Origine : http://www.melanine.org/article.php3?id_article=138
« Tant qu’on brûlera des voitures, on enverra
des flics ! Il faut un mouvement social qui peut brûler des
voitures mais avec un objectif. » Pierre Bourdieu, déclaration
faite au Val Fourré en 2001 [1]
Voilà. Après un gavage dans les règles de
l’art d’images d’apocalypse de banlieue, les témoignages
affluent de toute part pour démentir la propagande officielle
servilement relayée par les médias : et non, les jeunes
de Clichy morts électrocutés en essayant d’échapper
aux pigs [2] n’étaient pas connus des services de police,
et non ils n’avaient commis aucun cambriolage qui pouvait
justifier leur prise en chasse, comme Messieurs Sarkozy et Galouzeau
de Villepin l’ont affirmé pour couvrir les exactions
de leurs milices. Et oui, c’est bien une grenade lacrymogène
appartenant aux CRS qui a été envoyée pour
gazer une mosquée où étaient rassemblées
des familles venues célébrer la nuit du Destin. Où
sont la LICRA, Finkelkraut et BHL pour dénoncer ce nouvel
acte raciste, dont les auteurs sont connus ?
Une fois de plus, les Rambos de la BAC et de la police jouent les
bravaches, armés de leurs flashballs et de leur impunité,
comme en témoigne cette vidéo prise avec un téléphone
portable [3]. Et l’on s’étonne de la tournure
que prennent les évènements...
Une chose est sûre, les déclarations belliqueuses
de notre sémillant Ministre de la Police n’ont pas
été pour rien dans l’escalade de la violence,
pour reprendre une expression à la mode et qui sied au contexte,
puisque certains pseudo-experts ès terrorisme parlait déjà
il y a 3 ans d’intifada des banlieues !
Crime en bande organisée
Car les derniers borborygmes eructés par le ministre quasi-frontiste
ne sont que la cerise sur le gâteau d’une année
fertile en prises de positions plus que limites qui ne peuvent qu’attiser
une situation sociale déjà explosive. Est-ce l’envie
irrésistible d’un ministre espiègle d’utiliser
au plus vite son nouveau joujou électrique sur nos jeunes
trop remuants ?
Remontons un peu en arrière. Rappelons-nous la sortie de
Mr Clément, ministre des Prisons qui décide de carrément
passer outre la Constitution pour défendre son joujou à
lui, le bracelet électronique, au point de réussir
à faire réagir le président du Conseil Constitutionnel,
Pierre Mazeaud. Il prenait ainsi le relais du ministre des Colonies,
François Baroin qui, bille en tête, s’attaquait
au « tabou » du droit du sol au sujet de Mayotte [4]
. Passons outre le fait que Monsieur Baroin ne soit pas au courant
que la France est en flagrante violation du droit international
sur la question de l’archipel des Comores [5].
Mais je ne peux m’empêcher de penser que des individus
suffisamment futés pour dégoter le seul job de fonctionnaire
où l’on obtient des augmentations de traitement de
70% et entourés de cabinets composés d’une foultitude
d’experts plus pointus les uns que les autres ne font pas
ce genre de sortie inopinément.
Il est donc intéressant de la situer dans la continuité
de la loi sur la reconnaissance de l’oeuvre positive des français
outre-mer votée à l’initiative de notre Ministre
des Affaires étrangères Mr. Douste-Blazy le 23 février
dernier [6] qui vient torpiller la loi Taubira de 2001, pourtant
déjà épinglée par Louis Sala-Molins
, au vu de l’« abîme entre la rigueur sereinement
revendicative du texte qu’elle [Christiane Taubira, députée
de Guyane] proposait [...] et la grandiloquence du texte voté.
En clair : le texte de la députée exigeait condamnation,
mémoire, justice et réparation. Endoctrinées
par le gouvernement, la « gauche plurielle » et la commission
des Lois traduisaient : condamnation, pédagogie et repentance.
» [7]
En dehors des considérations sur les relents colonialistes
de certaines de ces déclarations, quelles peuvent être
les motivations des membres du gouvernement à balancer de
tels pavés dans la mare ?
Diviser pour mieux régner
Comme le dit Pierre Bourdieu, « le fait divers fait diversion
» . Le gouvernement espère-t’il que les ouvertures
de journaux télévisés aux ordres sur les carcasses
calcinées nous feront détourner les yeux de la privatisation
en cours d’EDF, dont la campagne de publicité essaie
de nous faire avaler que cela nous permettra de devenir propriétaire
de la compagnie d’électricité. Mais, au fait,
ne nous appartenait-elle pas déjà, cette entreprise
? N’a-t’elle pas été construite et développée
avec l’argent de nos impôts sur le revenu et de la TVA,
que les chômeurs, RMIstes et autres racailles payent aussi
? Peut-être que De Villepin et ses acolytes pensent nous faire
oublier ainsi le Contrat Nouvelle Embauche et sa période
d’essai de deux ans ?
En ces temps difficiles pour le gouvernement, après les
recalages aux différents scrutins suivis de la magistrale
dérouillée du référendum et à
l’approche des prochaines échéances électorales,
quoi de plus aisé que de diviser la classe sociale laborieuse
afin d’éviter l’éclosion de revendications
solidaires ? Comment mieux saper un mouvement social qu’en
lâchant la bride aux vieux démons de la peur et de
la méfiance entre personnes vivant dans les mêmes conditions
? Entre bons français travailleurs et vilains immigrés
squatteurs et profiteurs ? Entre jeunes des banlieues cantonnés
dans leur rôle de casseurs, voyous et autres racailles et
adultes responsables soucieux de protéger leur propriété
privée sur quatre roues ? Entre chômeurs/RMAstes resquilleurs
et travailleurs à l’échine flexible ?
Cela me rappelle la période des débuts de l’esclavage
de l’autre côté de l’Atlantique, où,
selon Howard Zinn, « [u]ne seule chose, dans les nouvelles
colonies américaines, effrayait plus encore que les soulèvements
de Noirs : la possibilité que certains Blancs mécontents
se joignent alors aux esclaves pour renverser l’ordre établi.[...]Selon
Edmund Morgan, “il apparaît que les deux groupes dominés
se considéraient, à l’origine [avant que le
racisme ne s’impose comme une opinion commune], comme soumis
aux mêmes conditions terribles.” » [8]
Car il ne faut pas se tromper de cible : la dérive du discours
autour de la question de la sécurité ne nous servira
pas, dans un bégaiement nauséabond de 2002. Elle étouffera
nos aspirations à débattre des problèmes sociaux
et des inégalités de plus en plus criantes. Et ce
n’est pas la gauche, au pouvoir de 1981 à 1995, puis
de 1997 à 2001, faut-il le rappeler, qui peut venir faire
la leçon à nos démagos de droite. [9] Cette
gauche porte la responsabilité d’avoir laissé
tomber la population de ces quartiers, après avoir recueilli
leurs suffrages pour prendre le pouvoir [10]
Des hommes sans maître
Ces hommes et femmes qui grandissent sans grand espoir de trouver
du travail, vu l’utilisation du chômage massif comme
moyen de rendre dociles et flexibles les salariés [11], dans
des quartiers qui subissent les premiers la désaffection
des services publics orientés maintenant dans des logiques
de rentabilité en vue de leur privatisation, comme La Poste
[12], ces femmes et ces hommes me font étrangement penser
aux hommes sans maître du 16ème siècle décrits
par Christopher Hill, dans son ouvrage passionnant, Le Monde à
l’envers [13]. Sans maître, car souvent sans emploi,
donc libres malgré eux des chaînes du salariat, et
qui, de ce fait, « constitu[ent] une anomalie, un facteur
potentiel de dissolution pour la société » [14]
que l’on se charge illico de remettre en laisse (électronique)
par le biais de la répression et d’une justice sans
appel pour la plèbe. L’auteur décrit de manière
plus précise les facteurs de l’apparition de ces individus
louches et leur perception par la société d’alors
:
« Les fluctuations du marché capitaliste du drap à
ses débuts enrichissaient quelques privilégiés
et ruinaient le plus grand nombre. Les malhabiles et les malchanceux
prenaient la route. Au cours du seizième siècle ils
causèrent une panique considérable dans les milieux
dirigeants, cependant ils ne constituèrent jamais une menace
sérieuse pour l’ordre social. Les vagabonds ne fréquentaient
aucune église et n’appartenaient à aucun groupe
social organisé.
[...] On peut presque dire que par définition ces hommes
n’avaient aucune motivation idéologique. Leur action
se limitait au vol et au pillage, mais ils étaient incapables
d’une révolte concertée.
[...]Ceux-ci ne représentaient qu’un problème
de sécurité, sans plus. » [15]
Si la situation n’est pas la même, des analogies peuvent
être faites, et notamment sur l’analyse de la classe
dirigeante : sans idéologie, ces groupes potentiellement
dangereux pour l’ordre établi ne constituent qu’un
problème de sécurité. Qu’en est-il de
la prise de conscience politique des quartiers en France ? Subissant
des attaques économiques et sociales de grande envergure,
quelle est leur réaction collective ? Je ne peux m’empêcher
d’effectuer un parallèle avec le Black Panther Party
que d’aucuns trouveront osé, voire carrément
hors-sujet. Clichy-sous-Bois, ce n’est pas le Watts [16] quand
même ! Et pourtant, et pourtant...
All the Power to the People !
Le parti de la Panthère Noire pour l’auto-défense
(Black Panther Party for self-defense) fut créé par
Huey P. Newton et Bobby Seale en 1966 à Oakland, California,
à la suite des nombreuses révoltes [17] qui émaillèrent
l’année 1965 : Harlem, Watts, Chicago, Detroit. Contrairement
aux réponses proposées par les mouvements existants
alors face aux problèmes du taux de chômage élevé,
des mauvaises conditions de logement, des brutalités policières,
des problèmes d’accès aux soins et d’éducation,
les deux camarades s’inscrivirent dans une démarche
socialiste de développement par la base de la communauté.
Car contrairement à l’imagerie répandue autour
des Black Panthers, ce n’étaient pas des fous furieux
de la gâchette. Ils mirent en place de nombreuses actions
sociales, comme le dépistage de la drépanocytose [18]
ou le fameux « Free Breakfast for Children Program »,
qui permit aux enfants de partir à l’école le
ventre plein et donc de suivre les cours dans de meilleures conditions.
En outre ont été mis en place des groupes de surveillance
des activités policières, qui suivaient les représentants
des forces de l’ordre durant leurs patrouilles, depuis le
moment des arrestations jusqu’aux mises en détention.
Ces différentes initiatives étaient basées
sur un programme en 10 points, le Ten-point Program :
- 1.Nous voulons la liberté. Nous voulons le pouvoir de
déterminer le destin de notre Communauté Noire.
- 2.Nous voulons le plein emploi pour notre peuple.
- 3.Nous voulons la fin du vol de notre Communauté Noire
par l’homme blanc.
- 4.Nous voulons des habitations décentes, propres à
l’hébergement de personnes.
- 5.Nous voulons une éducation pour notre peuple qui expose
la véritable nature de cette société Américaine
décadente. Nous voulons une éducation qui nous enseigne
notre véritable histoire et notre rôle dans la société
d’aujourd’hui.
- 6.Nous voulons que tous les hommes noirs soient exemptés
du service militaire.
- 7.Nous voulons la fin immédiate de la brutalité
policière et du meurtre des personnes noires.
- 8.Nous voulons la liberté pour tous les hommes noirs détenus
dans prisons municipales, de comtés, d’état
et fédérales.
- 9.Nous voulons que toutes les personnes noires amenées
en cour soient jugées par leurs pairs ou par des personnes
de leurs communautés noires tel que défini dans la
Constitution des États-Unis.
- 10.Nous voulons des terres, du pain, des logements, de l’éducation,
des vêtements, la justice et la paix. [19]
Ce feu qui se déclare dans un champ de coton [20]
Presque 40 ans plus tard ( il fût rédigé le
15 octobre 1966), la proximité des objectifs à atteindre
par ce programme avec ceux qui pourraient être revendiqués
dans nos quartiers face à des problématiques similaires
me semble remarquable. [21]. L’Appel des indigènes
de la République aurait pu représenter un tel programme
revendicatif s’il ne reposait pas sur une interpellation des
pouvoirs publics, mais sur une véritable prise d’initiative
autonome, par la mise en place d’actions locales bénéficiant
à la collectivité, sans attendre quoi que ce soit
des autorités, comme on peut le voir du côté
de Dammarie-les-Lys, et surtout coupées de toute ingérence
religieuse, ingérence qui sert souvent à désamorcer
les revendications sociales les plus radicales. [22] En revanche,
sa conclusion sur une ouverture pour un « combat commun de
tous les opprimés et exploités pour une démocratie
sociale véritablement égalitaire et universelle. »
laisse envisager des perspectives intéressantes. [23]
Car si la montée en puissance du mouvement de mai 68 a pu
être possible grâce à la jonction des mouvements
ouvriers et étudiants [24], un mouvement social réellement
significatif, innovant et radical sera à portée de
main lorsque les diverses organisations se décideront à
écouter ceux qui vivent et subissent de plein fouet les réformes
néo-libérales mises en oeuvre par les gouvernements
successifs. Ces révoltes qui surgissent à ce moment
particulier me paraissent en effet à mettre en lien avec
des actions directes comme la prise du Pascal-Paoli par les marins
de la SNCM ou la grève des transports des traminots à
la RTM de Marseille qui dure maintenant depuis 31 jours.
Reste à voir comment s’articuleront ces combats avec
la révolte des jeunes de Seine-Saint-Denis et d’ailleurs,
et si une synergie solidaire pourra s’enclencher : All the
Power to the People ! [25]
Lire la traduction de cet article : Scum of the French ghettoes,
unite!
[1] in « La Sociologie est un sport de combat » (Pierre
Carles, 2h26’, 2001)
[2] doux surnom dont les membres du Black Panther Party affublaient
les policiers, équivalent de notre fameux “poulet”
[3] Il est assez incroyable de constater que la même page
propose des publicités pour passer le concours de policier
!
[4] lire à ce sujet l’article de l’observatoire
des inégalités
[5] voir article précédent
[6] voir l’article d’Olivier Lecour-Grandmaison dans
Libération du 30 mars 2005 sur Algeria Watch
[7] Louis-Sala Molins, préface au livre de Rosa Amélia
Plumelle-Uribe, La Férocité blanche, Albin Michel
[8] Howard Zinn, Une Histoire Populaire des Etats-Unis, Agone
[9] Lire Serge Halimi, Quand la gauche essayait, Édition
Arléa-Poche, 2000, 646 pages, 11,45 euros
[10] à titre d’exemple, regarder les statistiques
INSEE du chômage pour la Seine-Saint-Denis, près de
14%, qui n’ont jamais été citées (à
ce que je sache) par les journalistes de télévision
dans le contexte des affrontements de ces derniers jours
[11] lire les différents articles sur le NAIRU
[12] Lire les 4 articles de François Ruffin et Aline Dekervel
sur le site du journal satirique amienois Fakir
[13] Christopher Hill, Le Monde à l’envers - les idées
radicales au cours de la révolution anglaise, Payot, 1977
[14] ibid, p.36
[15] ibid.
[16] Quartier de Los Angeles qui fut le théatre de violents
affrontements en 1965. Voir le site de PBS - en anglais
[17] que dire de la totale occultation du terme de révolte
(contre une autorité ou un gouvernement) dans la relation
des évènements de ces derniers jours, au profit de
celui d’émeute (non dirigée contre une cible
particulière) ou de violences urbaines. Comme dit l’autre
: les mots sont importants...
[18] maladie génétique qui atteint tout particulièrement
les personnes d’origine africaine. Voir l’article sur
Wikipedia
[19] Voir l’entrée Black Panther Party sur Wikipedia
ou le très bon site autour de Huey P.Newton et le Black Panther
Party sur PBS - en anglais
[20] La Rumeur, Ils nous aiment comme le feu, album Regain de Tension
[21] mis à part le côté exclusif autour de
la Communauté Noire. Il est important de constater que en
mars 1972, une seconde plate-forme a été rédigée,
quasi-identique à la première, mais mettant l’accent
sur le problème de classe au côté de celui de
la couleur par l’ajout de la précision oppressed communities.
Lire ce programme ici
[22] rôle autrefois dévolu à l’église
catholique, mais qui s’étend maintenant à l’islam
depuis Sarkozy et la mise en place du Conseil français du
Culte Musulman. Ecouter l’émission de Là-bas
si j’y suis sur Clichy-sous-Bois
[23] je n’ai pas suivi les propositions effectuées
à l’issue de ces premières assises, et je ne
sais donc pas si un tel programme a pu finalement être conçu...
[24] lire Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures,
ed Complexe/Monde Diplomatique
[25] Tout le Pouvoir au Peuple !
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