Origine : Liste A - I n f o s
Le cinéaste anticolonialiste René Vautier, auteur d'Avoir 20 ans dans les Aurès (1972) est mort le 4 janvier 2015 à l'âge de 86 ans. L'occasion de relire l'entretien qu'il avait accordé à Alternative libertaire il y a une dizaine d'années.
---- Nous publions ici le premier volet d'un entretien-fleuve avec le réalisateur René Vautier, il nous parle de son oeuvre et de son engagement contre le colonialisme français dans les années 1950. ----
Alternative libertaire : René Vautier bonjour. Avoir 20 ans dans les Aurès est un film qui a marqué politiquement plusieurs générations. Comment êtes-vous arrivé à cet engagement internationaliste et anticolonialiste?
---- René Vautier : J'avais connu l'Afrique du Nord quand j'étais encore à l'Idhec (école de cinéma, l'actuelle Fémis) et j'étais parti avec un petit groupe de théâtre de jeunes animer des veillées.
J'avais un petit peu offert le voyage parce que c'était avec un groupe de Résistance assez connu et qui était le seul groupe de jeunes cité à l'ordre de l'armée pour faits de Résistance. J'avais à l'époque 16 ans et ensuite à 18 ans je m'occupais d'une petite troupe de théâtre avec les survivants de ce groupe. On est parti en Afrique du Nord et on a vu ce que c'était là-bas. On s'est dit : ça pose quand même quelques problèmes, l'état dans lequel se trouvent les départements français d'Algérie, les rapports entre les populations au Maroc, et j'avais décidé en rentrant de tourner un film à la Bibliothèque nationale sur les rapports franco-algériens et franco-maghrébins.
On a pu mettre ça en marche en 1953-1954 et j'ai donc tourné à la Bibliothèque nationale à partir de documents qui y figurent tous, sur la période de la conquête de l'Algérie et comment cela s'était passé. Je me suis aperçu que les colonnes françaises de la conquête avaient pratiquement inventé les chambres à gaz. D'après les rapports qui étaient faits un colonel racontait comment des tribus s'étant réfugiées dans des grottes, ses braves soldats avaient entretenu un feu d'enfer pendant toute la nuit à l'entrée des grottes, et le lendemain, lorsque ça s'est un peu refroidi, ils ont sorti 732 cadavres, hommes, femmes et enfants.
Il y avait pas mal d'histoires de ce genre et je terminais en disant que l'Algérie, comme en témoignent les textes, a été plus ou moins indépendante, sous l'égide de la Sublime Porte ottomane, et a traité en tant que puissance. Le Bey d'Alger avait traité avec les États-Unis d'Amérique à la fin du XVIIIe siècle et autour de 1800 avec Bonaparte pour lui vendre du blé afin nourrir les soldats de l'expédition d'Égypte. En même temps le blé a servi à lutter contre la disette des paysans de Provence. Donc ils ont agi en nation indépendante, et ça redeviendra une nation indépendante, c'était sûr. C'est dans le cours de l'histoire, avec le colonialisme attaqué un peu partout. Alors peut-être qu'il valait mieux discuter avec les gens qui se battaient pour l'indépendance avant qu'il y ait des flots de sang qui coulent de part et d'autre de la Méditerranée.
Il y a donc eu cet aspect du film [Il s'agit là du film Afrique 50.] qui a déplu et j'ai été poursuivi pour atteinte à la sûreté intérieure de l'État parce que je disais que les trois départements français d'Algérie allaient devenir indépendants.
René Vautier, Afrique 50 (1949)
Ça m'a mis très en colère, et en même temps, à titre syndical, j'étais élu et secrétaire administratif du Syndicat des techniciens du cinéma. Et il y a un gars qui s'appelait Chassagne qui a été poursuivi parce qu'il travaillait comme journaliste pour la presse filmée américaine, pour la Fox Movie, et il avait filmé des soldats français qui descendaient des Algériens en leur tirant dans le dos après leur avoir fait signe de s'en aller. Chassagne avait été expulsé parce que ces images étaient passées dans les actualités Fox Movie et on l'a accusé d'avoir payé les soldats pour descendre les Algériens devant sa caméra, pour avoir un scoop. Lui disait : «Je n'ai jamais payé quiconque !»
On s'est arrangé pour avoir une copie du film et le syndicat a décidé de le défendre, mais il nous fallait des preuves. Et il m'a expliqué comment ça s'était passé, qu'une dizaine de personnes s'étaient déjà fait descendre avant qu'il ne commence à filmer. C'est pour ça qu'il savait comment placer sa caméra pour avoir le gars qui allait tirer et l'Algérien qui s'en allait.
Et quand je lui ai dis : «Mais tu n'as rien dit? T'as pas essayé d'arrêter le truc?» il m'a dit qu'un cinéaste de presse filmée n'est pas là pour changer l'événement. Il est là pour filmer, pour rendre compte. J'avais été très sensible à ça. Et lorsque j'ai été poursuivi pour le film que j'avais fait à la Bibliothèque nationale, j'ai décidé d'aller là-bas pour filmer. Puisqu'on me dit : tu n'as pas le droit de dire que les Algériens ne sont pas des Français à part entière, et qu'ils deviendront algériens ensuite, il faut aller voir pourquoi et leur poser la question ! S'ils sont français à part entière ils ont le droit de dire pourquoi ils ne sont pas contents d'être français ! Donc je vais aller les interviewer avec ma caméra.
Vous disiez, lors du débat précédant cet entretien, votre refus des armes «qui tuent» à la suite de votre engagement de résistant combattant. Considériez-vous alors votre caméra comme une arme «pacifique»?
René Vautier : J'ai toujours considéré une caméra comme une arme de témoignage. Mais ce n'est pas une arme qui tue. Au contraire, ça peut être un instrument de paix. C'est pour cela que je me suis bagarré pendant cinquante ans pour qu'il y ait des dialogues d'images, et tous les films que j'ai faits, je considère que ce sont des dialogues d'images.
Le réalisateur prend parti. Il s'engage d'un côté, mais il donne aussi la parole aux gens d'en face.
Je suis donc parti tourner en Algérie, entièrement avec de la pellicule qui m'appartenait.
J'ai tourné d'abord un film en Tunisie, devenue indépendante, qui s'appelait Les Anneaux d'or. C'était le premier film de Claudia Cardinale. Puis avec mon salaire de réalisateur, j'ai acheté de la pellicule, j'ai pris contact avec des Algériens et je suis passé au maquis. Là j'ai tourné des interviews, des actions de guerre.
Puis j'ai été blessé, une blessure typique de cinéaste. J'avais pris des balles françaises dans la caméra, et l'objectif de la caméra avait explosé. Et j'avais un petit morceau de la bague d'objectif qui était venu se foutre dans mon crâne, un petit truc très acéré qui me gratouillait le cerveau. Les Algériens m'ont ramené, mais ensuite il fallait d'une part que je fasse le montage du film que j'avais envoyé au développement auprès de copains qui travaillaient dans des laboratoires en France et qui m'ont renvoyé le film en Tunisie ; et on a aussi étudié la question des soins à m'apporter. Il n'y avait qu'une solution, comme il y avait des ambassades de France qui pouvaient demander mon extradition parce que j'avais dit très publiquement que j'allais tourner aux côtés des Algériens, le seul endroit où je pouvait être soigné et faire le montage du film c'était un endroit où il n'y avait pas d'ambassade de France : c'était la République démocratique allemande. Je suis donc allé là-bas, mais ça avait pris cinq semaines pour avoir des papiers.
Quand je suis arrivé là-bas, on s'est aperçu qu'un cale s'était formé sous le petit morceau de caméra, et les chirurgiens allemands ont estimé qu'il valait mieux laisser ça.
C'est comme ça que je suis sans doute le seul cinéaste à avoir encore un morceau de caméra dans la tête !
On a monté le film, on est allé le présenter, et j'avais promis à un responsable algérien de faire une version arabe dans laquelle les Algériens, sur mes images, feraient un commentaire en arabe. Pour le reste ce serait un film français, anglais, allemand, parlant différentes langues, mais la version arabe ce sont eux qui la feraient. Ils m'avaient envoyé deux gars en Allemagne qui ont fait la traduction du commentaire en arabe.
J'avais cette copie que je m'étais engagé à donner à Abane Ramdane, responsable de l'information du Comité de coordination et d'exécution (CCE), l'organe supérieur de la révolution algérienne. Je n'avais plus aucune nouvelle, je ne savais pas quoi faire avec la bobine, et j'ai appris qu'il y avait une réunion du CCE au Caire. J'ai pris un billet, et j'ai organisé au Caire la projection de la version arabe. Ce que je ne savais pas, c'est qu'Abane Ramdane avait été liquidé par d'autres Algériens et que c'était ces autres Algériens qui étaient là-bas.
On a projeté le film, il y a eu des applaudissements et des embrassades, puis un gars a dit qu'il fallait couper une séquence. Et j'ai pour principe de ne jamais rien couper quand on me demande de couper, de refuser toute censure, depuis que j'avais 18 ans à l'IDHEC.
J'ai dit, on ne coupe pas, mais on peut faire un pari. Si je gagne le pari, vous sortez le film tel qu'il est, autrement vous pouvez faire ce que vous voudrez avec, y compris couper, mais ce n'est pas moi qui y participerais.
Et je dis : «Le gars qui vient d'expliquer qu'il fallait couper une séquence, parce que dans cette séquence on voit des jeunes Algériens au maquis, qui pleurent en entendant, au garde à vous, la liste de leurs copains qui sont morts, ce gars n'a jamais mit les pieds au maquis. C'est un fonctionnaire de votre révolution, mais ce n'est pas un révolutionnaire.» Les gars se sont marrés, sauf celui que je visais, et ils ont dit : «On passe le film comme il est, sans rien couper.»
Mais je m'étais fait un ennemi, et ensuite j'ai été, sous prétexte d'être ramené en Tunisie et que je n'avais pas de papiers, collé dans le coffre arrière d'une voiture en me faisant passer pour un prisonnier français.
Et il ne m'ont jamais dit que j'étais prisonnier. Arrivé à Tunis, j'ai vu que j'étais carrément détenu, dans une chambre d'hôtel dont je ne pouvais pas sortir. J'ai râlé, et on m'a emmené puis incarcéré dans une prison gérée par les Algériens. J'ai essayé de savoir pourquoi on m'emprisonnait, on ne me l'a pas dit. Dans ces conditions, j'ai dit que j'allais m'évader et au bout de six mois, je me suis évadé après avoir dit la date à laquelle j'allais m'évader, ce que personne n'a cru.
Je me suis donc évadé, puis je suis revenu après avoir été téléphoner d'une ferme à côté à des responsables tunisiens. Je ne savais pas qu'il y avait des conflits internes dans la révolution algérienne et je suis tombé sur un gars qui est devenu un bon copain ensuite, qui m'a dit : «On ne savait pas que tu étais là, on croyait que tu étais prisonnier des Égyptiens.» Puis ça s'est mal passé, on avait dit aux gardiens algériens que je m'étais évadé, que j'allais me rendre à l'ambassade de France, que la prison allait être bombardée...
Donc, on m'a -- pas scientifiquement -- mais c'est vrai qu'on m'a torturé. Je pouvais difficilement râler, parce que les gars m'ont dit qu'ils avaient appris à torturer à la bonne école, dans l'armée française en Indochine. Donc on sait torturer les gens, et on va te faire parler, mais ils n'ont pas réussi.
A ce moment-là, vous ne doutez pas? Vous gardez la foi, l'espoir dans le combat anticolonialiste?
René Vautier : Oui, toujours ! J'ai pu par l'intermédiaire d'Algériens qui étaient aussi en prison, mais qui avaient le droit de voir leur famille, sortir une lettre pour mes enfants. Parce que le problème, c'est que je ne pensais pas que je m'en sortirais. Et je ne voulais pas que mes enfants deviennent racistes. C'est une révolution qui a des problèmes et si je ne rentrais pas, il ne faudrait pas qu'ils deviennent anti-algériens.
La lettre existe toujours, c'est devenu un truc historique ! Finalement, j'ai été libéré et c'était en 1960 - les Algériens ont organisé une diffusion du film en Tunisie en disant : «C'est le Français qui l'a fait, c'est notre frère, c'est notre camarade», et je suis resté faire des films sur les enfants orphelins de guerre algériens et former des opérateurs algériens, à la frontière algéro-tunisienne.
Ensuite, en 1962, entre le cessez-le-feu et l'indépendance, je suis rentré en Algérie et on a décidé de créer un centre de formation audiovisuelle, avec les copains algériens qui avaient été au maquis avec moi en 1957-58, pour promouvoir un dialogue en image entre Français et Algériens. Ça a donné un film qui s'est appelé Peuple en marche, dont on avait tenu qu'il soit développé en France puisque la guerre était finie. Et il a été détruit, le négatif a été détruit au laboratoire, en France, par la police.
René Vautier, Peuple en marche (1964)
Je suis resté jusqu'en 1965-1966 en Algérie, ma femme et mes gosses étaient venus me rejoindre là-bas, mais je ne tenais pas non plus à en faire des petits Algériens : alors je suis rentré et je me suis dit qu'il fallait que je comprenne et que je donne la parole à des Français qui avaient fait la guerre d'Algérie. Il fallait avoir l'autre côté pour recréer aussi un dialogue sur ce plan-là. Donc j'ai enregistré des centaines d'heures de témoignages d'appelés et de rappelés et à partir de ça, j'ai bâti le scénario de Avoir 20 ans dans les Aurès.
Il y avait presque dix ans qui s'étaient passés depuis la fin de la guerre d'Algérie et je tenais à ce que ça soit tourné avec des acteurs, mais dans des conditions les plus proches possibles de ce dont ils témoignaient. Et puis on a eu l'appui d'une commission du Centre national du cinéma et on a tourné avec des problèmes de tous les côtés. Côté français, évidemment ça ne s'arrangeait pas très bien, je n'ai jamais trouvé un producteur mais on avait créé l'Unité de production cinéma Bretagne avec des copains. Et c'est l'Unité de production cinéma Bretagne qui a produit le film.
René Vautier, Avoir 20 ans dans les Aurès (1972)
Il s'agissait d'une coopérative?
René Vautier : Ça avait une forme coopérative, mais à l'époque les coopératives devaient verser 30 millions de centimes qu'on avait pas, les sociétés d'auteurs pouvaient être elles-mêmes réalisatrices, mais ne pouvaient pas s'adresser à d'autres réalisateurs. Et j'avais l'intention de le réaliser moi-même. Donc c'était une société d'auteurs dont j'étais le gérant. Et puis on a trouvé des tas de techniciens qui avaient fait la guerre d'Algérie, des figurants, des acteurs algériens, un lieu de tournage à la frontière algéro-tunisienne et des acteurs, dont Philippe Léotard, qui acceptaient de travailler au minimum syndical.
Théoriquement, il nous fallait 7 à 11 semaines pour tourner le film, et on s'est dit, avec l'argent dont on dispose, on ne pourra tourner qu'une semaine. Donc on s'est arrangé pour trouver une forme d'improvisation chez les acteurs à partir des textes qu'ils entendaient, des souvenirs des gens qui racontaient leur vécu pendant la guerre d'Algérie. Les acteurs devaient à partir de là imaginer ce qu'ils auraient fait eux, et il l'ont joué un petit peu comme de la commedia del arte, qui était aussi un petit peu le type d'invention du cinéma néoréaliste italien.
On a donc tourné comme ça, puis on est rentré monter, finalement on l'a terminé et il a été sélectionné pour le Festival de Cannes, d'abord dans la sélection officielle, puis enlevé et rattrapé dans la sélection des critiques, et il a eu le prix de la critique internationale. On l'a fait projeter, ça n'a pas toujours été facile mais on a eu le visa.
Propos recueillis au festival Travelling Marseille par A. Doinel (AL Rennes)
Lire la suite ici.
Entretien : René Vautier, cinéaste résistant (2/2)
Voici le second volet de l'entretien réalisé avec René Vautier, il aborde ici les aspects les plus récents de son oeuvre et de ses engagements.
Lire la première partie Alternative libertaire : L'Unité de production cinéma Bretagne (UPCB) montée pour produire Avoir 20 ans dans les Aurès a continué ses activités?
René Vautier : On a effectivement continué à tourner avec l'UPCB des films sur le colonialisme, sur Mandela, contre le nucléaire, des tas de trucs. Et puis on a tourné aussi un film avec un chanteur qui a joué le rôle d'un instit, c'était Gilles Servat [1] qui a également été primé à Cannes avec le prix de la Fédération internationale des ciné-clubs.
On a également tourné un film sur une histoire de grève avec occupation d'usine à Saint-Nazaire, et là comme on n'avait pas de sous pour le tourner, ce sont les ouvriers eux-mêmes qui ont payé leur place d'avance par l'intermédiaire d'une union de comités d'entreprises de la région nazairienne, qui s'appelait le Centre de culture populaire de Saint-Nazaire.
On s'est réellement lancés dans une bagarre avec des courts-métrages et on a fait des choses intéressantes sur le plan cinématographique.
L'argent, on l'avait eu parce que j'avais vendu un scénario antiraciste à un Argentin, et ça s'est appelé Des Goûts et des couleurs, c'était l'histoire d'un Africain qui devenait propriétaire du bateau de son patron transformé en sorte de bordel ambulant. Comme nous on était très contents d'avoir les 10 millions de centimes à déposer pour ouvrir notre société, on est devenus coproducteurs du film ! Et le petit noyau de l'UPCB est allé tourner la première coproduction argentino-bretonne !
Avec les moyens du bord, on réussissait à faire des choses qui représentaient la France aux festivals de Cannes, de Berlin... Avec notre production militante on a tenu comme ça pendant dix ans et on a fait, entre courts et longs métrages, une bonne quinzaine de films. Finalement, on est arrivé en 1981. Le dernier film qu'on a fait, c'était avec des Québécois, sur la production et les problèmes sociaux en Bretagne. Ça se terminait par une chanson d'Alan Stivell qui disait : «Il n'y aura plus de printemps, ni en Bretagne ni ailleurs, il n'y aura plus de printemps, avant que socialisme et liberté soient vainqueurs.»
En 1981, j'ai été présenter le film, sur invitation des Québécois, à Montréal et j'ai été bloqué au passage à New York. On m'a refusé l'autorisation de contacter des cinéastes américains «engagés» et on m'a dit que je ne pouvais pas sortir de l'aéroport parce qu'il y avait un dossier sur moi où on disait que j'étais communiste et que j'avais eu des contacts avec le terrorisme international. C'était en 1981 ! Et dans le même avion, mais lui a pu passer avec tous les honneurs dus à son rang, il y avait Charles Fiterman, ministre communiste du premier gouvernement de l'ère Mitterrand. Ensuite, je suis arrivé à Montréal, où on a pu projeter le film, puis je suis rentré en me disant qu'on n'avait plus besoin de maintenir à bout de bras l'UPCB.
Dans les dernières années, quand on a tourné Marée noire et colère rouge avec les gars qui avaient les pieds dans le mazout, sur le naufrage de l'Amoco Cadiz, on était obligés de brûler tous les meubles de la maison. Entre-temps j'avais eu une petite fille qui avait quelques mois, qu'on trimbalait dans les manifestations de Brest et qu'on laissait à l'hôtel parce que sa mère l'allaitait et qu'elle travaillait avec moi dans l'UPCB, c'était complètement dingue !
Mais en même temps c'était un truc vivant quoi ! Mais en 1981, on s'est dit que c'était plus la peine, qu'on allait travailler avec la télévision. Et on s'est aperçu que les films qu'on voulait faire, la télévision n'en voulait pas. Et elle n'a même pas voulu passer des films qui avaient été primés à Cannes, sauf une fois Avoir 20 ans dans les Aurès qui a été diffusé sur FR3 parce qu'il y avait un gars qui avait retourné sa veste juste à temps pour rester. Et un autre qui travaillait avec lui, et qui lui avait sa carte du RPR, quand il a su que l'autre restait et que lui allait se faire virer, il a acheté le film, c'était sa dernière action, pour que l'autre soit obligé de le passer alors que j'avais les lettres de refus.
Ensuite on a continué à faire des films, comme on n'avait plus de sources de revenus, sur des sujets qui m'intéressaient mais avec des associations : contre le nucléaire avec le Mouvement de la paix, contre le racisme et sur les problèmes de l'immigration avec la Ligue des droits de l'homme, un film aussi qui s'est appelé Le Mot frère et le mot camarade avec le Musée de la Résistance et on continuait à faire des choses qu'on diffusait nous-mêmes encore !
On a fait un film avec des gosses, c'était en 1989, sur le bicentenaire de la Révolution.
On leur a donné des images qui avaient été tournées dans des films commerciaux sur la Révolution, et à eux de faire des sketchs intermédiaires qu'ils imaginaient eux-mêmes sur les questions qu'ils pouvaient poser et se poser.
C'était quand même une première tentative pour mettre les enfants dans le coup et leur donner la possibilité de s'exprimer. Pratiquement tous ces films étaient refusés. Y compris un film qu'on a tourné avec l'appui des groupements de pêcheurs en Bretagne, et qui a eu l'oscar du meilleur film de mer, mais qui n'est jamais passé sur une chaîne de télévision française. Mais on vivait par la distribution de ces films, ce qui nous obligeait à avoir des contacts permanents avec les gens, avec les spectateurs, à débattre.
En même temps, des gens qui avaient travaillé avec nous à l'UPCB avaient créé leur société de production en Bretagne et on avait lancé un mouvement qui tenait un petit peu debout.
Quel est votre regard sur la production cinématographique bretonne aujourd'hui?
René Vautier : Je tourne en ce moment un truc sur la censure, justement sur ce que je te raconte là. Avec les problèmes qu'on a rencontrés et comment on peut les éviter. Parce que maintenant j'ai 76 ans. Depuis j'ai tourné le truc contre les essais nucléaires, au moment où Chirac les faisait reprendre - le film s'appelle Hirochirac - je l'ai commencé à Hiroshima et je l'ai terminé avec les essais nucléaires de Chirac à Mururoa.
Et là on s'est aperçu, quand je faisais la projection de ce film, que je râlais tellement contre les cancers de la gorge et les leucémies qui proliféraient sur tous les lieux où il y avait des essais nucléaires, chez les Américains dans le Nevada, chez les Russes, en Algérie, à Mururoa, au Japon, en Australie... et à force de faire tous ces trucs-là, les gars m'ont dit que je faisais un «cancer de la solidarité». On m'a opéré, on m'a ouvert, on m'a envoyé des rayons et ça m'a complètement bousillé les glandes salivaires. Donc théoriquement, j'étais en sursis.
Je me suis dit à ce moment-là qu'il fallait essayer de voir pour les films que j'ai faits et dont je n'ai pas tellement suivi la progression, parce que c'était plus une arme, je dirais une arme blanche. On le faisait, on a semé comme ça d'après la Cinémathèque française qui a retrouvé la trace de 180 films que j'ai faits, mais qui n'existent pratiquement plus, qu'il faut retrouver.
Je me suis dit que j'allais me mettre à les ranger pour la Cinémathèque de Bretagne, à une condition : que la Cinémathèque de Bretagne reste ce qu'elle était au moment de sa création, c'est-à-dire non pas une pyramide où les gars entrent avec des bandelettes pour rester dessous comme momies, mais avec un accès vers l'extérieur, un dépôt de films où toutes les associations pourraient reprendre des films en rapport avec l'actualité.
C'est-à-dire pérenniser les films qui ont servi à un moment de témoignages.
On a fait des projections un peu partout de tous ces films qu'on pouvait récupérer, mais ça coûte de l'argent, donc on fait des projections de films réparés et ça sert, par un accord avec la cinémathèque, à financer les réparations d'autres films. Mais il y a encore maintenant des problèmes. J'ai fait la grève contre la censure politique en 1973 au moment où j'avais été primé à Cannes pour Avoir 20 ans dans les Aurès, il y avait là un film qui avait été tourné sur la répression du 17 octobre 1961, qui s'appelait Octobre à Paris et qui n'avait pas de visa douze ans après avoir été tourné.
Le réalisateur, chercheur à l'Institut Pasteur, s'appelait Jacques Panijel, mais le film avait été tourné par des tas de techniciens volontaires. C'était un reportage. On a donc dit, il faut avoir un visa pour qu'il sorte. On l'a fait déclarer par Panijel sous le nom de l'UPCB et j'ai demandé le visa. On l'a refusé et à ce moment-là j'ai fait la grève de la faim.
Au bout de 31 jours de grève de la faim - il y avait une kyrielle de gars qui avaient soutenu, pratiquement tous les grands réalisateurs français, les syndicats de techniciens, des syndicats ouvriers, des groupes de journalistes... - on a eu un truc du ministre disant que le visa était accordé au film et que la censure en France n'aurait plus le droit de juger que selon deux critères : la pornographie et la violence. Sur ce plan on avait gagné.
Mais entre-temps les pouvoirs de censure ont été transmis à la télévision. La télévision peut aider au financement de films, mais si elle donne une garantie de diffusion. Sur les scénarios qui leur étaient proposés, si les responsables des chaînes de télévision n'étaient pas d'accord, ils disaient non et le producteur ne faisait pas le film sans garantie de diffusion. Il y avait donc un transfert de censure et on a continué à se bagarrer contre ça en faisant tous les films vidéo qu'on a continué à diffuser comme ça.
Il y a eu encore des histoires de censure. J'ai fait aussi beaucoup de films en coproduction avec des Algériens, mais à titre individuel, sur un ou deux films. C'était pour essayer de prouver que les intermittents du spectacle continuaient à faire du cinéma comme ils le souhaitaient. Ils n'étaient pas ce qu'on a dit pour les reporters qui sont partis filmer la guerre américaine en Irak : embeded. Il fallait qu'on montre qu'on pouvait faire autre chose et on a essayé de continuer à le montrer.
Et là, il y a eu des choses curieuses. Par exemple, j'ai été invité il y a six mois par une cinémathèque israélienne, et aussi par des Palestiniens qui devaient participer au débat, pour projeter Avoir 20 ans dans les Aurès. C'est quand même l'histoire d'un déserteur pendant la guerre d'Algérie. On a projeté là-bas, en Israël et en Palestine et il y a eu des débats et des gars sont venus me dire ce qu'ils avaient l'intention de faire, c'est-à-dire refuser de participer à des bombardements ou refuser de faire leur service militaire dans les Territoires occupés.
Je suis rentré en France et ils m'ont fait parvenir une cassette avec un grand chanteur israélien qui chante en français Le Déserteur de Boris Vian, avec en-dessous la traduction en hébreu, et qui est diffusée là-bas par les groupes de refuzniks qui ont rendu public à ce moment-là ce qu'ils m'avaient dit. On devait projeter des films qui avaient été faits par un jeune Parisien d'origine et une fille d'origine algérienne, et une petite société qui a fait un film qui s'est appelé René Vautier, cinéaste franc-tireur.
Le film est passé sur France 3 Bretagne et il a été sélectionné pour passer via une association, Confluences, à Paris.
Et quelqu'un les a appelés en leur disant : «Vous ne pouvez pas passer un film de Vautier, il a témoigné au procès de Roger Garaudy. Garaudy c'est un révisionniste et un antisémite notoire donc Vautier c'est la même chose.» Ils ont distribué des tracts et interdit la séance au dernier moment, en créant en fait le délit de témoignage. Puisqu'ils disent simplement : «Vautier a été témoigner de son film sur Garaudy au procès de celui-ci et ça ne nous plaît pas.» Mais j'ai eu des procès avec Le Pen, j'avais tourné des films sur la libération de Mandela, et là les gars ont diffusé sur 800 adresses mails. Alors j'ai porté plainte [2] parce que ce n'était pas un de mes films qu'ils interdisaient, mais un film sur moi et sur le cheminement de l'UPCB avec la solidarité que les Africains nous avaient manifestée, tout ça, ça revenait à interdire les films de Vautier. Et ils le disaient carrément.
C'est quand même assez marrant cette dénonciation calomnieuse pour antisémitisme, parce que j'ai eu le grand prix de la Scam pour l'ensemble de mon oeuvre, le prix du film antiraciste du Mrap pour l'ensemble de mon oeuvre, et là réellement je veux voir si on peut interdire quelqu'un pour crime de témoignage. Tous les films que j'ai fait c'est pour témoigner.
Avec le film que j'ai fait sur les gens qui avaient été torturés par Le Pen pendant la guerre d'Algérie, j'étais au procès du Canard Enchaîné. J'avais raconté l'histoire d'un gars qu'il avait torturé et qui avait eu un certificat de l'ancien maire d'Alger, qui était le ministre Chevalier, disant qu'il avait été torturé et désignant nommément Le Pen.
Ça m'a valu d'avoir 60 km d'archives détruites par des gens dont on a jamais su qui c'était. Toutes les activités que j'avais pu avoir allaient toutes dans le même sens : refléter les gens qui avaient des choses à dire et que le pouvoir n'admettait pas qu'ils disent.
Aujourd'hui, je fais un film qui s'appelle Dialogue d'images en temps de guerre où je raconte les histoires avec la censure. Là ce qu'on a enregistré doit s'intégrer dedans, mais le jeu consiste dans ce film à mettre les témoignages de gens qui ont vécu ce que je tourne et montrer à quel point il y a une unité, des corrélations, entre les gens qui souffrent de choses différentes. Il doit bien y avoir quelque part un même ennemi qui est au pouvoir.
Et puis on a semé.
Par exemple, on a fait un petit film avec les enfants de Cancale, qui râlaient parce qu'ils n'avaient pas la possibilité d'expliquer pourquoi il y avait un petit phoque qui était devenu leur ami dans le port de Cancale. Et ils ont montré ce que c'était que la communication, puisqu'on leur enseigne la communication maintenant. Et ils se heurtent à quelque chose qu'on est obligés de considérer comme une censure.
Le film fait par les gosses, intéressant, émouvant, sur le plan des rapports possibles et amicaux des enfants avec l'environnement est bousillé par des intérêts qu'on ne leur explique pas. Et eux font l'effort d'essayer de comprendre, mais ils ne peuvent pas agir pour transmettre ce qu'ils savent, parce que ce sont des gosses et que des gosses n'ont pas leur place dans la liberté d'expression.
On a déposé le film ici, à la Cinémathèque, et ils se sont aperçus au bout de quatre mois que personne ne l'avait regardé. Il n'a pas été ouvert. Et ça ce n'est pas dans le film, mais je veux le mettre dans Dialogue d'images en temps de guerre, les gosses leur réaction, c'est de dire : «Tu nous dit René que le service public ça doit être un truc transparent, en verre. Chez nous, il y a des galets. Eh bien les galets dans les vitres, ça fait des dégâts.» Les enfants en arrivent maintenant, sans qu'on leur ait parlé du tout de ça à comprendre le terrorisme, c'est-à-dire la peur qu'on inspire à l'autre parce que l'autre refuse de te laisser parler et de t'écouter.
Maintenant les enfants ont dans la tête l'idée que la liberté d'expression ça se conquiert et qu'il y a des gens qui vous empêchent de la prendre. Et, en tant que citoyens, ils se battront pour la prendre.
Propos recueillis au festival Travelling Marseille par A. Doinel (AL Rennes)
[1] La Folle de Toujane, 1974.
[2] Le 22 septembre 2004, Frédéric Hocquard, directeur de Confluences, a été condamné à verser 1.000 euros de dommages et intérêts à René Vautier pour diffamation.
http://www.alternativelibertaire.org/?Entretien-Rene-Vautier-cineaste,216 http://www.alternativelibertaire.org/?Entretien-Rene-Vautier-cineaste
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