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Roland Gori et Marie-José Del Volgo
« De la société de la norme à une conception managériale du soin »
Connexions 1/2009 (n° 91), p. 123-147.

Origine http://www.cairn.info/revue-connexions-2009-1-page-123.htm

Roland Gori 101 rue Sylvabelle, 13006 Marseille ; psychanalyste, professeur de psychopathologie clinique à l’Université d’Aix-Marseille I.roland.gori at wanadoo.fr

Marie-José Del Volgo 101 rue Sylvabelle, 13006 Marseille ;maître de conférences, praticien hospitalier, directeur de recherches à l’Université d’Aix-Marseille.mjd.cm at wanadoo.fr


« La norme est porteuse […] d’une prétention de pouvoir. La norme, ce n’est pas simplement, ce n’est même pas un principe d’intelligibilité ; c’est un élément à partir duquel un certain exercice du pouvoir se trouve fondé et légitimé. Concept polémique – dit M. Canguilhem. Peut-être pourrait-on dire politique. En tout cas […] la norme porte avec soi à la fois un principe de qualification et un principe de correction. La norme n’a pas pour fonction d’exclure, de rejeter. Elle est au contraire toujours liée à une technique positive d’intervention et de transformation, à une sorte de projet normatif [1]. »

Dans le Quotidien du médecin paru en septembre 2008, deux histoires du jour ont retenu notre attention. La première s’intitule Bien assurés [2 et reprend l’idée des assureurs consistant à garantir en priorité des personnes en bonne santé, capables par exemple de marcher huit kilomètres par jour. Mais le système d’assurance dans l’Oregon aux États-Unis a franchi un pas supplémentaire en refusant par courrier la prise en charge de leur chimiothérapie à deux patients atteints de cancer dont la chance de survie à cinq ans était évaluée à 5 %. On leur proposait en revanche un suicide médicalement assisté, légal dans l’Oregon, en le justifiant en tant que… soin palliatif ! Comme l’a sobrement commenté l’une des deux patientes, « dire à quelqu’un : “Nous vous payons pour mourir, mais nous ne paierons pas pour que vous viviez” est cruel [3] ».

Dans l’autre histoire du jour, celle du 26 septembre 2008, intitulée Le devoir de mourir [4], la baronne Mary Warnock, philosophe considérée en Grande-Bretagne comme une autorité morale, prône le suicide pour le bien d’autrui autant que pour soi-même lorsque le prolongement de la vie devient trop coûteux pour les autres et que les systèmes de santé ne peuvent plus prendre en charge correctement toutes les personnes. Mary Warnock a contribué à la mise au point des lois sur la procréation et milite en faveur de l’euthanasie : il y a un devoir de mourir quand on devient un fardeau pour sa famille et le système de santé. Bien que ses propos semblent relever de la provocation, selon l’auteur de cette histoire du jour, ils s’inscrivent bien « dans un débat récurrent, ailleurs et ici, sur le coût des malades âgés et le choix à faire dans un contexte d’explosion des dépenses de santé ».
Comment en sommes-nous arrivés là ?

Michel Foucault a montré à plusieurs reprises qu’à partir du XVIII e siècle la crise éthique de la modernité, l’effacement des grands récits religieux, des grands messages de la transcendance, convoquent la médecine et les sciences du vivant pour définir de nouvelles normes de vie conformes au contrôle social des populations. La santé devient l’objet d’une véritable attention politique, incitant à la surveillance et à la rationalisation des corps comme du temps des populations. L’État invite alors la médecine et les médecins à participer à de nouvelles technologies de pouvoir qui visent au gouvernement des conduites individuelles et collectives.

Depuis le XVIII e siècle, la médecine ne cesse d’ouvrir des états généraux infinis de contrôle social des populations au nom de la raison sanitaire et de l’hygiène publique. Dans cette « médicalisation de l’existence [5] », la psychologisation du social n’a constitué qu’une annexe, une résidence secondaire de cette « biopolitique » et de ce « biopouvoir ». La médecine, la psychiatrie et la psychologie participent au nom de la santé publique transformée en véritable salut religieux à nous dire comment il faut nous comporter dans tous les aspects de notre vie quotidienne pour bien nous porter. Répétons-le encore et encore. Nous ne croyons plus qu’une morale puisse être fondée sur une religion, nous ne voulons pas d’un système de lois qui interviennent dans notre vie privée, personnelle et intime, nous ne croyons plus à la moralité des grands systèmes politiques. Dès lors, nous n’arrivons pas à trouver d’autres morales que celles qui se fondent sur des connaissances prétendument scientifiques.

La vanité de cet espoir de vouloir trouver dans la science le guide moral de nos conduites s’avère tout à la fois naïf et dangereux et repose essentiellement sur cette confusion de la norme prise comme fait objectif et de la norme conçue comme valeur. La médicalisation progressive de notre existence nous apporte un exemple saisissant de la manière dont notre culture moderne tente de résoudre cette grave crise éthique en s’appuyant sur cette confusion afin d’administrer scientifiquement et techniquement le vivant.

Cette médicalisation de l’existence s’est accrue sans cesse depuis le XVIII e siècle. Elle s’est dotée tout au long du XIX e siècle des savoirs, des discours et des institutions chargés de définir et de gérer de manière toujours plus serrée, précise, dense, technique et administrative les anomalies des vivants. Et de manière schématique, on peut dire que ce rêve, ce cauchemar des idéologies du XIX e siècle prônant un programme d’administration scientifique et rationnel du vivant, le XX e siècle a commencé à le mettre en œuvre massivement jusqu’à faire apparaître le spectre d’une « santé totalitaire [6] ».

L’extension infinie du domaine de la santé « colonisant » les régions naguère attribuées à la morale, à la religion, à l’éducation, au social et au politique a accompagné le passage des sociétés fondées sur la loi souveraine à des sociétés fondées sur la norme.

La révolution épistémologique accomplie par une médecine devenue expérimentale et scientifique, qui a su bénéficier des fabuleuses prouesses des techniques et des sciences affines comme plus récemment de l’industrie, a fait le reste. À l’aube du XXI e siècle, le projet hyperrationaliste d’organiser scientifiquement l’humanité et de fabriquer le vivant dont Ernest Renan voulait faire la nouvelle religion, « religion de la science », pourrait être en passe de s’accomplir : « La science qui gouvernera le monde, ce ne sera plus la politique. […] ORGANISER SCIENTIFIQUEMENT L’HUMANITÉ, tel est donc le dernier mot de la science moderne, telle est son audacieuse mais légitime prétention. […] L’œuvre universelle de ce qui vit étant de faire Dieu parfait […]. Il est indubitable que la raison, qui n’a eu jusqu’ici aucune part à cette œuvre, laquelle s’est opérée aveuglément et par la sourde tendance de ce qui est, la raison, dis-je, prendra un jour en main l’intendance de cette grande œuvre et, après avoir organisé l’humanité, ORGANISERA DIEU [7]. »

Cette prétention à administrer scientifiquement et administrativement le vivant procède d’un gommage anthropologique des souffrances psychiques et sociales qui a favorisé au XX e siècle dans les systèmes totalitaires la mise en place de dispositifs de biopouvoir justifiant au nom de la science les pires crimes contre « l’humanité dans l’homme ». Ce gommage anthropologique des souffrances s’appuie sur le caractère forcément politique et polémique de la norme dans le dispositif duquel le sujet fabrique sa plainte.

C’est dans un rapport constant avec les politiques épistémologiques et sociales définissant le champ du médical que les sujets doivent négocier les formes expressives de leurs souffrances comme les diagnostics et les traitements des experts qui les prennent en charge. Cette construction du domaine de la maladie, du handicap et de la déviance circonscrit et définit le « pathologique » comme un fait à géométrie variable arpenté à la fois par les sciences, les techniques, le social, le psychologique, le politique et l’économique. Et davantage on s’éloigne de l’évidence biologique des anomalies, davantage les pratiques du soin demeurent dépendantes des idéologies qui les favorisent et les régulent, comme de la « niche écologique » culturelle dont elles émergent.

Si la médecine a pu construire la figure anthropologique d’un homme biomédical en ouvrant une médicalisation illimitée des problèmes sociaux, politiques et psychologiques, elle n’a pu véritablement se transformer en « biopouvoir » qu’en s’inscrivant dans le développement d’une économie particulière, celle du capitalisme. Les pratiques médicales n’ont sans cesse accru le contrôle social et l’organisation rationnelle du corps et du temps des individus que pour mieux augmenter la productivité économique et les conditions d’existence qui lui sont corrélées. Comme le remarque Michel Foucault, au début la médecine ne s’est pas occupée du corps en tant que force de travail, en tant qu’agent de la productivité, ce n’est que plus récemment dans le cadre d’une société capitaliste qu’elle a fait du corps et de ses dysfonctionnements « une réalité biopolitique [8] ».

La santé totalitaire : un dispositif de servitude volontaire ?

La pratique de plus en plus répandue d’autotests de diagnostic de la dépression, de la glycémie, de la tension artérielle, du VIH, de certaines anomalies génétiques, etc., participe de cette surveillance sociale médicalisée de soi-même, de son corps conçu comme un capital, un patrimoine dont on épie les anomalies et dont on pilote la conduite. À quand des IRM portatifs qui signaleraient aux individus les mouvements suspects de leur organisme ? À quand des profils génétiques dont chacun disposerait en permanence pour guider son existence ?

Dans son Histoire des pratiques de santé, Georges Vigarello écrit : « Le pilotage que chacun peut exercer sur lui-même est facilité par la révolution de l’épidémiologie [et on pourrait ajouter par la médecine prédictive] : le privilège donné aux facteurs de risque et surtout à leur possible profil individuel. » Et plus loin il ajoute : « C’est à épier les facteurs de risque que s’oriente le régime de vie : adapter le comportement aux menaces individuelles et chiffrées. » Et encore : « Pour la première fois, une “médecine prédictive” fondée sur le “dépistage prénatal et préclinique” devrait désigner le profil sanitaire d’un individu, ses risques, ses maladies à venir [9]. » En théorie, cela devrait permettre à chaque individu d’organiser la niche écologique de son existence en fonction de son capital génétique et de son patrimoine biomédical. L’individu néolibéral qui prétend, aux dires de Foucault, à devenir « l’entrepreneur de lui-même », cet individu soi-disant libre, autonome et responsable, pourrait se voir doté d’indicateurs supplémentaires offerts par exemple par la génétique et aptes à faire fructifier son existence comme un capital. On pourrait ainsi rêver ou cauchemarder d’annonces matrimoniales fondées non plus sur les affinités électives des sujets mais sur leurs affinités génétiques, de candidatures d’embauche établies sur des profils génétiques.

Le corps aussi aujourd’hui se fabrique, se gère comme un capital, une marchandise, une chose dont le sujet serait autant le propriétaire que l’entrepreneur. Ce nouveau style éthique d’un rapport à son propre corps fournit aux logiques des industries de santé un marché infini, celui du bien-être et de l’être en forme qui tend à devenir normatif. De même le souci d’effacer la spécificité des souffrances psychiques au regard des autres souffrances accompagne l’expansion infinie du champ des « anomaliques », des imperfections comportementales, des « difformités » dans les conduites de la vie. On tend plus que jamais à se fabriquer un corps en fonction de ses propres « normes » pour accroître son droit d’accès au plaisir et améliorer ses performances.

16 Ainsi, on allonge le pénis soit en utilisant un appareil mécanique extenseur huit heures par jour pendant plusieurs mois, soit à l’aide d’une technique chirurgicale consistant à sectionner le ligament suspenseur. De même, en Amérique du Nord, près d’un million de femmes ont choisi au moins trois interventions de chirurgie esthétique lourde dans les dix dernières années : « Gros seins, petits seins, grandes lèvres gonflées, petites lèvres ourlées… la mode se porte au corps [10]. »

Ajoutons encore qu’il serait possible d’amplifier le point G en injectant une solution isotonique d’acide hyaluronique dans une zone intradermique péri-urétrale qui regonfle, réhydrate, retonifie, retend la zone conjonctive contenant les cellules à stimuler. Cette « prostate féminine [11] » à stimuler a pu être « modifiée » par le tabac, les grossesses et les accouchements et sa répartition sur l’urètre est variable d’une femme à l’autre. Certains travaux font état d’une augmentation de 40 à 50 % d’orgasmes à l’excitation du point G pour celles qui n’en avaient pas, ou peu ou difficilement [12].

La norme ici se révèle dans sa majesté normative d’un corps qui se fabrique, se chosifie, se réifie en se donnant ses propres normes tel un instrument qui se normalise, une technique qu’on améliore et dont l’individu se révèle tout autant l’artisan que l’esclave [13].

Il convient de remarquer que cette traque des imperfections corporelles ou cette folie du dépassement ontologique dans la performance s’inscrivent dans une conception de la santé, du bien-être et du plaisir, transformés en impératifs éthiques. On prend soin aujourd’hui de son corps comme on prenait souci naguère de son âme ; le plaisir d’aujourd’hui est le salut d’hier. Et c’est bien parce que la norme se donne à la fois comme une mesure et une valeur qu’une telle mutation anthropologique est possible. La liberté offerte aux individus de jouir comme ils l’entendent de leur corp s’avère corrélative des dispositifs sécuritaires permis par la chosification de l’humain.

Dans une véritable « société de surveillance réciproque », les possibilités qu’offrent aujourd’hui la technique et la logistique se révèlent tout autant prometteuses qu’inquiétantes.

Dans Le Quotidien du médecin du 14 mai 2007, Stéphanie Hasendahl [14] mentionne des extraits du rapport du Bureau international du travail ( BIT ) intitulé « L’égalité au travail : relever les défis [15] », mettant en garde contre une nouvelle forme de discrimination, celle des tests génétiques à l’embauche. Une prise de décision d’embauche fondée sur la probabilité de la prédisposition d’un individu « à développer une maladie plutôt que sur sa capacité avérée à faire son travail est discriminatoire ». Quelques exemples de ce type de discrimination sont rapportés. En 2001, la commission américaine pour l’égalité des chances en matière d’emploi a révélé qu’une entreprise de chemins de fers américaine avait secrètement soumis ses employés à des tests clandestins de recherche d’un marqueur génétique lié au syndrome du canal carpien. En 2000, le gouvernement chinois avait refusé l’embauche de trois hommes sous le prétexte que leurs parents étaient atteints de schizophrénie ; ils ont obtenu un dédommagement du tribunal de leur ville. Notons qu’en France, en Suède, en Finlande et au Danemark, les discriminations génétiques sont prohibées. Aux États-Unis, la loi contre la discrimination génétique, interdisant l’usage inapproprié de données génétiques dans les domaines de l’assurance santé et de l’emploi, a été votée par la Chambre des représentants le 25 avril 2007, mais elle n’avait toujours pas, en septembre 2007, été approuvée par le Sénat. Manuela Tomei, auteur du rapport du BIT, précise que « le débat reste ouvert pour savoir s’il existe des raisons objectives pour exclure ou traiter moins favorablement un individu en raison de ses gènes ».

Ce risque d’une réification du sujet au sens de Georg Lukacs et de l’École de Francfort constitue un danger ontologique et anthropologique majeur. Comme Axel Honneth [16] l’a développé, les pratiques actuelles de rencontres par Internet encouragent les sujets à « adopter des attitudes d’autoréification » comparables aux habitus mis en œuvre dans les entretiens d’embauche. La forme d’une prise de contact standardisée par laquelle on se présente selon une « typification » procède d’une authentique réification conduisant à éviter la rencontre pour s’ajuster aux lois sociales du marché des conduites. De telles pratiques développent une ignorance du besoin de reconnaissance sociale inhérent à l’imprévu de la rencontre pour se transformer en un « procédé qui conduit à une forme de rapport à soi dans lequel les désirs et les buts ne sont plus articulés à la lumière de ce qu’apporte une rencontre personnelle : ils ne sont plus évalués et mis sur le marché qu’au regard des critères du traitement accéléré de l’information [17]».

La CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés) elle-même, en France, dans son rapport de 2007 [18] par la voix de son président, Alex Türk, met en garde : « L’innovation technologique est à la fois porteuse de progrès et de dangers. Les individus sont tentés par le confort qu’elle procure, mais ils sont peu conscients des risques qu’elle comporte. Ils ne se préoccupent guère de la surveillance de leurs déplacements, de l’analyse de leurs comportements, de leurs relations, de leurs goûts. » Les techniques se perfectionnent sans cesse avec l’Internet et la Wi-Fi et permettent par exemple le comptage des clients entrant et sortant des magasins, la détection de colis abandonnés, etc. Les demandes d’autorisation à la CNIL concernant des dispositifs biométriques ont été multipliées par dix en un an. Et c’est par des procédures simplifiées qu’elle a autorisé :
1) l’accès aux restaurants scolaires et aux lieux de travail par reconnaissance du contour de la main ou l’empreinte digitale enregistrés sur un support individuel ;
2) l’utilisation de données biométriques pour des cartes de fidélité d’accès aux casinos dont les contrôles d’accès sont obligatoires depuis novembre 2006.

Par ailleurs la CNIL a adopté en 2006 une recommandation pour restreindre la géolocalisation des véhicules de salariés (sûreté de l’employé, de la marchandise, du véhicule, suivi des prestations, de la facturation ou du temps de travail). Alex Türk alerte sur le danger d’une « technologie qui tend à devenir invisible », parce que, dit-il, « de plus en plus de traitements de données sont réalisés à l’insu des personnes et permettent de tracer leurs déplacements physiques dans les transports en commun, leurs consultations sur Internet, leurs communications téléphoniques ».

La multiplication des marqueurs biométriques a conduit tout récemment, en 2007, le CCNE à rendre un avis (n° 98) sur la « biométrie, données identifiantes et droits de l’homme ». Dans cet avis, les sages s’inquiètent de « la généralisation du recueil d’informations biométriques et des risques qu’elle comporte pour les libertés individuelles. […] Malgré leur apparente neutralité, ces données – notamment celles comportant des paramètres physiologiques ou psychologiques révélatrices de l’identité, des goûts ou de l’état de santé des personnes – peuvent être détournées en vue d’une surveillance abusive des comportements [19] ».

En nous reportant aux machines intelligentes et aux ordinateurs sensibles et personnalisés que nous évoquions précédemment avec Nicholas Negroponte, nous pouvons imaginer sans peine les effets anthropologiques d’une surveillance numérique sécuritaire. Souvenons-nous des fictions du futur de cet « environnement intelligent » anticipé par Negroponte… Avec l’étiquette du numérique plus aucun objet ne serait perdu ou oublié. Nicholas Negroponte écrit : « À l’avenir, le concept de l’objet égaré sera aussi peu vraisemblable qu’un livre “épuisé” [20]. » Et s’il en était ainsi demain pour les hommes dans les moindres replis de leur intimité ? Non seulement pour suivre un enfant ou un employé à la trace ou demander à sa voiture où elle se trouve avec sa femme et ce que font l’une et l’autre, mais plus encore exiger au-delà de la transparence des comportements la vision des vies intérieures et des risques qu’elles comportent.
Norme, anomalie et pathologie

Plus que jamais le concept de « norme » s’avère « polémique » (Canguilhem), politique et éthique. Les expertises de plus en plus précoces et féroces des comportements [21] ne sont qu’un des symptômes de cette pathologie de la raison moderne qui s’autodétruit pour satisfaire des intérêts économiques et politiques des plus douteux [22]. Par exemple, grâce à une « clinique des sujets fragiles [23] », on accroît le nombre virtuel de consommateurs de psychotropes pour le plus grand profit des laboratoires pharmaceutiques, mais sans que pour autant de telles pratiques puissent se trouver scientifiquement et éthiquement validées. Certaines études récentes [24] ont émis des doutes sur l’efficacité des antidépresseurs dans certaines formes de dépression dont on proclame à l’envi qu’elle serait devenue une épidémie, un fléau national [25]. À cette occasion d’ailleurs on a rappelé une nouvelle fois d’une part, que les experts étaient fortement liés à l’industrie pharmaceutique [26] et d’autre part, qu’une clinique nosologique plus fine des formes différentielles de dépression aurait pu atténuer les résultats de cette expertise contestant l’efficacité de la prise en charge chimiothérapeutique. Ce qui est sûr, par contre, c’est que la « seconde jeunesse du Prozac [27] » prescrit aux enfants et aux adolescents alerte les autorités sanitaires suite à l’augmentation des suicides et des comportements agressifs des jeunes patients auxquels on avait généreusement prescrit des antidépresseurs, sans compter les risques de troubles de la croissance et de la maturation sexuelle mis en évidence par des études françaises de toxicité animale. Ce qui n’a pas empêché l’Agence européenne du médicament d’émettre en 2006 un avis favorable à la prescription du Prozac aux enfants et aux adolescents dépressifs [28].

De même, ne nous étonnons pas si le démantèlement de la psychiatrie traditionnelle par la notion extrêmement flexible de « troubles du comportement » des DSM conduit à multiplier par quatre le nombre d’entités psychopathologiques entre 1952 (une centaine) et 1990 (392) ou encore à multiplier par sept le nombre de diagnostics de dépression entre 1979 et 1996. Cette technologie de pouvoir que constitue la nouvelle politique de santé mentale en participant à une expertise généralisée des comportements anomaliques transforme la psychiatrie en simple gestion sociale et en maintenance administrative des populations à risque dont le profil différentiel s’établit toujours davantage sur la base de critères neurogénétiques aux dépens du pathos de la souffrance psychique et sociale. C’est ce que nous appelons la traque des dys, dysfonctionnants de toutes sortes : dyslexiques, dysorthographiques, dyscalculiques, dysphoriques, dysthymiques, dys-érectiles, etc. Les « dys » ont remplacé les malades, les troubles ont remplacé les symptômes, ce qui constitue un changement de perspective essentiel quant aux critères de partage du normal et du pathologique.

Ce glissement d’apparence « technique » entre « les troubles » et les « symptômes » s’avère lourd de conséquences épistémologiques et politiques. Et il se déduit justement de cette confusion imméritée de l’anomalie et du pathologique, du sens statistique de la norme et de son sens normatif.

Comme le montre Canguilhem [29] dès 1943 dans Le normal et le pathologique, la confusion entre l’anomalie et le pathologique est loin d’être innocente tant sur le plan épistémologique que politique. L’anomalie, en toute rigueur sémantique désigne un fait bizarre, c’est un terme descriptif pour rendre compte d’un phénomène insolite, inaccoutumé, irrégulier, une variation individuelle. C’est « un concept purement empirique ou descriptif, elle [l’anomalie] est un écart statistique [30] ». Toute anomalie n’est pas anormale ou pathologique et Canguilhem donne les exemples, du pied-bot, du bec-de-lièvre ou du situs inversus, voire de l’hémophilie dans certaines conditions ou encore parfois des mutations génétiques favorisant la diversification d’une espèce. « Anomalie » vient du grec anomalia qui signifie « inégalité », « aspérité », « rugueux », « irrégulier », « inégal », au sens qu’on donne à ces mots en parlant d’un terrain. Or une confusion étymologique que l’on pourrait élever à la dignité d’un lapsus psychanalytique a conduit parfois à l’erreur consistant à faire dériver « anomalie » de nomos qui signifie « loi ». Façon de transformer l’anormal en hors-la-loi…

Nous voyons l’importance en médecine et en psychiatrie de cette confusion entre l’anomalie, l’anormalité et l’illégalité, sa portée anthropologique et ses conséquences tout autant épistémologiques que politiques. Mais d’ores et déjà, notons avec Canguilhem que la saisie de l’anomalie dans le champ des pratiques de santé ne se réalise presque toujours qu’en tant que concept empirique pris dans un cadre normatif qui fait apparaître l’anomalie comme une pathologie en puissance. L’anomalie n’est plus un fait anatomiquement décrit, une variation individuelle définie par un écart statistique, mais elle devient le signe d’une différence normative suspecte, à même de contrarier le bon fonctionnement organique ou comportemental.

A contrario de la tendance qui cherche dans la moyenne l’équivalent objectif et scientifique du normal, Canguilhem montre que c’est la moyenne qui demeure subordonnée à la norme. Une santé parfaite est anormale du point de vue de la statistique, mais normale du point de vue de l’idéal de l’espèce. Les variations de la durée de vie moyenne au cours des âges, 39 ans en 1865, 52 ans en 1920 et 73 ans en 2000 en France pour les individus de sexe masculin, révèlent que les normes statistiques se trouvent entièrement déterminées par un cadre social normatif. Ce dernier donne à la moyenne son véritable sens qui implique tout autant les conditions sociales de la vie à une époque donnée que les possibilités physiologiques de l’humain. Canguilhem écrit : « La durée de vie moyenne n’est pas la durée de vie biologiquement normale, mais elle est en un sens la durée de vie socialement normative. Dans ce cas encore, la norme ne se déduit pas de la moyenne, mais se traduit dans la moyenne [31]. » La vie n’a pas d’autre finalité que sa propre réalisation, l’accomplissement de ses processus par lesquels elle prend des formes et des allures plus ou moins stabilisées, plus ou moins aléatoires mais dépourvues de signification. C’est la connaissance du vivant, sa normation sociale et psychologique qui lui confère un sens d’existence plus ou moins qualifiée par les exigences propres à un individu singulier, à son milieu social et à la culture de son temps.

Bien sûr, nous avons tous à l’esprit les notions philosophiques de « vie indigne d’être vécue », formule qui a donné aux politiques d’extermination nazies les motifs idéologiques des atrocités et des barbaries. Mais il y a plus insidieusement, au cœur de nos sociétés contemporaines, un courant utilitariste qui recycle gaiement les notions de « qualité de vie » en prônant par exemple, comme nous l’avons vu au début de ce travail, « le devoir de mourir » lorsqu’on devient un fardeau pour sa famille et le système de santé.

Les normes constituent le point où se croisent la science et l’éthique, le fait biologique et le jugement de valeur, l’organisme et la parole. Proposer pour les sociétés humaines une organisation politique fondée sur les sciences du vivant, c’est, comme le rappelle encore Canguilhem, « au fond rêver d’un retour non pas même aux sociétés archaïques mais aux sociétés animales [32] ». Le modèle animal, modèle expérimental par excellence, constitue de nos jours la justification suprême des rhétoriques scientifiques.

C’est en expérimentant sur les souris mutantes que l’on va chercher l’allèle du chromosome de la schizophrénie, celui de la fidélité conjugale ou encore les gens porteurs des vulnérabilités à la dépression suicidaire [33] ou au trouble des conduites. Les modèles de conjugalité et de parentalité tendent à relever davantage des récepteurs d’Ocytocine des campagnols des plaines et des campagnols des montagnes que des modèles sociaux ou des singularités d’une histoire subjective. Il est plus commode socialement parlant de dénicher l’origine cérébrovasculaire de la dépression des seniors par la mise en évidence à l’IRM d’une lésion de la substance blanche cérébrale [34] que de rechercher les facteurs psychologiques et sociaux qui pourraient la favoriser. Il est plus normal socialement parlant d’impliquer l’amygdale droite et le cortex cingulaire antérieur rostral dans la neurobiologie de l’optimisme [35] que d’analyser les conditions sociales et psychologiques de ce pathos. De même, il est socialement parlant plus correct d’apprendre aux enfants la compassion [36] en les entraînant aux rudiments d’une méditation tibétaine contrôlée par l’IRM du cerveau que de remettre en cause les conditions sociales et psychologiques de leur environnement qui pourraient les conduire à manquer d’empathie pour autrui. La mise en évidence de la vulnérabilité génétique dans les comportements dysfonctionnels comme le trouble de l’hyperactivité, le trouble des conduites, les troubles addictifs et les troubles dépressifs, invite socialement parlant à faire toujours davantage l’impasse sur ce que de tels symptômes doivent à la substance éthique de la société au sein de laquelle ils apparaissent. Que dire alors en Inde de cette implication de l’IRM du cerveau pour détecter le mensonge et condamner une jeune femme pour meurtre, élevant ainsi la foi dans une image cérébrale à la dignité d’une preuve irréfutable [37] ?

Il ne s’agit pas de contester la validité épistémologique des recherches scientifiques dès lors qu’elles ne prétendent pas rendre compte des phénomènes de la vie ordinaire et qu’elles se limitent à l’exposé des données partielles produites comme des artefacts du laboratoire. Par contre, il convient de s’interroger sur le savoir culturel dont émergent ces idéologies scientifiques et dont elles tendent en retour de recoder les sensibilités psychologiques et sociales.

Les mutations, à la fois technologiques, juridiques et culturelles dévoilent le caractère artificiel et conventionnel des définitions du vivant, de l’humain, du sujet et de son corps. En ce sens, la médecine et de manière générale les pratiques de santé constituent aujourd’hui ces problèmes de l’homme concret qui appelle, plus que jamais, la réflexion critique et philosophique. La volonté de naturalisation de ces questions philosophiques par la science positive comporte des risques politiques et anthropologiques considérables. On ne saurait oublier que le fait biologique inclut en amont comme en aval des éléments qui lui sont extrinsèques et qui participent pourtant à déterminer sa signification. À devoir faire l’impasse sur ce principe épistémologique élémentaire selon lequel le fait scientifique se donne comme un artefact, on serait conduit à rappeler avec l’humour de Canguilhem que : « Les hérissons, en tant que tels, ne traversent pas les routes. Ils explorent à leur façon de hérisson leur milieu de hérisson, en fonction de leurs impulsions alimentaires et sexuelles. En revanche, ce sont les routes de l’homme qui traversent le milieu du hérisson. […] Or, la méthode expérimentale […] c’est aussi une sorte de route que l’homme biologiste trace dans le monde du hérisson [38]. »

C’est d’ailleurs ce qui fait l’impossibilité de définir scientifiquement la santé. Il n’y a pas de science de la santé. La santé n’est pas un concept scientifique, c’est un concept vulgaire, trivial, commun, à la portée de tous, comme nous le rappelle encore Canguilhem : « La santé n’est pas seulement la vie dans le silence des organes, c’est aussi la vie dans la discrétion des rapports sociaux [39] . » À oublier cela, le savoir médical et les pratiques de santé réalisent un gommage anthropologique du vivant au nom d’exigences comptables objectives et d’idéologies scientifiques. Dans ce désaveu tout autant du sens existentiel de la maladie que de ses valeurs sociopolitiques, de tels dispositifs de santé révèlent bien malgré eux que pour la logique des faits, il n’y a aucun représentant possible qui ne soit immergé dans un monde de valeurs éthiques et de pouvoir politique. Comme l’écrit encore Canguilhem : « La quantité c’est la qualité niée, mais non la qualité supprimée [40]. »

Prenons l’exemple de la définition que l’OMS donne en 1947 de la santé : « La santé comme un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. » Nous constatons d’une part, que cette définition provient des aspirations culturelles de l’époque, celle de la Libération, et d’autre part, que nos conduites et nos comportements tendent toujours davantage à être placés du début à la fin de la vie sous le magister médical depuis le XVIII e siècle. À ce titre, c’est un pas supplémentaire accompli dans la rationalisation de nos existences propre au capitalisme. Max Weber a montré que d’une part, « nous ne cessons de constater – y compris pour des sphères de conduite de vie qui évoluent (apparemment) indépendamment les unes des autres – que c’est en Occident, et seulement en Occident que se sont développés certains modes de rationalisation [41] », et d’autre part, que « liée à la rationalisation de la technique et à celle du droit, l’émergence du rationalisme économique fut en effet également tributaire de la capacité et de la disposition des hommes à adopter des formes spécifiques de conduite de vie pratique et rationnelle [42] ».

Cette rationalisation des conduites dans notre civilisation va toujours davantage prendre la forme d’une médicalisation de l’existence.

C’est en ce sens que la normalisation sociale permise par les pratiques de santé révèle que la notion de « norme » n’est pas seulement « polémique » (avec Canguilhem), mais aussi « politique » (avec Foucault).

Une société de la norme et une politique des conduites

Nous avons vu avec Georges Canguilhem que les normes se révèlent comme l’ensemble des exigences imposées aux existences, le concept par lequel le vivant confère des valeurs aux événements de la vie. Ce faisant, Canguilhem fait litière des prétentions positivistes qui méconnaissent le caractère construit des jugements scientifiques en montrant qu’un impensé normatif se cache toujours derrière les énoncés en apparence les plus formels. Mais c’est sous l’influence de son élève Michel Foucault que lors de la deuxième édition du Normal et pathologique en 1966, il repose autrement la question des normes, non seulement approchées comme régulation interne du vivant qui cherche à se connaître, mais davantage comme prescription sociale, produit et opérateur d’une normalisation que le pouvoir exige de la rationalisation des modes de vie propres au machinisme industriel des civilisations occidentales. Il ne s’agit plus seulement d’un impensé moral du jugement scientifique, mais bien davantage d’un impensé social.

Georges Canguilhem montre « comment une norme technique renvoie de proche en proche à une idée de la société et de sa hiérarchie de valeurs [43] », « comment par le biais de leur relation à l’économie, l’activité technique et sa normalisation entrent en rapport avec l’ordre juridique [44] » et enfin comment la « co-relativité dans un système social tend à faire de ce système une organisation [45] ». La problématique philosophique des normes se déplace : il n’est plus simplement question de les envisager comme le produit de jugements de valeurs cachés derrière des jugements d’existence, mais de les considérer comme le résultat de dispositifs de normalisation sociale nécessaires au Pouvoir de la société. Et nous entendons ici le terme de dispositif au sens fort tel que Giorgio Agamben le définit après Foucault : « J’appelle dispositif tout ce qui a d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants [46]. »

Cette solidarité du pouvoir, du droit et de la vérité s’organise de manière très particulière pour fabriquer un sujet selon une matrice de subjectivation qui l’individualise autant qu’elle le conformise dans les replis les plus intimes de son existence. Le droit, bien sûr, est le dispositif d’assujettissement le plus ouvertement impératif par lequel la soumission et l’obéissance deviennent des obligations légales régulant les moindres détails de notre existence ordinaire. Cette sujétion de l’intime par la loi se pare aujourd’hui dans son « économie de discours de la langue » des « sciences du bien-être ». La soumission sociale opère aujourd’hui non au niveau de la transcendance des discours religieux ou souverains, mais par des techniques d’assujettissement, des procédures légales qui captent les corps, dirigent les gestes, modèlent les comportements au nom de discours de vérité produits par les institutions de la science. C’est dans les sciences que le pouvoir va chercher la légitimité au nom de laquelle il peut produire ses effets de domination sociale et réguler les liens sociaux nécessaires à son économie, économie dans tous les sens du terme. Michel Foucault écrit : « Le pouvoir ne cesse de questionner, de nous questionner ; il ne cesse d’enquêter, d’enregistrer ; il institutionnalise la recherche de la vérité, il la professionnalise, il la récompense ; nous avons à produire la vérité comme, après tout, nous avons à produire des richesses, et nous avons à produire la vérité pour pouvoir produire des richesses. Et, d’un autre côté, nous sommes également soumis à la vérité, en ce sens que la vérité fait loi ; c’est le discours vrai qui, pour une part au moins, décide ; il véhicule lui-même des effets de pouvoir [47]. »

Nous ne sommes plus dans des sociétés disciplinaires qui au nom de la transcendance imposent souverainement leurs lois. Nous ne sommes plus simplement dans des sociétés juridiques articulées essentiellement à la loi pour normer les individus, nous devenons tous les jours davantage une société articulée à la norme. Cela ne veut pas dire que le pouvoir de la loi soit en train de disparaître ou de régresser, mais seulement qu’il doit sans cesse s’intégrer à un pouvoir plus général qui est celui de la norme. Ce pouvoir de normalisation de nos sociétés sécuritaires, nous en apercevons d’autant mieux la structure que nous l’exhumons de ces réseaux capillaires d’assujettissement qui s’enracinent profondément dans la gestion intime de nos existences ordinaires. C’est dans les extrémités en apparence les plus éloignées de la domination sociale que s’insèrent et se densifient le plus intensément les effets de pouvoir et d’assujettissement. C’est d’ailleurs à notre époque, bien souvent, au nom même de la liberté que se créent de « nouvelles formes de servitude [48] ». Dans la sourde et discrète matérialité des dispositifs de sécurité, de surveillance et de contrôle social, se noue aujourd’hui un lien toujours plus paradoxal entre l’individu et le pouvoir. Dans la famille, à l’école, au travail, dans le soin, le loisir, la sexualité comme le crime, s’inscrivent insidieusement des nouvelles normes sociales comme autant de produits et d’opérateurs des dispositifs de normalisation. Ces dispositifs de normalisation s’imposent moins au sujet qu’ils ne le fabriquent. Michel Foucault écrit : « Le pouvoir fonctionne, le pouvoir s’exerce en réseau et, sur ce réseau, non seulement les individus circulent, mais ils sont toujours en position de subir et aussi d’exercer ce pouvoir ; ils ne sont jamais la cible inerte ou consentante du pouvoir, ils en sont toujours les relais. Autrement dit, le pouvoir transite par les individus, il ne s’applique pas à eux. […]. L’individu est un effet du pouvoir et il est en même temps, dans la mesure même où il est un effet, un relais : le pouvoir transite par l’individu qu’il a constitué [49]. » Le pouvoir est ici tout autant ce qui « mutile » l’individu que ce qui le fait advenir.

Cette société de la norme exige des systèmes de surveillance, de contrôle et de gouvernementalité des conduites différents de ceux des sociétés disciplinaires. Elle se préoccupe moins par exemple de sanctionner le crime que de prévenir les risques de criminalité et de déviance des individus et des populations soupçonnés par la science de pouvoir devenir dangereux. Au risque de pénaliser les problèmes sociaux en les médicalisant, la société de normalisation demande toujours davantage à la psychiatrie par exemple de dire « comment le criminel ressemblait à son crime avant même de l’avoir commis » (Foucault). Comme au XIX e siècle, le pouvoir de la psychiatrie cible l’enfance comme une pièce charnière de son dispositif dans la saisie des conduites et des troubles déviants en les éloignant toujours davantage de la folie et du délire. Il suffit pour cela de configurer les conduites pathologiques comme des syndromes qui se réfèrent à l’état général des anomalies. Par la nosographie des syndromes, des excentricités, des irrégularités, la psychiatrie vient toujours plus substituer à l’analyse des grandes structures pathologiques l’expertise généralisée des comportements. La nouvelle psychiatrie renoue ainsi secrètement avec la psychiatrie du XIX e siècle. Elle prend sa référence dans le développement normatif des individus en faisant l’impasse sur le pathos des souffrances psychiques et sociales. Ce n’est plus la maladie mentale qui l’intéresse mais tout « ce petit peuple des anormaux » qu’il s’agit de dépister le plus férocement et le plus précocement possible pour rendre compte de leur « trajectoire d’agression physique », quitte à leur ouvrir la « carrière » des exclus par une prophétie autoréalisatrice. Norbert Elias avait en son temps démonté ces logiques de l’exclusion et de la discrimination [50]. Il ne manque à cette nouvelle psychiatrie hantée par son ancêtre du XIX e siècle que le concept de dégénérescence pour lui permettre de sortir de l’impasse des localisations cérébrales des maladies mentales à laquelle l’invite sous une forme relookée la neurobiologie des comportements. Peut-être faut-il chercher dans les notions de vulnérabilité génétique et d’héritabilité l’euphémisme susceptible de rendre acceptable aujourd’hui pour notre culture le lourd héritage des diagnostics de « dégénérés » ?

Cette police des conduites des individus et des populations n’est possible aujourd’hui dans notre culture libérale que parce que les pratiques de santé qui l’accompagnent ou la mettent en œuvre peuvent se revendiquer de l’institution scientifique. Le pouvoir médical et ses annexes, la psychologie, l’éducation ou le travail social, peuvent assurer une visibilité incessante, une classification, une qualification permanentes des individus parce qu’ils sont susceptibles de dire le vrai sur le vrai. Et cela même lorsque les conditions de production du vrai doivent davantage aux rhétoriques de propagande sociale, industrielles ou politiques qu’aux exigences scientifiques elles-mêmes.

Bien sûr, toutes les pratiques de santé ne se valent pas au regard de leur enracinement dans le fait scientifique, quand bien même toutes, comme nous avons pu le montrer, incluent des jugements normatifs et prescriptifs implicites. Là encore, Foucault nous indique la voie : on ne saurait traiter de la même manière la médecine et la psychiatrie ou la psychologie. La médecine participe au contrôle social, produit des effets d’assujettissement, sert de couverture à des intérêts sociaux, politiques et industriels, mais elle repose aussi sur des politiques de soin et de recherche qui obéissent à leurs propres logiques. Ce qui ne veut pas dire pour autant que le pouvoir ne tente pas d’inclure dans la manière de penser et d’agir des praticiens du soin des modèles de normalisation sociale, nous y reviendrons. Simplement, comme le remarque Foucault : « On ne peut pas traiter du même souffle la médecine et la psychiatrie, qui, elle, fonctionne sans rapport, sauf imaginaire, avec un savoir de type scientifique. La critique ne se situe pas au même niveau [51]. »

C’est ici sans doute qu’il nous faut comprendre et situer aujourd’hui en psychopathologie cet impérialisme arrogant de l’objectivisme médical et technique dont les expertises prétendues scientifiques en santé mentale [52] annoncent chaque jour la bonne parole dans un « marché » du soin maquillé en salut messianique.

Cette traçabilité des comportements capable de favoriser le repérage des contre-conduites s’en trouve favorisée par une médicalisation de l’existence [53] qui a accru toujours davantage ses forces morales et normatives. Cette rationalité sanitaire a atteint un point tel que rien ne ressemble plus à un malade potentiel qu’un homme ordinaire. Et pour le nouveau sujet de la santé mentale, rien ne ressemble autant à un déviant qu’un homme ordinaire. De la même manière qu’aux yeux de l’autorité, rien ne ressemble autant à un terroriste qu’un homme ordinaire. Pour les dispositifs de santé mentale, tout individu est susceptible de devenir suspect de « troubles du comportement ». Néanmoins ces « suspects » ne sont plus mis en quarantaine mais se trouvent disséminés dans la Cité, dans son intimité même. Ils deviennent des « exclus de l’intime [54] ».

Ces dispositifs de surveillance et de normalisation se parent d’une idéologie médicale qui fait de la maladie mentale une maladie comme les autres, du psychiatre un médecin spécialiste comme un autre, des traitements psychiatriques des soins médicaux comme les autres assujettis à la même logique des essais cliniques et de l’évaluation « scientifique » de la médecine par les preuves, etc. On voit ici comment les objets spécifiques de la psychopathologie, qu’il s’agisse de la folie ou de la souffrance psychique, produits par ses méthodes et ses thérapeutiques devaient être dissous par la logique médico-économique de l’évaluation sanitaire. Ce reste irréductible à la logique médicale qui depuis des siècles avec la folie et l’hystérie trouble le paysage ordonné du savoir anatomo-physio-pathologique, serait enfin réduit, contraint à rendre gorge sous les effets conjugués de l’imagerie cérébrale qui « visualise » l’âme, du système dopaminergique qui la « substantifie », des antipsychotiques qui la « modifient » et des thérapies cognitivo-comportementales qui la « redressent ». On pourrait enfin transformer la schizophrénie en catégorie médicale comme une autre, avec ses risques plus ou moins grands, ses évolutions plus ou moins cycliques et sa prévention chimique plus ou moins précoce. Peu importe d’ailleurs que de telles expertises soient contestées et contestables. Elles assurent une performativité sociale en rendant commensurable ce qui ne l’est pas forcément et en réalisant ainsi une véritable civilisation libérale des mœurs comme des façons de penser le lien social, la subjectivité et leurs pathologies.

Par de nouveaux dispositifs de « séquestration » sociale, la psychiatrie postmoderne s’avère à la fois davantage totalitaire et toujours plus libérale. Au nom de la prévention et du dépistage des risques sanitaires et sociaux, elle prétend diriger démocratiquement les conduites et les comportements des populations dans les replis les plus intimes de leur existence tout en requérant formellement le consentement des individus à cette servitude [55].

Cette « détection des anomalies » du développement psychique réalisée précocement, dès la maternelle et l’école primaire, constitue un des objectifs prioritaires définis par le rapport « Sur la santé mentale de l’enfant de la maternelle à la fin de l’école élémentaire », adopté par l’Académie nationale de médecine en séance du 24 juin 2003. L’école, les enseignants et les parents se trouvent invités à devoir toujours davantage contribuer à la détection des anomalies du développement physique, mental, intellectuel et à celle des troubles sensoriels et psychomoteurs. Les responsabilités parentales et pédagogiques se trouvent « débordées » par des « protocoles » codifiés de détection des anomalies auxquels les parents et les enseignants seraient initiés. Cette mission normative excède les finalités sur lesquelles la famille et l’école se sont fondées pour toujours plus, dans une structure qui dissocie le diagnostic et le soin, contribuer à la mise en place de dispositifs de « surveillance mutuelle ». Par une véritable passion « normative », les parents et les enseignants se voient invités à contribuer à une œuvre de salut public qui ne cache pas ses ambitions morales.

Nos diagnostics en psychopathologie en disent au moins autant sur la « substance éthique » d’une culture que sur la souffrance des patients et davantage encore sur le mode de formation des praticiens qui les prennent en charge. C’est en ce sens par exemple que l’on a tenté de dire comment « la dépression est devenue une épidémie [56] » et plus encore comment sa prise en charge médicamenteuse s’est progressivement légitimée en médecine générale [57] à partir de 1975, en déconnectant les troubles dépressifs des entités psychiatriques classiques comme la mélancolie. C’est en ce sens également qu’il s’avère aujourd’hui impossible de ne pas reconnaître dans les troubles du comportement portés au spectacle de l’opinion publique – troubles oppositionnels, troubles de l’attention et hyperactivité, troubles des conduites, suicide, dépression, addiction, troubles alimentaires et « dys » de toutes sortes – la substance éthique de la culture de ceux-là même qui les posent.

Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, on ne peut que le constater, aucun diagnostic ne procède d’une naturalité scientifique épargnant à ceux qui le posent les souffrances et les joies de la réflexion critique. C’est d’ailleurs au sein même d’un espace social fondé sur la parole que l’intelligibilité rationnelle du monde grec a fait son apparition [58].

Ce désenchantement contemporain du monde se situe à la croisée de plusieurs chemins, celui d’une culture anthropotechnique [59] au sein de laquelle l’humain s’appareillerait toujours davantage aux techniques, celui d’une « religion de la santé » qui confère toujours plus aux sciences du vivant une mission éthique et enfin celui d’une rationalisation des valeurs morales et sociales par le positivisme économique. Max Weber considérait que la rationalisation du monde se caractérisait par un affinement des techniques de calcul et que jamais autant qu’en Occident l’ascèse utilitariste n’avait façonné les conduites morales et sociales des individus. « Ce romantisme des chiffres [qui] exerce une fascination magique et irrésistible [60] » étend de manière infinie son emprise dans la logique de l’évaluation généralisée des conduites et des discours, au point que se rétrécissent toujours davantage les espaces privés et publics. C’est précisément là que se situe le point d’appel à la psychanalyse et à la politique. L’objectivisme médical et technique qui tend à éliminer le soin psychique au profit d’une « naturalisation » des déviants, des « anomaliques [61] » réalise un « gommage anthropologique [62] » des souffrances psychiques et sociales, en participant à une nouvelle stigmatisation des populations défavorisées. Quant au reste de ces constructions de physiologie des comportements, il se trouve recyclé par des stratégies de « management » des conduites [63] qui vont éduquer l’individu à mieux se gouverner lui-même dans ses propres intérêts. Cet « homme comportemental [64] [» se trouve rabaissé à l’indignité d’une figure anthropologique d’un individu conçu comme une micro-entreprise économique auquel on peut appliquer les modèles, les stratégies et les lois du marché. Cette extension hyperbolique des modèles d’analyse économique accompagne une nouvelle religion qui attribue une valeur sacrée et ontologique aux réalités du marché.

Au sein même des lieux de soin, de culture et de recherche, la logique gestionnaire prévaut au point qu’elle se trouve appelée de tous leurs vœux par les acteurs eux-mêmes.

Une conception managériale du soin

La lecture du rapport de mission de Guy Vallancien [65] remis en juillet 2008 au ministre de la Santé sur « la place et le rôle des nouvelles instances hospitalières [66] » dans le cadre de la réforme de la gouvernance des établissements ne manque pas de nous laisser pantois. Il va de soi que notre analyse se limite ici strictement aux « effets de discours » de ce rapport, sans devoir en discuter le bien-fondé technique. La chose est d’importance car nous avons tellement pris l’habitude de confier aux experts le soin de diriger notre vie que nous nous interdisons par une véritable autocensure sociale de réagir à leurs propos. Or la matière de toute expertise ne relève pas seulement du motif technique, scientifique ou professionnel qui l’occasionne, mais se révèle tout autant comme un fait de civilisation [67] par le style dans lequel elle se donne. Et nous devons dire que là véritablement, le professeur Vallancien nous simplifie la tâche et illustre dans les moindres détails cette thèse. Le rapport de la commission Larcher avait généreusement distribué les cartes d’une réforme hospitalière par laquelle la logique gestionnaire et l’esprit managérial devaient s’imposer aux établissements de soin : « mieux gérer les flux de patients non programmés » ; développer « une politique d’évaluation de la satisfaction des usagers » ; former aux « fonctions de management […], de communication avec le patient » devient un enjeu principal ; les facteurs de la réforme doivent conduire à « accroître la concurrence entre établissements » ; « le directeur doit être un manager d’excellence, formé et évalué régulièrement » ; il convient de « dynamiser la gestion des directeurs d’hôpitaux […] sur des critères managériaux » ; pour les chefs d’établissement s’impose une « validation des qualifications des candidats selon les méthodes mises au point par les cabinets de recrutement pour les cadres dirigeants d’entreprise [68] ». Mais avec le président Larcher, le style du rapport conservait l’équilibre, la rondeur et la bonhomie du langage sénatorial. Le professeur Vallancien joue plutôt dans la cour des grands patrons de médecine, convaincus que tous leurs malheurs et les dysfonctionnements de leurs services proviennent des « pollutions internes et externes multiples » qui perturbent leur autorité et qui sont orchestrées par des « puissances qui ne veulent pas du changement ». Aussi dans ce rapport du professeur Vallancien l’expression de « culture managériale » en arrive-t-elle à jouer en tant que remède, le rôle que le foie jouait naguère dans la cause des maladies pour les médecins de Molière. La culture managériale devient le fétiche, la panacée, le parangon de toutes les vertus, qui délivrerait d’une « gouvernance hospitalière [qui] reste bloquée sur une pierre, les pieds mouillés au milieu du gué, incapable de choisir entre les habitudes administratives protectrices et le vrai risque managérial ». Ce rapport est un hymne énamouré aux bienfaits de la libre entreprise appliquée à l’hôpital public, un éloge emphatique et naïf à un « management serein » permettant « une chaîne de production de soins » pour des établissements qui auraient le courage de penser « en termes d’efficacité » en s’engageant dans une « démarche de benchmark intelligente ». À cette condition les établissements publics cesseront de « perdre des parts de marché […] en rationalisant leur production centrée sur le soin ». Bref, dans un langage qui prône « l’évaluation objective des hommes » tout en s’abandonnant aux délices compulsivement boulimiques des métaphores, l’auteur martèle tout au long de ce rapport que l’hôpital est une entreprise comme une autre et qu’il faut lui imposer « une véritable éthique de production » lui permettant de ne plus vivre sur cette obsolète « notion de métier avec tous les cloisonnements qu’une telle division génère » à remplacer par « la notion d’entreprise où les employés travaillent à un même projet ». On pourrait multiplier à l’infini et cruellement les exemples. Un dernier suffira pour illustrer le style de discours qui fait de l’entreprise la matrice de subjectivation et de contrôle social de l’établissement de soins : après avoir posé la question de savoir si l’organisation de l’hôpital peut se faire sur la base d’un modèle industriel, le professeur Vallancien évoque « les trois questions clés qui se posent à toute entreprise quelque (sic) soit son statut public ou privé :

Quel est mon cœur de métier ?

Suis-je une entreprise différente des autres ?

Comment puis-je établir une gouvernance qui respecte les personnels tout en les mobilisant dans une dynamique de production accélérée [69] ? »

Qui est ce « je » ? L’entreprise prendrait-elle la place du sujet ou le professeur Vallancien en vient-il à se considérer lui-même comme une entreprise ?

Ce qui nous intéresse à la lecture de ce rapport concerne moins pour une fois l’éthique et la politique du soin que le dispositif de l’évaluation qui se trouve placé au cœur même de cette réforme de la gouvernance hospitalière. Et quand nous disons « placé », c’est ici un euphémisme tant le propos est clair et brutal. Ce qui nous intéresse justement dans ce cas précis, c’est l’invitation de l’expert à recoder nos sensibilités psychologiques et sociales du soin sur le modèle de l’entreprise, élevé à la dignité d’un médicament miraculeux des pathologies de l’hôpital.

Peut-être conviendrait-il d’inviter l’auteur à réfléchir au moins en tant que citoyen, c’est le droit réservataire qu’ici nous nous accordons, à la pertinence aujourd’hui de ce modèle entrepreneurial et de cette logique managériale dont la plupart des économistes et des sociologues nous disent l’obsolescence. C’est même une des souffrances des plus communément reconnues par les sociologues et les psys qu’aujourd’hui les managers, les entrepreneurs, les cadres et les salariés se trouvent toujours plus piégés par la logique économique du capitalisme financier au mépris des canons traditionnels de la rationalité industrielle. Cet idéal de performance auquel les rapports Larcher et Vallancien se réclament à l’envi a fait place à une fluidité, une liquidité, une volatilité et une instantanéité des investissements qui pulvérisent tout autant les organisations que les individus qui y travaillent. Cette pathologie de l’urgence envahit nos vies [70], sacre dans nos existences le règne du court terme et corrode les individus comme les institutions. Alors, si Guy Vallancien veut trouver un modèle de gouvernance up to date et rentable à court terme, c’est davantage du côté des fonds de pension et des stock-options qu’il devrait le chercher que du management ou de l’entreprise.

En ce point de notre réflexion, il ne s’agit plus d’étudier la validité des dispositifs actuels de l’évaluation mais d’essayer d’approcher les conditions sociales et politiques qui les ont rendus possibles. Nous sommes entrés de plain-pied dans une civilisation de l’évaluation généralisée à l’ensemble des secteurs de l’existence, qui en fait un ensemble de règles et de contraintes propres à un certain type de discours, en particulier scientifique que Foucault définit comme « régime du savoir » : « Le mot savoir indique toutes les procédures et tous les effets de connaissance qu’un champ spécifique est disposé à accepter à un moment donné [71]. » Si des dispositifs d’évaluation numérique s’imposent aussi facilement dans le champ universitaire avec la bibliométrie, comme dans celui du soin avec les indicateurs de performance et de productivité des activités de soin, ou bien en politique avec la déferlante des sondages d’opinion et les dérives d’une gouvernance à vue médiatique, ou encore dans l’éducation et la prévention avec l’obsession sécuritaire des dispositifs de mesure du développement cognitif, émotionnel et social, c’est bien parce que nous nous trouvons en présence d’une catégorie nouvelle de penser la vie et la raison.

Pour conclure

Nous sommes en présence d’une nouvelle figure de rationalité propre aux nouvelles formes du capitalisme qui prescrit de penser l’ordre du monde physique, psychique et social selon un modèle au sein duquel tout devient commensurable pourvu qu’on l’ait préalablement homogénéisé, standardisé sous une forme numérique. L’émergence de cette civilisation numérique qui segmente et analyse toute activité comme une série d’actes commensurables procède de la mise en place de dispositifs d’initiation sociale à cette manière de penser le monde, le rapport à soi-même et aux autres. Cette numérisation du monde constitue l’artifice par lequel s’établit une communauté de savoir entre des réalités différentes pour lesquelles cette normalisation se révèle plus ou moins pertinente et productive. Peu importe la validité de ces procédures et leur adéquation aux objets et aux pratiques qu’elles prennent dans leur dispositif, seule compte la servitude volontaire qu’elle impose aux sujets qui s’y façonnent ou y résistent avec plus ou moins de bonheur. Là réside la productivité sociale qui justifie la mise en place de ces dispositifs. La conception managériale du soin ne constitue qu’une étape supplémentaire de cette longue histoire du rationalisme économique occidental qui exerce une formidable et monstrueuse puissance de contrôle social et d’asservissement subjectif au nom même des libertés individuelles et des dispositifs sécuritaires qui les accompagnent. Les experts au premier rang desquels se placent les scientifiques, les médecins et les économistes deviennent alors « les scribes de ces nouvelles servitudes [72] » auxquels les publicistes n’auront qu’à prêter main-forte pour imposer à l’opinion publique le goût d’une « soumission librement consentie [73]».

Face à cette civilisation médico-économique de l’humain faisant de l’expertise scientifique et technique la matrice permanente d’un pouvoir politique qui installe de nouveaux dispositifs d’initiation sociale, nous pourrions dire avec Adorno : « L’objectivité dans les relations entre les hommes, qui fait place nette de toute enjolivure idéologique, est déjà devenue elle-même une idéologie qui nous invite à traiter les hommes comme des choses [74]. »

Nous rajouterons avec de Tocqueville que le despotisme venu s’établir de nos jours dans nos régimes démocratiques possède d’autres caractères que ceux que l’on accordait traditionnellement aux régimes autoritaires : « Il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter [75]. » D’ailleurs ce despotisme qui asservit nos contemporains concerne moins les grandes affaires, les grandes choses, que les petits détails de leur existence quotidienne. C’est d’ailleurs ce despotisme-là qu’avait également anticipé de Tocqueville en dénonçant son plus puissant, son plus dangereux et son plus secret ressort : « La sujétion dans les petites affaires se manifeste tous les jours et se fait sentir indistinctement à tous les citoyens. Elle ne les désespère point ; mais elle les contrarie sans cesse et elle les porte à renoncer à l’usage de leur volonté. Elle éteint peu à peu leur esprit et énerve leur âme [76]. »

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ZARKA, Y.C. et les intempestifs, 2007. Critique des nouvelles servitudes, Paris, PUF.

Notes

[1] M. Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975, Paris, Gallimard, 1999, p. 46.

[2] R. Carton, « Bien assurés », Le Quotidien du médecin du 10.09.2008.

[3] Ibid.

[4] R. Carton, « Le devoir de mourir », Le Quotidien du médecin du 26.09.2008.

[5] R. Gori, M.-J. Del Volgo, La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence, Paris, Denoël, 2005.

[6] R. Gori, M.-J. Del Volgo, ibid.

[7] E. Renan (1890), L’avenir de la science, Paris, Flammarion, 1995, p. 106.

[8] M. Foucault, Dits et écrits, III 1976-1979, Paris, Gallimard, 1994, p. 210.

[9] G. Vigarello, Histoire des pratiques de santé. Le sain et le malsain depuis le Moyen Âge (1993), Paris, Le Seuil, 1999, p. 300-301.

[10] H. Juvin, L’avènement du corps, Paris, Gallimard, 2005, p. 128.

[11] Ah ! le pouvoir des métaphores et des analogies !

[12] M.-C. Benattar, « Amplification du point G dans les baisses de désir et plaisir féminins », La revue du praticien, 91,2005,26-30.

[13] É. Weissman, La nouvelle guerre du sexe, Paris, Stock, 2008.

[14] S. Hasendahl, « Discriminations au travail : la tentation des tests génétiques », Le Quotidien du médecin, n° 8165,2007, p. 12.

[15] Ce rapport est disponible à l’adresse suivante : http ://www.ilo.org/declaration

[16] A. Honneth (2005), La réification. Petit traité de théorie critique, Paris, Gallimard, 2007.

[17] A. Honneth, 2005, op. cit., p. 121.

[18] À la une : Caméras, biométrie… la CNIL lance une « alerte à la société de surveillance », AFP de juillet 2007.

[19] Cité par S. Hasendhal, « Un avis du CCNE. La hantise sécuritaire grignote l’espace de liberté », Le Quotidien du médecin du 4 juin 2007, n° 8177.

[20] N. Negroponte, L’Homme numérique, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 257.

[21] Cf le BO de l’Éducation nationale du 11 novembre 2003 incitant au « fichage » des enfants psychologiquement à risques. Qui évaluera les effets de telles prophéties sociales et leur tendance à l’autoréalisation ?

[22] R. Gori et M.-J. Del Volgo, 2008, Exilés de l’intime. La médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique, Paris, Denoël.

[23] J.-M. Azorin, « Vers une clinique des gens fragiles », Brochure du laboratoire Lily, mars 2004, p. 21-22.

[24] Initial severity and antidepressant.

[25] P. Pignarre, Comment la dépression est devenue épidémie, Paris, Hachette, 2001.

[26] Y. Mamou, « La seconde jeunesse du Prozac », Le Monde du 24.01.2007.

[27] Y. Mamou, ibid.

[28] Y. Mamou, ibid.

[29] G. Canguilhem, « Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique » (1943) suivi des « Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique » (1963-66), dans Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1979.

[30] G. Canguilhem, 1979, ibid., p. 82.

[31] G. Canguilhem, ibid., p. 103-104.

[32] G. Canguilhem, ibid., p. 190.

[33] G. Benzadon, « Sous traitement antidépresseur. Deux gènes pour les idées suicidaires », Le Quotidien du médecin du 01.10.2007.

[34] G. Benzadon, « L’origine cérébrovasculaire. La piste blanche de la dépression des seniors », Le Quotidien du médecin du 9.11.2007.

[35] E. Biet, « Le cerveau des optimistes en zones sûres », Le Quotidien du médecin du 25.10.2007.

[36] R. Carton, « Compassion », L’histoire du jour, Le Quotidien du médecin du 27.03.2008.

[37] G. Miller, « Les abus de l’imagerie médicale », Le courrier international, hors-série « À votre santé », 2008, p. 20-21.

[38] G. Canguilhem (1965), La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p. 39.

[39] G. Canguilhem, Écrits sur la médecine, Paris, Le Seuil, 2002, p. 62.

[40] G. Canguilhem, 1979, op. cit., p. 66.

[41] M. Weber, 1904-1905, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Flammarion, 2002, p. 67.

[42] M. Weber, ibid., p. 63.

[43] G. Canguilhem, 1979, op. cit., p. 183.

[44] G. Canguilhem, ibid., p. 184.

[45] G. Canguilhem, ibid., p. 185.

[46] G. Agamben (2006), Qu’est-ce qu’un dispositif ? Paris, Payot & Rivages, 2007, p. 31.

[47] M. Foucault, Dits et écrits III, op. cit., p. 176.

[48] Y. C. Zarka et les Intempestifs, Critique des nouvelles servitudes, Paris, PUF, 2007.

[49] M. Foucault, Dits et écrits III, op. cit., p. 180.

[50] Cf. R. Gori, M.-J. Del Volgo, 2008, op. cit.

[51] M. Foucault, Dits et écrits III, op. cit., p. 76.

[52] Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans ! ouvrage collectif, Toulouse, érès, 2006 ; R. Gori, M.-J. Del Volgo, 2008, op. cit.

[53] R. Gori, M.-J. Del Volgo, 2005, op. cit.

[54] R. Gori, « Les exclus de l’intime ». Colloque du TRIP « La peur de l’étranger », hôpital Sainte-Anne à Paris, le 10 février 2007.

[55] Cf. J.-P. Caverni, R. Gori, 2006 (ouvrage collectif sous la dir. de) Le consentement. Droit nouveau du patient ou imposture ? Paris, In Press.

[56] P. Pignarre, 2001, op. cit.

[57] C. Legrand, « Les modes de légitimation de la prescription de médicaments psychotropes en médecine générale dans la presse professionnelle depuis 1950 », dans A. Ehrenberg, Anne-M. Lovell (sous la direction de), La maladie mentale en mutation, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 219-228.

[58] J.-P. Vernant (1962), Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 2007.

[59] P. Sloterdijk, Règles pour le parc humain : une lettre en réponse à la Lettre sur l’humanisme d’Heidegger, Paris, Mille et une nuits, 2000.

[60] M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Flammarion, 2002, p. 115.

[61] R. Castel, La gestion des risques. De l’antipsychiatrie à l’après-psychanalyse, Paris, Les Éditions de Minuit, 1981.

[62] M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979.

[63] R. Gori, P. Le Coz, L’empire des coachs. Une nouvelle forme de contrôle social, Paris, Albin Michel, 2006.

[64] É. Roudinesco (1999), Pourquoi la psychanalyse ? Paris, Flammarion, 2001.

[65] J.-P. Davant, T. Tursz, G. Vallancien avec P. Boncenne, La révolution médicale, Paris, Le Seuil, 2003.

[66] J. Degain, « Le rapport Vallancien précise le rôle et les missions des nouvelles instances », Le Quotidien du médecin n° 8404,2008, p. 4.

[67] R. Gori, M.-J. Del Volgo, 2008, op. cit.

[68] http ://www.lesechos.fr/medias/2008/0410//300256124.pdf

[69] Cf. h http ://www.sante-jeunesse-sports.gouv.fr

[70] N. Aubert, Le culte de l’urgence, Paris, Flammarion, 2003.

[71] M. Foucault cité par G. Agamben, Signatura rerum. Sur la méthode, Paris, Vrin, 2008, p. 10.

[72] R. Gori, « Les scribes de nos nouvelles servitudes », Cités, à paraître 2009.

[73] R.-V. Joule, J.-L. Beauvois, La soumission librement consentie, Paris, PUF, 1998 ; R. Gori, 2008, « L’art des douces servitudes », Journée d’ars industrialis et le CIEM sur « Société et télévision au XXI e siècle, théâtre de la Colline, Paris le 6 décembre.

[74] T.W. Adorno (1951), Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot, 2003, p. 51.

[75] A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 384.

[76] A. de Tocqueville, ibid., p. 387.

Résumé

L’émergence d’une civilisation numérique qui segmente et analyse toute activité comme une série d’actes commensurables procède de la mise en place de dispositifs d’initiation sociale à une manière de penser le monde, le rapport à soi-même et aux autres. Peu importe la validité de ces procédures et leur adéquation aux objets et aux pratiques qu’elles prennent dans leur dispositif, seule compte la servitude volontaire qu’elles imposent aux sujets qui s’y façonnent ou y résistent avec plus ou moins de bonheur. La conception managériale du soin ne constitue qu’une étape supplémentaire de cette longue histoire du rationalisme économique occidental qui exerce une formidable et monstrueuse vissement subjectif au nom même des libertés individuelles et des dispositifs sécuritaires qui les accompagnent. Les experts au premier rang desquels se placent les scientifiques, les médecins et les économistes deviennent alors « les scribes de ces nouvelles servitudes ».


Roland Gori et Marie-José Del Volgo « De la société de la norme à une conception managériale du soin », Connexions 1/2009 (n° 91), p. 123-147.

http://www.cairn.info/revue-connexions-2009-1-page-123.htm