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Le crépuscule de la quantité
Par René PASSET, Christopher YGGDRE

Origine : http://www.lesperipheriques.org/article.php3?id_article=151

Numéro 14
LES PÉRIPHÉRIQUES VOUS PARLENT

Le crépuscule de la quantité (1ère partie)
Par René PASSET, Christopher YGGDRE |

Les multiples catastrophes "naturelles" et dégradations ambiantales sont de plus en plus perçues comme la conséquence d'une culture dans laquelle l'économie de marché mondialisée n'a d'autre finalité que la maximisation du profit à très court terme au détriment des réalités environnementales et des finalités humaines. L'économiste René Passet nous invite à refonder totalement les sciences économiques pour qu'elles cessent d'être la religion de la quantité et de l'accumulation, et qu'elles prennent en compte le devenir humain.

EXTRAIT

(...) Quand Ricardo au début du XIXème siècle tient un discours sur le bien-être, il parle en quintaux de blé. Deux quintaux de blé, ça fait manger plus de gens qu'un quintal de blé. Vous voyez le résultat, c'est que cette science est une science du quantitatif à l'époque. Elle est science du quantitatif, parce que le quantitatif, c'est aussi le qualitatif. Vérité à cette époque-là, il ne faut pas l'oublier. Bien entendu, par là, on évacue tout discours sur les finalités humaines. Pourquoi voulez-vous en parler, puisque deux fois plus de casseroles produit plus de bonheur qu'une seule casserole. Il est donc inutile de tenir un discours sur la finalité de la casserole, et sur les finalités humaines de la production des casseroles. L'homme en tant que finalité, le discours sur l'homme est évacué.

Mais aujourd'hui, ces deux conventions sont totalement dépassées. Premièrement la planète est menacée dans ses régulations. Avec l'effet de serre, par exemple, c'est la régulation thermique de la planète qui est menacée. La planète est menacée, donc, on ne peut plus considérer qu'elle se débrouille toute seule, qu'elle est un bien libre. L'économie doit se préoccuper de la reproduction de la planète. Elle doit se préoccuper de la préservation des mécanismes de la planète parce qu'elle l'a mise à mal, et si elle détruit la planète, elle se détruit elle-même. Alors, voyez : il n'y a plus de bien libre. Ce qu'on appelait le bien libre devient un bien économique. Et ce qui complique tout, c'est que cet ancien bien libre obéit à une logique qui n'est pas un logique marchande. Le cycle du carbone dans l'air, le cycle de l'azote, le cycle de l'eau, ça n'a rien à voir avec le prix du marché. C'est une autre logique. Or, il faut l'intégrer. Il faut l'intégrer sans l'absorber. Deuxième point : On n'est plus dans une planète de pénurie. On est dans une planète de surabondance. Parce que le système productif actuel, il sait produire remarquablement. Et dans tous les domaines, le problème, c'est la surproduction. Même dans le domaine de la couverture des besoins alimentaires de base, la production mondiale représente plus de 110 % des besoins élémentaires et alimentaires de base dans le monde. Vous voyez ? Le problème n'est pas celui-là. Le problème, c'est la répartition. Le système sait produire, mais il ne sait pas repartir. Alors, on surproduit, mais il y a de la misère dans le monde. Pas la peine là non plus d'y faire un long discours, on le sait. Mais c'est important de dire que ce n'est pas un problème, ce n'est plus un problème de production, c'est un problème de répartition. Alors, la vieille convention que le plus, c'était le mieux, ça ne marche plus. Hier, on disait que deux quintaux de blé, ça fait plus de bien-être qu'un quintal de blé. Est-ce qu'aujourd'hui, vous diriez que deux fois plus d'automobiles, ça fait plus de bien-être que deux fois moins d'automobiles ? Vous voyez ? Alors, on voit apparaître ici la question de la finalité. Produire plus d'automobiles, oui, mais pourquoi ? Pour quoi faire ? Pour servir quel besoin ? Quelles vont en être les conséquences ?

Alors d'un côté la réapparition de la planète, d'un autre côté réapparition de la finalité humaine. Je crois que l'une des grosses différences de mon approche par rapport aux approches traditionnelles, elle est là, c'est que moi, je suis condamné à réintégrer la nature et l'Homme, c.-à-d. en gros, le vivant dans mon système économique. Et la grosse différence par rapport aux autres approches, c'est qu'à partir du moment où je découvre l'environnement, je ne vais pas chercher dans mon économie traditionnelle des recettes pour gérer l'environnement, je sais que ça ne marchera pas. La logique n'est pas la même. Je vais repenser mon économie à partir de la nécessité de prendre en compte l'environnement et la ressource humaine, et la finalité humaine, surtout. Alors, vous me disiez où j'en suis de mes recherches, de mes réflexions, de mes combats. Mes recherches et mes réflexions, elles sont dans la même ligne, mais elles ont changé d'objet. C'est-à-dire qu'en travaillant cette question de la relation de l'économie avec le vivant, je me suis donné une démarche, un regard sur le monde et sur l'économie, une certaine façon d'aborder les choses, et comme nous vivons une période assez exceptionnelle, d'une mutation d'une ampleur sans précédent, j'ai trouvé pour moi que c'était un défi intéressant que d'essayer d'appliquer les méthodes, les approches que je m'étais données au domaine de la mutation économique actuelle. Alors, vous me dites où est-ce que j'en suis, mes réflexions, j'en suis là. J'ai un bouquin en cours justement sur la mutation économique actuelle, mais cette mutation économique, je la lis à travers la grille de lecture du monde de l'économique que je me suis donnée, quand j'ai rencontré les questions du vivant. (...)


Origine : http://www.lesperipheriques.org/article.php3?id_article=139

Crépuscule de la quantité (2ème partie)
Par René PASSET, Christopher YGGDRE |

René Passet relate l'évolution par laquelle l'économie libérale, lors de ces cinquante dernières années, a peu à peu affirmé son emprise sur la société, notamment par l'essor de l'économie financière. Si l'économie est un moyen au service de l'humanité, il faut alors délégitimer les narrations qui l'érigent en but suprême du développement humain.

EXTRAIT

(...) L'ECONOMIQUE ET LE VIVANT

Les périphériques vous parlent : Dans L'Economique et le vivant [1], vous préconisez l'harmonisation du développement économique et du développement de la biosphère, c'est-à-dire l'environnement naturel. Nous sommes encore loin de cette harmonisation, chaque jour nous avons de nouveaux exemples de dégâts environnementaux causés par l'industrialisation massive. Comment pourrait-on arriver à cette harmonisation ? Et encore, qu'entendez-vous par introduire dans les sciences économiques les concepts de responsabilité et d'éthique ?

René Passet [2] : Tout le monde va vous dire, y compris les libéraux, qu'ils réalisent cette harmonisation, que l'économie libérale est ouverte sur la nature, mais qu'il y a ce qu'on appelle la fameuse internalisation des effets externes. La pollution est un coût social que les entreprises rejettent sur la société. Il y a un moyen de rétablir la vérité des prix, c'est de réintégrer ces coûts dans le prix du marché, donc, d'internaliser les effets externes. Ainsi on obtiendra le véritable prix qui, enfin, harmonisera la sphère naturelle et la sphère économique. En toute bonne foi, beaucoup croient que c'est là la vertu de l'économie. Je dis non, vous faites le contraire. Vous traduisez ces coûts en termes marchands. Vous les réintroduisez dans la sphère marchande, c'est-à-dire que vous réduisez la sphère naturelle à la logique du marché. Vous croyez que le vrai prix du marché va avoir une action quelconque sur la biosphère. Ce n'est pas vrai. Vous oubliez un point important, c'est qu'un bien quel qu'il soit, s'il a une valeur marchande, appartient aussi à la société humaine. C'est aussi un bien social qui a un usage social et une fonction naturelle. L'arbre est un objet économique, mais c'est aussi un bien naturel qui exerce une fonction dans la reproduction de la nature. Et aucune - c'est cela qui est important - internalisation des coûts ne prend en compte cette dimension qui relève des grands cycles biochimiques et non d'une logique marchande. Quand on fait disparaître un bien naturel, on fait disparaître une certaine valeur marchande, mais aussi une certaine fonction sociale et naturelle. La question est de savoir si on risque de détruire la fonction de régulation de la nature, de la menacer ou de la détériorer. C'est là le problème. Là où ils croient établir une ouverture, ils opèrent une réduction. Le problème est de prendre en compte des biens qui ne relèvent pas d'une logique marchande, mais qui doivent être gérés bien avant de devenir rares, car la rareté nous met face à l'irréversible.

L'important est de maintenir un certain nombre de fonctions naturelles ou sociales sans lesquelles la régulation naturelle s'effondre. Si tel est le cas, les sociétés et l'économie s'effondrent aussi. Tout cela relève du calcul économique, mais pas comme le croient les économistes, en donnant une valeur marchande à ces choses-là. C'est en les prenant comme des contraintes à respecter et des fonctions qu'il faut préserver à tout prix. C'est cela qui dessine un cadre à l'intérieur duquel le calcul économique est possible. Lorsque l'optimisation économique porte atteinte à l'une de ces fonctions, il faut y renoncer. Par exemple, la forêt a un rythme de renouvellement. Ce que je vais prendre en compte, c'est ce rythme de renouvellement naturel et non la valeur marchande de la forêt dont je n'ai que faire. J'ai besoin de savoir qu'un cheptel vivant se reproduit à tel rythme, et c'est ce rythme que je dois respecter. Je vais gérer alors dans les limites de reproduction des ressources reproductibles et renouvelables. Pour ce qui concerne les ressources non renouvelables qui s'épuisent, l'hypothèse la plus raisonnée est celle d'une prise de relais d'une ressource par d'autres ressources. Il faut inscrire également comme contrainte à respecter la capacité de charge et d'auto-épuration des milieux naturels. Les économistes me disent que ce n'est pas de l'économie, mais ils oublient qu'ils font tout le temps et simplement la même chose quand ils font ce qu'on appelle la gestion d'entreprise et de la recherche opérationnelle. Ils ont un certain nombre de contraintes physiques : un volume d'entrepôt, un certain nombre d'heures travail/machine disponibles. Il n'est pas besoin de traduire ces contraintes en termes de prix. On le traduit plutôt en mètres cube de volume d'entrepôt. En fonction du volume exigé par la fabrication de différents biens, on sait optimiser dans le respect de ces contraintes. Je ne demande pas autre chose avec le milieu naturel. L'économie doit redécouvrir sa vraie essence qui est de gérer sous contraintes. S'il n'y avait pas de contraintes et de limitations, il n'y aurait pas besoin d'économie. Cela voudrait dire que l'univers se présente à nous sous des formes qui permettent de satisfaire directement nos besoins. Ce n'est pas le cas. (...)

[1] L'Economique et le vivant, Economica, 2ème édition, 1996.

[2] Economiste, Professeur à l'Université Paris 1, Président du Conseil Scientifique, auteurs de nombreux ouvrages dont le plus récent est L'Illusion néo-libérale aux éditions Fayard (2000).


Origine : http://www.lesperipheriques.org/article.php3?id_article=129

LES PÉRIPHÉRIQUES VOUS PARLENT
Crépuscule de la quantité (3ème et dernière partie)


Par René PASSET, Christopher YGGDRE

Nous publions ici la troisième et dernière partie des entretiens réalisés avec René Passet qui portait sur la délégitimation des normes de l'économie libérale et la refondation d'une économie en tant que moyen et non plus fin de la vie sociale. Au terme de nos discussions, il évoque aussi bien les conditions d'application de la taxe sur les transactions financières, que la réduction du temps de travail ou encore les rapports entre la connaissance scientifique et l'engagement politique.

Extrait

(...) LA RESPONSABILITE ET L'ETHIQUE FRAPPENT A LA PORTE

Les périphériques vous parlent : Qu'entendez-vous lorsque vous affirmez qu'il faut introduire dans les sciences économiques les concepts de responsabilité et d'éthique ?

René Passet [1] : Ce n'est pas moi qui les ai introduites. Ce sont elles qui frappent à la porte. Quand on avait une économie quantitative, on n'avait pas besoin d'éthique. La seule éthique, c'est de produire le plus possible. Vous savez que vous créez du bien-être et du bonheur humain en produisant plus. On n'a pas besoin de contorsions éthiques pour cela. Le problème de l'éthique apparaît lorsque cette vision est dépassée. Aujourd'hui, elle l'est à tous les niveaux. Tout à l'heure, nous disions que la reproduction de la nature est menacée, que les grands mécanismes régulateurs sont en train d'être mis à mal. Ceci pose la question du développement durable. Comment avoir un développement qui puisse durer à travers les générations ? Mme Brundland, l'auteur du célèbre rapport sur le développement durable, le définit de la façon suivante : "Un mode de développement qui permet de satisfaire au mieux les besoins des générations présentes, tout en ne sacrifiant pas la capacité des générations futures de satisfaire leurs propres besoins". Vous voyez tout de suite apparaître la solidarité inter-générationnelle. Si nos sociétés se comportent de façon irresponsable, les sociétés de l'avenir ne pourront pas avoir un niveau de vie décent. Solidarité inter-générationnelle. Et voilà ! Ce n'est pas moi qui pose le problème, c'est lui qui se présente.

Dans le domaine de la répartition, les modes de production actuels qui sont des modes de production intégrés, capital et travail confondus, ne permettent plus de distinguer la productivité propre d'un de ces facteurs. Quelle est la productivité du facteur travail, la productivité du facteur capital ? On ne peut plus le déterminer. On peut rapporter la production au travail, au capital, mais c'est de la productivité dite apparente. Ce n'est pas la vraie productivité. Comme on ne peut plus déterminer la contrepartie productive de la rémunération du travailleur, vous avez là aussi, un repère qui disparaît. Le salaire était censé représenter la productivité du travailleur, or on ne sait plus calculer la productivité du travailleur. Nous avons un critère de commutativité, de contrepartie qui disparaît. Il faut trouver d'autres critères. On passe, comme je le dis quelquefois, d'une situation où la question se posait en termes de justice commutative, à une situation où la question se pose en termes de justice distributive. Je ne dis pas que le monde entre dans une ère de justice distributive. Je voudrais bien vous le dire, mais je ne peux pas. Il s'agit là d'une question éthique. Je pourrais vous énumérer bien d'autres problèmes qui prennent une dimension éthique. L'éthique est là à nous interroger. (...)

[1] Economiste, Professeur à l'Université Paris 1, Président du Conseil Scientifique, auteurs de nombreux ouvrages dont le plus récent est "L'Illusion néo-libérale", aux éditions Fayard (2000)