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DYNAMIQUES IDENTITAIRES ET ESPACES PUBLICS
Manuel Delgado RUIZ
Professeur d’Anthropologie culturelle
Université de Barcelogne [Espagne]

Origine site de l'AIT.org

http://www.cfait.org/_immigration/analyse/63.html



L´ESPACE PUBLIQUE COMME SCENE DES IDENTITES

On entend parler souvent de l´urgence d´”intégrer culturellement” les immigrés. Mais il faut se demander : l’immigré rencontre-t-il véritablement une culture lorsqu’il arrive dans la cité ? La ville est-elle un espace culturel doté d’une cohésion interne qui accepte ou rejette le nouvel arrivant ? N’est-il pas plus exact de dire qu’il lui faut s’adapter à un mélange confus de manières de faire, de parler et de penser ? L’adaptation de l’immigré à l’environnement culturel de la ville qui le reçoit ressemble à un nouvel apport sur un rivage où se sont accumulés les résidus laissés par d’autres marées humaines. Parler de la ville en termes d’”interculturalité” ou de “métissage culturel”, c’est alors un pléonasme, car la ville n’est sur le plan culturel que le fruit d’héritages, de transits et de présences successives qui ont façonné la cité pendant des lustres.

L’“immigré” est un explorateur, un naturaliste qui analyse la conduite de ceux qu’il prend pour des indigènes et qui essaie de l’imiter pour qu’ils l’acceptent comme un des leurs. D’une certaine manière, il se laisse “coloniser” par ceux qui le reçoivent. Explorateur de provinces inconnues, c’est également un colonisateur, une espèce de contrebandier de produits culturels, dont l’indéfectible destin est de modifier les conditions qu’il a connues en arrivant. L’immigré, qui apparaît comme un “acculturé”, est aussi un “culturisateur”.

Dans ce contexte, la différenciation culturelle n’est qu’un obstacle apparent à l’intégration des immigrés dans la société urbaine. Les “microclimats culturels” qui se créent là où s’établissent les immigrés, là où ils reconstituent les éléments plus ou moins altérés de leur tradition originelle ne gênent en rien l’intégration au milieu urbain. Dans une certaine mesure, ils se transforment en outils d’adaptation. Sur le plan psychologique, les sentiments de différenciation permettent aux individus et aux groupes de neutraliser les tendances destructrices des sociétés urbano-industrielles. Sur le plan sociologique, le maintien -et même le renforcement- d’une certaine fidélité aux formes déterminées de sociabilité que les immigrés apportent avec eux et peuvent exprimer de diverses manières leur permet de mieux contrôler les nouvelles situations auxquelles ils doivent s’adapter.
Conserver des pratiques culturelles particulières a été, d’autre part, essentiel pour les immigrés, qui ont été souvent confrontés à des formes d’exploitation et de marginalisation. Les mécanismes de reconnaissance réciproque entre immigrés de même origine leur ont donné la possibilité de recourir à un réseau très utile d’aide mutuelle et de solidarité. Le transfert de coutumes publiques (fêtes religieuses ou laïques, réunions d’amicales, etc.) ou privées (depuis les contes que les adultes racontent aux enfants jusqu’à l’élaboration des plats traditionnels) agit de manière paradoxale. Il permet aux immigrés de maintenir des liens avec leurs racines culturelles d’origine, mais facilite également la rupture avec ces mêmes racines. Grâce à cette astuce, une rupture symbolique peut se produire, qui s’avère irréversible : la reconstruction des environnements culturels d’origine construit par un simulacre l’utopie d’un retour définitif qui ne se réalisera jamais.

La différenciation d’une ville cosmopolite en diverses aires -qui peuvent d’ailleurs se recouper- est donc un phénomène positif dans la mesure où il peut favoriser parmi les nouveaux arrivants plongés dans des espaces urbains souvent anonymes un sentiment de sécurité. Le quartier culturellement différencié devient le cadre de réseaux de solidarité. Les groupes immigrés y créent des espaces de vie commune et leur confèrent un rôle dans l’organisation globale de la cité. L’intégration y est naturellement facilitée. La grande majorité de ces quartiers, créés sur le principe du regroupement ethnique ou religieux, ne sont d’ailleurs jamais exclusifs et accueillent des minorités ou des majorités relatives qui cohabitent avec les membres d’autres communautés. D´autre part, il faut dire que s´il y a quelque chose qui caractérise l´experience urbaine de l´immigrant, c´est que le réseau de relations familiales et de liens entre compatriotes où il se trouve installé est géographiquement vaste. C´est ce qui fait de l´immigré un “visiteur” convulsif (Joseph, 1991).

On parle d’immigrés. Mais, dans la ville, qui peut être qualifié “d’immigré” ? Et pour combien de temps ? Définie par le caractère hétéroclite et instable des éléments humains qui la composent, la ville ne peut qualifier d’étrangers que ceux qui viennent d’arriver et sont sur le point de repartir. La notion de “travailleur invité”, toute récente dans le monde occidental, a eu un certain succès dans les années 1950-1980, parce que tout le monde pensait que la main d’oeuvre étrangère venait pour une période restreinte et avec l’idée de retourner dans son pays. La pratique a montré qu’une part importante de ces travailleurs finissent par devenir des résidents. Le regroupement familial qui s’opère plus ou moins vite, et un réseau croissant d’engagements –relatifs au travail, à la famille, à l’éducation, etc.– rend utopique l’idée de retour. Ceux que nous appelons “immigrés” sont donc destinés à être intégrés dans un ordre urbain qui en a besoin, car ils sont une ressource indispensable, une garantie de renouveau et de continuité. Ils sont venus remplir des postes de travail que les habitants des pays développés n’acceptaient pas. Autrement dit, si l’immigré est arrivé dans la ville, c’est parce qu’il y a été appelé.

A côté de la diversité culturelle suscitée par les communautés d’origine étrangère, se produisent d’autres phénomènes d’hétérogénéisation spécifiquement urbains. Des nouvelles ethnicités (si l’on peut employer ce terme) se structurent à partir de la musique, de la sexualité, de l’idéologie politique, de l’âge, des modes ou des sports, chacune ayant sa propre expérience de la ville. Les adolescents se réunissent souvent en fonction d’affinités musicales ou des tendances de mode. Les heavies, les mods, les punks se sont transformés en véritables ethnicités urbaines organisées en fonction d’une identité qui a pour fondement essentiel l’esthétique et la mise en scène. Un autre exemple très significatif de ces néoethnicités, qui ne sont pas basées sur une même mentalité mais sur un ensemble d’émotions extériorisées, est fourni par les associations de supporters de clubs de football, dont le hooliganisme est la manifestation la plus véhémente. Dans toutes ces nouvelles ethnicités, ceux qui s’intègrent utilisent comme mode de reconnaissance un critère totalement différent de ceux qui opèrent dans les sociétés dites “traditionnelles”, un critère fondé sur un mélange d’expériences partagées dans lesquelles la codification des apparences et les rituels acceptés jouent un rôle essentiel.

A ce moment, il faut donner une explication conceptuelle. La notion d´ethnie, au sens strict, sert à désigner simplement un groupe humain qui se considère différent des autres, et cherche à conserver sa différence. Dans tous les cas, ethnie signifie simplement peuple. Les Bosniaques, les Zoulous, les Sioux, les Vietnamiens, les Touaregs, les Français, les Catalans et les Argentins sont, pour ne prendre que quelques exemples, des ethnies ou des groupes ethniques. Certains de ces groupes, qui se distinguent seulement par leur type de vie, leur morale, leur coiffure ou leurs vêtements, présentent tous les attributs de ce que l’anthropologie étudie comme des ethnies, et c’est à telle enseigne que nous avons pu nous référer aux formes de diversification culturelle apparues dans la ville comme s’il s’agissait de nouvelles ethnies. Le qualificatif “ethnique” est cependant utilisé dans le langage courant pour qualifier des groupes, des produits ou des conduites qui ne seraient pas euro-occidentales. Nombreux sont les exemples d’un usage discriminatoire du terme “ethnie” ; l’idée selon laquelle “ils forment une ethnie et nous, nous sommes normaux” est toujours présente. Les danses des soufis ou le son de la cithare sont “ethniques”, mais personne ne sait pourquoi ce n’est pas le cas pour les valses ou les chansons des Beatles... Parler de “minorités ethniques” lorsque nous faisons référence à certains groupes de population implique généralement le même usage discriminatoire du terme. La presse s’obstine à qualifier exclusivement d’”ethniques” les conflits qui ont pour théâtre les pays non occidentaux, tandis que les luttes entre ethnies en Afrique sont qualifiées de “tribales”.

Lorsque l’on parle de questions relatives à la pluralité des villes, le mot culture apparaît de façon récurrente. On parle alors de “diversité culturelle”, d’”interculturalité”, d’”intégration culturelle”, de “métissage culturel”, d’”acculturation”, sans se préoccuper jamais d’expliquer ce que l’on doit comprendre par le terme “culture”. Sans doute l’usage le plus habituel du mot culture nous vient-t-il du romantisme allemand, qui l’utilisa pour désigner “l’esprit” d’un peuple déterminé. Cette conception se rattache à la conviction selon laquelle les nations possèdent une âme collective qui est le produit de leur histoire. D’après ce concept, les cultures sont des entités closes qui intègrent la cosmogonie et l’humeur d’un groupe ethnique. La “culture” serait tout ce qui est unique, propre et exclusif à un groupe humain. Les cultures seraient donc incommesnurables, c´est-à-dire incomparables, car des éléments essentiels de leur contenu ne pourraient pas être traduits dans d’autres langages culturels.
Face à cet usage métaphysique de la notion de “culture”, la plupart des anthropologues adoptent une autre acception : la culture comme un conglomérat de technologies matérielles ou symboliques, originelles ou importées, qui peuvent intégrer un groupe humain à un moment déterminé. Elle peut être définie comme une somme de tout ce qui a été appris, ce qui inclut le style de vie formé par des éléments qui peuvent être socialement acquis.

On peut enfin définir la culture comme un système de codes qui permet aux humains d’être en relation les uns avec les autres et avec le monde. En tout cas, culture doit être considéré comme synonyme de façon, manière, style..., de faire, d´agir, de dire, etc. Par conséquent, parler de diversité culturelle serait redondant, car la différenciation est toujours pour les humains une fonction de la culture. Seraient donc culturelles les différences comportementales, linguistiques et intellectuelles, ainsi que d’autres qui pourraient paraître purement physiques et naturelles, dans la mesure où on peut les considérer comme significatives culturellement. Si on les appelle différences culturelles, c’est pour se conformer à une certaine convention, car il n’existe en réalité que des différences préalablement codifiées comme telles par la culture.

Dans la ville, toutes les minorités culturelles -et dans la ville il n´y a pas autre chose que de minorités culturelles- qu’elles soient “traditionnelles” ou nouvelles, développent des stratégies pour devenir visibles. N´importe quel groupe humain doté d’une certaine conscience de sa particularité éprouve ainsi le besoin de “se mettre en scène”, de marquer d’une certaine façon sa différence. Dans certains cas, parce que leur singularité possède une base phénotypique qui contraste avec celle de la majorité. Dans d’autres, ce sont les vêtements qui ont pour fonction de marquer une distance de perception avec les autres. Les langues, les argots et les accents sont des variantes d’une même volonté de marquer cette singularité, et leur multiplicité est la composante sonore de l’exubérance de la perception qui caractérise la vie dans les cités diversifiées.

Face à ces signes distinctifs activés en permanence, d’autres identités collectives préfèrent des mises en scène cycliques ou périodiques. Le groupe réclame -et obtient- l’accès à un espace public afin de s’intégrer dans une entité collective. Il peut s’agir de fêtes organisées sur des places ou dans des parcs afin de présenter un folklore qui renvoie à la tradition culturelle considérée comme propre à la terre d’origine. Dans certaines villes où se sont formés des “quartiers ethniques”, la mise en scène peut aller jusqu’à la transformation systématique, parfois durable, parfois épisodique, du décor urbain. Car les nouvelles ethnicités présentent également ce besoin d’auto-célébration. Les concerts de musique donnent la possibilité aux groupes de jeunes de s’offrir leur propre spectacle. Les événements sportifs favorisent des effusions publiques auxquelles participent ceux qui ont une équipe de football ou de basket comme élément de “cohésion identitaire”.

Ce désir de visibilité n’affecte pas seulement les groupes minoritaires. De la même façon que n´importe quelle ethnie agit comme un ensemble collectif, affirme une espèce de macropersonnalité, n´importe quel individu agit comme une ethnicité réduite à son expression la plus élémentaire, affiche une sorte de microethnicité. Les individus utilisent ainsi les mêmes stratégies de distinction qui permettent à un groupe ethnique ou ethnicisé de se différencier : une manière personnelle d’agir en public -de s’habiller, de se coiffer, de parler, de bouger, d’exprimer ses émotions...- afin de créer un contraste et d’être reconnus comme différents, dotés d’un style particulier et unique.

Les groupes et les individus intériorisent et essaient de mettre en évidence un ensemble de traits qui leur permettent de se considérer comme différents; ils constituent ainsi leur identité. Mais il faut dire que ces proclamations répétées sur l’identité contrastent avec la fragilité évidente de tout ce qui la fonde et la rend possible. Un groupe humain ne se distingue pas des autres par des traits culturels particuliers, mais parce qu’il choisit des traits culturels singuliers en fonction de sa volonté initiale de différenciation. Ce sont les mécanismes de diversification qui conduisent à la recherche de signes capables de donner un contenu à l’exigence de différenciation d’un groupe humain. A partir de là, le contenu de cette différenciation est arbitraire, et les matériaux disponibles -ou simplement inventés- qui lui donnent l’aspect de quelque chose de dense et de définitif sont utilisés. Il s’agit d’un effet de miroir identitaire, capable d’invoquer toute forme d’alibis historiques, religieux, économiques, linguistiques, etc., afin de se légitimer et de se rendre incontestable. Cela ne veut pas dire que la différence soit mise en scène : la différence n´est autre chose que sa mise en scène. Il n´y a pas de “représentation de l´identité”, parce que l´identité n´est que sa représentation.
L’identité “ethnique” ne se forme pas à partir de la possession commune de traits objectifs, mais d’une dynamique d’interrelations et de corrélations dans laquelle seule la conscience subjective d’être différent s’impose en dernier ressort comme élément fondamental. Cette conscience ne correspond qu’à un ensemble d’illusions socialement sanctionnées comme des vérités irrévocables parce qu’elles sont légitimées par l’autorité, dit-on, des ancêtres ou de l’histoire. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas de différences “objectives” entre des groupes humains différenciés, mais ces différences deviennent significatives pour alimenter la dichotomie nous-eux. En définitive, il n’existe que des groupes “ethniques” ou identitaires en situation de contraste avec d’autres communautés (Barth, 1977).

Territoire conceptuel aux contours imprécis, le champ des identités ne peut donc être qu’un centre vide dans lequel a lieu une série ininterrompue de jonctions et de disjonctions, un noeud incertain parmi des instances individuellement irréelles et introuvables (Lévi-Strauss, 1971). L’identité est un phénomène purement relationnel qui ne se définit que par opposition. Ce n’est pas un contenu, mais une forme. L’identité est indispensable ; tout le monde en a besoin; mais elle présente un inconvénient majeur ; elle n’existe pas en elle-même. Ces unités qu’on imagine définissables par et en elles-mêmes ne fournissent pas la base d´une classification, mais en sont, au contraire, le résultat (Pouillon, 1993). Nous ne nous différencions pas parce que nous sommes différents, mais nous sommes différents parce que nous nous sommes différenciés d´avance. Et c’est précisément parce qu’elles sont le produit des relations entre des groupes humains autoidentifiés que les cultures ne peuvent pas être des entités qui vivent dans la quiétude. Soumises à un ensemble de chocs et d’instabilités, les identités modifient leur nature et changent d’aspect et de stratégie chaque fois que cela est nécessaire. Leur évolution est souvent chaotique et imprévisible. Les identités ne doivent pas seulement négocier en permanence les relations qu’elles maintiennent; elles sont ces relations mêmes.

DES FRONTIERES MOUVANTES

C’est parce que ses composantes ethniques et corporatives sont instables que la ville devient un immense tissu de champs identitaires peu ou mal définis, ambigus, qui se mêlent et qui rendent finalement impossible l’émergence d’une majorité culturelle bien définie. Il faut donc considérer la ville comme un kaléidoscope dans lequel chaque mouvement de l’observateur crée une configuration inédite des fragments existants. L’un des aspects qui caractérise la diversité culturelle actuelle est en effet qu’elle ne consiste pas en des espaces clos dans lesquels un groupe humain pourrait survivre isolé des autres. Cet extrême n’a jamais été atteint. Cependant, une accélération des interrelations culturelles comme celle que vivent actuellement les villes ne s’était jamais produite ; les frontières s’y multiplient, mais elles sont tellement floues et mouvantes qu’il est totalement impossible de ne pas les traverser continuellement.

Aucun des espaces sociaux qui définissent aujourd’hui la ville ne peut s’individualiser, parce qu’il est lié aux autres dans un immense réseau de relations de mutuel-les dépendances. Les identités des groupes ne peuvent en aucun cas être clairement distinguées des autres tant elles manquent de contours précis. Des façons de concevoir la vie absoluement différentes se mêlent dans des territoires dont la définition est impossible ou, pour le moins, compliquée de par leur caractère irrégulier et instable. Le citadin ne peut pas se limiter dans sa vie quotidienne à un réseau d’allégeances ou à une appartenance personnelle exclusive.
Fruit de cette identité plurielle et contrainte de s’adapter en permanence aux différents éléments de son existence sociale, l’individu urbanisé est une sorte de nomade en mouvement perpétuel, une personne obligée de passer son temps à établir des compromis entre les composantes d’une creuset formée par différents univers qui se touchent mutuellement ou s’interpénètrent.
Les citoyens sont à la fois entourés et habités par la diversité culturelle. Ils vivent immergés dans la différence, et ils se laissent posséder par elle. Pour le moment, il existe des principes d’appartenance qui ont pour la majorité une valeur supérieure à ce qui est strictement ethnique. L’appartenance à une catégorie sexuelle, à une génération ou à une classe sociale sont, à cet égard, exemplaires. Les noms font de chacun un parent; le lieu de naissance un compatriote ; les idées politiques et religieuses un coreligionnaire ; le quartier où il vit un voisin, l’âge un contemporain. Les goûts musicaux ou littéraires, le style vestimentaire, les passions sportives, le lieu d’études passé ou présent, les centres d’intérêt, etc. ; chacun de ces éléments situe chaque individu au sein d’un conglomérat humain constitué de tous ceux qui le partagent. A partir de ce magma, ils peuvent se reconnaître et se sentir liés par des sentiments, des origines, des orientations ou des expériences communes. Dans certains cas, cette expérience taxonomique peut devenir une caricature qui admettra le caractère aléatoire et capricieux des contenus réclamés par toute identité afin de s’autojustifier. Il suffit de penser à cette égard à la classification horoscopique, qui n´est qu´une sorte de caricature du système ethnique.

Grâce à tous ces mécanismes de différenciation, si l’on dressait un tableau de l’ensemble des citoyens de n’importe quelle ville à partir de critères permettant d’établir n´importe quel nous -le genre, la classe sociale, l’âge, les goûts, l’idéologie, la croyance, le signe du zodiaque, le quartier dans lequel on vit, le lieu de naissance, les préférences sexuelles- le résultat serait une série de configurations polymorphes, dessinées comme des cartes politiques qui produiraient une gamme étendue de couleurs et de contours non concordants en fonction de chaque choix identitaire.

Comment expliquer cette tendance à la différenciation culturelle si on la réduit à un ensemble arbitraire de marqueurs qui sont la conséquence et non pas la cause de la ségrégation opérée ? D’abord par la nécessité propre à tout individu de former avec les autres une communauté plus petite que les concentrations humaines d’une nation ou d’une grande ville. Il s’agit du besoin de l’individu d’appartenir à un collectif ou bien d’être assuré que, d’une certaine manière, il lui survit. Cette nécessité de créer un nous devient plus aigüe lorsque les relations et les contacts avec les autres groupes se font plus fréquents, plus intenses, et cela dans le cadre de territoires chaque fois plus petits. Ainsi, la volonté de se différencier, contrairement à ce que l’on a l’habitude de penser, ne provient pas d’un excès d’isolement, mais de ce qui est vécu comme un excès de contact entre les groupes. Dans ces conditions, la dialectique du nous-eux suppose l’accélération des processus de sélection ou d’invention des symboles qui sont à la base des auto-définitions, et cela avec une finalité: assurer un minimum de segmentation afin d’enrayer la tendance qu’ont les sociétés urbaines à hybrider de manière excessive leurs composantes. D’autre part, la différenciation se produit en distribuant des attributs qui impliquent l’assignation d’activités particulières à chaque groupe, de telle façon que la pluralité culturelle peut souvent occulter ce qui est en fait une organisation sociale, surtout si elle est imposée de l’extérieur au groupe comme une disqualification ou une stigmatisation.

En plus de souligner le caractère composite de la société urbaine, les diverses marques identitaires qui peuvent couvrir la population, et dont résulteront des segmentations toujours différentes, assument une autre fonction : classifier pour la nécessité même de classifier, c’est-à-dire répondre à l’exigence inconsciente d’imposer à une masse humaine auparavant informe et indifférenciée un ensemble de distinctions, d’oppositions et de complémentarités dotées de n’importe quel contenu.
Cette exigence de ségrégations différentielles n’est rien d’autre que le reflet d’un principe analogue actif dans la nature en général et régissant tous les événements de la vie, des formes élémentaires de l’organisation biologique aux systèmes de communication plus complexes. Toute perception est rendue possible par la réception d’une nouveauté par rapport à une différence, c’est-à-dire un contraste, une discontinuité, un changement (Bateson, 1981). Les organes sensoriels peuvent seulement percevoir des différences. On ne voit pas de couleurs, mais la différence entre deux couleurs. Si la gamme de couleurs n’existait pas, nous ne verrions qu’une seule couleur, c’est à dire aucune.

L’exemple de la vision binoculaire est éloquent. Ce que voit une rétine et ce que voit une autre est différent ; la différence entre l’information fournie par chaque rétine produit un autre type d’information : la profondeur. Le toucher nous informe sur les inégalités qui existent entre les surfaces que l’on touche, de même qu’une odeur ne peut être perçue qu’en fonction d’une autre avec laquelle on peut la comparer. L’ouïe n’isole pas les sons, mais les caractères distincts de chaque son. La linguistique nous a expliqué depuis longtemps que toutes les unités de langage -à commencer par leur expression la plus simple, les phonèmes- prennent un sens structurel en fonction de la valeur qu’elles ont les unes par rapport aux autres, soit en fonction de leurs relations d’opposition réciproque au sein d’un même système.

Dans les sociétés humaines, la différenciation (ethnique, religieuse, générique ou de tout autre type) remplit la même fonction que dans n’importe quelle expression de la vie dans l’univers. C’est un facteur d’organisation et de communication. Les molécules d’albumine complexes, dont l’existence fut l’une des prémisses à l’apparition de la vie terrestre, font partie d’un processus métabolique de par leur capacité d’établir une différence, de réagir à certains influx et de demeurer indifférentes à d’autres. De plus, les êtres vivants sont sensibles à des stimuli non biotiques et “neutres” : ceux qui leur permettent de s’orienter et de réagir à la moindre différence qui se produit dans leur environnement le plus immédiat. Cela est flagrant dans l’activité des ganglions, de la rétine ou du cerveau des mammifères, mais également dans celle des organismes plus élémentaires, molécules, cellules, atomes, etc., dans lesquels on peut aussi déceler la même capacité de réponse à un certain type de stimuli, par exemple à ceux issus de l’opposition mouvement-repos. Si l’on entend par communication l’activité qui rend possible la vie, toute communication dépend d’une bonne circulation d’informations, c’est à dire d’éléments relatifs à des différences.

Nous ne percevons pas des choses différenciées les unes par rapport aux autres, mais la relation entre ces choses après les avoir soumises au préalable à une différenciation. Sans différence, il n’y a pas d’information. Les choses indifférenciées ne peuvent pas être l’objet de la perception sensorielle et peuvent encore moins être le fruit de la compréhension et de la pensée. Le fonctionnement de la nature, des sociétés et de l’intelligence humaine ne peut être qu’holistique, c’est à dire basé sur l’interaction entre les parties et les phases préalablement différenciées. Nous avons besoin d’une différence pour établir des relations entre nous, mais également avec le monde.

La différence n’est cependant pas la négation d’une certaine homogénéité ; elle est sa condition. S’il est vrai qu’il ne peut exister de perception ni de pensée sans différence, la différence ne pourrait pas non plus exister si elle ne se ramenait à une unité, à une totalité qui intègre l’ensemble des façons de vivre et que l’on a l’habitude d’appeler la nature, l’univers ou, simplement, la vie. Dans le champ humain, ce fond commun sur lequel les différences peuvent se découper s´appelle la société. En particulier, dans les sociétés urbaines modernes, ce cadre partagé qui ne nie pas la diversité culturelle mais qui la rend possible, c´est ce qu’on appelle l´espace public, c´est-à-dire les espaces democratiques : la rue, mais aussi l´école, le marché, la participation démocratique, le système des communications, l´information, la loi, etc.

LES USAGES DE L’IDENTITE

Différence culturelle n´est pas la même chose qu’inégalité sociale. En fait, plutôt que de “différence” ou d’“identité” il faudrait parler d’“usages de la différence” et d’“usages de l’identité”. Souvent, la différence ou l´identité sont usées -ou même inventées- seulement pour “naturaliser” une situation d´explotation, injustice, persécution, etc. (Memmi, 1994). Le racisme n´est pas alors la cause mais la conséquence des asymétries sociales, les rationalisant a posteriori.

Le racisme biologique n’est pas, actuellement, la seule manière de justifier l’exclusion d’un groupe humain considéré comme inférieur. Il ne faut pas non plus lui attribuer une responsabilité trop grande dans les situations de discrimination et d’intolérance qui marquent l’actualité. Il existe aujourd’hui des nouvelles formes de rationalisation de l’inégalité et de la domination qui ne sont pas fondées sur la génétique, mais sur le principe d’après lequel certains traits de caractère -positifs ou négatifs- permettent d’établir une hiérarchie morale. Le racisme culturel présente comme acquis qu’une certaine identité collective implique l’existence de caractéristiques innées dont les individus sont porteurs et qui font partie d’un programme similaire à celui de la génétique. On peut aussi recourir aux sciences sociales pour renforcer l’illusion de ce que Caro Baroja (1970) appelait “le mythe du caractère national”. Les enquêtes d’opinion contribuent à réduire à l’unité (“les Espagnols”, “les Français”, etc.), un ensemble pluriel de citoyens d’un même Etat ou des habitants d’un même territoire.

Le racisme culturel déprécie les autres et attribue à leur “identité ethnique” des traits négatifs, en soulignant par contre les vertus du tempérament national ou ethnique de son propre groupe. En défendant le droit de préserver une pureté culturelle inexistante, le groupe se protège de toute contamination possible et marginalise, exclut ou empêche l’accès des prétendus agents contaminateurs. Ceci est la conséquence de la préoccupation obsessionnelle du racisme culturel pour le maintien de l’intégrité et de l’homogénéité de ce qu’il considère comme le patrimoine culturel spécifique et exclusif du groupe.

On dénonce aussi le danger que représentent ceux qui sont venus d’ailleurs et qui sont considérés comme inassimilables par la culture de la société d’accueil. Les immigrés sont alors parfois représentés comme une véritable armée d’occupation. Le racisme différentialiste encourage une attitude envers les étrangers qui n’est contradictoire qu’en apparence. Elle fonde leur rejet sur le fait qu’on se méfie d’eux et qu’on les perçoit comme une source d’insécurité pour l’intégrité culturelle de la nation. Elle a en même temps besoin d’eux, car leur présence lui permet de construire et de réaffirmer une singularité culturelle. Le “néoracisme” se présente donc souvent comme le défenseur du droit des peuples à préserver leur “identité culturelle”. Au nom de cette identité, il peut proposer l’isolement des groupes ethniques afin d’éviter que cette supposée authenticité ne s’estompe. Dans la mesure où il considère les cultures comme des entités incommensurables, le différentialisme absolu apporte une confirmation à l’axiome raciste selon lequel les différences humaines -biologiques ou culturelles- sont irrévocables. A l’instar du racisme biologique, le racisme culturel permet d’établir une hiérarchie des groupes coexistant dans une même société et de “naturaliser” une différence -c’est à dire de lui conférer un caractère quasi-biologique- acceptée comme culturelle, mais considérée comme déterminante parce qu’elle dépasse la volonté personnelle des individus.

Le racisme culturel ou ethnique est associé au nationalisme primordialiste, c’est-à- dire au nationalisme qui présuppose l’existence d’un tempérament particulier et unique chez ceux qui sont exclus de la nation. Le nationalisme “essentialiste” s’estime autorisé à établir qui et quoi doit être homologué comme “national”, et aussi qui et quoi doit être considéré comme étranger, incompatible et, par conséquent, exclu. De façon générale, selon le fondamentalisme culturel (Stolcke, 1994), celui qui ambitionne d’être considéré comme “l’un des nôtres” doit se fondre dans le moule unificateur de ceux qui se considèrent comme les dépositaires d’une “culture nationale” métaphysique -la Kulturnation romantique- qui préexistait à l’arrivée des étrangers et qui est aujourd’hui menacée par leur présence contaminante. Le degré d’adhésion à la supposée culture “essentielle” d’un pays permet de définir en termes ethniques les degrés de citoyenneté politique dont dépendront à leur tour les niveaux d’intégration-exclusion socio-économique.

Le racisme culturel est en définitive une forme assez élaborée de xénophobie. La xénophobie o altérophobie (San Román 1996) définit les attitudes qui entraînent la persécution ou l’humiliation d’un groupe humain en raison de sa condition étrangère par rapport à une communauté ou un pays bien déterminés. Le rejet peut être exercé par des citoyens ordinaires ou par l’administration même, par le biais de lois spéciales qui frappent des personnes seulement parce qu’elles sont considérées comme étrangères. On comprend mieux ainsi la fonction que remplit la catégorie “immigrés” dans les sociétés urbaines modernisées. Elle permet en premier lieu l’identification de l’”immigré” et du “pauvre”. Contrairement à toute logique, le qualificatif d’”immigré” ne s’applique pas en effet à tous ceux qui ont abandonné un territoire pour vivre dans un autre, mais à ceux qui ont fait cette démarche dans des conditions précaires, afin d’occuper les espaces inférieurs du système social qui les accueille. On pourrait dire que l’immigré remplit une double fonction toujours en relation avec le degré d’étrangeté qui est le sien. Il est d’une part relégué dans les espaces inférieurs et les plus vulnérables du système de stratification sociale. Il est ainsi à la merci des exigences les plus dures du marché du travail. D’autre part, on lui attribue un rôle de bouc émissaire chargé de tous les maux.

La complexité des ensembles urbains contemporains pose à coup sûr des problèmes nouveaux. Il ne s’était jamais produit dans le passé de confrontation aussi intense sur un espace aussi limité et entre des groupes humains porteurs de systèmes de valeurs et d’intérêts aussi différents. Face à l’échec des politiques d’assimilation forcée des éléments particuliers au sein d’une majorité, d’autres politiques s’imposent. Ces politiques supposent la création prioritaire d’espaces d’intégration. Ces espaces d’intégration impliquent l’acceptation des normes de la communauté qui accueille, avec cependant le même droit et les mêmes possibilités pour ses membres de réinterpréter et de rénover ces normes. La nécessité de résoudre des affaires communes est parallèlement reconnue. Il s’agit donc de construire des formes institutionnelles minimales, mais suffisantes pour assurer l’exercice pacifique de la cohabitation dans la mesure où l’on doit pouvoir adapter la pluralité à son environnement.

Si l’on reconnaît que la majorité des conflits entre communautés n’est pas due à des traits identitaires, ainsi que l’illusion d’une autonomie des faits culturels pourrait inciter à le faire croire, mais à des intérêts incompatibles, la diversité culturelle apparaît comme une source de conflits beaucoup moins importante. Cela ne signifie pas que des conflits dérivés de la diversification socioculturelle croissante de nos sociétés n’éclatent pas et que celle-ci ne comporte que des avantages. Cependant, les gouvernements, comme les sociétés civiles, ont la possibilité de favoriser des initiatives qui réduisent à sa plus simple expression le prix exigé par l’hétérogénéité culturelle. En premier lieu, il faut dénoncer le caractère erroné du principe selon lequel une augmentation de la pluralité culturelle conduit inexorablement à l’augmentation des conflits sociaux.

Si l’on admet qu’un pourcentage élevé des conflits qui se présentent comme ethniques, raciaux, religieux ou interculturels sont en réalité la conséquence d’une situation d’injustice et de pauvreté, on peut conclure qu’une amélioration des conditions de vie (logement, travail, santé, éducation) rendrait plus faciles les échanges entre groupes humains. Bien que tout processus d’infériorisation soit le résultat d’une opération de différenciation préalable, la différenciation ne signifie pas automatiquement l’établissement d’une hiérarchie. L’inégalité est souvent justifiée par des stratégies de différenciation conçues à cet effet. Le premier pas doit donc consister à dénoncer les intérêts qui utilisent la différence culturelle, religieuse ou phénotypique comme légitimation.

La volonté d’insertion ne peut pas rejeter une évidence incontestable: une harmonisation totale de toutes les valeurs morales et des styles de vie qui existent dans la ville est impossible. Cette vision idyllique du multiculturalisme est une utopie irréalisable. Il existera toujours des conflits qui menaceront la cohabitation de groupes qui s’autosingularisent. Il est toutefois possible de trouver des formules d’arbitrage entre des groupes dotés de systèmes de valeurs morales différents. Tous les groupes en présence doivent prendre conscience que la vie en société n’est possible que dans la mesure où il y a une homogénéité minimale qui permet d’organiser la cohabitation.

L´ESPACE PUBLIC COMME LIEU D’INTEGRATION

L´intégration “culturelle” est impossible, parce qu’il n´existe aucune “culture” dans laquelle s´intégrer. Par contre, ce qui existe c´est une intégration civile, sociale, économique et politique. C´est la société, et non pas la “culture”, le domaine qui réclame l´intégration. Le cadre qui résume la possibilité même de cette intégration, est sans doute celui de l´espace public. L’idée même d’intégration établit que, malgré l’existence de divers styles de vie et de pensée, personne ne peut réclamer l’exclusivité de l’espace public. Ce que cela veut dire c´est que toutes les personnes, en dehors de leur “identité”, devraient voir reconnu leur droit à la réserve, à l´anonymat, à l´invisibilité. Bref, le droit à ne pas être obligées à passer leur temps à donner des explications à propos de leur présence. Il faut que le mouvement antiraciste se propose de substituer sa défense du “droit à la différence” par la défense de ce que Isaac Joseph (1997) a dénommé “droit à l´indifférence”, c’est-à-dire, le droit à passer inaperçu. Sans doute, la lutte pour l´égalité passe dans ce moment par la lutte pour la libre accessibilité aux espaces publiques : la rue, mais aussi, comme nous l’avons déjà dit, l´école, la participation politique, l´économie, le marché, l´information, la loi, etc. Bref, beaucoup de cultures, mais une suele société.

Il existe différents domaines dans lesquels cette intégration –c´est-à-dire, l´indifférenciation– dans le domaine public est incontournable. Le marché et la sphère économique sont des cadres unitaires que personne ne peut occulter. Le droit des groupes minoritaires au respect et à la stimulation de ce qu’ils considèrent comme leur patrimoine culturel n’est pas incompatible avec un espace scolaire intégré dans lequel les enfants sont formés en vertu de valeurs qui rendent possible la cohabitation collective. Dans une société multiculturelle, il existe beaucoup de langues, mais il est évident que toutes ne peuvent pas être utilisées à égalité. Il est nécessaire que la majorité établisse une ou deux langues franches qui permettent les relations administratives et garantissent que nul ne soit exclu de l’échange général d’information. L’intégration sociale requiert aussi une pleine intégration légale, car les pays qui ont inventé les Droits de l’Homme doivent être capables d’appliquer ces droits à l’intérieur de leurs propres frontières. Cela implique la garantie d’égalité parmi toutes les personnes qui forment une société, parmi tous ceux qui méritent d’être reconnus comme citoyens. Cette égalité devant la loi suppose l’existence d’un autre niveau d’insertion, l’intégration politique, qui doit assurer le plein accès de chacun aux institutions que la société accepte comme instances de médiation et d’arbitrage malgré tout ce qui distingue chaque individu. Finalement, un Etat moderne doit faire comprendre que l’obéissance aux lois n’est pas négociable, afin de rendre possible une cohabitation ordonnée.

Cela pose un problème jusqu’à un certain point inédit. Si l’on part de la prémisse selon laquelle toute personne privée de son cadre communautaire perd des aspects fondamentaux de son identité personnelle, cela implique que la pleine réalisation de l’individu au sein de la société soit accompagnée du respect et de la protection de son entourage, car c’est de lui dont en dernière instance dépend sa propre intégrité morale. Le problème apparaît lorsqu’un système légal comme celui des démocraties libérales ne reconnaît comme seuls titulaires de droits que les individus et opère une homogénéisation qui établit une égalité entre les particuliers au moyen de la notion abstraite de citoyenneté. Les collectivités n’ont pas de droits en tant que telles dans la mesure où les institutions familiales, religieuses, économiques, politiques n’ont d’existence que parce qu’elles sont étroitement liées aux sujets concrets qui les représentent et suivent leurs normes spécifiques. D’après les théoriciens du multiculturalisme radical, la solution serait de reconnaître légalement les “minorités” afin qu’elles soient dotées de droits et d’obligations en tant que telles.
En vue d’établir des possibles formules d’intégration légale et politique de ces su-posées “minorités”, la première difficulté réside dans le choix du critère en vertu duquel on décide que telle ou telle communauté peut être homologuée, saisie comme culturellement différenciée et composée de tels membres. Le danger réside évidemment dans la tribalisation de la vie civile et dans l’enfermement de chaque individu dans son ethnie. Les pratiques de reconnaissance des droits des “minorités ethniques” ont souvent produit des effets pervers. D’abord, parce que la dénomination donnée à un groupe minoritaire ou ethnique implique d’une certaine manière sa ségrégation juridique. Le “stigmate positif” contient en germe sa “démonisation” virtuelle. Ensuite, parce que la volonté de reconnaître des secteurs clairement différenciés de la population urbaine peut déboucher sur une division artificielle de la société en segments qui n’existent pas dans la réalité. Beaucoup de prétendues “minorités ethniques” sont, de fait, le produit de statistiques dénuées de tout fondement et dont la fonction est simplement defaciliter le contrôle de secteurs considérés comme marginaux, en dehors de la norme. On a déjà vu que le terme “ethnique” implique dans l’imaginaire social actuel une infériorité. On pourrait dire la même chose du qualificatif “minorité” qui a la vertu de “minoriser” automatiquement le groupe auquel il s’applique.

Le fait de réclamer des droits pour les minorités a été remis en question par ceux qui pensent que les impératifs de l’égalité des droits et des chances, les libertés d’association, de culte, d’expression, de libre circulation, etc., doivent suffire à protéger les collectivités autodifférenciées. De fait, le système de libertés publiques a été conçu pour rendre possible une société plurielle dans laquelle les idées et les pratiques de chacun pourraient avoir certaines garanties. Le système démocratique ne serait-il pas par hasard un ordre public qui assume la défense de l’autonomie et de l’indépendance des sujets aussi bien individuels que collectifs, leur permet et les oblige à la cohabitationet à la coopération au nom du consensus dont bénéficie la loi ? Pour assurer l’exercice du droit à la différence, il faut avant tout approfondir la mission originelle de la démocratie, qui est de sauvegarder la liberté de choix. A cette fin, l’Etat doit réaffirmer sa neutralité, élargir sa laïcité jusqu’à atteindre la pluralité culturelle au-delà de la pluralité religieuse.

Le respect des différences pose également le dilemme selon lequel les singularités identitaires impliquent la fragilisation des droits individuels. On a vu cet aspect dans les exemples relatifs au statut inférieur imposé aux femmes dans certains codes culturels ou dans la restriction du droit à l’éducation ou à la libre circulation imposée par certaines organisations religieuses à leurs fidèles. Une issue serait éventuellement de garantir que les concessions au maintien d’une tradition bien déterminée soient accompagnées de mesures assurant le droit de ceux qui les respectent de les critiquer, de les modifier ou de les abandonner. Il s’agirait donc de combiner deux principes qui doivent être également protégés, celui de l’autonomie individuelle et celui des sphères identitaires dans lesquelles l’autonomie prend tout son sens. Il s’agirait aussi de réclamer que les sujets reçoivent la double possibilité de s’insérer dans le système de leur communauté et de remettre en cause sa structure normative et institutionnelle.

Une fois admis que des limites légales à l’exercice de la diversité culturelle sont nécessaires pour une régulation minimale de l’interaction sociale, il faut également dire que les lois et leur interprétation doivent témoigner d’une sensibilité nouvelle face à la pluralité de ceux auxquels elles s’appliquent. Loin de tous les dogmatismes, la voie de la réinterprétation constante, d’une reformulation et d’une autocorrection ininterrompues des termes de l’accord concernant la société dans son ensemble composée de segments interdépendants est donc incontournable (Habermas, 1987). En ce sens, les campagnes de défense de la diversité culturelle ne servent pas seulement à avertir du le danger de l’intolérance. Elles obligent l’ensemble de la société à réfléchir sur le sens des coutumes et le caractère inaltérable des principes moraux sur lesquels elles s’appuient, mais également sur les raisons pour lesquelles les gens acceptent ces valeurs et certaines pratiques au détriment d’autres.

Face à l’hétérophobie et la xénophobie, l’alternative est l’hétérophilie ou la xéno-philie (Lévinas, 1993), qui consiste en la revendication du droit à la différence culturele. Mais cette différence culturelle ne doit jamais être considérée comme intangible et encore moins irrévocable; elle est le résultat -et non la cause- des exigences imposées par la société et la pensée à la réalité. Pour constituer une société, il est nécessaire que des êtres humains puissent apporter à d’autres êtres humains ce qu’ils n’ont pas. Simultanément, parce que le monde ne peut être vécu ni pensé comme un ensemble indéterminé et sans dynamique interne, il est indispensable qu’un contraste apparaisse. Cette position ne se limite pas à considérer le pluralisme culturel comme une richesse; elle permet de prendre conscience de son caractère inévitable. C’est une condition requise pour que les fonctions des sociétés urbaines actuelles se réalisent avec efficacité.

Il est possible qu’il y ait trop de facteurs (sociaux, économiques, historiques et affectifs) complexes dans la genèse de l’intolérance pour qu’un jour la cohabitation dans les villes occidentales se libère complètement des affrontements internes. La capacité de renouvellement des discours et les attitudes agressives contre ceux qui ne peuvent être accusés que “d’être ce qu’ils sont” a été mise en évidence par l’échec des campagnes antiracistes sentimentales et simplificatrices. Elles ont au mieux servi à calmer la conscience des secteurs bien-pensants de la société. Le préjugé, la discrimination, la ségrégation, etc. ; bref, toutes les formes et toutes les modalités de la stigmatisation sont des mécanismes qui ont prouvé leur efficacité pour exclure et culpabiliser au cours des siècles. Il serait naïf de croire que ceux qui ont l’hégémonie politique ou sociale cesseront de la pratiquer. Le constat selon lequel on ne pourra jamais éviter ce type de conflit ne doit cependant pas empêcher notre volonté de les réduire au maximum. Quant à la multiculturalité, c’est-à-dire la pluralité des façons de faire, de penser et de dire les choses, la possibilité d’éluder les conséquences des inévitables affrontements liés à la cohabitation, elle fait partie du projet défini par les nouvelles formes de citoyenneté. Cependant, la nouvelle conception du “citoyen” devra être plus ouverte et plus dynamique, afin de devenir un point de convergence et un facteur d’intégration.

Dans ce sens, il est important que les groupes autoidentifiés et autodifférenciés coprésents prennent conscience de la nécessité d’atteindre des niveaux acceptables d’articulation avec le projet commun à toute la société. Ceux qui se considèrent ou s’affirment comme différents doivent respecter les droit des autres à la libre accessibilité aux espaces publics et, aussi, assumer l’obligation d’accepter un cadre commun minimal défini par des institutions qui ont reçu de la majorité de la société la fonction d’élaborer et d’appliquer les lois. Ils ont également le droit d’essayer de les changer et d’avoir accès aux opportunités et aux instruments qui permettent cela.

Le mouvement antiraciste doit, quant à lui, s’adapter avec intelligence aux métamorphoses du discours raciste et xénophobe et apprendre à reconnaître les formes souvent inédites de stigmatisation. Sur le plan éducatif, il est urgent de combattre la tendance à présenter le respect de la différence comme une valeur dans l’absolu qui doit être défendue en vertu d’un relativisme dénué de tout esprit critique et replié sur lui-même. Il faut également se méfier de la prétention d’un universalisme tout aussi absolu qui soutient la prééminence despotique des modèles collectifs hégémoniques. Il faut expliquer que le multiculturalisme consiste en un dialogue permanent entre des manières d’être qui reconnaissent mutuellement la partie d’universel que chacune possède et qu’elles ont donc en commun. L’universalisme ne peut plus être synonyme d’uniformisation. Il doit être l’expression d’une condition humaine qui ne peut se connaître qu’à travers ses multiples variantes. Le particulier n’est pas le contraire de l’universel. Il est le seul lieu dans lequel il peut vraiment exister.

La société actuelle est formée d’humanités différenciées, mais jamais tout à fait indiscernables, que le développement économique et démographique a conduites à vivre et coopérer dans un même espace public. Ou plutôt, à construire cet espace public. Les problèmes de l’avenir seront encore plus liés qu’aujourd’hui à cette évolution ; la tendance à l’homogénéisation culturelle sera compensée par une intensification croissante des processus de différenciation culturelle. Pour faire face à ces problèmes et limiter les tendances à l’intolérance et à l’exclusion, il faudra que deux principes fondamentaux, en apparence antagoniques, mais en réalité complémentaires, s’incarnent dans la réalité quotidienne. D’une part, le droit à la différence, c’est-à-dire le droit des groupes humains à s’unir aux autres grâce à ce qui les sépare aussi. D’autre part, le droit à l’égalité, c’est-à-dire le droit de ceux qui ont été acceptés tels qu’ils sont à ne pas être différenciés dans la lutte contre l’injustice.


REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Cet article a été publié dans Revista Cidob d’Afers Internationals, no. 43-44, décembre 1998-1999
Avec l’aimable autorisation de Yolanda ONGHENA, responsable de l’Unité Interculturelle à la Fondation CIDOB
Barcelone / ESPAGNE