notion de “culture”,
la plupart des anthropologues adoptent une autre acception : la
culture comme un conglomérat de technologies matérielles
ou symboliques, originelles ou importées, qui peuvent intégrer
un groupe humain à un moment déterminé. Elle
peut être définie comme une somme de tout ce qui a
été appris, ce qui inclut le style de vie formé
par des éléments qui peuvent être socialement
acquis.
On peut enfin définir la culture comme un système
de codes qui permet aux humains d’être en relation les
uns avec les autres et avec le monde. En tout cas, culture doit
être considéré comme synonyme de façon,
manière, style..., de faire, d´agir, de dire, etc.
Par conséquent, parler de diversité culturelle serait
redondant, car la différenciation est toujours pour les humains
une fonction de la culture. Seraient donc culturelles les différences
comportementales, linguistiques et intellectuelles, ainsi que d’autres
qui pourraient paraître purement physiques et naturelles,
dans la mesure où on peut les considérer comme significatives
culturellement. Si on les appelle différences culturelles,
c’est pour se conformer à une certaine convention,
car il n’existe en réalité que des différences
préalablement codifiées comme telles par la culture.
Dans la ville, toutes les minorités culturelles -et dans
la ville il n´y a pas autre chose que de minorités
culturelles- qu’elles soient “traditionnelles”
ou nouvelles, développent des stratégies pour devenir
visibles. N´importe quel groupe humain doté d’une
certaine conscience de sa particularité éprouve ainsi
le besoin de “se mettre en scène”, de marquer
d’une certaine façon sa différence. Dans certains
cas, parce que leur singularité possède une base phénotypique
qui contraste avec celle de la majorité. Dans d’autres,
ce sont les vêtements qui ont pour fonction de marquer une
distance de perception avec les autres. Les langues, les argots
et les accents sont des variantes d’une même volonté
de marquer cette singularité, et leur multiplicité
est la composante sonore de l’exubérance de la perception
qui caractérise la vie dans les cités diversifiées.
Face à ces signes distinctifs activés en permanence,
d’autres identités collectives préfèrent
des mises en scène cycliques ou périodiques. Le groupe
réclame -et obtient- l’accès à un espace
public afin de s’intégrer dans une entité collective.
Il peut s’agir de fêtes organisées sur des places
ou dans des parcs afin de présenter un folklore qui renvoie
à la tradition culturelle considérée comme
propre à la terre d’origine. Dans certaines villes
où se sont formés des “quartiers ethniques”,
la mise en scène peut aller jusqu’à la transformation
systématique, parfois durable, parfois épisodique,
du décor urbain. Car les nouvelles ethnicités présentent
également ce besoin d’auto-célébration.
Les concerts de musique donnent la possibilité aux groupes
de jeunes de s’offrir leur propre spectacle. Les événements
sportifs favorisent des effusions publiques auxquelles participent
ceux qui ont une équipe de football ou de basket comme élément
de “cohésion identitaire”.
Ce désir de visibilité n’affecte pas seulement
les groupes minoritaires. De la même façon que n´importe
quelle ethnie agit comme un ensemble collectif, affirme une espèce
de macropersonnalité, n´importe quel individu agit
comme une ethnicité réduite à son expression
la plus élémentaire, affiche une sorte de microethnicité.
Les individus utilisent ainsi les mêmes stratégies
de distinction qui permettent à un groupe ethnique ou ethnicisé
de se différencier : une manière personnelle d’agir
en public -de s’habiller, de se coiffer, de parler, de bouger,
d’exprimer ses émotions...- afin de créer un
contraste et d’être reconnus comme différents,
dotés d’un style particulier et unique.
Les groupes et les individus intériorisent et essaient de
mettre en évidence un ensemble de traits qui leur permettent
de se considérer comme différents; ils constituent
ainsi leur identité. Mais il faut dire que ces proclamations
répétées sur l’identité contrastent
avec la fragilité évidente de tout ce qui la fonde
et la rend possible. Un groupe humain ne se distingue pas des autres
par des traits culturels particuliers, mais parce qu’il choisit
des traits culturels singuliers en fonction de sa volonté
initiale de différenciation. Ce sont les mécanismes
de diversification qui conduisent à la recherche de signes
capables de donner un contenu à l’exigence de différenciation
d’un groupe humain. A partir de là, le contenu de cette
différenciation est arbitraire, et les matériaux disponibles
-ou simplement inventés- qui lui donnent l’aspect de
quelque chose de dense et de définitif sont utilisés.
Il s’agit d’un effet de miroir identitaire, capable
d’invoquer toute forme d’alibis historiques, religieux,
économiques, linguistiques, etc., afin de se légitimer
et de se rendre incontestable. Cela ne veut pas dire que la différence
soit mise en scène : la différence n´est autre
chose que sa mise en scène. Il n´y a pas de “représentation
de l´identité”, parce que l´identité
n´est que sa représentation.
L’identité “ethnique” ne se forme pas à
partir de la possession commune de traits objectifs, mais d’une
dynamique d’interrelations et de corrélations dans
laquelle seule la conscience subjective d’être différent
s’impose en dernier ressort comme élément fondamental.
Cette conscience ne correspond qu’à un ensemble d’illusions
socialement sanctionnées comme des vérités
irrévocables parce qu’elles sont légitimées
par l’autorité, dit-on, des ancêtres ou de l’histoire.
Ce n’est pas qu’il n’y ait pas de différences
“objectives” entre des groupes humains différenciés,
mais ces différences deviennent significatives pour alimenter
la dichotomie nous-eux. En définitive, il n’existe
que des groupes “ethniques” ou identitaires en situation
de contraste avec d’autres communautés (Barth, 1977).
Territoire conceptuel aux contours imprécis, le champ des
identités ne peut donc être qu’un centre vide
dans lequel a lieu une série ininterrompue de jonctions et
de disjonctions, un noeud incertain parmi des instances individuellement
irréelles et introuvables (Lévi-Strauss, 1971). L’identité
est un phénomène purement relationnel qui ne se définit
que par opposition. Ce n’est pas un contenu, mais une forme.
L’identité est indispensable ; tout le monde en a besoin;
mais elle présente un inconvénient majeur ; elle n’existe
pas en elle-même. Ces unités qu’on imagine définissables
par et en elles-mêmes ne fournissent pas la base d´une
classification, mais en sont, au contraire, le résultat (Pouillon,
1993). Nous ne nous différencions pas parce que nous sommes
différents, mais nous sommes différents parce que
nous nous sommes différenciés d´avance. Et c’est
précisément parce qu’elles sont le produit des
relations entre des groupes humains autoidentifiés que les
cultures ne peuvent pas être des entités qui vivent
dans la quiétude. Soumises à un ensemble de chocs
et d’instabilités, les identités modifient leur
nature et changent d’aspect et de stratégie chaque
fois que cela est nécessaire. Leur évolution est souvent
chaotique et imprévisible. Les identités ne doivent
pas seulement négocier en permanence les relations qu’elles
maintiennent; elles sont ces relations mêmes.
DES FRONTIERES MOUVANTES
C’est parce que ses composantes ethniques et corporatives
sont instables que la ville devient un immense tissu de champs identitaires
peu ou mal définis, ambigus, qui se mêlent et qui rendent
finalement impossible l’émergence d’une majorité
culturelle bien définie. Il faut donc considérer la
ville comme un kaléidoscope dans lequel chaque mouvement
de l’observateur crée une configuration inédite
des fragments existants. L’un des aspects qui caractérise
la diversité culturelle actuelle est en effet qu’elle
ne consiste pas en des espaces clos dans lesquels un groupe humain
pourrait survivre isolé des autres. Cet extrême n’a
jamais été atteint. Cependant, une accélération
des interrelations culturelles comme celle que vivent actuellement
les villes ne s’était jamais produite ; les frontières
s’y multiplient, mais elles sont tellement floues et mouvantes
qu’il est totalement impossible de ne pas les traverser continuellement.
Aucun des espaces sociaux qui définissent aujourd’hui
la ville ne peut s’individualiser, parce qu’il est lié
aux autres dans un immense réseau de relations de mutuel-les
dépendances. Les identités des groupes ne peuvent
en aucun cas être clairement distinguées des autres
tant elles manquent de contours précis. Des façons
de concevoir la vie absoluement différentes se mêlent
dans des territoires dont la définition est impossible ou,
pour le moins, compliquée de par leur caractère irrégulier
et instable. Le citadin ne peut pas se limiter dans sa vie quotidienne
à un réseau d’allégeances ou à
une appartenance personnelle exclusive.
Fruit de cette identité plurielle et contrainte de s’adapter
en permanence aux différents éléments de son
existence sociale, l’individu urbanisé est une sorte
de nomade en mouvement perpétuel, une personne obligée
de passer son temps à établir des compromis entre
les composantes d’une creuset formée par différents
univers qui se touchent mutuellement ou s’interpénètrent.
Les citoyens sont à la fois entourés et habités
par la diversité culturelle. Ils vivent immergés dans
la différence, et ils se laissent posséder par elle.
Pour le moment, il existe des principes d’appartenance qui
ont pour la majorité une valeur supérieure à
ce qui est strictement ethnique. L’appartenance à une
catégorie sexuelle, à une génération
ou à une classe sociale sont, à cet égard,
exemplaires. Les noms font de chacun un parent; le lieu de naissance
un compatriote ; les idées politiques et religieuses un coreligionnaire
; le quartier où il vit un voisin, l’âge un contemporain.
Les goûts musicaux ou littéraires, le style vestimentaire,
les passions sportives, le lieu d’études passé
ou présent, les centres d’intérêt, etc.
; chacun de ces éléments situe chaque individu au
sein d’un conglomérat humain constitué de tous
ceux qui le partagent. A partir de ce magma, ils peuvent se reconnaître
et se sentir liés par des sentiments, des origines, des orientations
ou des expériences communes. Dans certains cas, cette expérience
taxonomique peut devenir une caricature qui admettra le caractère
aléatoire et capricieux des contenus réclamés
par toute identité afin de s’autojustifier. Il suffit
de penser à cette égard à la classification
horoscopique, qui n´est qu´une sorte de caricature du
système ethnique.
Grâce à tous ces mécanismes de différenciation,
si l’on dressait un tableau de l’ensemble des citoyens
de n’importe quelle ville à partir de critères
permettant d’établir n´importe quel nous -le
genre, la classe sociale, l’âge, les goûts, l’idéologie,
la croyance, le signe du zodiaque, le quartier dans lequel on vit,
le lieu de naissance, les préférences sexuelles- le
résultat serait une série de configurations polymorphes,
dessinées comme des cartes politiques qui produiraient une
gamme étendue de couleurs et de contours non concordants
en fonction de chaque choix identitaire.
Comment expliquer cette tendance à la différenciation
culturelle si on la réduit à un ensemble arbitraire
de marqueurs qui sont la conséquence et non pas la cause
de la ségrégation opérée ? D’abord
par la nécessité propre à tout individu de
former avec les autres une communauté plus petite que les
concentrations humaines d’une nation ou d’une grande
ville. Il s’agit du besoin de l’individu d’appartenir
à un collectif ou bien d’être assuré que,
d’une certaine manière, il lui survit. Cette nécessité
de créer un nous devient plus aigüe lorsque les relations
et les contacts avec les autres groupes se font plus fréquents,
plus intenses, et cela dans le cadre de territoires chaque fois
plus petits. Ainsi, la volonté de se différencier,
contrairement à ce que l’on a l’habitude de penser,
ne provient pas d’un excès d’isolement, mais
de ce qui est vécu comme un excès de contact entre
les groupes. Dans ces conditions, la dialectique du nous-eux suppose
l’accélération des processus de sélection
ou d’invention des symboles qui sont à la base des
auto-définitions, et cela avec une finalité: assurer
un minimum de segmentation afin d’enrayer la tendance qu’ont
les sociétés urbaines à hybrider de manière
excessive leurs composantes. D’autre part, la différenciation
se produit en distribuant des attributs qui impliquent l’assignation
d’activités particulières à chaque groupe,
de telle façon que la pluralité culturelle peut souvent
occulter ce qui est en fait une organisation sociale, surtout si
elle est imposée de l’extérieur au groupe comme
une disqualification ou une stigmatisation.
En plus de souligner le caractère composite de la société
urbaine, les diverses marques identitaires qui peuvent couvrir la
population, et dont résulteront des segmentations toujours
différentes, assument une autre fonction : classifier pour
la nécessité même de classifier, c’est-à-dire
répondre à l’exigence inconsciente d’imposer
à une masse humaine auparavant informe et indifférenciée
un ensemble de distinctions, d’oppositions et de complémentarités
dotées de n’importe quel contenu.
Cette exigence de ségrégations différentielles
n’est rien d’autre que le reflet d’un principe
analogue actif dans la nature en général et régissant
tous les événements de la vie, des formes élémentaires
de l’organisation biologique aux systèmes de communication
plus complexes. Toute perception est rendue possible par la réception
d’une nouveauté par rapport à une différence,
c’est-à-dire un contraste, une discontinuité,
un changement (Bateson, 1981). Les organes sensoriels peuvent seulement
percevoir des différences. On ne voit pas de couleurs, mais
la différence entre deux couleurs. Si la gamme de couleurs
n’existait pas, nous ne verrions qu’une seule couleur,
c’est à dire aucune.
L’exemple de la vision binoculaire est éloquent. Ce
que voit une rétine et ce que voit une autre est différent
; la différence entre l’information fournie par chaque
rétine produit un autre type d’information : la profondeur.
Le toucher nous informe sur les inégalités qui existent
entre les surfaces que l’on touche, de même qu’une
odeur ne peut être perçue qu’en fonction d’une
autre avec laquelle on peut la comparer. L’ouïe n’isole
pas les sons, mais les caractères distincts de chaque son.
La linguistique nous a expliqué depuis longtemps que toutes
les unités de langage -à commencer par leur expression
la plus simple, les phonèmes- prennent un sens structurel
en fonction de la valeur qu’elles ont les unes par rapport
aux autres, soit en fonction de leurs relations d’opposition
réciproque au sein d’un même système.
Dans les sociétés humaines, la différenciation
(ethnique, religieuse, générique ou de tout autre
type) remplit la même fonction que dans n’importe quelle
expression de la vie dans l’univers. C’est un facteur
d’organisation et de communication. Les molécules d’albumine
complexes, dont l’existence fut l’une des prémisses
à l’apparition de la vie terrestre, font partie d’un
processus métabolique de par leur capacité d’établir
une différence, de réagir à certains influx
et de demeurer indifférentes à d’autres. De
plus, les êtres vivants sont sensibles à des stimuli
non biotiques et “neutres” : ceux qui leur permettent
de s’orienter et de réagir à la moindre différence
qui se produit dans leur environnement le plus immédiat.
Cela est flagrant dans l’activité des ganglions, de
la rétine ou du cerveau des mammifères, mais également
dans celle des organismes plus élémentaires, molécules,
cellules, atomes, etc., dans lesquels on peut aussi déceler
la même capacité de réponse à un certain
type de stimuli, par exemple à ceux issus de l’opposition
mouvement-repos. Si l’on entend par communication l’activité
qui rend possible la vie, toute communication dépend d’une
bonne circulation d’informations, c’est à dire
d’éléments relatifs à des différences.
Nous ne percevons pas des choses différenciées les
unes par rapport aux autres, mais la relation entre ces choses après
les avoir soumises au préalable à une différenciation.
Sans différence, il n’y a pas d’information.
Les choses indifférenciées ne peuvent pas être
l’objet de la perception sensorielle et peuvent encore moins
être le fruit de la compréhension et de la pensée.
Le fonctionnement de la nature, des sociétés et de
l’intelligence humaine ne peut être qu’holistique,
c’est à dire basé sur l’interaction entre
les parties et les phases préalablement différenciées.
Nous avons besoin d’une différence pour établir
des relations entre nous, mais également avec le monde.
La différence n’est cependant pas la négation
d’une certaine homogénéité ; elle est
sa condition. S’il est vrai qu’il ne peut exister de
perception ni de pensée sans différence, la différence
ne pourrait pas non plus exister si elle ne se ramenait à
une unité, à une totalité qui intègre
l’ensemble des façons de vivre et que l’on a
l’habitude d’appeler la nature, l’univers ou,
simplement, la vie. Dans le champ humain, ce fond commun sur lequel
les différences peuvent se découper s´appelle
la société. En particulier, dans les sociétés
urbaines modernes, ce cadre partagé qui ne nie pas la diversité
culturelle mais qui la rend possible, c´est ce qu’on
appelle l´espace public, c´est-à-dire les espaces
democratiques : la rue, mais aussi l´école, le marché,
la participation démocratique, le système des communications,
l´information, la loi, etc.
LES USAGES DE L’IDENTITE
Différence culturelle n´est pas la même chose
qu’inégalité sociale. En fait, plutôt
que de “différence” ou d’“identité”
il faudrait parler d’“usages de la différence”
et d’“usages de l’identité”. Souvent,
la différence ou l´identité sont usées
-ou même inventées- seulement pour “naturaliser”
une situation d´explotation, injustice, persécution,
etc. (Memmi, 1994). Le racisme n´est pas alors la cause mais
la conséquence des asymétries sociales, les rationalisant
a posteriori.
Le racisme biologique n’est pas, actuellement, la seule manière
de justifier l’exclusion d’un groupe humain considéré
comme inférieur. Il ne faut pas non plus lui attribuer une
responsabilité trop grande dans les situations de discrimination
et d’intolérance qui marquent l’actualité.
Il existe aujourd’hui des nouvelles formes de rationalisation
de l’inégalité et de la domination qui ne sont
pas fondées sur la génétique, mais sur le principe
d’après lequel certains traits de caractère
-positifs ou négatifs- permettent d’établir
une hiérarchie morale. Le racisme culturel présente
comme acquis qu’une certaine identité collective implique
l’existence de caractéristiques innées dont
les individus sont porteurs et qui font partie d’un programme
similaire à celui de la génétique. On peut
aussi recourir aux sciences sociales pour renforcer l’illusion
de ce que Caro Baroja (1970) appelait “le mythe du caractère
national”. Les enquêtes d’opinion contribuent
à réduire à l’unité (“les
Espagnols”, “les Français”, etc.), un ensemble
pluriel de citoyens d’un même Etat ou des habitants
d’un même territoire.
Le racisme culturel déprécie les autres et
attribue à leur “identité ethnique” des
traits négatifs, en soulignant par contre les vertus du tempérament
national ou ethnique de son propre groupe. En défendant le
droit de préserver une pureté culturelle inexistante,
le groupe se protège de toute contamination possible et marginalise,
exclut ou empêche l’accès des prétendus
agents contaminateurs. Ceci est la conséquence de la préoccupation
obsessionnelle du racisme culturel pour le maintien de l’intégrité
et de l’homogénéité de ce qu’il
considère comme le patrimoine culturel spécifique
et exclusif du groupe.
On dénonce aussi le danger que représentent
ceux qui sont venus d’ailleurs et qui sont considérés
comme inassimilables par la culture de la société
d’accueil. Les immigrés sont alors parfois représentés
comme une véritable armée d’occupation. Le racisme
différentialiste encourage une attitude envers les étrangers
qui n’est contradictoire qu’en apparence. Elle fonde
leur rejet sur le fait qu’on se méfie d’eux et
qu’on les perçoit comme une source d’insécurité
pour l’intégrité culturelle de la nation. Elle
a en même temps besoin d’eux, car leur présence
lui permet de construire et de réaffirmer une singularité
culturelle. Le “néoracisme” se présente
donc souvent comme le défenseur du droit des peuples à
préserver leur “identité culturelle”.
Au nom de cette identité, il peut proposer l’isolement
des groupes ethniques afin d’éviter que cette supposée
authenticité ne s’estompe. Dans la mesure où
il considère les cultures comme des entités incommensurables,
le différentialisme absolu apporte une confirmation à
l’axiome raciste selon lequel les différences humaines
-biologiques ou culturelles- sont irrévocables. A l’instar
du racisme biologique, le racisme culturel permet d’établir
une hiérarchie des groupes coexistant dans une même
société et de “naturaliser” une différence
-c’est à dire de lui conférer un caractère
quasi-biologique- acceptée comme culturelle, mais considérée
comme déterminante parce qu’elle dépasse la
volonté personnelle des individus.
Le racisme culturel ou ethnique est associé au nationalisme
primordialiste, c’est-à- dire au nationalisme qui présuppose
l’existence d’un tempérament particulier et unique
chez ceux qui sont exclus de la nation. Le nationalisme “essentialiste”
s’estime autorisé à établir qui et quoi
doit être homologué comme “national”, et
aussi qui et quoi doit être considéré comme
étranger, incompatible et, par conséquent, exclu.
De façon générale, selon le fondamentalisme
culturel (Stolcke, 1994), celui qui ambitionne d’être
considéré comme “l’un des nôtres”
doit se fondre dans le moule unificateur de ceux qui se considèrent
comme les dépositaires d’une “culture nationale”
métaphysique -la Kulturnation romantique- qui préexistait
à l’arrivée des étrangers et qui est
aujourd’hui menacée par leur présence contaminante.
Le degré d’adhésion à la supposée
culture “essentielle” d’un pays permet de définir
en termes ethniques les degrés de citoyenneté politique
dont dépendront à leur tour les niveaux d’intégration-exclusion
socio-économique.
Le racisme culturel est en définitive une forme assez élaborée
de xénophobie. La xénophobie o altérophobie
(San Román 1996) définit les attitudes qui entraînent
la persécution ou l’humiliation d’un groupe humain
en raison de sa condition étrangère par rapport à
une communauté ou un pays bien déterminés.
Le rejet peut être exercé par des citoyens ordinaires
ou par l’administration même, par le biais de lois spéciales
qui frappent des personnes seulement parce qu’elles sont considérées
comme étrangères. On comprend mieux ainsi la fonction
que remplit la catégorie “immigrés” dans
les sociétés urbaines modernisées. Elle permet
en premier lieu l’identification de l’”immigré”
et du “pauvre”. Contrairement à toute logique,
le qualificatif d’”immigré” ne s’applique
pas en effet à tous ceux qui ont abandonné un territoire
pour vivre dans un autre, mais à ceux qui ont fait cette
démarche dans des conditions précaires, afin d’occuper
les espaces inférieurs du système social qui les accueille.
On pourrait dire que l’immigré remplit une double fonction
toujours en relation avec le degré d’étrangeté
qui est le sien. Il est d’une part relégué dans
les espaces inférieurs et les plus vulnérables du
système de stratification sociale. Il est ainsi à
la merci des exigences les plus dures du marché du travail.
D’autre part, on lui attribue un rôle de bouc émissaire
chargé de tous les maux.
La complexité des ensembles urbains contemporains pose à
coup sûr des problèmes nouveaux. Il ne s’était
jamais produit dans le passé de confrontation aussi intense
sur un espace aussi limité et entre des groupes humains porteurs
de systèmes de valeurs et d’intérêts aussi
différents. Face à l’échec des politiques
d’assimilation forcée des éléments particuliers
au sein d’une majorité, d’autres politiques s’imposent.
Ces politiques supposent la création prioritaire d’espaces
d’intégration. Ces espaces d’intégration
impliquent l’acceptation des normes de la communauté
qui accueille, avec cependant le même droit et les mêmes
possibilités pour ses membres de réinterpréter
et de rénover ces normes. La nécessité de résoudre
des affaires communes est parallèlement reconnue. Il s’agit
donc de construire des formes institutionnelles minimales, mais
suffisantes pour assurer l’exercice pacifique de la cohabitation
dans la mesure où l’on doit pouvoir adapter la pluralité
à son environnement.
Si l’on reconnaît que la majorité des conflits
entre communautés n’est pas due à des traits
identitaires, ainsi que l’illusion d’une autonomie des
faits culturels pourrait inciter à le faire croire, mais
à des intérêts incompatibles, la diversité
culturelle apparaît comme une source de conflits beaucoup
moins importante. Cela ne signifie pas que des conflits dérivés
de la diversification socioculturelle croissante de nos sociétés
n’éclatent pas et que celle-ci ne comporte que des
avantages. Cependant, les gouvernements, comme les sociétés
civiles, ont la possibilité de favoriser des initiatives
qui réduisent à sa plus simple expression le prix
exigé par l’hétérogénéité
culturelle. En premier lieu, il faut dénoncer le caractère
erroné du principe selon lequel une augmentation de la pluralité
culturelle conduit inexorablement à l’augmentation
des conflits sociaux.
Si l’on admet qu’un pourcentage élevé
des conflits qui se présentent comme ethniques, raciaux,
religieux ou interculturels sont en réalité la conséquence
d’une situation d’injustice et de pauvreté, on
peut conclure qu’une amélioration des conditions de
vie (logement, travail, santé, éducation) rendrait
plus faciles les échanges entre groupes humains. Bien que
tout processus d’infériorisation soit le résultat
d’une opération de différenciation préalable,
la différenciation ne signifie pas automatiquement l’établissement
d’une hiérarchie. L’inégalité est
souvent justifiée par des stratégies de différenciation
conçues à cet effet. Le premier pas doit donc consister
à dénoncer les intérêts qui utilisent
la différence culturelle, religieuse ou phénotypique
comme légitimation.
La volonté d’insertion ne peut pas rejeter une évidence
incontestable: une harmonisation totale de toutes les valeurs morales
et des styles de vie qui existent dans la ville est impossible.
Cette vision idyllique du multiculturalisme est une utopie irréalisable.
Il existera toujours des conflits qui menaceront la cohabitation
de groupes qui s’autosingularisent. Il est toutefois possible
de trouver des formules d’arbitrage entre des groupes dotés
de systèmes de valeurs morales différents. Tous les
groupes en présence doivent prendre conscience que la vie
en société n’est possible que dans la mesure
où il y a une homogénéité minimale qui
permet d’organiser la cohabitation.
L´ESPACE PUBLIC COMME LIEU D’INTEGRATION
L´intégration “culturelle” est impossible,
parce qu’il n´existe aucune “culture” dans
laquelle s´intégrer. Par contre, ce qui existe c´est
une intégration civile, sociale, économique et politique.
C´est la société, et non pas la “culture”,
le domaine qui réclame l´intégration. Le cadre
qui résume la possibilité même de cette intégration,
est sans doute celui de l´espace public. L’idée
même d’intégration établit que, malgré
l’existence de divers styles de vie et de pensée, personne
ne peut réclamer l’exclusivité de l’espace
public. Ce que cela veut dire c´est que toutes les personnes,
en dehors de leur “identité”, devraient voir
reconnu leur droit à la réserve, à l´anonymat,
à l´invisibilité. Bref, le droit à ne
pas être obligées à passer leur temps à
donner des explications à propos de leur présence.
Il faut que le mouvement antiraciste se propose de substituer sa
défense du “droit à la différence”
par la défense de ce que Isaac Joseph (1997) a dénommé
“droit à l´indifférence”, c’est-à-dire,
le droit à passer inaperçu. Sans doute, la lutte pour
l´égalité passe dans ce moment par la lutte
pour la libre accessibilité aux espaces publiques : la rue,
mais aussi, comme nous l’avons déjà dit, l´école,
la participation politique, l´économie, le marché,
l´information, la loi, etc. Bref, beaucoup de cultures, mais
une suele société.
Il existe différents domaines dans lesquels cette intégration
–c´est-à-dire, l´indifférenciation–
dans le domaine public est incontournable. Le marché et la
sphère économique sont des cadres unitaires que personne
ne peut occulter. Le droit des groupes minoritaires au respect et
à la stimulation de ce qu’ils considèrent comme
leur patrimoine culturel n’est pas incompatible avec un espace
scolaire intégré dans lequel les enfants sont formés
en vertu de valeurs qui rendent possible la cohabitation collective.
Dans une société multiculturelle, il existe beaucoup
de langues, mais il est évident que toutes ne peuvent pas
être utilisées à égalité. Il est
nécessaire que la majorité établisse une ou
deux langues franches qui permettent les relations administratives
et garantissent que nul ne soit exclu de l’échange
général d’information. L’intégration
sociale requiert aussi une pleine intégration légale,
car les pays qui ont inventé les Droits de l’Homme
doivent être capables d’appliquer ces droits à
l’intérieur de leurs propres frontières. Cela
implique la garantie d’égalité parmi toutes
les personnes qui forment une société, parmi tous
ceux qui méritent d’être reconnus comme citoyens.
Cette égalité devant la loi suppose l’existence
d’un autre niveau d’insertion, l’intégration
politique, qui doit assurer le plein accès de chacun aux
institutions que la société accepte comme instances
de médiation et d’arbitrage malgré tout ce qui
distingue chaque individu. Finalement, un Etat moderne doit faire
comprendre que l’obéissance aux lois n’est pas
négociable, afin de rendre possible une cohabitation ordonnée.
Cela pose un problème jusqu’à un certain point
inédit. Si l’on part de la prémisse selon laquelle
toute personne privée de son cadre communautaire perd des
aspects fondamentaux de son identité personnelle, cela implique
que la pleine réalisation de l’individu au sein de
la société soit accompagnée du respect et de
la protection de son entourage, car c’est de lui dont en dernière
instance dépend sa propre intégrité morale.
Le problème apparaît lorsqu’un système
légal comme celui des démocraties libérales
ne reconnaît comme seuls titulaires de droits que les individus
et opère une homogénéisation qui établit
une égalité entre les particuliers au moyen de la
notion abstraite de citoyenneté. Les collectivités
n’ont pas de droits en tant que telles dans la mesure où
les institutions familiales, religieuses, économiques, politiques
n’ont d’existence que parce qu’elles sont étroitement
liées aux sujets concrets qui les représentent et
suivent leurs normes spécifiques. D’après les
théoriciens du multiculturalisme radical, la solution serait
de reconnaître légalement les “minorités”
afin qu’elles soient dotées de droits et d’obligations
en tant que telles.
En vue d’établir des possibles formules d’intégration
légale et politique de ces su-posées “minorités”,
la première difficulté réside dans le choix
du critère en vertu duquel on décide que telle ou
telle communauté peut être homologuée, saisie
comme culturellement différenciée et composée
de tels membres. Le danger réside évidemment dans
la tribalisation de la vie civile et dans l’enfermement de
chaque individu dans son ethnie. Les pratiques de reconnaissance
des droits des “minorités ethniques” ont souvent
produit des effets pervers. D’abord, parce que la dénomination
donnée à un groupe minoritaire ou ethnique implique
d’une certaine manière sa ségrégation
juridique. Le “stigmate positif” contient en germe sa
“démonisation” virtuelle. Ensuite, parce que
la volonté de reconnaître des secteurs clairement différenciés
de la population urbaine peut déboucher sur une division
artificielle de la société en segments qui n’existent
pas dans la réalité. Beaucoup de prétendues
“minorités ethniques” sont, de fait, le produit
de statistiques dénuées de tout fondement et dont
la fonction est simplement defaciliter le contrôle de secteurs
considérés comme marginaux, en dehors de la norme.
On a déjà vu que le terme “ethnique” implique
dans l’imaginaire social actuel une infériorité.
On pourrait dire la même chose du qualificatif “minorité”
qui a la vertu de “minoriser” automatiquement le groupe
auquel il s’applique.
Le fait de réclamer des droits pour les minorités
a été remis en question par ceux qui pensent que les
impératifs de l’égalité des droits et
des chances, les libertés d’association, de culte,
d’expression, de libre circulation, etc., doivent suffire
à protéger les collectivités autodifférenciées.
De fait, le système de libertés publiques a été
conçu pour rendre possible une société plurielle
dans laquelle les idées et les pratiques de chacun pourraient
avoir certaines garanties. Le système démocratique
ne serait-il pas par hasard un ordre public qui assume la défense
de l’autonomie et de l’indépendance des sujets
aussi bien individuels que collectifs, leur permet et les oblige
à la cohabitationet à la coopération au nom
du consensus dont bénéficie la loi ? Pour assurer
l’exercice du droit à la différence, il faut
avant tout approfondir la mission originelle de la démocratie,
qui est de sauvegarder la liberté de choix. A cette fin,
l’Etat doit réaffirmer sa neutralité, élargir
sa laïcité jusqu’à atteindre la pluralité
culturelle au-delà de la pluralité religieuse.
Le respect des différences pose également le dilemme
selon lequel les singularités identitaires impliquent la
fragilisation des droits individuels. On a vu cet aspect dans les
exemples relatifs au statut inférieur imposé aux femmes
dans certains codes culturels ou dans la restriction du droit à
l’éducation ou à la libre circulation imposée
par certaines organisations religieuses à leurs fidèles.
Une issue serait éventuellement de garantir que les concessions
au maintien d’une tradition bien déterminée
soient accompagnées de mesures assurant le droit de ceux
qui les respectent de les critiquer, de les modifier ou de les abandonner.
Il s’agirait donc de combiner deux principes qui doivent être
également protégés, celui de l’autonomie
individuelle et celui des sphères identitaires dans lesquelles
l’autonomie prend tout son sens. Il s’agirait aussi
de réclamer que les sujets reçoivent la double possibilité
de s’insérer dans le système de leur communauté
et de remettre en cause sa structure normative et institutionnelle.
Une fois admis que des limites légales à l’exercice
de la diversité culturelle sont nécessaires pour une
régulation minimale de l’interaction sociale, il faut
également dire que les lois et leur interprétation
doivent témoigner d’une sensibilité nouvelle
face à la pluralité de ceux auxquels elles s’appliquent.
Loin de tous les dogmatismes, la voie de la réinterprétation
constante, d’une reformulation et d’une autocorrection
ininterrompues des termes de l’accord concernant la société
dans son ensemble composée de segments interdépendants
est donc incontournable (Habermas, 1987). En ce sens, les campagnes
de défense de la diversité culturelle ne servent pas
seulement à avertir du le danger de l’intolérance.
Elles obligent l’ensemble de la société à
réfléchir sur le sens des coutumes et le caractère
inaltérable des principes moraux sur lesquels elles s’appuient,
mais également sur les raisons pour lesquelles les gens acceptent
ces valeurs et certaines pratiques au détriment d’autres.
Face à l’hétérophobie et la xénophobie,
l’alternative est l’hétérophilie ou la
xéno-philie (Lévinas, 1993), qui consiste en la revendication
du droit à la différence culturele. Mais cette différence
culturelle ne doit jamais être considérée comme
intangible et encore moins irrévocable; elle est le résultat
-et non la cause- des exigences imposées par la société
et la pensée à la réalité. Pour constituer
une société, il est nécessaire que des êtres
humains puissent apporter à d’autres êtres humains
ce qu’ils n’ont pas. Simultanément, parce que
le monde ne peut être vécu ni pensé comme un
ensemble indéterminé et sans dynamique interne, il
est indispensable qu’un contraste apparaisse. Cette position
ne se limite pas à considérer le pluralisme culturel
comme une richesse; elle permet de prendre conscience de son caractère
inévitable. C’est une condition requise pour que les
fonctions des sociétés urbaines actuelles se réalisent
avec efficacité.
Il est possible qu’il y ait trop de facteurs (sociaux, économiques,
historiques et affectifs) complexes dans la genèse de l’intolérance
pour qu’un jour la cohabitation dans les villes occidentales
se libère complètement des affrontements internes.
La capacité de renouvellement des discours et les attitudes
agressives contre ceux qui ne peuvent être accusés
que “d’être ce qu’ils sont” a été
mise en évidence par l’échec des campagnes antiracistes
sentimentales et simplificatrices. Elles ont au mieux servi à
calmer la conscience des secteurs bien-pensants de la société.
Le préjugé, la discrimination, la ségrégation,
etc. ; bref, toutes les formes et toutes les modalités de
la stigmatisation sont des mécanismes qui ont prouvé
leur efficacité pour exclure et culpabiliser au cours des
siècles. Il serait naïf de croire que ceux qui ont l’hégémonie
politique ou sociale cesseront de la pratiquer. Le constat selon
lequel on ne pourra jamais éviter ce type de conflit ne doit
cependant pas empêcher notre volonté de les réduire
au maximum. Quant à la multiculturalité, c’est-à-dire
la pluralité des façons de faire, de penser et de
dire les choses, la possibilité d’éluder les
conséquences des inévitables affrontements liés
à la cohabitation, elle fait partie du projet défini
par les nouvelles formes de citoyenneté. Cependant, la nouvelle
conception du “citoyen” devra être plus ouverte
et plus dynamique, afin de devenir un point de convergence et un
facteur d’intégration.
Dans ce sens, il est important que les groupes autoidentifiés
et autodifférenciés coprésents prennent conscience
de la nécessité d’atteindre des niveaux acceptables
d’articulation avec le projet commun à toute la société.
Ceux qui se considèrent ou s’affirment comme différents
doivent respecter les droit des autres à la libre accessibilité
aux espaces publics et, aussi, assumer l’obligation d’accepter
un cadre commun minimal défini par des institutions qui ont
reçu de la majorité de la société la
fonction d’élaborer et d’appliquer les lois.
Ils ont également le droit d’essayer de les changer
et d’avoir accès aux opportunités et aux instruments
qui permettent cela.
Le mouvement antiraciste doit, quant à lui, s’adapter
avec intelligence aux métamorphoses du discours raciste et
xénophobe et apprendre à reconnaître les formes
souvent inédites de stigmatisation. Sur le plan éducatif,
il est urgent de combattre la tendance à présenter
le respect de la différence comme une valeur dans l’absolu
qui doit être défendue en vertu d’un relativisme
dénué de tout esprit critique et replié sur
lui-même. Il faut également se méfier de la
prétention d’un universalisme tout aussi absolu qui
soutient la prééminence despotique des modèles
collectifs hégémoniques. Il faut expliquer que le
multiculturalisme consiste en un dialogue permanent entre des manières
d’être qui reconnaissent mutuellement la partie d’universel
que chacune possède et qu’elles ont donc en commun.
L’universalisme ne peut plus être synonyme d’uniformisation.
Il doit être l’expression d’une condition humaine
qui ne peut se connaître qu’à travers ses multiples
variantes. Le particulier n’est pas le contraire de l’universel.
Il est le seul lieu dans lequel il peut vraiment exister.
La société actuelle est formée d’humanités
différenciées, mais jamais tout à fait indiscernables,
que le développement économique et démographique
a conduites à vivre et coopérer dans un même
espace public. Ou plutôt, à construire cet espace public.
Les problèmes de l’avenir seront encore plus liés
qu’aujourd’hui à cette évolution ; la
tendance à l’homogénéisation culturelle
sera compensée par une intensification croissante des processus
de différenciation culturelle. Pour faire face à ces
problèmes et limiter les tendances à l’intolérance
et à l’exclusion, il faudra que deux principes fondamentaux,
en apparence antagoniques, mais en réalité complémentaires,
s’incarnent dans la réalité quotidienne. D’une
part, le droit à la différence, c’est-à-dire
le droit des groupes humains à s’unir aux autres grâce
à ce qui les sépare aussi. D’autre part, le
droit à l’égalité, c’est-à-dire
le droit de ceux qui ont été acceptés tels
qu’ils sont à ne pas être différenciés
dans la lutte contre l’injustice.
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Cet article a été publié dans Revista Cidob
d’Afers Internationals, no. 43-44, décembre 1998-1999
Avec l’aimable autorisation de Yolanda ONGHENA, responsable
de l’Unité Interculturelle à la Fondation CIDOB
Barcelone / ESPAGNE
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