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Origine http://www.cairn.info/revue-connexions-2009-1-page-123.htm
Roland Gori 101 rue Sylvabelle, 13006 Marseille ; psychanalyste,
professeur de psychopathologie clinique à l’Université
d’Aix-Marseille I.roland.gori at wanadoo.fr
Marie-José Del Volgo 101 rue Sylvabelle, 13006 Marseille
;maître de conférences, praticien hospitalier, directeur
de recherches à l’Université d’Aix-Marseille.mjd.cm
at wanadoo.fr
« La norme est porteuse […] d’une prétention
de pouvoir. La norme, ce n’est pas simplement, ce n’est
même pas un principe d’intelligibilité ; c’est
un élément à partir duquel un certain exercice
du pouvoir se trouve fondé et légitimé. Concept
polémique – dit M. Canguilhem. Peut-être pourrait-on
dire politique. En tout cas […] la norme porte avec soi à
la fois un principe de qualification et un principe de correction.
La norme n’a pas pour fonction d’exclure, de rejeter.
Elle est au contraire toujours liée à une technique
positive d’intervention et de transformation, à une
sorte de projet normatif [1]. »
Dans le Quotidien du médecin paru en septembre 2008, deux
histoires du jour ont retenu notre attention. La première
s’intitule Bien assurés [2 et reprend l’idée
des assureurs consistant à garantir en priorité des
personnes en bonne santé, capables par exemple de marcher
huit kilomètres par jour. Mais le système d’assurance
dans l’Oregon aux États-Unis a franchi un pas supplémentaire
en refusant par courrier la prise en charge de leur chimiothérapie
à deux patients atteints de cancer dont la chance de survie
à cinq ans était évaluée à 5
%. On leur proposait en revanche un suicide médicalement
assisté, légal dans l’Oregon, en le justifiant
en tant que… soin palliatif ! Comme l’a sobrement commenté
l’une des deux patientes, « dire à quelqu’un
: “Nous vous payons pour mourir, mais nous ne paierons pas
pour que vous viviez” est cruel [3] ».
Dans l’autre histoire du jour, celle du 26 septembre 2008,
intitulée Le devoir de mourir [4], la baronne Mary Warnock,
philosophe considérée en Grande-Bretagne comme une
autorité morale, prône le suicide pour le bien d’autrui
autant que pour soi-même lorsque le prolongement de la vie
devient trop coûteux pour les autres et que les systèmes
de santé ne peuvent plus prendre en charge correctement toutes
les personnes. Mary Warnock a contribué à la mise
au point des lois sur la procréation et milite en faveur
de l’euthanasie : il y a un devoir de mourir quand on devient
un fardeau pour sa famille et le système de santé.
Bien que ses propos semblent relever de la provocation, selon l’auteur
de cette histoire du jour, ils s’inscrivent bien « dans
un débat récurrent, ailleurs et ici, sur le coût
des malades âgés et le choix à faire dans un
contexte d’explosion des dépenses de santé ».
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Michel Foucault a montré à plusieurs reprises qu’à
partir du XVIII e siècle la crise éthique de la modernité,
l’effacement des grands récits religieux, des grands
messages de la transcendance, convoquent la médecine et les
sciences du vivant pour définir de nouvelles normes de vie
conformes au contrôle social des populations. La santé
devient l’objet d’une véritable attention politique,
incitant à la surveillance et à la rationalisation
des corps comme du temps des populations. L’État invite
alors la médecine et les médecins à participer
à de nouvelles technologies de pouvoir qui visent au gouvernement
des conduites individuelles et collectives.
Depuis le XVIII e siècle, la médecine ne cesse d’ouvrir
des états généraux infinis de contrôle
social des populations au nom de la raison sanitaire et de l’hygiène
publique. Dans cette « médicalisation de l’existence
[5] », la psychologisation du social n’a constitué
qu’une annexe, une résidence secondaire de cette «
biopolitique » et de ce « biopouvoir ». La médecine,
la psychiatrie et la psychologie participent au nom de la santé
publique transformée en véritable salut religieux
à nous dire comment il faut nous comporter dans tous les
aspects de notre vie quotidienne pour bien nous porter. Répétons-le
encore et encore. Nous ne croyons plus qu’une morale puisse
être fondée sur une religion, nous ne voulons pas d’un
système de lois qui interviennent dans notre vie privée,
personnelle et intime, nous ne croyons plus à la moralité
des grands systèmes politiques. Dès lors, nous n’arrivons
pas à trouver d’autres morales que celles qui se fondent
sur des connaissances prétendument scientifiques.
La vanité de cet espoir de vouloir trouver dans la science
le guide moral de nos conduites s’avère tout à
la fois naïf et dangereux et repose essentiellement sur cette
confusion de la norme prise comme fait objectif et de la norme conçue
comme valeur. La médicalisation progressive de notre existence
nous apporte un exemple saisissant de la manière dont notre
culture moderne tente de résoudre cette grave crise éthique
en s’appuyant sur cette confusion afin d’administrer
scientifiquement et techniquement le vivant.
Cette médicalisation de l’existence s’est accrue
sans cesse depuis le XVIII e siècle. Elle s’est dotée
tout au long du XIX e siècle des savoirs, des discours et
des institutions chargés de définir et de gérer
de manière toujours plus serrée, précise, dense,
technique et administrative les anomalies des vivants. Et de manière
schématique, on peut dire que ce rêve, ce cauchemar
des idéologies du XIX e siècle prônant un programme
d’administration scientifique et rationnel du vivant, le XX
e siècle a commencé à le mettre en œuvre
massivement jusqu’à faire apparaître le spectre
d’une « santé totalitaire [6] ».
L’extension infinie du domaine de la santé «
colonisant » les régions naguère attribuées
à la morale, à la religion, à l’éducation,
au social et au politique a accompagné le passage des sociétés
fondées sur la loi souveraine à des sociétés
fondées sur la norme.
La révolution épistémologique accomplie par
une médecine devenue expérimentale et scientifique,
qui a su bénéficier des fabuleuses prouesses des techniques
et des sciences affines comme plus récemment de l’industrie,
a fait le reste. À l’aube du XXI e siècle, le
projet hyperrationaliste d’organiser scientifiquement l’humanité
et de fabriquer le vivant dont Ernest Renan voulait faire la nouvelle
religion, « religion de la science », pourrait être
en passe de s’accomplir : « La science qui gouvernera
le monde, ce ne sera plus la politique. […] ORGANISER SCIENTIFIQUEMENT
L’HUMANITÉ, tel est donc le dernier mot de la science
moderne, telle est son audacieuse mais légitime prétention.
[…] L’œuvre universelle de ce qui vit étant
de faire Dieu parfait […]. Il est indubitable que la raison,
qui n’a eu jusqu’ici aucune part à cette œuvre,
laquelle s’est opérée aveuglément et
par la sourde tendance de ce qui est, la raison, dis-je, prendra
un jour en main l’intendance de cette grande œuvre et,
après avoir organisé l’humanité, ORGANISERA
DIEU [7]. »
Cette prétention à administrer scientifiquement et
administrativement le vivant procède d’un gommage anthropologique
des souffrances psychiques et sociales qui a favorisé au
XX e siècle dans les systèmes totalitaires la mise
en place de dispositifs de biopouvoir justifiant au nom de la science
les pires crimes contre « l’humanité dans l’homme
». Ce gommage anthropologique des souffrances s’appuie
sur le caractère forcément politique et polémique
de la norme dans le dispositif duquel le sujet fabrique sa plainte.
C’est dans un rapport constant avec les politiques épistémologiques
et sociales définissant le champ du médical que les
sujets doivent négocier les formes expressives de leurs souffrances
comme les diagnostics et les traitements des experts qui les prennent
en charge. Cette construction du domaine de la maladie, du handicap
et de la déviance circonscrit et définit le «
pathologique » comme un fait à géométrie
variable arpenté à la fois par les sciences, les techniques,
le social, le psychologique, le politique et l’économique.
Et davantage on s’éloigne de l’évidence
biologique des anomalies, davantage les pratiques du soin demeurent
dépendantes des idéologies qui les favorisent et les
régulent, comme de la « niche écologique »
culturelle dont elles émergent.
Si la médecine a pu construire la figure anthropologique
d’un homme biomédical en ouvrant une médicalisation
illimitée des problèmes sociaux, politiques et psychologiques,
elle n’a pu véritablement se transformer en «
biopouvoir » qu’en s’inscrivant dans le développement
d’une économie particulière, celle du capitalisme.
Les pratiques médicales n’ont sans cesse accru le contrôle
social et l’organisation rationnelle du corps et du temps
des individus que pour mieux augmenter la productivité économique
et les conditions d’existence qui lui sont corrélées.
Comme le remarque Michel Foucault, au début la médecine
ne s’est pas occupée du corps en tant que force de
travail, en tant qu’agent de la productivité, ce n’est
que plus récemment dans le cadre d’une société
capitaliste qu’elle a fait du corps et de ses dysfonctionnements
« une réalité biopolitique [8] ».
La santé totalitaire : un dispositif de servitude
volontaire ?
La pratique de plus en plus répandue d’autotests de
diagnostic de la dépression, de la glycémie, de la
tension artérielle, du VIH, de certaines anomalies génétiques,
etc., participe de cette surveillance sociale médicalisée
de soi-même, de son corps conçu comme un capital, un
patrimoine dont on épie les anomalies et dont on pilote la
conduite. À quand des IRM portatifs qui signaleraient aux
individus les mouvements suspects de leur organisme ? À quand
des profils génétiques dont chacun disposerait en
permanence pour guider son existence ?
Dans son Histoire des pratiques de santé, Georges Vigarello
écrit : « Le pilotage que chacun peut exercer sur lui-même
est facilité par la révolution de l’épidémiologie
[et on pourrait ajouter par la médecine prédictive]
: le privilège donné aux facteurs de risque et surtout
à leur possible profil individuel. » Et plus loin il
ajoute : « C’est à épier les facteurs
de risque que s’oriente le régime de vie : adapter
le comportement aux menaces individuelles et chiffrées. »
Et encore : « Pour la première fois, une “médecine
prédictive” fondée sur le “dépistage
prénatal et préclinique” devrait désigner
le profil sanitaire d’un individu, ses risques, ses maladies
à venir [9]. » En théorie, cela devrait permettre
à chaque individu d’organiser la niche écologique
de son existence en fonction de son capital génétique
et de son patrimoine biomédical. L’individu néolibéral
qui prétend, aux dires de Foucault, à devenir «
l’entrepreneur de lui-même », cet individu soi-disant
libre, autonome et responsable, pourrait se voir doté d’indicateurs
supplémentaires offerts par exemple par la génétique
et aptes à faire fructifier son existence comme un capital.
On pourrait ainsi rêver ou cauchemarder d’annonces matrimoniales
fondées non plus sur les affinités électives
des sujets mais sur leurs affinités génétiques,
de candidatures d’embauche établies sur des profils
génétiques.
Le corps aussi aujourd’hui se fabrique, se gère comme
un capital, une marchandise, une chose dont le sujet serait autant
le propriétaire que l’entrepreneur. Ce nouveau style
éthique d’un rapport à son propre corps fournit
aux logiques des industries de santé un marché infini,
celui du bien-être et de l’être en forme qui tend
à devenir normatif. De même le souci d’effacer
la spécificité des souffrances psychiques au regard
des autres souffrances accompagne l’expansion infinie du champ
des « anomaliques », des imperfections comportementales,
des « difformités » dans les conduites de la
vie. On tend plus que jamais à se fabriquer un corps en fonction
de ses propres « normes » pour accroître son droit
d’accès au plaisir et améliorer ses performances.
16 Ainsi, on allonge le pénis soit en utilisant un appareil
mécanique extenseur huit heures par jour pendant plusieurs
mois, soit à l’aide d’une technique chirurgicale
consistant à sectionner le ligament suspenseur. De même,
en Amérique du Nord, près d’un million de femmes
ont choisi au moins trois interventions de chirurgie esthétique
lourde dans les dix dernières années : « Gros
seins, petits seins, grandes lèvres gonflées, petites
lèvres ourlées… la mode se porte au corps [10].
»
Ajoutons encore qu’il serait possible d’amplifier le
point G en injectant une solution isotonique d’acide hyaluronique
dans une zone intradermique péri-urétrale qui regonfle,
réhydrate, retonifie, retend la zone conjonctive contenant
les cellules à stimuler. Cette « prostate féminine
[11] » à stimuler a pu être « modifiée
» par le tabac, les grossesses et les accouchements et sa
répartition sur l’urètre est variable d’une
femme à l’autre. Certains travaux font état
d’une augmentation de 40 à 50 % d’orgasmes à
l’excitation du point G pour celles qui n’en avaient
pas, ou peu ou difficilement [12].
La norme ici se révèle dans sa majesté normative
d’un corps qui se fabrique, se chosifie, se réifie
en se donnant ses propres normes tel un instrument qui se normalise,
une technique qu’on améliore et dont l’individu
se révèle tout autant l’artisan que l’esclave
[13].
Il convient de remarquer que cette traque des imperfections corporelles
ou cette folie du dépassement ontologique dans la performance
s’inscrivent dans une conception de la santé, du bien-être
et du plaisir, transformés en impératifs éthiques.
On prend soin aujourd’hui de son corps comme on prenait souci
naguère de son âme ; le plaisir d’aujourd’hui
est le salut d’hier. Et c’est bien parce que la norme
se donne à la fois comme une mesure et une valeur qu’une
telle mutation anthropologique est possible. La liberté offerte
aux individus de jouir comme ils l’entendent de leur corp
s’avère corrélative des dispositifs sécuritaires
permis par la chosification de l’humain.
Dans une véritable « société de surveillance
réciproque », les possibilités qu’offrent
aujourd’hui la technique et la logistique se révèlent
tout autant prometteuses qu’inquiétantes.
Dans Le Quotidien du médecin du 14 mai 2007, Stéphanie
Hasendahl [14] mentionne des extraits du rapport du Bureau international
du travail ( BIT ) intitulé « L’égalité
au travail : relever les défis [15] », mettant en garde
contre une nouvelle forme de discrimination, celle des tests génétiques
à l’embauche. Une prise de décision d’embauche
fondée sur la probabilité de la prédisposition
d’un individu « à développer une maladie
plutôt que sur sa capacité avérée à
faire son travail est discriminatoire ». Quelques exemples
de ce type de discrimination sont rapportés. En 2001, la
commission américaine pour l’égalité
des chances en matière d’emploi a révélé
qu’une entreprise de chemins de fers américaine avait
secrètement soumis ses employés à des tests
clandestins de recherche d’un marqueur génétique
lié au syndrome du canal carpien. En 2000, le gouvernement
chinois avait refusé l’embauche de trois hommes sous
le prétexte que leurs parents étaient atteints de
schizophrénie ; ils ont obtenu un dédommagement du
tribunal de leur ville. Notons qu’en France, en Suède,
en Finlande et au Danemark, les discriminations génétiques
sont prohibées. Aux États-Unis, la loi contre la discrimination
génétique, interdisant l’usage inapproprié
de données génétiques dans les domaines de
l’assurance santé et de l’emploi, a été
votée par la Chambre des représentants le 25 avril
2007, mais elle n’avait toujours pas, en septembre 2007, été
approuvée par le Sénat. Manuela Tomei, auteur du rapport
du BIT, précise que « le débat reste ouvert
pour savoir s’il existe des raisons objectives pour exclure
ou traiter moins favorablement un individu en raison de ses gènes
».
Ce risque d’une réification du sujet au sens de Georg
Lukacs et de l’École de Francfort constitue un danger
ontologique et anthropologique majeur. Comme Axel Honneth [16] l’a
développé, les pratiques actuelles de rencontres par
Internet encouragent les sujets à « adopter des attitudes
d’autoréification » comparables aux habitus mis
en œuvre dans les entretiens d’embauche. La forme d’une
prise de contact standardisée par laquelle on se présente
selon une « typification » procède d’une
authentique réification conduisant à éviter
la rencontre pour s’ajuster aux lois sociales du marché
des conduites. De telles pratiques développent une ignorance
du besoin de reconnaissance sociale inhérent à l’imprévu
de la rencontre pour se transformer en un « procédé
qui conduit à une forme de rapport à soi dans lequel
les désirs et les buts ne sont plus articulés à
la lumière de ce qu’apporte une rencontre personnelle
: ils ne sont plus évalués et mis sur le marché
qu’au regard des critères du traitement accéléré
de l’information [17]».
La CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés)
elle-même, en France, dans son rapport de 2007 [18] par la
voix de son président, Alex Türk, met en garde : «
L’innovation technologique est à la fois porteuse de
progrès et de dangers. Les individus sont tentés par
le confort qu’elle procure, mais ils sont peu conscients des
risques qu’elle comporte. Ils ne se préoccupent guère
de la surveillance de leurs déplacements, de l’analyse
de leurs comportements, de leurs relations, de leurs goûts.
» Les techniques se perfectionnent sans cesse avec l’Internet
et la Wi-Fi et permettent par exemple le comptage des clients entrant
et sortant des magasins, la détection de colis abandonnés,
etc. Les demandes d’autorisation à la CNIL concernant
des dispositifs biométriques ont été multipliées
par dix en un an. Et c’est par des procédures simplifiées
qu’elle a autorisé :
1) l’accès aux restaurants scolaires et aux lieux de
travail par reconnaissance du contour de la main ou l’empreinte
digitale enregistrés sur un support individuel ;
2) l’utilisation de données biométriques pour
des cartes de fidélité d’accès aux casinos
dont les contrôles d’accès sont obligatoires
depuis novembre 2006.
Par ailleurs la CNIL a adopté en 2006 une recommandation
pour restreindre la géolocalisation des véhicules
de salariés (sûreté de l’employé,
de la marchandise, du véhicule, suivi des prestations, de
la facturation ou du temps de travail). Alex Türk alerte sur
le danger d’une « technologie qui tend à devenir
invisible », parce que, dit-il, « de plus en plus de
traitements de données sont réalisés à
l’insu des personnes et permettent de tracer leurs déplacements
physiques dans les transports en commun, leurs consultations sur
Internet, leurs communications téléphoniques ».
La multiplication des marqueurs biométriques a conduit tout
récemment, en 2007, le CCNE à rendre un avis (n°
98) sur la « biométrie, données identifiantes
et droits de l’homme ». Dans cet avis, les sages s’inquiètent
de « la généralisation du recueil d’informations
biométriques et des risques qu’elle comporte pour les
libertés individuelles. […] Malgré leur apparente
neutralité, ces données – notamment celles comportant
des paramètres physiologiques ou psychologiques révélatrices
de l’identité, des goûts ou de l’état
de santé des personnes – peuvent être détournées
en vue d’une surveillance abusive des comportements [19] ».
En nous reportant aux machines intelligentes et aux ordinateurs
sensibles et personnalisés que nous évoquions précédemment
avec Nicholas Negroponte, nous pouvons imaginer sans peine les effets
anthropologiques d’une surveillance numérique sécuritaire.
Souvenons-nous des fictions du futur de cet « environnement
intelligent » anticipé par Negroponte… Avec l’étiquette
du numérique plus aucun objet ne serait perdu ou oublié.
Nicholas Negroponte écrit : « À l’avenir,
le concept de l’objet égaré sera aussi peu vraisemblable
qu’un livre “épuisé” [20]. »
Et s’il en était ainsi demain pour les hommes dans
les moindres replis de leur intimité ? Non seulement pour
suivre un enfant ou un employé à la trace ou demander
à sa voiture où elle se trouve avec sa femme et ce
que font l’une et l’autre, mais plus encore exiger au-delà
de la transparence des comportements la vision des vies intérieures
et des risques qu’elles comportent.
Norme, anomalie et pathologie
Plus que jamais le concept de « norme » s’avère
« polémique » (Canguilhem), politique et éthique.
Les expertises de plus en plus précoces et féroces
des comportements [21] ne sont qu’un des symptômes de
cette pathologie de la raison moderne qui s’autodétruit
pour satisfaire des intérêts économiques et
politiques des plus douteux [22]. Par exemple, grâce à
une « clinique des sujets fragiles [23] », on accroît
le nombre virtuel de consommateurs de psychotropes pour le plus
grand profit des laboratoires pharmaceutiques, mais sans que pour
autant de telles pratiques puissent se trouver scientifiquement
et éthiquement validées. Certaines études récentes
[24] ont émis des doutes sur l’efficacité des
antidépresseurs dans certaines formes de dépression
dont on proclame à l’envi qu’elle serait devenue
une épidémie, un fléau national [25]. À
cette occasion d’ailleurs on a rappelé une nouvelle
fois d’une part, que les experts étaient fortement
liés à l’industrie pharmaceutique [26] et d’autre
part, qu’une clinique nosologique plus fine des formes différentielles
de dépression aurait pu atténuer les résultats
de cette expertise contestant l’efficacité de la prise
en charge chimiothérapeutique. Ce qui est sûr, par
contre, c’est que la « seconde jeunesse du Prozac [27]
» prescrit aux enfants et aux adolescents alerte les autorités
sanitaires suite à l’augmentation des suicides et des
comportements agressifs des jeunes patients auxquels on avait généreusement
prescrit des antidépresseurs, sans compter les risques de
troubles de la croissance et de la maturation sexuelle mis en évidence
par des études françaises de toxicité animale.
Ce qui n’a pas empêché l’Agence européenne
du médicament d’émettre en 2006 un avis favorable
à la prescription du Prozac aux enfants et aux adolescents
dépressifs [28].
De même, ne nous étonnons pas si le démantèlement
de la psychiatrie traditionnelle par la notion extrêmement
flexible de « troubles du comportement » des DSM conduit
à multiplier par quatre le nombre d’entités
psychopathologiques entre 1952 (une centaine) et 1990 (392) ou encore
à multiplier par sept le nombre de diagnostics de dépression
entre 1979 et 1996. Cette technologie de pouvoir que constitue la
nouvelle politique de santé mentale en participant à
une expertise généralisée des comportements
anomaliques transforme la psychiatrie en simple gestion sociale
et en maintenance administrative des populations à risque
dont le profil différentiel s’établit toujours
davantage sur la base de critères neurogénétiques
aux dépens du pathos de la souffrance psychique et sociale.
C’est ce que nous appelons la traque des dys, dysfonctionnants
de toutes sortes : dyslexiques, dysorthographiques, dyscalculiques,
dysphoriques, dysthymiques, dys-érectiles, etc. Les «
dys » ont remplacé les malades, les troubles ont remplacé
les symptômes, ce qui constitue un changement de perspective
essentiel quant aux critères de partage du normal et du pathologique.
Ce glissement d’apparence « technique » entre
« les troubles » et les « symptômes »
s’avère lourd de conséquences épistémologiques
et politiques. Et il se déduit justement de cette confusion
imméritée de l’anomalie et du pathologique,
du sens statistique de la norme et de son sens normatif.
Comme le montre Canguilhem [29] dès 1943 dans Le normal
et le pathologique, la confusion entre l’anomalie et le pathologique
est loin d’être innocente tant sur le plan épistémologique
que politique. L’anomalie, en toute rigueur sémantique
désigne un fait bizarre, c’est un terme descriptif
pour rendre compte d’un phénomène insolite,
inaccoutumé, irrégulier, une variation individuelle.
C’est « un concept purement empirique ou descriptif,
elle [l’anomalie] est un écart statistique [30] ».
Toute anomalie n’est pas anormale ou pathologique et Canguilhem
donne les exemples, du pied-bot, du bec-de-lièvre ou du situs
inversus, voire de l’hémophilie dans certaines conditions
ou encore parfois des mutations génétiques favorisant
la diversification d’une espèce. « Anomalie »
vient du grec anomalia qui signifie « inégalité
», « aspérité », « rugueux
», « irrégulier », « inégal
», au sens qu’on donne à ces mots en parlant
d’un terrain. Or une confusion étymologique que l’on
pourrait élever à la dignité d’un lapsus
psychanalytique a conduit parfois à l’erreur consistant
à faire dériver « anomalie » de nomos
qui signifie « loi ». Façon de transformer l’anormal
en hors-la-loi…
Nous voyons l’importance en médecine et en psychiatrie
de cette confusion entre l’anomalie, l’anormalité
et l’illégalité, sa portée anthropologique
et ses conséquences tout autant épistémologiques
que politiques. Mais d’ores et déjà, notons
avec Canguilhem que la saisie de l’anomalie dans le champ
des pratiques de santé ne se réalise presque toujours
qu’en tant que concept empirique pris dans un cadre normatif
qui fait apparaître l’anomalie comme une pathologie
en puissance. L’anomalie n’est plus un fait anatomiquement
décrit, une variation individuelle définie par un
écart statistique, mais elle devient le signe d’une
différence normative suspecte, à même de contrarier
le bon fonctionnement organique ou comportemental.
A contrario de la tendance qui cherche dans la moyenne l’équivalent
objectif et scientifique du normal, Canguilhem montre que c’est
la moyenne qui demeure subordonnée à la norme. Une
santé parfaite est anormale du point de vue de la statistique,
mais normale du point de vue de l’idéal de l’espèce.
Les variations de la durée de vie moyenne au cours des âges,
39 ans en 1865, 52 ans en 1920 et 73 ans en 2000 en France pour
les individus de sexe masculin, révèlent que les normes
statistiques se trouvent entièrement déterminées
par un cadre social normatif. Ce dernier donne à la moyenne
son véritable sens qui implique tout autant les conditions
sociales de la vie à une époque donnée que
les possibilités physiologiques de l’humain. Canguilhem
écrit : « La durée de vie moyenne n’est
pas la durée de vie biologiquement normale, mais elle est
en un sens la durée de vie socialement normative. Dans ce
cas encore, la norme ne se déduit pas de la moyenne, mais
se traduit dans la moyenne [31]. » La vie n’a pas d’autre
finalité que sa propre réalisation, l’accomplissement
de ses processus par lesquels elle prend des formes et des allures
plus ou moins stabilisées, plus ou moins aléatoires
mais dépourvues de signification. C’est la connaissance
du vivant, sa normation sociale et psychologique qui lui confère
un sens d’existence plus ou moins qualifiée par les
exigences propres à un individu singulier, à son milieu
social et à la culture de son temps.
Bien sûr, nous avons tous à l’esprit les notions
philosophiques de « vie indigne d’être vécue
», formule qui a donné aux politiques d’extermination
nazies les motifs idéologiques des atrocités et des
barbaries. Mais il y a plus insidieusement, au cœur de nos
sociétés contemporaines, un courant utilitariste qui
recycle gaiement les notions de « qualité de vie »
en prônant par exemple, comme nous l’avons vu au début
de ce travail, « le devoir de mourir » lorsqu’on
devient un fardeau pour sa famille et le système de santé.
Les normes constituent le point où se croisent la science
et l’éthique, le fait biologique et le jugement de
valeur, l’organisme et la parole. Proposer pour les sociétés
humaines une organisation politique fondée sur les sciences
du vivant, c’est, comme le rappelle encore Canguilhem, «
au fond rêver d’un retour non pas même aux sociétés
archaïques mais aux sociétés animales [32] ».
Le modèle animal, modèle expérimental par excellence,
constitue de nos jours la justification suprême des rhétoriques
scientifiques.
C’est en expérimentant sur les souris mutantes que
l’on va chercher l’allèle du chromosome de la
schizophrénie, celui de la fidélité conjugale
ou encore les gens porteurs des vulnérabilités à
la dépression suicidaire [33] ou au trouble des conduites.
Les modèles de conjugalité et de parentalité
tendent à relever davantage des récepteurs d’Ocytocine
des campagnols des plaines et des campagnols des montagnes que des
modèles sociaux ou des singularités d’une histoire
subjective. Il est plus commode socialement parlant de dénicher
l’origine cérébrovasculaire de la dépression
des seniors par la mise en évidence à l’IRM
d’une lésion de la substance blanche cérébrale
[34] que de rechercher les facteurs psychologiques et sociaux qui
pourraient la favoriser. Il est plus normal socialement parlant
d’impliquer l’amygdale droite et le cortex cingulaire
antérieur rostral dans la neurobiologie de l’optimisme
[35] que d’analyser les conditions sociales et psychologiques
de ce pathos. De même, il est socialement parlant plus correct
d’apprendre aux enfants la compassion [36] en les entraînant
aux rudiments d’une méditation tibétaine contrôlée
par l’IRM du cerveau que de remettre en cause les conditions
sociales et psychologiques de leur environnement qui pourraient
les conduire à manquer d’empathie pour autrui. La mise
en évidence de la vulnérabilité génétique
dans les comportements dysfonctionnels comme le trouble de l’hyperactivité,
le trouble des conduites, les troubles addictifs et les troubles
dépressifs, invite socialement parlant à faire toujours
davantage l’impasse sur ce que de tels symptômes doivent
à la substance éthique de la société
au sein de laquelle ils apparaissent. Que dire alors en Inde de
cette implication de l’IRM du cerveau pour détecter
le mensonge et condamner une jeune femme pour meurtre, élevant
ainsi la foi dans une image cérébrale à la
dignité d’une preuve irréfutable [37] ?
Il ne s’agit pas de contester la validité épistémologique
des recherches scientifiques dès lors qu’elles ne prétendent
pas rendre compte des phénomènes de la vie ordinaire
et qu’elles se limitent à l’exposé des
données partielles produites comme des artefacts du laboratoire.
Par contre, il convient de s’interroger sur le savoir culturel
dont émergent ces idéologies scientifiques et dont
elles tendent en retour de recoder les sensibilités psychologiques
et sociales.
Les mutations, à la fois technologiques, juridiques et culturelles
dévoilent le caractère artificiel et conventionnel
des définitions du vivant, de l’humain, du sujet et
de son corps. En ce sens, la médecine et de manière
générale les pratiques de santé constituent
aujourd’hui ces problèmes de l’homme concret
qui appelle, plus que jamais, la réflexion critique et philosophique.
La volonté de naturalisation de ces questions philosophiques
par la science positive comporte des risques politiques et anthropologiques
considérables. On ne saurait oublier que le fait biologique
inclut en amont comme en aval des éléments qui lui
sont extrinsèques et qui participent pourtant à déterminer
sa signification. À devoir faire l’impasse sur ce principe
épistémologique élémentaire selon lequel
le fait scientifique se donne comme un artefact, on serait conduit
à rappeler avec l’humour de Canguilhem que : «
Les hérissons, en tant que tels, ne traversent pas les routes.
Ils explorent à leur façon de hérisson leur
milieu de hérisson, en fonction de leurs impulsions alimentaires
et sexuelles. En revanche, ce sont les routes de l’homme qui
traversent le milieu du hérisson. […] Or, la méthode
expérimentale […] c’est aussi une sorte de route
que l’homme biologiste trace dans le monde du hérisson
[38]. »
C’est d’ailleurs ce qui fait l’impossibilité
de définir scientifiquement la santé. Il n’y
a pas de science de la santé. La santé n’est
pas un concept scientifique, c’est un concept vulgaire, trivial,
commun, à la portée de tous, comme nous le rappelle
encore Canguilhem : « La santé n’est pas seulement
la vie dans le silence des organes, c’est aussi la vie dans
la discrétion des rapports sociaux [39] . » À
oublier cela, le savoir médical et les pratiques de santé
réalisent un gommage anthropologique du vivant au nom d’exigences
comptables objectives et d’idéologies scientifiques.
Dans ce désaveu tout autant du sens existentiel de la maladie
que de ses valeurs sociopolitiques, de tels dispositifs de santé
révèlent bien malgré eux que pour la logique
des faits, il n’y a aucun représentant possible qui
ne soit immergé dans un monde de valeurs éthiques
et de pouvoir politique. Comme l’écrit encore Canguilhem
: « La quantité c’est la qualité niée,
mais non la qualité supprimée [40]. »
Prenons l’exemple de la définition que l’OMS
donne en 1947 de la santé : « La santé comme
un état de complet bien-être physique, mental et social,
qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité.
» Nous constatons d’une part, que cette définition
provient des aspirations culturelles de l’époque, celle
de la Libération, et d’autre part, que nos conduites
et nos comportements tendent toujours davantage à être
placés du début à la fin de la vie sous le
magister médical depuis le XVIII e siècle. À
ce titre, c’est un pas supplémentaire accompli dans
la rationalisation de nos existences propre au capitalisme. Max
Weber a montré que d’une part, « nous ne cessons
de constater – y compris pour des sphères de conduite
de vie qui évoluent (apparemment) indépendamment les
unes des autres – que c’est en Occident, et seulement
en Occident que se sont développés certains modes
de rationalisation [41] », et d’autre part, que «
liée à la rationalisation de la technique et à
celle du droit, l’émergence du rationalisme économique
fut en effet également tributaire de la capacité et
de la disposition des hommes à adopter des formes spécifiques
de conduite de vie pratique et rationnelle [42] ».
Cette rationalisation des conduites dans notre civilisation va
toujours davantage prendre la forme d’une médicalisation
de l’existence.
C’est en ce sens que la normalisation sociale permise par
les pratiques de santé révèle que la notion
de « norme » n’est pas seulement « polémique
» (avec Canguilhem), mais aussi « politique »
(avec Foucault).
Une société de la norme et une politique
des conduites
Nous avons vu avec Georges Canguilhem que les normes se révèlent
comme l’ensemble des exigences imposées aux existences,
le concept par lequel le vivant confère des valeurs aux événements
de la vie. Ce faisant, Canguilhem fait litière des prétentions
positivistes qui méconnaissent le caractère construit
des jugements scientifiques en montrant qu’un impensé
normatif se cache toujours derrière les énoncés
en apparence les plus formels. Mais c’est sous l’influence
de son élève Michel Foucault que lors de la deuxième
édition du Normal et pathologique en 1966, il repose autrement
la question des normes, non seulement approchées comme régulation
interne du vivant qui cherche à se connaître, mais
davantage comme prescription sociale, produit et opérateur
d’une normalisation que le pouvoir exige de la rationalisation
des modes de vie propres au machinisme industriel des civilisations
occidentales. Il ne s’agit plus seulement d’un impensé
moral du jugement scientifique, mais bien davantage d’un impensé
social.
Georges Canguilhem montre « comment une norme technique renvoie
de proche en proche à une idée de la société
et de sa hiérarchie de valeurs [43] », « comment
par le biais de leur relation à l’économie,
l’activité technique et sa normalisation entrent en
rapport avec l’ordre juridique [44] » et enfin comment
la « co-relativité dans un système social tend
à faire de ce système une organisation [45] ».
La problématique philosophique des normes se déplace
: il n’est plus simplement question de les envisager comme
le produit de jugements de valeurs cachés derrière
des jugements d’existence, mais de les considérer comme
le résultat de dispositifs de normalisation sociale nécessaires
au Pouvoir de la société. Et nous entendons ici le
terme de dispositif au sens fort tel que Giorgio Agamben le définit
après Foucault : « J’appelle dispositif tout
ce qui a d’une manière ou d’une autre, la capacité
de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter,
de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les
conduites, les opinions et les discours des êtres vivants
[46]. »
Cette solidarité du pouvoir, du droit et de la vérité
s’organise de manière très particulière
pour fabriquer un sujet selon une matrice de subjectivation qui
l’individualise autant qu’elle le conformise dans les
replis les plus intimes de son existence. Le droit, bien sûr,
est le dispositif d’assujettissement le plus ouvertement impératif
par lequel la soumission et l’obéissance deviennent
des obligations légales régulant les moindres détails
de notre existence ordinaire. Cette sujétion de l’intime
par la loi se pare aujourd’hui dans son « économie
de discours de la langue » des « sciences du bien-être
». La soumission sociale opère aujourd’hui non
au niveau de la transcendance des discours religieux ou souverains,
mais par des techniques d’assujettissement, des procédures
légales qui captent les corps, dirigent les gestes, modèlent
les comportements au nom de discours de vérité produits
par les institutions de la science. C’est dans les sciences
que le pouvoir va chercher la légitimité au nom de
laquelle il peut produire ses effets de domination sociale et réguler
les liens sociaux nécessaires à son économie,
économie dans tous les sens du terme. Michel Foucault écrit
: « Le pouvoir ne cesse de questionner, de nous questionner
; il ne cesse d’enquêter, d’enregistrer ; il institutionnalise
la recherche de la vérité, il la professionnalise,
il la récompense ; nous avons à produire la vérité
comme, après tout, nous avons à produire des richesses,
et nous avons à produire la vérité pour pouvoir
produire des richesses. Et, d’un autre côté,
nous sommes également soumis à la vérité,
en ce sens que la vérité fait loi ; c’est le
discours vrai qui, pour une part au moins, décide ; il véhicule
lui-même des effets de pouvoir [47]. »
Nous ne sommes plus dans des sociétés disciplinaires
qui au nom de la transcendance imposent souverainement leurs lois.
Nous ne sommes plus simplement dans des sociétés juridiques
articulées essentiellement à la loi pour normer les
individus, nous devenons tous les jours davantage une société
articulée à la norme. Cela ne veut pas dire que le
pouvoir de la loi soit en train de disparaître ou de régresser,
mais seulement qu’il doit sans cesse s’intégrer
à un pouvoir plus général qui est celui de
la norme. Ce pouvoir de normalisation de nos sociétés
sécuritaires, nous en apercevons d’autant mieux la
structure que nous l’exhumons de ces réseaux capillaires
d’assujettissement qui s’enracinent profondément
dans la gestion intime de nos existences ordinaires. C’est
dans les extrémités en apparence les plus éloignées
de la domination sociale que s’insèrent et se densifient
le plus intensément les effets de pouvoir et d’assujettissement.
C’est d’ailleurs à notre époque, bien
souvent, au nom même de la liberté que se créent
de « nouvelles formes de servitude [48] ». Dans la sourde
et discrète matérialité des dispositifs de
sécurité, de surveillance et de contrôle social,
se noue aujourd’hui un lien toujours plus paradoxal entre
l’individu et le pouvoir. Dans la famille, à l’école,
au travail, dans le soin, le loisir, la sexualité comme le
crime, s’inscrivent insidieusement des nouvelles normes sociales
comme autant de produits et d’opérateurs des dispositifs
de normalisation. Ces dispositifs de normalisation s’imposent
moins au sujet qu’ils ne le fabriquent. Michel Foucault écrit
: « Le pouvoir fonctionne, le pouvoir s’exerce en réseau
et, sur ce réseau, non seulement les individus circulent,
mais ils sont toujours en position de subir et aussi d’exercer
ce pouvoir ; ils ne sont jamais la cible inerte ou consentante du
pouvoir, ils en sont toujours les relais. Autrement dit, le pouvoir
transite par les individus, il ne s’applique pas à
eux. […]. L’individu est un effet du pouvoir et il est
en même temps, dans la mesure même où il est
un effet, un relais : le pouvoir transite par l’individu qu’il
a constitué [49]. » Le pouvoir est ici tout autant
ce qui « mutile » l’individu que ce qui le fait
advenir.
Cette société de la norme exige des systèmes
de surveillance, de contrôle et de gouvernementalité
des conduites différents de ceux des sociétés
disciplinaires. Elle se préoccupe moins par exemple de sanctionner
le crime que de prévenir les risques de criminalité
et de déviance des individus et des populations soupçonnés
par la science de pouvoir devenir dangereux. Au risque de pénaliser
les problèmes sociaux en les médicalisant, la société
de normalisation demande toujours davantage à la psychiatrie
par exemple de dire « comment le criminel ressemblait à
son crime avant même de l’avoir commis » (Foucault).
Comme au XIX e siècle, le pouvoir de la psychiatrie cible
l’enfance comme une pièce charnière de son dispositif
dans la saisie des conduites et des troubles déviants en
les éloignant toujours davantage de la folie et du délire.
Il suffit pour cela de configurer les conduites pathologiques comme
des syndromes qui se réfèrent à l’état
général des anomalies. Par la nosographie des syndromes,
des excentricités, des irrégularités, la psychiatrie
vient toujours plus substituer à l’analyse des grandes
structures pathologiques l’expertise généralisée
des comportements. La nouvelle psychiatrie renoue ainsi secrètement
avec la psychiatrie du XIX e siècle. Elle prend sa référence
dans le développement normatif des individus en faisant l’impasse
sur le pathos des souffrances psychiques et sociales. Ce n’est
plus la maladie mentale qui l’intéresse mais tout «
ce petit peuple des anormaux » qu’il s’agit de
dépister le plus férocement et le plus précocement
possible pour rendre compte de leur « trajectoire d’agression
physique », quitte à leur ouvrir la « carrière
» des exclus par une prophétie autoréalisatrice.
Norbert Elias avait en son temps démonté ces logiques
de l’exclusion et de la discrimination [50]. Il ne manque
à cette nouvelle psychiatrie hantée par son ancêtre
du XIX e siècle que le concept de dégénérescence
pour lui permettre de sortir de l’impasse des localisations
cérébrales des maladies mentales à laquelle
l’invite sous une forme relookée la neurobiologie des
comportements. Peut-être faut-il chercher dans les notions
de vulnérabilité génétique et d’héritabilité
l’euphémisme susceptible de rendre acceptable aujourd’hui
pour notre culture le lourd héritage des diagnostics de «
dégénérés » ?
Cette police des conduites des individus et des populations n’est
possible aujourd’hui dans notre culture libérale que
parce que les pratiques de santé qui l’accompagnent
ou la mettent en œuvre peuvent se revendiquer de l’institution
scientifique. Le pouvoir médical et ses annexes, la psychologie,
l’éducation ou le travail social, peuvent assurer une
visibilité incessante, une classification, une qualification
permanentes des individus parce qu’ils sont susceptibles de
dire le vrai sur le vrai. Et cela même lorsque les conditions
de production du vrai doivent davantage aux rhétoriques de
propagande sociale, industrielles ou politiques qu’aux exigences
scientifiques elles-mêmes.
Bien sûr, toutes les pratiques de santé ne se valent
pas au regard de leur enracinement dans le fait scientifique, quand
bien même toutes, comme nous avons pu le montrer, incluent
des jugements normatifs et prescriptifs implicites. Là encore,
Foucault nous indique la voie : on ne saurait traiter de la même
manière la médecine et la psychiatrie ou la psychologie.
La médecine participe au contrôle social, produit des
effets d’assujettissement, sert de couverture à des
intérêts sociaux, politiques et industriels, mais elle
repose aussi sur des politiques de soin et de recherche qui obéissent
à leurs propres logiques. Ce qui ne veut pas dire pour autant
que le pouvoir ne tente pas d’inclure dans la manière
de penser et d’agir des praticiens du soin des modèles
de normalisation sociale, nous y reviendrons. Simplement, comme
le remarque Foucault : « On ne peut pas traiter du même
souffle la médecine et la psychiatrie, qui, elle, fonctionne
sans rapport, sauf imaginaire, avec un savoir de type scientifique.
La critique ne se situe pas au même niveau [51]. »
C’est ici sans doute qu’il nous faut comprendre et
situer aujourd’hui en psychopathologie cet impérialisme
arrogant de l’objectivisme médical et technique dont
les expertises prétendues scientifiques en santé mentale
[52] annoncent chaque jour la bonne parole dans un « marché
» du soin maquillé en salut messianique.
Cette traçabilité des comportements capable de favoriser
le repérage des contre-conduites s’en trouve favorisée
par une médicalisation de l’existence [53] qui a accru
toujours davantage ses forces morales et normatives. Cette rationalité
sanitaire a atteint un point tel que rien ne ressemble plus à
un malade potentiel qu’un homme ordinaire. Et pour le nouveau
sujet de la santé mentale, rien ne ressemble autant à
un déviant qu’un homme ordinaire. De la même
manière qu’aux yeux de l’autorité, rien
ne ressemble autant à un terroriste qu’un homme ordinaire.
Pour les dispositifs de santé mentale, tout individu est
susceptible de devenir suspect de « troubles du comportement
». Néanmoins ces « suspects » ne sont plus
mis en quarantaine mais se trouvent disséminés dans
la Cité, dans son intimité même. Ils deviennent
des « exclus de l’intime [54] ».
Ces dispositifs de surveillance et de normalisation se parent d’une
idéologie médicale qui fait de la maladie mentale
une maladie comme les autres, du psychiatre un médecin spécialiste
comme un autre, des traitements psychiatriques des soins médicaux
comme les autres assujettis à la même logique des essais
cliniques et de l’évaluation « scientifique »
de la médecine par les preuves, etc. On voit ici comment
les objets spécifiques de la psychopathologie, qu’il
s’agisse de la folie ou de la souffrance psychique, produits
par ses méthodes et ses thérapeutiques devaient être
dissous par la logique médico-économique de l’évaluation
sanitaire. Ce reste irréductible à la logique médicale
qui depuis des siècles avec la folie et l’hystérie
trouble le paysage ordonné du savoir anatomo-physio-pathologique,
serait enfin réduit, contraint à rendre gorge sous
les effets conjugués de l’imagerie cérébrale
qui « visualise » l’âme, du système
dopaminergique qui la « substantifie », des antipsychotiques
qui la « modifient » et des thérapies cognitivo-comportementales
qui la « redressent ». On pourrait enfin transformer
la schizophrénie en catégorie médicale comme
une autre, avec ses risques plus ou moins grands, ses évolutions
plus ou moins cycliques et sa prévention chimique plus ou
moins précoce. Peu importe d’ailleurs que de telles
expertises soient contestées et contestables. Elles assurent
une performativité sociale en rendant commensurable ce qui
ne l’est pas forcément et en réalisant ainsi
une véritable civilisation libérale des mœurs
comme des façons de penser le lien social, la subjectivité
et leurs pathologies.
Par de nouveaux dispositifs de « séquestration »
sociale, la psychiatrie postmoderne s’avère à
la fois davantage totalitaire et toujours plus libérale.
Au nom de la prévention et du dépistage des risques
sanitaires et sociaux, elle prétend diriger démocratiquement
les conduites et les comportements des populations dans les replis
les plus intimes de leur existence tout en requérant formellement
le consentement des individus à cette servitude [55].
Cette « détection des anomalies » du développement
psychique réalisée précocement, dès
la maternelle et l’école primaire, constitue un des
objectifs prioritaires définis par le rapport « Sur
la santé mentale de l’enfant de la maternelle à
la fin de l’école élémentaire »,
adopté par l’Académie nationale de médecine
en séance du 24 juin 2003. L’école, les enseignants
et les parents se trouvent invités à devoir toujours
davantage contribuer à la détection des anomalies
du développement physique, mental, intellectuel et à
celle des troubles sensoriels et psychomoteurs. Les responsabilités
parentales et pédagogiques se trouvent « débordées
» par des « protocoles » codifiés de détection
des anomalies auxquels les parents et les enseignants seraient initiés.
Cette mission normative excède les finalités sur lesquelles
la famille et l’école se sont fondées pour toujours
plus, dans une structure qui dissocie le diagnostic et le soin,
contribuer à la mise en place de dispositifs de « surveillance
mutuelle ». Par une véritable passion « normative
», les parents et les enseignants se voient invités
à contribuer à une œuvre de salut public qui
ne cache pas ses ambitions morales.
Nos diagnostics en psychopathologie en disent au moins autant sur
la « substance éthique » d’une culture
que sur la souffrance des patients et davantage encore sur le mode
de formation des praticiens qui les prennent en charge. C’est
en ce sens par exemple que l’on a tenté de dire comment
« la dépression est devenue une épidémie
[56] » et plus encore comment sa prise en charge médicamenteuse
s’est progressivement légitimée en médecine
générale [57] à partir de 1975, en déconnectant
les troubles dépressifs des entités psychiatriques
classiques comme la mélancolie. C’est en ce sens également
qu’il s’avère aujourd’hui impossible de
ne pas reconnaître dans les troubles du comportement portés
au spectacle de l’opinion publique – troubles oppositionnels,
troubles de l’attention et hyperactivité, troubles
des conduites, suicide, dépression, addiction, troubles alimentaires
et « dys » de toutes sortes – la substance éthique
de la culture de ceux-là même qui les posent.
Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse,
on ne peut que le constater, aucun diagnostic ne procède
d’une naturalité scientifique épargnant à
ceux qui le posent les souffrances et les joies de la réflexion
critique. C’est d’ailleurs au sein même d’un
espace social fondé sur la parole que l’intelligibilité
rationnelle du monde grec a fait son apparition [58].
Ce désenchantement contemporain du monde se situe à
la croisée de plusieurs chemins, celui d’une culture
anthropotechnique [59] au sein de laquelle l’humain s’appareillerait
toujours davantage aux techniques, celui d’une « religion
de la santé » qui confère toujours plus aux
sciences du vivant une mission éthique et enfin celui d’une
rationalisation des valeurs morales et sociales par le positivisme
économique. Max Weber considérait que la rationalisation
du monde se caractérisait par un affinement des techniques
de calcul et que jamais autant qu’en Occident l’ascèse
utilitariste n’avait façonné les conduites morales
et sociales des individus. « Ce romantisme des chiffres [qui]
exerce une fascination magique et irrésistible [60] »
étend de manière infinie son emprise dans la logique
de l’évaluation généralisée des
conduites et des discours, au point que se rétrécissent
toujours davantage les espaces privés et publics. C’est
précisément là que se situe le point d’appel
à la psychanalyse et à la politique. L’objectivisme
médical et technique qui tend à éliminer le
soin psychique au profit d’une « naturalisation »
des déviants, des « anomaliques [61] » réalise
un « gommage anthropologique [62] » des souffrances
psychiques et sociales, en participant à une nouvelle stigmatisation
des populations défavorisées. Quant au reste de ces
constructions de physiologie des comportements, il se trouve recyclé
par des stratégies de « management » des conduites
[63] qui vont éduquer l’individu à mieux se
gouverner lui-même dans ses propres intérêts.
Cet « homme comportemental [64] [» se trouve rabaissé
à l’indignité d’une figure anthropologique
d’un individu conçu comme une micro-entreprise économique
auquel on peut appliquer les modèles, les stratégies
et les lois du marché. Cette extension hyperbolique des modèles
d’analyse économique accompagne une nouvelle religion
qui attribue une valeur sacrée et ontologique aux réalités
du marché.
Au sein même des lieux de soin, de culture et de recherche,
la logique gestionnaire prévaut au point qu’elle se
trouve appelée de tous leurs vœux par les acteurs eux-mêmes.
Une conception managériale du soin
La lecture du rapport de mission de Guy Vallancien [65] remis en
juillet 2008 au ministre de la Santé sur « la place
et le rôle des nouvelles instances hospitalières [66]
» dans le cadre de la réforme de la gouvernance des
établissements ne manque pas de nous laisser pantois. Il
va de soi que notre analyse se limite ici strictement aux «
effets de discours » de ce rapport, sans devoir en discuter
le bien-fondé technique. La chose est d’importance
car nous avons tellement pris l’habitude de confier aux experts
le soin de diriger notre vie que nous nous interdisons par une véritable
autocensure sociale de réagir à leurs propos. Or la
matière de toute expertise ne relève pas seulement
du motif technique, scientifique ou professionnel qui l’occasionne,
mais se révèle tout autant comme un fait de civilisation
[67] par le style dans lequel elle se donne. Et nous devons dire
que là véritablement, le professeur Vallancien nous
simplifie la tâche et illustre dans les moindres détails
cette thèse. Le rapport de la commission Larcher avait généreusement
distribué les cartes d’une réforme hospitalière
par laquelle la logique gestionnaire et l’esprit managérial
devaient s’imposer aux établissements de soin : «
mieux gérer les flux de patients non programmés »
; développer « une politique d’évaluation
de la satisfaction des usagers » ; former aux « fonctions
de management […], de communication avec le patient »
devient un enjeu principal ; les facteurs de la réforme doivent
conduire à « accroître la concurrence entre établissements
» ; « le directeur doit être un manager d’excellence,
formé et évalué régulièrement
» ; il convient de « dynamiser la gestion des directeurs
d’hôpitaux […] sur des critères managériaux
» ; pour les chefs d’établissement s’impose
une « validation des qualifications des candidats selon les
méthodes mises au point par les cabinets de recrutement pour
les cadres dirigeants d’entreprise [68] ». Mais avec
le président Larcher, le style du rapport conservait l’équilibre,
la rondeur et la bonhomie du langage sénatorial. Le professeur
Vallancien joue plutôt dans la cour des grands patrons de
médecine, convaincus que tous leurs malheurs et les dysfonctionnements
de leurs services proviennent des « pollutions internes et
externes multiples » qui perturbent leur autorité et
qui sont orchestrées par des « puissances qui ne veulent
pas du changement ». Aussi dans ce rapport du professeur Vallancien
l’expression de « culture managériale »
en arrive-t-elle à jouer en tant que remède, le rôle
que le foie jouait naguère dans la cause des maladies pour
les médecins de Molière. La culture managériale
devient le fétiche, la panacée, le parangon de toutes
les vertus, qui délivrerait d’une « gouvernance
hospitalière [qui] reste bloquée sur une pierre, les
pieds mouillés au milieu du gué, incapable de choisir
entre les habitudes administratives protectrices et le vrai risque
managérial ». Ce rapport est un hymne énamouré
aux bienfaits de la libre entreprise appliquée à l’hôpital
public, un éloge emphatique et naïf à un «
management serein » permettant « une chaîne de
production de soins » pour des établissements qui auraient
le courage de penser « en termes d’efficacité
» en s’engageant dans une « démarche de
benchmark intelligente ». À cette condition les établissements
publics cesseront de « perdre des parts de marché […]
en rationalisant leur production centrée sur le soin ».
Bref, dans un langage qui prône « l’évaluation
objective des hommes » tout en s’abandonnant aux délices
compulsivement boulimiques des métaphores, l’auteur
martèle tout au long de ce rapport que l’hôpital
est une entreprise comme une autre et qu’il faut lui imposer
« une véritable éthique de production »
lui permettant de ne plus vivre sur cette obsolète «
notion de métier avec tous les cloisonnements qu’une
telle division génère » à remplacer par
« la notion d’entreprise où les employés
travaillent à un même projet ». On pourrait multiplier
à l’infini et cruellement les exemples. Un dernier
suffira pour illustrer le style de discours qui fait de l’entreprise
la matrice de subjectivation et de contrôle social de l’établissement
de soins : après avoir posé la question de savoir
si l’organisation de l’hôpital peut se faire sur
la base d’un modèle industriel, le professeur Vallancien
évoque « les trois questions clés qui se posent
à toute entreprise quelque (sic) soit son statut public ou
privé :
Quel est mon cœur de métier ?
Suis-je une entreprise différente des autres ?
Comment puis-je établir une gouvernance qui respecte les
personnels tout en les mobilisant dans une dynamique de production
accélérée [69] ? »
Qui est ce « je » ? L’entreprise prendrait-elle
la place du sujet ou le professeur Vallancien en vient-il à
se considérer lui-même comme une entreprise ?
Ce qui nous intéresse à la lecture de ce rapport
concerne moins pour une fois l’éthique et la politique
du soin que le dispositif de l’évaluation qui se trouve
placé au cœur même de cette réforme de
la gouvernance hospitalière. Et quand nous disons «
placé », c’est ici un euphémisme tant
le propos est clair et brutal. Ce qui nous intéresse justement
dans ce cas précis, c’est l’invitation de l’expert
à recoder nos sensibilités psychologiques et sociales
du soin sur le modèle de l’entreprise, élevé
à la dignité d’un médicament miraculeux
des pathologies de l’hôpital.
Peut-être conviendrait-il d’inviter l’auteur
à réfléchir au moins en tant que citoyen, c’est
le droit réservataire qu’ici nous nous accordons, à
la pertinence aujourd’hui de ce modèle entrepreneurial
et de cette logique managériale dont la plupart des économistes
et des sociologues nous disent l’obsolescence. C’est
même une des souffrances des plus communément reconnues
par les sociologues et les psys qu’aujourd’hui les managers,
les entrepreneurs, les cadres et les salariés se trouvent
toujours plus piégés par la logique économique
du capitalisme financier au mépris des canons traditionnels
de la rationalité industrielle. Cet idéal de performance
auquel les rapports Larcher et Vallancien se réclament à
l’envi a fait place à une fluidité, une liquidité,
une volatilité et une instantanéité des investissements
qui pulvérisent tout autant les organisations que les individus
qui y travaillent. Cette pathologie de l’urgence envahit nos
vies [70], sacre dans nos existences le règne du court terme
et corrode les individus comme les institutions. Alors, si Guy Vallancien
veut trouver un modèle de gouvernance up to date et rentable
à court terme, c’est davantage du côté
des fonds de pension et des stock-options qu’il devrait le
chercher que du management ou de l’entreprise.
En ce point de notre réflexion, il ne s’agit plus
d’étudier la validité des dispositifs actuels
de l’évaluation mais d’essayer d’approcher
les conditions sociales et politiques qui les ont rendus possibles.
Nous sommes entrés de plain-pied dans une civilisation de
l’évaluation généralisée à
l’ensemble des secteurs de l’existence, qui en fait
un ensemble de règles et de contraintes propres à
un certain type de discours, en particulier scientifique que Foucault
définit comme « régime du savoir » : «
Le mot savoir indique toutes les procédures et tous les effets
de connaissance qu’un champ spécifique est disposé
à accepter à un moment donné [71]. »
Si des dispositifs d’évaluation numérique s’imposent
aussi facilement dans le champ universitaire avec la bibliométrie,
comme dans celui du soin avec les indicateurs de performance et
de productivité des activités de soin, ou bien en
politique avec la déferlante des sondages d’opinion
et les dérives d’une gouvernance à vue médiatique,
ou encore dans l’éducation et la prévention
avec l’obsession sécuritaire des dispositifs de mesure
du développement cognitif, émotionnel et social, c’est
bien parce que nous nous trouvons en présence d’une
catégorie nouvelle de penser la vie et la raison.
Pour conclure
Nous sommes en présence d’une nouvelle figure de rationalité
propre aux nouvelles formes du capitalisme qui prescrit de penser
l’ordre du monde physique, psychique et social selon un modèle
au sein duquel tout devient commensurable pourvu qu’on l’ait
préalablement homogénéisé, standardisé
sous une forme numérique. L’émergence de cette
civilisation numérique qui segmente et analyse toute activité
comme une série d’actes commensurables procède
de la mise en place de dispositifs d’initiation sociale à
cette manière de penser le monde, le rapport à soi-même
et aux autres. Cette numérisation du monde constitue l’artifice
par lequel s’établit une communauté de savoir
entre des réalités différentes pour lesquelles
cette normalisation se révèle plus ou moins pertinente
et productive. Peu importe la validité de ces procédures
et leur adéquation aux objets et aux pratiques qu’elles
prennent dans leur dispositif, seule compte la servitude volontaire
qu’elle impose aux sujets qui s’y façonnent ou
y résistent avec plus ou moins de bonheur. Là réside
la productivité sociale qui justifie la mise en place de
ces dispositifs. La conception managériale du soin ne constitue
qu’une étape supplémentaire de cette longue
histoire du rationalisme économique occidental qui exerce
une formidable et monstrueuse puissance de contrôle social
et d’asservissement subjectif au nom même des libertés
individuelles et des dispositifs sécuritaires qui les accompagnent.
Les experts au premier rang desquels se placent les scientifiques,
les médecins et les économistes deviennent alors «
les scribes de ces nouvelles servitudes [72] » auxquels les
publicistes n’auront qu’à prêter main-forte
pour imposer à l’opinion publique le goût d’une
« soumission librement consentie [73]».
Face à cette civilisation médico-économique
de l’humain faisant de l’expertise scientifique et technique
la matrice permanente d’un pouvoir politique qui installe
de nouveaux dispositifs d’initiation sociale, nous pourrions
dire avec Adorno : « L’objectivité dans les relations
entre les hommes, qui fait place nette de toute enjolivure idéologique,
est déjà devenue elle-même une idéologie
qui nous invite à traiter les hommes comme des choses [74].
»
Nous rajouterons avec de Tocqueville que le despotisme venu s’établir
de nos jours dans nos régimes démocratiques possède
d’autres caractères que ceux que l’on accordait
traditionnellement aux régimes autoritaires : « Il
serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait
les hommes sans les tourmenter [75]. » D’ailleurs ce
despotisme qui asservit nos contemporains concerne moins les grandes
affaires, les grandes choses, que les petits détails de leur
existence quotidienne. C’est d’ailleurs ce despotisme-là
qu’avait également anticipé de Tocqueville en
dénonçant son plus puissant, son plus dangereux et
son plus secret ressort : « La sujétion dans les petites
affaires se manifeste tous les jours et se fait sentir indistinctement
à tous les citoyens. Elle ne les désespère
point ; mais elle les contrarie sans cesse et elle les porte à
renoncer à l’usage de leur volonté. Elle éteint
peu à peu leur esprit et énerve leur âme [76].
»
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Notes
[1] M. Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France,
1974-1975, Paris, Gallimard, 1999, p. 46.
[2] R. Carton, « Bien assurés », Le Quotidien
du médecin du 10.09.2008.
[3] Ibid.
[4] R. Carton, « Le devoir de mourir », Le Quotidien
du médecin du 26.09.2008.
[5] R. Gori, M.-J. Del Volgo, La santé totalitaire. Essai
sur la médicalisation de l’existence, Paris, Denoël,
2005.
[6] R. Gori, M.-J. Del Volgo, ibid.
[7] E. Renan (1890), L’avenir de la science, Paris, Flammarion,
1995, p. 106.
[8] M. Foucault, Dits et écrits, III 1976-1979, Paris,
Gallimard, 1994, p. 210.
[9] G. Vigarello, Histoire des pratiques de santé. Le sain
et le malsain depuis le Moyen Âge (1993), Paris, Le Seuil,
1999, p. 300-301.
[10] H. Juvin, L’avènement du corps, Paris, Gallimard,
2005, p. 128.
[11] Ah ! le pouvoir des métaphores et des analogies !
[12] M.-C. Benattar, « Amplification du point G dans les
baisses de désir et plaisir féminins », La revue
du praticien, 91,2005,26-30.
[13] É. Weissman, La nouvelle guerre du sexe, Paris, Stock,
2008.
[14] S. Hasendahl, « Discriminations au travail : la tentation
des tests génétiques », Le Quotidien du médecin,
n° 8165,2007, p. 12.
[15] Ce rapport est disponible à l’adresse suivante
: http ://www.ilo.org/declaration
[16] A. Honneth (2005), La réification. Petit traité
de théorie critique, Paris, Gallimard, 2007.
[17] A. Honneth, 2005, op. cit., p. 121.
[18] À la une : Caméras, biométrie…
la CNIL lance une « alerte à la société
de surveillance », AFP de juillet 2007.
[19] Cité par S. Hasendhal, « Un avis du CCNE. La
hantise sécuritaire grignote l’espace de liberté
», Le Quotidien du médecin du 4 juin 2007, n° 8177.
[20] N. Negroponte, L’Homme numérique, Paris, Robert
Laffont, 1995, p. 257.
[21] Cf le BO de l’Éducation nationale du 11 novembre
2003 incitant au « fichage » des enfants psychologiquement
à risques. Qui évaluera les effets de telles prophéties
sociales et leur tendance à l’autoréalisation
?
[22] R. Gori et M.-J. Del Volgo, 2008, Exilés de l’intime.
La médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre
économique, Paris, Denoël.
[23] J.-M. Azorin, « Vers une clinique des gens fragiles
», Brochure du laboratoire Lily, mars 2004, p. 21-22.
[24] Initial severity and antidepressant.
[25] P. Pignarre, Comment la dépression est devenue épidémie,
Paris, Hachette, 2001.
[26] Y. Mamou, « La seconde jeunesse du Prozac »,
Le Monde du 24.01.2007.
[27] Y. Mamou, ibid.
[28] Y. Mamou, ibid.
[29] G. Canguilhem, « Essai sur quelques problèmes
concernant le normal et le pathologique » (1943) suivi des
« Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique
» (1963-66), dans Le normal et le pathologique, Paris, PUF,
1979.
[30] G. Canguilhem, 1979, ibid., p. 82.
[31] G. Canguilhem, ibid., p. 103-104.
[32] G. Canguilhem, ibid., p. 190.
[33] G. Benzadon, « Sous traitement antidépresseur.
Deux gènes pour les idées suicidaires », Le
Quotidien du médecin du 01.10.2007.
[34] G. Benzadon, « L’origine cérébrovasculaire.
La piste blanche de la dépression des seniors », Le
Quotidien du médecin du 9.11.2007.
[35] E. Biet, « Le cerveau des optimistes en zones sûres
», Le Quotidien du médecin du 25.10.2007.
[36] R. Carton, « Compassion », L’histoire du
jour, Le Quotidien du médecin du 27.03.2008.
[37] G. Miller, « Les abus de l’imagerie médicale
», Le courrier international, hors-série « À
votre santé », 2008, p. 20-21.
[38] G. Canguilhem (1965), La connaissance de la vie, Paris, Vrin,
1992, p. 39.
[39] G. Canguilhem, Écrits sur la médecine, Paris,
Le Seuil, 2002, p. 62.
[40] G. Canguilhem, 1979, op. cit., p. 66.
[41] M. Weber, 1904-1905, L’éthique protestante et
l’esprit du capitalisme, Paris, Flammarion, 2002, p. 67.
[42] M. Weber, ibid., p. 63.
[43] G. Canguilhem, 1979, op. cit., p. 183.
[44] G. Canguilhem, ibid., p. 184.
[45] G. Canguilhem, ibid., p. 185.
[46] G. Agamben (2006), Qu’est-ce qu’un dispositif
? Paris, Payot & Rivages, 2007, p. 31.
[47] M. Foucault, Dits et écrits III, op. cit., p. 176.
[48] Y. C. Zarka et les Intempestifs, Critique des nouvelles servitudes,
Paris, PUF, 2007.
[49] M. Foucault, Dits et écrits III, op. cit., p. 180.
[50] Cf. R. Gori, M.-J. Del Volgo, 2008, op. cit.
[51] M. Foucault, Dits et écrits III, op. cit., p. 76.
[52] Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans ! ouvrage
collectif, Toulouse, érès, 2006 ; R. Gori, M.-J. Del
Volgo, 2008, op. cit.
[53] R. Gori, M.-J. Del Volgo, 2005, op. cit.
[54] R. Gori, « Les exclus de l’intime ». Colloque
du TRIP « La peur de l’étranger », hôpital
Sainte-Anne à Paris, le 10 février 2007.
[55] Cf. J.-P. Caverni, R. Gori, 2006 (ouvrage collectif sous
la dir. de) Le consentement. Droit nouveau du patient ou imposture
? Paris, In Press.
[56] P. Pignarre, 2001, op. cit.
[57] C. Legrand, « Les modes de légitimation de la
prescription de médicaments psychotropes en médecine
générale dans la presse professionnelle depuis 1950
», dans A. Ehrenberg, Anne-M. Lovell (sous la direction de),
La maladie mentale en mutation, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 219-228.
[58] J.-P. Vernant (1962), Les origines de la pensée grecque,
Paris, PUF, 2007.
[59] P. Sloterdijk, Règles pour le parc humain : une lettre
en réponse à la Lettre sur l’humanisme d’Heidegger,
Paris, Mille et une nuits, 2000.
[60] M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit
du capitalisme, Paris, Flammarion, 2002, p. 115.
[61] R. Castel, La gestion des risques. De l’antipsychiatrie
à l’après-psychanalyse, Paris, Les Éditions
de Minuit, 1981.
[62] M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège
de France, 1978-1979.
[63] R. Gori, P. Le Coz, L’empire des coachs. Une nouvelle
forme de contrôle social, Paris, Albin Michel, 2006.
[64] É. Roudinesco (1999), Pourquoi la psychanalyse ? Paris,
Flammarion, 2001.
[65] J.-P. Davant, T. Tursz, G. Vallancien avec P. Boncenne, La
révolution médicale, Paris, Le Seuil, 2003.
[66] J. Degain, « Le rapport Vallancien précise le
rôle et les missions des nouvelles instances », Le Quotidien
du médecin n° 8404,2008, p. 4.
[67] R. Gori, M.-J. Del Volgo, 2008, op. cit.
[68] http ://www.lesechos.fr/medias/2008/0410//300256124.pdf
[69] Cf. h http ://www.sante-jeunesse-sports.gouv.fr
[70] N. Aubert, Le culte de l’urgence, Paris, Flammarion,
2003.
[71] M. Foucault cité par G. Agamben, Signatura rerum.
Sur la méthode, Paris, Vrin, 2008, p. 10.
[72] R. Gori, « Les scribes de nos nouvelles servitudes
», Cités, à paraître 2009.
[73] R.-V. Joule, J.-L. Beauvois, La soumission librement consentie,
Paris, PUF, 1998 ; R. Gori, 2008, « L’art des douces
servitudes », Journée d’ars industrialis et le
CIEM sur « Société et télévision
au XXI e siècle, théâtre de la Colline, Paris
le 6 décembre.
[74] T.W. Adorno (1951), Minima Moralia. Réflexions sur
la vie mutilée, Paris, Payot, 2003, p. 51.
[75] A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique,
Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 384.
[76] A. de Tocqueville, ibid., p. 387.
Résumé
L’émergence d’une civilisation numérique
qui segmente et analyse toute activité comme une série
d’actes commensurables procède de la mise en place
de dispositifs d’initiation sociale à une manière
de penser le monde, le rapport à soi-même et aux autres.
Peu importe la validité de ces procédures et leur
adéquation aux objets et aux pratiques qu’elles prennent
dans leur dispositif, seule compte la servitude volontaire qu’elles
imposent aux sujets qui s’y façonnent ou y résistent
avec plus ou moins de bonheur. La conception managériale
du soin ne constitue qu’une étape supplémentaire
de cette longue histoire du rationalisme économique occidental
qui exerce une formidable et monstrueuse vissement subjectif au
nom même des libertés individuelles et des dispositifs
sécuritaires qui les accompagnent. Les experts au premier
rang desquels se placent les scientifiques, les médecins
et les économistes deviennent alors « les scribes de
ces nouvelles servitudes ».
Roland Gori et Marie-José Del Volgo « De la société
de la norme à une conception managériale du soin »,
Connexions 1/2009 (n° 91), p. 123-147.
http://www.cairn.info/revue-connexions-2009-1-page-123.htm
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