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Origine : http://labyrinthe.revues.org/index1030.html
1Les deux cours de Foucault publiés récemment (Sécurité,
territoire, population et Naissance de la biopolitique) ont pour
objet la notion de biopouvoir, formulée pour la première
fois en 19761. L’analyse de ces deux cours ajoute de nouveaux
éléments à la compréhension de cette
période de la production foucaldienne, qui suit la publication
de Surveiller et Punir (1975) et de La volonté de savoir
(1976). Dans ces pages, j’aimerais suggérer quelques
hypothèses concernant la genèse et l’élaboration
de la notion de biopouvoir et de biopolitique dans l’œuvre
de Foucault.
2Ma première remarque porte sur le nouveau paysage conceptuel
que ces deux cours dessinent. Je ne veux pas dire qu’ils détruisent
toute continuité analytique et tout agencement entre les
différents fragments historiques analysés par Foucault
dans ses œuvres antérieures ; il n’en reste pas
moins que la trajectoire intellectuelle de Foucault pendant cette
période se caractérise par un déplacement théorique
important, dont l’ampleur constitue l’enjeu majeur de
ma présente analyse.
3Est-il question de discontinuité ? Faut-il croire qu’un
tournant dans sa pensée a creusé une limite indépassable
au-delà de laquelle la fuite est sans retour ? Et si cette
discontinuité n’avait été qu’une
illusion au terme de laquelle Foucault nous attend, immobile, après
avoir parcouru la surface lisse de l’histoire, fragment après
fragment, pour composer la mosaïque infinie de notre histoire
? Et si l’on découvrait que toutes les pièces
ne faisaient partie que d’un seul et même tableau ?
Dans un cas comme dans l’autre, la réponse ne peut
que s’achever dans la trajectoire qui la dessine, car, comme
Gilles Deleuze le dit, Foucault est un penseur sismique, qui procède
par à-coups, plutôt que par développements,
par reformulations brusques plutôt que par continuations2.
Dissonances, discontinuités…
4La notion de biopouvoir a été introduite par Foucault,
pour la première fois, en 1976. Elle apparaît dans
le premier volume de Histoire de la sexualité et dans la
leçon du 17 mars 1976 d’« Il faut défendre
la société », où Foucault déclare
: « Pendant la seconde moitié du xviiie siècle,
je crois que l’on voit apparaître quelque chose de nouveau,
qui est une autre technologie de pouvoir, non disciplinaire cette
fois. […] Cette nouvelle technique ne supprime pas la technique
disciplinaire tout simplement parce qu’elle est d’un
autre niveau, elle est à une autre échelle, elle a
une autre surface portante, et elle s’aide de tout autres
instruments. […] Après l’anatomo-politique du
corps humain, mise en place au cours du xviiie siècle, on
voit apparaître, à la fin de ce même siècle,
quelque chose qui n’est plus une anatomo-politique du corps
humain, mais que j’appellerais une “biopolitique”
de l’espèce humaine3. »
5Le cours de 1976 s’inscrivait dans le prolongement de ses
travaux antérieurs sur « la formation d’un savoir
et d’un pouvoir de normalisation, à partir des procédures
juridiques traditionnelles du châtiment4 ». Foucault
ajoute : « Le cours de l’année 1975-1976 terminera
ce cycle par l’étude des mécanismes par lesquels,
depuis la fin du xixe siècle, on prétend “défendre
la société”5. » En réalité,
ce cours traitera du rôle de la guerre dans le discours historique.
Le discours sur la défense de la société va
se confondre avec celui de la guerre, car, à la fin du xixe
siècle, va apparaître l’idée d’une
guerre interne comme défense de la société
contre les dangers qui naissent dans son propre corps et de son
propre corps6.
6Partant des conclusions d’« Il faut défendre
la société », Sécurité, territoire,
population se propose de prolonger et d’approfondir le déplacement
théorique qui va de l’étude de la discipline
des corps à celle des mécanismes de la régulation
des populations. L’introduction, à partir du cours
de 1976, de la notion de population, et l’analyse des mécanismes
qui l’affectent, tels que la naissance, la mort, la reproduction,
la maladie, etc., constituera la base du développement d’un
nouveau cycle de recherches, qui fait l’objet du cours de
1978.
7Ainsi, Sécurité, territoire, population semblerait
s’inscrire dans la continuité du même programme
de recherche, esquissé dans « Il faut défendre
la société ». L’un ne serait que la suite
de l’autre, puisque le premier s’inscrirait dans la
parfaite continuité des conclusions du second. Les deux cours
ne feraient rien moins que de tracer la genèse du pouvoir
sur la vie. Dans l’émergence de la biopolitique, au
xviiie siècle, Foucault voyait une mutation capitale, l’une
des plus importantes dans l’histoire des sociétés
humaines.
8À partir de la quatrième leçon de Sécurité,
territoire, population, le lien indissociable entre l’analyse
du pouvoir biopolitique et la notion de gouvernement s’affiche
de toute évidence : « À travers l’analyse
de quelques mécanismes de sécurité, j’avais
essayé de voir comment apparaissaient les problèmes
spécifiques de la population, et en regardant d’un
peu plus près ces problèmes de la population, la dernières
fois, vous vous [en] souvenez, on avait été vite renvoyé
au problème du gouvernement. » (STP, p. 91.)
9La constitution d’un savoir de gouvernement est indissociable
de la constitution d’un savoir de tous les processus qui tournent
autour de la population au sens large. La population va être
l’objet dont le gouvernement devra tenir compte dans ses observations,
dans son savoir, pour arriver effectivement à gouverner de
façon rationnelle et réfléchie. C’est
une problématique qui apparaît de toute évidence
dans la littérature du xvie siècle sur les arts de
gouverner.
Gouvernementalité
La notion de gouvernement joue un rôle de plus en plus important
dans la réflexion de Foucault. À partir de 1978, tout
en respectant le projet d’enseignement qu’il avait soumis
lors de sa candidature au Collège de France7, Foucault s’engagera
dans un projet qui vise à l’analyse des technologies
gouvernementales. En particulier, il consacre le cours de 1979 à
l’étude du libéralisme et du néolibéralisme.
À l’étude de quelques exemples concrets de technologies
gouvernementales, qui sert de terrain d’expérience
pour l’analyse, vient s’ajouter l’élaboration
de problèmes théoriques qui amènera à
l’émergence du concept de gouvernementalité.
Cette notion, formulée dans la 4e leçon de Sécurité,
territoire, population, permet à Foucault de découper
un domaine précis d’analyse, concernant le rapport
entre relations de pouvoir et constitution de la forme-État.
Dans les années qui suivent, son importance s’accroît
davantage, car elle vient jouer le rôle de surface de contact
entre les technologies de gouvernement et les technologies de soi.
Comme le souligne Foucault, dans une conférence donnée
à New York en 1981, la gouvernementalité est «
la surface de contact où se nouent la manière de conduire
les individus et la manière dont ils se conduisent8 ».
L’importance de ces notions, ainsi que le rôle qu’elles
jouent dans sa pensée, à partir de 1978, devraient
nous amener à questionner de plus près le sens de
ce déplacement théorique. Dans la trajectoire analytique
suivie par Foucault, les notions de gouvernement et de gouvernementalité
sont moins un point d’aboutissement de ses analyses précédentes
qu’une ligne de fuite vers un nouveau paysage conceptuel.
Foucault est en train d’abandonner l’analyse des relations
de pouvoir en terme de dispositifs de savoir-pouvoir, pour utiliser
un nouvel outil théorique, dont la force majeure, à
ses yeux, réside dans sa plus grande aptitude opératoire
pour l’analyse des technologies objectives de pouvoir et des
technologies de soi. Encore faut-il signaler que cette nouvelle
dimension de pensée marque une discontinuité d’autant
plus importante dans l’œuvre de Foucault, qu’elle
se déprend de « tout paradigme ou modèle de
guerre » pour l’explication et l’analyse des rapports
sociaux.
10Surveiller et Punir se terminait par la fameuse expression «
il faut entendre le grondement de la bataille » (p. 360).
Un an après sa publication, Foucault avait repris, dans «
Il faut défendre la société », l’«
hypothèse de Nietzsche » pour essayer, en deux temps,
à la fois de détruire/déconstruire la notion
de répression et de récupérer la théorie
de la guerre comme principe historique de fonctionnement du pouvoir.
Il écrivait : « Sous le pouvoir politique, ce qui gronde
et ce qui fonctionne c’est essentiellement et avant tout un
rapport belliqueux9 ».
11La référence à l’hypothèse de
Nietzsche, en opposition à celle de Reich, a pour fonction
de ramener l’analyse, d’une part, au schéma guerre-répression
ou domination-répression et, d’autre part, au rapport
belliqueux comme fondement du pouvoir politique. Pour ce qui concerne
le premier aspect, il s’agira de questionner radicalement
le modèle d’opposition entre lutte et soumission, tout
en sachant que cette critique visera ses propres analyses, à
cause de leur précédent enracinement dans le modèle
lutte-répression. Ainsi, une partie du cours sera destinée
à « montrer en quoi et comment cette notion si courante
maintenant de répression pour caractériser les mécanismes
et les effets de pouvoir, est tout à fait insuffisante pour
les cerner10 ».
12Cependant, l’essentiel du cours sera consacré à
l’autre volet : l’analyse du problème de la guerre
: « Est-ce bien exactement de la guerre qu’il faut parler
pour analyser le fonctionnement du pouvoir ? […] Le pouvoir,
tout simplement, est-il une guerre continuée par d’autres
moyens que les armes ou les batailles11 ? »
13Foucault reprend la théorie de la guerre comme principe
historique de fonctionnement du pouvoir et la met en relation avec
le problème de la race, puisqu’il considère
que c’est dans le binarisme des races qu’a été
perçue, pour la première fois en Occident, la possibilité
d’analyser le pouvoir politique comme guerre. À la
fin du xixe siècle, lutte des races et lutte des classes
deviennent les deux grands schémas selon lesquels on tente
de repérer le phénomène de la guerre et les
rapports de force à l’intérieur de la société
politique. Il reste néanmoins que ce projet d’écrire
ou d’analyser la complexité des rapports de pouvoir,
comme rapports de force et de guerre, s’interrompt en 1976.
14Que s’est-il passé durant les mois qui succèdent
à la conclusion de ce cours ? En 1977, Foucault n’enseigne
pas au Collège de France, puisqu’il bénéficie
d’une année sabbatique. On peut néanmoins suivre
son évolution intellectuelle à travers le nombre important
de documents, d’articles et d’interviews de cette époque.
15Dans un entretien accordé à un magazine allemand
et publié en décembre 1977, il est sollicité
de répondre sur la question de savoir si ses œuvres
ne tracent pas une histoire des perdants. Il répond promptement
: « Oui, j’aimerais beaucoup écrire l’histoire
des vaincus. […] Mais il y a deux difficultés. Premièrement,
ceux qui ont été vaincus – dans le cas, d’ailleurs,
où il y a des vaincus – sont ceux à qui par
définition on a retiré la parole ! Et si, cependant,
ils parlaient, ils ne parleraient pas leur propre langue. On leur
a imposé une langue étrangère. […] Mais
je voudrais poser cette autre question : peut-on décrire
l’histoire comme un processus de guerre ? Comme une succession
de victoires et de défaites ? C’est un problème
important dont le marxisme n’est toujours pas venu complètement
à bout. Quand on parle de lutte des classes, qu’entend-on
par lutte ? Est-ce qu’il est question de guerre, de bataille
? Peut-on décoder la confrontation, l’oppression qui
se produisent à l’intérieur d’une société
et qui la caractérisent, peut-on déchiffrer cette
confrontation, cette lutte comme une sorte de guerre ? Les processus
de domination ne sont-ils pas plus complexes, plus compliqués
que la guerre12 ? »
16En se référant aussi à une série de
documents ayant trait précisément à l’internement
et à l’incarcération au xviie et au xviiie siècle13,
Foucault souligne davantage sa déprise d’un modèle
d’analyse du pouvoir en termes d’autorité et
de répression. L’internement et l’incarcération
ne sont pas, d’après lui, des mesures autoritaires,
venues d’en haut, mais plutôt des mesures que les gens,
même dans les familles les plus pauvres, ressentaient eux-mêmes
comme nécessaires pour résoudre les problèmes
qu’ils avaient entre eux.
17Foucault s’est toujours méfié de la notion
de répression. Ces références marquent de manière
plus nette son incertitude vis-à-vis d’une interprétation
des relations de pouvoir en termes de guerre, de domination des
vainqueurs sur les vaincus. Ce n’est pas que ce modèle
de la répression soit entièrement faux ; il est simpliste
et insuffisamment élaboré pour cerner la complexité
des relations qui traversent le champ social.
18Ainsi, l’enjeu du déplacement théorique, auquel
nous nous référons ici, est d’autant plus important
qu’il fait allusion au combat constant qui traverse la réflexion
de Foucault : il s’agit de cette sorte d’Auseinandersetzung
avec Marx et le marxisme14, qui ne cesse de traverser d’un
bout à l’autre son œuvre et en constitue l’une
des sources principales de sa productivité, comme l’a
très bien souligné Étienne Balibar, en se référant
à ce caractère de « véritable combat
» qui traverse l’œuvre de Foucault dans sa confrontation
avec Marx15.
16 Voir Deleuze, Foucault, Paris, Les éditions de Minuit,
1986, p. 31-51.
19La volonté de savoir est un texte emblématique
de ce point de vue, car il représente le début du
développement d’une nouvelle critique menée
à l’égard du marxisme. Il est important de souligner
que Foucault, en particulier dans cet ouvrage, semble découvrir
une racine épistémologique commune entre le marxisme
et le freudisme : c’est sur ce couple qu’il va exercer
sa critique par la suite ; critique qui vise, bien entendu, à
questionner radicalement l’évidence et l’efficacité
d’un certain gauchisme ou utopisme révolutionnaire16.
Critique, d’un côté, de l’hypothèse
répressive, qui inclut toutes les variantes du freudo-marxisme
chez Reich comme chez Adorno ou Marcuse. Critique qui inclut également,
d’un autre côté, la manière dont Foucault
lui-même avait développé, jusqu’en 1976,
son analyse des rapports de pouvoir comme rapports de force et de
guerre.
20Dans un entretien accordé en 1977 Foucault disait : «
Le rapport de force dans l’ordre de la politique est-il une
relation de guerre ? Personnellement, je ne me sens pas prêt
pour l’instant à répondre d’une façon
définitive par oui ou non. […] Ce thème de la
lutte ne devient opératoire que si on établit concrètement
et à propos de chaque cas, qui est en lutte, à propos
de quoi, comment se déroule la lutte, en quel lieu, avec
quel instruments et selon quelle rationalité17. »
21C’est pourquoi la notion de gouvernement dut apparaître
à Foucault plus opératoire pour décrire les
processus réels.
22Sans doute n’est-il pas possible de résumer en quelques
lignes la complexité des rapports que l’œuvre
de Foucault entretint avec celle de Marx. S’il est vrai, d’une
part, que la trajectoire intellectuelle que l’on est en train
de décrire fait signe d’une sorte d’éloignement
et d’ultérieure déprise du marxisme et du gauchisme,
il n’en reste pas moins, d’un autre côté,
que Foucault se tournera, pendant cette période, vers l’œuvre
de Marx pour y découvrir quelques éléments
dont il se servira pour l’analyse du pouvoir dans ses mécanismes
positifs. « Comment pourrions-nous essayer d’analyser
le pouvoir dans ses mécanismes positifs ? Il me semble que
nous pouvons trouver, dans un certain nombre de textes, les éléments
fondamentaux pour une analyse de ce type. […] Nous pouvons
évidemment les trouver [aussi] chez Marx, essentiellement
dans le livre II du Capital. […] En somme, ce que nous pouvons
trouver dans le livre II du Capital c’est, en premier lieu,
qu’il n’existe pas un pouvoir, mais plusieurs pouvoirs18.
»
23D’après Foucault, les relations de pouvoir ne doivent
pas être considérées d’une manière
quelque peu schématique comme, d’un côté,
il y a ceux qui ont le pouvoir et, de l’autre, ceux qui ne
l’ont pas ; d’un côté, il y a la classe
dominante, de l’autre, la classe dominée. On ne trouvera
jamais ce dualisme chez Marx, parce qu’il sait parfaitement
que ce qui fait la solidité des relations de pouvoir, c’est
qu’elles ne finissent jamais, mais passent partout.
Consonances, continuités…
24J’aimerais considérer maintenant la notion de biopolitique.
Sécurité, territoire, population s’ouvre, à
la page 3, sur ces mots : « Cette année je voudrais
commencer l’étude de quelque chose que j’avais
appelé comme ça, un petit peu en l’air, le bio-pouvoir,
c’est-à-dire cette série de phénomènes
qui me paraît assez importante, à savoir l’ensemble
des mécanismes par lesquels ce qui, dans l’espèce
humaine, constitue ses traits biologiques fondamentaux va pouvoir
entrer à l’intérieur d’une politique,
d’une stratégie politique, d’une stratégie
générale de pouvoir, autrement dit comment la société,
les sociétés occidentales modernes, à partir
du xviiie siècle, ont repris en compte le fait biologique
fondamental que l’être humain constitue une espèce
humaine. »
25L’analyse du biopouvoir, c’est-à-dire des
mécanismes qui ont pour fonction de modifier quelque chose
au destin biologique de l’espèce, a pour objet l’étude
des technologies de sécurité. Foucault se propose
de faire une sorte d’histoire des technologies de sécurité,
pour essayer de savoir si l’on peut effectivement parler d’une
société de sécurité, autrement dit d’une
nouvelle économie générale du pouvoir en train
de se développer dans nos sociétés occidentales.
26Si, jusqu’à Surveiller et Punir, Foucault avait
considéré les technologies disciplinaires, qui, prenant
les enfants, les soldats, les ouvriers là où ils étaient,
limitaient la liberté et donnaient en quelque sorte des garanties
à l’exercice même de cette liberté, maintenant,
tout en faisant signe d’autocritique (voir STP, p. 50), il
s’agit, pour lui, de comprendre la liberté à
l’intérieur des mutations et des transformations des
technologies de pouvoir.
27Nous avons déjà souligné le fait que ces
analyses n’excluent pas les précédentes, mais
les intègrent. D’un point de vue historico-philosophique,
elles approfondissent l’étude de la généalogie
des pouvoirs modernes et de la subjectivité. L’œuvre
de Foucault ne cesse de rajouter, technologie après technologie,
de nouvelles pièces à la mosaïque sans fin de
la généalogie des formes modernes de subjectivité.
28Si Marx décrit la généalogie de la société
capitaliste en se référant aux procédés
d’accumulation des forces productives, Foucault analyse l’accumulation
des forces du pouvoir politique. Les hôpitaux, les asiles,
les orphelinats, les collèges, les maisons d’éducation,
les usines, etc. font partie d’une espèce de grande
forme sociale du pouvoir qui a été mise en place au
début du xixe siècle, et qui a sans doute été
l’une des conditions du fonctionnement de la société
industrielle et capitaliste19.
29Ces analyses, qui portent sur les processus disciplinaires, se
rattachent à l’étude des formes primitives de
l’accumulation capitaliste. Il ne serait pas trop difficile
non plus de relier les recherches autour des dispositifs de sécurité
à celles concernant les processus de développement
de notre société technologique.
En guise de conclusion…
30Dans les pages qui précèdent, nous nous en sommes
tenus à l’analyse du déplacement théorique
qui amène Foucault, à la fin des années 1970,
à utiliser de plus en plus la notion de gouvernement. À
partir des années 1980, l’emploi de cette notion lui
permettra de faire interagir entre eux trois niveaux d’analyse
: l’analyse des rapports stratégiques de pouvoir, avec
celle des régimes de vérité et celle des procédures
de subjectivation.
31Cette trajectoire analytique s’était imposée,
dans sa pensée, à travers deux déplacements
théoriques de grande ampleur. Le premier, pendant les années
1960, visa la notion d’idéologie, interprétée
comme une espèce d’élément négatif
à travers lequel se traduit le fait que la relation du sujet
avec la vérité, ou simplement la relation de connaissance,
est troublée, obscurcie, voilée par les conditions
d’existence, par les relations sociales ou par les formes
politiques qui s’imposent de l’extérieur au sujet
de la connaissance.
32Au contraire, Foucault veut montrer que « les conditions
politiques, économiques d’existence ne sont pas un
voile ou un obstacle pour le sujet de connaissance, mais ce à
travers quoi se forment les sujets de connaissance, et donc les
relations de vérités. Il ne peut y avoir certains
types de sujets de connaissance, certains ordres de vérité,
certains domaines de savoir qu’à partir de conditions
politiques qui sont le sol où se forment le sujet, les domaines
de savoir et les relations avec la vérité20 ».
33L’introduction du dispositif de savoir-pouvoir a pour fonction
de mettre hors jeu l’opposition scientifique/non scientifique.
Ce déplacement est d’autant plus important qu’il
ébauche une tâche d’analyse où il n’est
plus question de tracer une histoire du vrai à travers les
erreurs ; il ne s’agit pas non plus de faire l’histoire
d’une erreur liée à l’histoire des interdits,
puisque dans ce cas-là on ne tracerait que l’histoire
de la constitution de certaines rationalisations s’affirmant
à travers l’élimination d’un certain nombre
d’idéologies.
34À la fin des années 1970, on assiste à un
deuxième déplacement théorique : du dispositif
de savoir-pouvoir à la notion de gouvernement. Par ce déplacement,
Foucault abandonne définitivement l’analyse de la genèse
des systèmes de vérité autonomes pour consacrer
ses analyses à la généalogie des régimes
de véridiction. Par régime de véridiction,
il n’entend pas une loi de la vérité, mais un
ensemble de règles permettant, à propos d’un
discours donné, d’identifier les éléments
qui peuvent être caractérisés comme vrais ou
comme faux. L’histoire des régimes de véridiction
n’est pas l’histoire de la vérité ; elle
n’est pas non plus celle de l’erreur ou de l’idéologie.
La question qui se pose est plutôt : dans quelles conditions
et avec quels effets exerce-t-on une certaine véridiction
avec certaines formules d’acceptation du vrai et du faux ?
(voir NB, p. 3-28).
35Ce sera le chemin dans lequel Foucault engagera ses dernières
réflexions pendant les années 1980, lorsque le thème
de la vérité ne pourra plus être disjoint de
celui de la subjectivation21.
Notes
1 Voir « Il faut défendre la société
». Cours au Collège de France, 1976, Paris, Gallimard/Seuil,
1997.
2 Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Les éditions de Minuit,
1990, p. 129-138 et 139-161.
3 Voir p. 215-216.
4 Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975,
Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études »,
1999, p. 311.
5 Ibidem, p. 311.
6 Voir Foucault, « Il faut défendre la société
», op. cit., p. 194.
7 Voir « Titres et travaux », dans DE, vol. I, p. 844.
8 Voir Frédéric Gros, « Situation du cours
», dans Foucault, L’Herméneutique du sujet. Cours
au Collège de France, 1981-1982, Paris, Gallimard/Seuil,
2001, p. 507.
9 Foucault, « Il faut défendre la société
», op. cit., p. 18.
10 Ibidem, p. 18.
11 Ibidem, p. 18.
12 « La torture, c’est la raison », dans DE,
vol. III, p. 390-391.
13 Voir Foucault et Arlette Farge, Le Désordre des familles,
Paris, Juillard/Gallimard, 1982.
14 Voir Thomas Lemke, « “Marx sans guillemets”.
Foucault, la gouvernementalité et la critique du néolibéralisme
», dans Actuel Marx, n° 36, Puf, Paris, 2004, p. 13-26
et Roberto Nigro, « Foucault lecteur et critique de Marx »,
dans Jacques Bidet et Eustache Kouvelakis (dir.), Dictionnaire Marx
contemporain, Paris, Puf, 2001, p. 433-446.
15 Voir « Foucault et Marx : l’enjeu du nominalisme
», dans La Crainte des masses, Paris, Galilée, 1997,
p. 282.
16 Voir Deleuze, Foucault, Paris, Les éditions de Minuit,
1986, p. 31-51.
17 « L’œil du pouvoir », dans DE, vol. III,
p. 206.
18 « Les mailles du pouvoir », dans DE, vol. IV, p.
186-187. Dans ce texte, Foucault se réfère au livre
II du Capital. Je souhaite remercier Étienne Balibar pour
avoir précisé que l’édition à
laquelle se réfère ici Foucault est vraisemblablement
l’édition française parue aux Éditions
sociales en huit volumes. Ainsi, la référence de Foucault
au livre II doit être interprétée comme : tome
II du premier livre du Capital.
19 Voir Foucault, « Prisons et révoltes dans les prisons
», dans DE, vol. II, p. 431.
20 « La vérité et les formes juridiques »,
dans DE, vol. II, p. 552-553.
21 Voir Paul Veyne, « Michel Foucaults Denken », dans
Axel Honneth et Martin Saar (dir.), Michel Foucault. Zwischenbilanz
einer Rezeption. Frankfurter Foucault-Konferenz 2001, Suhrkamp,
Frankfurt am Main, 2003.
Roberto Nigro , « De la guerre à l’art de gouverner
: un tournant théorique dans l’œuvre de Foucault
? », Labyrinthe , 22 | 2005 (3) , [En ligne], mis en ligne
le 18 juillet 2008.
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