Origine : http://www.conflitssansviolence.fr/lire.php?rub=LUPOURVOUS&cahier=1&art=59&url=/Dignit%E9del%27hommeetid%E9ologien%E9olib%E9rale.html
Philippe Petit recevait le 16 décembre 2011 dans les "Nouveaux
chemins de la connaissance" le psychanalyste Roland Gori, auteur
de "l'Appel des appels" qui a recueilli plus de 85 000
signatures et le sociologue Alain Caillé, fondateur du MAUSS,
Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales et coauteur
du livre "De la convivialité".
Ils débattaient sur le thème "Vivre et penser
dans la dignité" ou comment construire une réflexion
intellectuelle face à l'idéologie du néolibéralisme
mais aussi aux autres "doctrines héritées"
qui n'ont pas pris conscience de la finitude de notre monde ?
Roland Gori et Alain Caillé
Les propos notés ici, qui gardent le ton de la conversation
et en reprennent quelques éléments importants :
Un malaise profond
Pour Philippe Petit, la France aime les "Appels" et les
"Manifestes". Ils sont les symptômes "d'un
monde qui finit et d'un autre qui se cherche".
Roland Gori a commencé par signer divers pétitions
: "Sauvons la recherche", "Sauvons l'école",
"Sauvons l'Université"... : On n'arrêtait
pas de sauver. Toutes ces pétitions étaient comme
les "symptômes d'un malaise profond, d'une maladie de
la civilisation". L'Appel des appels" a fédéré
en décembre 1998 toutes ces pétitions. Car on ne peut
pas simplement répondre au seul "Principe d'utilité"
: la parole et la poésie sont comme "l'oxygène
de la civilisation".
Trois ans plus tard, Roland Gori et l'Appel des appels viennent
de publier le Manifeste : "La Politique des métiers"
: "Il s'agit de réaliser un état des lieux depuis
trois ans des réformes gouvernementales qui décomposent
et recomposent nos métiers au nom d'une idéologie
de "l'homme économique", au nom de la "religion
du marché". Ces métiers qui contribuaient à
la construction de l'espace public et du bien commun sont aujourd'hui
instrumentalisés pour promouvoir une idéologie néolibérale
: journalistes, enseignants, magistrats, soignants, personnel social
ou encore acteurs culturels. Tous ces gens s'inquiètent et
expriment ainsi leur tristesse et leur colère vis-à-vis
de ces changements. Il y a là, dans le champ de l'éthique
et des valeurs un enjeu fondamental.
Nous sommes bien dans la situation de crise citée plus haut
que Gramsci définissait comme "lorsque le vieux monde
tarde à mourir et que le nouveau tarde à naître".
La finitude de notre monde
Alain Caillé est l'auteur de "Pour un manifeste du
convivialisme". Il vient également de rédiger
avec Serge Latouche, Marc Humbert, Patrick Viveret le Manifeste
" De la convivialité, dialogues sur la société
conviviale à venir". "Il s'agit d'un complément
au "Manifeste des économistes atterrés"
qui ne se résignent pas au triomphe de la doctrine néolibérale.
Parmi les auteurs, Patrick Viveret, qui a mené une réflexion
autour des indicateurs de recherche alternatifs, au delà
du P.I.B.,et sur la "sobriété volontaire",
Marc Humbert, qui travaille au Japon et Serge Latouche, le "pape
de la décroissance".
"Malgré nos divergences, il nous a paru important de
mettre en avant ce que nous avions en commun. Malgré son
côté gentillet, le mot "convivialisme" désigne
le problème de fond qui se pose à nos sociétés
car "comment pourrons-nous continuer à vivre ensemble
en nous opposant sans nous massacrer, sachant que les idéologies
disponibles, du capitalisme au socialisme, de l'anarchisme au communisme,
ne répondent plus aux enjeux actuels car basés sur
la rareté des biens matériels à laquelle elle
répondait par une croissance indéfinie. Un aggiornamento
est nécessaire pour ces doctrines héritées
qui n'ont pas pris en compte cet aspect, l'acceptation de la finitude".
Pour Roland Gori, nous sommes encore dans une "civilisation
de la croissance infinie", une civilisation "qui considère
la nature et l'homme comme un capital à dilapider",
au nom de l'idéologie de "l'homme économique".
Culture de l'évaluation et déni du conflit
Roland Gori est aussi l'auteur de "La folie-évaluation
- les nouvelles fabriques de la servitude". Pour lui, ce qui
est en panne, c'est la "culture du conflit" : nous vivons
sur des inhibitions sociales et un déni du conflit masqué
par une "culture de l'évaluation", supposée
objective, qui a remplacé la culture du débat et présente
des aspects totalitaires.
Nous sommes aussi entrés dans une "démocratie
d'expertise" : ces derniers, les experts, doivent légitimer
des décisions politiques. Face à la crise que connaissent
les grands récits mythiques et idéologiques, on leur
demande, par la mise en scène de faits divers, de venir appuyer
des décisions politiques déjà établies,
en s'appuyant sur des point de vue d'experts dit "objectifs".
"Nous sommes dans une crise des valeurs une crise de la transmission
d'expériences vécues. L'information a remplacé
la parole. On n'a plus le temps de construire un récit. Les
évaluations formelles passent par des grilles, avec une apparence
d'objectivité : au lieu de parler de ce qui s'est passé
dans un service, on répond au travers d'une grille de question
qui appauvrit singulièrement la transmission de l'expérience.
Ainsi s'est mis en place le "management par la rivalité
et la peur", avec sa "novlangue terrorisante", qui
a provoqué un effet de "sidération et de démotivation".
Les métiers sont contrôlés et normalisés
au moyen d'une "culture (artificielle) du résultat".
Son objectif est d'obtenir de nous une "soumission librement
consentie". Elle est là pour nous faire taire.
Valeur marchande ou dignité de l'homme
Nous sommes devant un conflit majeur sur la Valeur :
- si la valeur peut se réduire à une mesure, à
une marchandise (valeur marchande), alors cela va justifier la baisse
de tous les déficits publics et de tous les budgets. Chaque
profession va être "colonisée" par une manière
de penser le service qu'elle rend de manière financière.
Cela va se faire par toutes sortes d'injonctions morales ou sociales.
Ainsi chez les soignants, le "patient" va devenir un "client"
et le "soin", une "prestation de service rendu".
Si l'actuel mouvement des "Indignés" est très
hétérogène, un point commun entre eux est que
tous protestent contre "la transformation de l'homme en objet
financier".
- Si la valeur touche à la dignité et à la
finalité de nos métiers, à l'essentiel, elle
va s'opposer à la perversion de cette transformation qui
révèle une "crise de civilisation", où
le "vivre en commun" se délite sous l'effet de
la "religion du marché".
En décomposant une activité synthétique (ex.
en médecine), en une multitude d'actes qu'on peut tarifer,
on supprime toute la dimension de gratuité qui existait dans
chaque activité, et ce par une sorte de "terreur larvée",
par des menaces qui pèsent sur tous : le laboratoire qui
est déconsidéré va perdre également
ses crédits de recherche. Pour éviter cela, une course
généralisée s'installe vers "l'excellence"
supposée...
Face à cela, deux visions de la démocratie s'opposent
: il est certes important d'avoir des "délégués",
des "élus", mais tout autant de garder l'accès
à la parole à côté de (et parfois contre)
ces délégués. La démocratie ne peut
pas être inconditionnelle ou absolue, mais contrôlée
: ce n'est pas un "chèque en blanc" à des
personnes qui parlent à la place de ceux qu'ils sont censés
représenter.
Technocratie et abus de pouvoir
"La France qui se lève tôt n'a plus le temps
d'analyser ses rêves" : nous devons prendre le temps
d'analyser les abus de pouvoir cette démocratie qui également
confisquée par la technocratie et l'évaluation".
Il faudrait évaluer ce que nous coûte l'évaluation
! Elle est une machine de gouvernement, une "injonction à
penser l'humain en termes économiques, techniques et financiers".
Les professionnels ont été tout d'abord "sidérés"
par cette transformation de leurs métiers qu'ils ont vécue
comme une "expérience traumatique" et c'est pourquoi
la parole sur ce qu'ils ont vécu n'arrive qu'aujourd'hui.
On a ainsi transformé l'enseignement en "industrie de
programme" plutôt qu'en "transmission d'histoire".
La démocratie d'expertise annule la répartition égalitaire
de la parole. Je suis pour faire bouger les choses par des "micro-transgressions",
par l'usage de la parole.
Au lieu d'être un "opérateur de progrès",
la technique est devenue "opérateur de servitude".
C'est la culture du "benchmarking" (comparaison systématique
par des évaluations quotidiennes). On fait comme si des produits
qui n'ont pas de prix ont un "quasi-prix"... les multinationales
ont d'ailleurs en train d'abandonner cette culture du mercantilisme
qu'on impose maintenant à l'administration, véritable
aboutissement de la culture néolibérale.
Ainsi a-t-on basculé dans "démocratie totalitaire",
forme de totalitarisme paradoxal ou "à l'envers".
Ce totalitarisme est très éloigné de celui
d'hier mais proche par contre de celui de la "planification
soviétique" par sa culture de l'évaluation systématique.
Ainsi le néolibéralisme, c'et "l'extension de
la norme marchande à toutes les activités humaines,
à partir du postulat que tout être humain n'est qu'un
homo economicus". Pendant deux siècles, ce modèle
économique a expliqué le marché. Depuis les
années 70, il prétend expliquer toute l'activité
humaine et le marché devient un marché uniquement
spéculatif.
Standardisation et démesure
La forme de totalitarisme du XXIème siècle est une
culture de l'homogénéisation, la standardisation,
l'appauvrissement du nombre cultures et de langues parlées,
la prévalence de la langue de Wall Street et des techniques
qui ne sont plus des leviers d'émancipation sociale.
Le néolibéralisme veut étendre à l'infini
des modèles d'analyse économique et d'intelligibilité
du monde qui étaient à l'origine réduits autour
de l'industrie, du commerce et de la technique. Il veut réduire
"l'homme tragique" à un instrument !
Il est aussi caractérisé par "une extraordinaire
volonté de puissance, un basculement dans la démesure",
qui a produit une explosion ahurissante des inégalités.
Par exemple, aux Etats-unis, dans les années 70, les 100
patrons les mieux payés gagnaient en moyenne 40 fois plus
que les ouvriers de base. Aujourd'hui, ils en gagnent 1000 fois
plus ! Beaucoup d'échecs de la démocratie et de problèmes
écologiques viennent de cette inégalité. Il
nous faudra donc retrouver une monde commun, humain et avec certaines
limites entre un revenu minimum et un revenu maximum.
Réécouter l'émission du 16 décembre
2011 Emission
France Culture 16 12 2011
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