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Patrick Ben Soussan
« De quoi Gori est-il le nom ? »
Cliniques méditerranéennes 2/2010 (n° 82), p. 35-52.

Origine : http://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2010-2-page-35.htm

De quoi Gori est-il le nom ? [1]

Patrick Ben Soussan, pédopsychiatre, responsable du département de psychologie clinique, Institut Paoli-Calmettes, Centre régional de lutte contre le cancer Provence-Alpes-Côte-d’Azur ; 232, boulevard Ste-Marguerite, F-13009 Marseille.


« – Or donc, ce qu’il me faut, ce sont des Faits. Vous n’enseignerez à ces garçons et à ces filles que des Faits. Dans la vie on n’a besoin que de Faits. Ne plantez rien d’autre et extirpez tout le reste. Vous ne pouvez former l’esprit d’animaux raisonnables qu’avec des Faits ; rien d’autre ne leur sera jamais d’aucune utilité. C’est d’après ce principe que j’élève mes propres enfants et d’après ce principe que j’élève ces enfants-là. Tenez-vous-en aux Faits, Monsieur [2]. »

Or donc, ce qu’il me faut, c’est vous dire Roland Gori. « Mon » Roland Gori. Qui n’est sans nul doute pas le vôtre. C’est que la figure de cet homme est nombreuse, changeante et pour ceux qui l’ont connu, ou qui le connaissent encore, pour ceux qui ont lu ses livres, ou qui l’ont entendu, son nom en convoque bien d’autres. On n’ouvre pas ses ouvrages, on n’écoute pas ses conférences sans discerner aussitôt une personne, un souffle, ce désir puissant d’appréhender le monde dans tous ses aspects, et particulièrement une passion du travail, de l’étude, de l’exercice ininterrompu de la pensée. Sa culture, immense, est vivante, et très évidemment lui a fait vivre ses multiples vies. Mais elle s’est nourrie des hommes autant que des textes et des concepts, de psychanalyse autant que d’art, d’histoire autant que de littérature et semble ne s’être construite que pour être mieux distribuée. Il y a quelque chose en lui d’un juste qui a répondu des dons de l’esprit, et c’est à sa vaste mémoire, qui paraît d’ailleurs inépuisable, qu’on aimerait parfois recourir pour parler du présent.

On prend malaisément la mesure d’une vie. Celle de Roland Gori reste à écrire, il lui reste à en vivre encore bien des pleins et des déliés. Que pourrais-je du coup en dire, tant mon ignorance et mon incompétence biographique sont ici redoublées ? La chose est suffisamment établie pour que je donne congé à la question mais que sans en attendre le moment – viendra-t-il jamais ? – où réapparaîtraient les conditions de la réponse, je rende justice à quelques figures exceptionnelles qui sous le nom de Gori m’accompagnent depuis une bonne dizaine d’années. Dans son Figures, André Markowicz, poète et traducteur – et quel traducteur ! À son actif, rien de moins que toute l’œuvre de Dostoïevski, toutes les pièces de Shakespeare mais encore, Pouchkine, Tchekhov, Maïakovski… – écrit : « Je suis accompagné par quelques ombres [3]. » Entendez donc bien que ce qui fait le sens et le projet des mots ici bégayés est l’immense bruissement de ces ombres. Ces lignes fourmillent d’échos, d’évocations, de présences fantomatiques : de leur écriture, on pourrait dire qu’elle s’écrit sur l’ombre portée de Gori.

Cela n’est donc qu’une petite déambulation – en quatre parties, ici quatre figures – dans de très personnelles archives à la recherche de « Mon » Gori.

Figure I : Gori n’est pas le nom d’un animal raisonnable !

Singulière assurance, vous en conviendrez.

Je vous propose pourtant de vous en saisir d’emblée. Précisons, des fois que vous me prêteriez quelque dérive zoophile, qu’il s’agit de s’emparer de l’animal au sens de Dickens, version Angleterre, fin du xixe[4]. « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes », écrivait La Fontaine [5], deux siècles plus tôt. Quant à Diderot, un siècle auparavant, il rappelait ce succulent dialogue entre Bordeu et Mademoiselle de Lespinasse :

« Bordeu. – Avez-vous vu au Jardin du Roi, sous une cage de verre, cet orang-outan qui a l’air d’un saint Jean qui prêche au désert ?

Mademoiselle de Lespinasse. – Oui, je l’ai vu.

Bordeu. – Le cardinal de Polignac lui disait un jour : “Parle, et je te baptise [6].” »

Ah ! Cette classique conviction que la parole établit le seuil de l’univers humain. N’est-ce pas Georges Gusdorf, ce grand philosophe et épistémologue, maître d’Althusser et de Foucault, qui attestait que « L’homme est l’animal qui parle [7] » ? De la bête à la personne, la coupure serait-elle ici apposée ? On sait que l’orang-outang n’a pas répondu au cardinal, qu’il n’a pas proféré le moindre mot qui lui aurait décidément fait franchir le seuil de l’animalité à l’humanité. S’il est établi que le langage est la condition nécessaire et suffisante pour entrer dans la patrie humaine, d’aucuns soulignent que l’homme, cet animal parlant, est aussi un animal « comprenant ». Au sens où comprendre c’est bien avoir en soi ce qui est hors de soi. Ce qui est bien éloigné, concédons-le, de cette assurance scientiste qui voudrait que l’homme ait sur toute chose un regard extérieur, capable de tenir à distance son objet.

« Raisonnable » l’animal, précisait Dickens. Gori quant à lui nous invite à penser que notre humanité parfois nous fait perdre la raison, emportée par le flot de quelques paroles qui n’ont pas fait leurs preuves [8] et que la « naturalisation » de l’humain mise en œuvre par les techno-sciences actuelles récuse pouvoir de révélation et fonction symbolique de cette parole.

Gori n’est alors vraiment pas un animal raisonnable en ce qu’il parle certes mais pour nous ouvrir à d’autres passions que La Raison ne connaît pas [9]. En ce qu’il confère à la pensée – rappelons avec Merleau-Ponty que « les mots ne peuvent être les “forteresses de la pensée [10] ” » – aux sentiments, aux sensations, une acuité qui est celle de ce que j’appellerais volontiers l’acuité indicible du corps : dans ses mots et ses écrits, Gori donne du corps à la parole et la parole au corps[11].

Gori n’est alors vraiment pas un animal raisonnable en ce que conter, pour lui, se substitue élégamment à compter. Ce qui n’est pas vraiment dans l’air du temps, les petits compteurs d’aujourd’hui ayant cette fâcheuse tendance à se multiplier, comment dit la Genèse déjà, « comme les étoiles dans le ciel ». Tenez, revenons à l’époque de Dickens, darwinienne à souhait [12] – et pré-freudienne, au fait ! Voyez-vous quelques étoiles dans le ciel de Coketown, ville industrielle, grise et triste, polluée par la fumée des usines. C’est dans cette ville imaginaire d’Angleterre, ville du charbon, que se déroule les Temps difficiles, génial roman satirique de Charles Dickens – je soutiendrai pourtant volontiers que ces temps-là sont toujours d’une criante actualité, tout comme ce roman, même s’il a été écrit en 1854. Dans cet univers de désolation, des ouvriers accomplissent un travail monotone et abrutissant, pour un salaire de misère. Leur patron clame à qui veut l’entendre que si l’on écoutait ces gens-là, ils exigeraient de se nourrir « de potage à la tortue et de venaison avec une cuillère en or » – déjà décomplexée la droite conservatrice du xixe siècle ! Mais c’est surtout au personnage central du roman, un notable de la ville, qu’il nous sied d’accorder quelque attention. Thomas Gradgrind – c’est son nom – est la parfaite incarnation de la raison la plus froide et la plus abstraite, d’essence marchande, dont parle le grand sinologue suisse Billeter [13] : pour lui, « tout ce qui ne peut s’évaluer en chiffres ou tout ce qui ne peut pas s’acheter au plus bas et se revendre au plus haut n’existe pas et ne doit jamais exister ». Thomas Gradgrind nie la gratuité mais aussi tous les sentiments, bons ou mauvais. Plus, il considère que l’imagination n’a que de néfastes effets : ses enfants n’ont pas le droit de lire des contes ou des romans, ni même d’avoir dans leur chambre des rideaux avec des motifs de petits chevaux, car les seuls chevaux qu’ils doivent voir sont les chevaux réels. Au lieu d’une salle de jeux, il leur a aménagé un laboratoire scientifique. « Dans la vie, on n’a besoin que de faits », martèle en péremptoire credo Thomas Gradgrind.

Selon Dickens, ce type de principes éducatifs ne peut que dévaster la vie des enfants, aussi sûrement que l’usine dévaste la vie des jeunes ouvriers. L’école initie les enfants d’aujourd’hui aux valeurs libérales et néolibérales, leur inculquant le culte de la performance, pénétrant leur cerveau tout mou[14], si malléable et plastique de futurs hommes neuronaux [15], des mots magiques de notre époque : flexibilité, mobilité, compétitivité, individualité, efficacité, le tout dans la frénésie de l’activité, de la production et de la consommation. Notre civilisation d’usuriers – toujours plus, plus vite, plus fort – ne produit que du profit, rappelle Gori : il insiste sur ce que l’Homme n’est plus que le moyen que l’argent a trouvé pour produire de l’argent. Enfantera-t-elle des générations formatées par ces nouveaux travailleurs sociaux, éducateurs ou thérapeutes, experts en marketing et en communication, coachs scolaires [16] et autres dresseurs d’« habiletés sociales » et exégètes en « relations positives entre pairs » qui nous assurent que la promotion des compétences sociales constitue la mission principale de l’éducation pendant la petite enfance ?

La thèse implicite du roman de Dickens, politique s’il en est, procès à charge contre l’utilitarisme et l’intégrisme rationaliste qui accompagnent la révolution industrielle, réside bien dans cette proximité que l’auteur révèle entre ces deux systèmes : le système d’exploitation économique de la classe ouvrière, que nous qualifierions de capitaliste, est aussi une machine de guerre contre toutes les « valeurs qualitatives ». Il s’agit au total pour lui d’un seul et même système qui avilit et broie l’humain ; d’un seul et même principe, une conviction délirante qu’on peut et qu’on doit traduire tous les éléments du monde et de la vie humaine en chiffres, en données quantifiables, évaluables et reproduisibles. Cette certitude contre laquelle s’élevait Dickens n’est-elle pas toujours à l’œuvre aujourd’hui, et peut-être plus que jamais – pour mémoire, le slogan de l’association Attac, à l’aube du xxie siècle, « le monde n’est pas une marchandise ». Vivrons-nous un jour sous un autre ciel que celui de Coketown ?

À sa façon, l’Appel des appels (ada), initié par Roland Gori et Stefan Chedri, le 22 décembre 2008, est un appel à un autre ciel ! Il ne se contente pas en effet de faire écho aux diverses revendications issues du malaise social qui s’exprime un peu partout. Mais il prône le rassemblement des forces sociales et culturelles et invite à parler d’une seule voix, des cœurs de métiers de professionnels engagés dans les différents secteurs des services publics, pour s’opposer à la transformation de l’État en entreprise, au saccage des services publics et à la destruction des valeurs de solidarité humaine, de liberté intellectuelle et de justice sociale. Cette authentique insurrection des consciences à laquelle il appelle[17] nous concerne tous, champignons en devenir – « Je connais une planète où il y a un Monsieur cramoisi. Il n’a jamais respiré une fleur. Il n’a jamais regardé une étoile. Il n’a jamais aimé personne. Il n’a jamais rien fait d’autre que des additions. Et toute la journée il répète comme toi : “Je suis un homme sérieux ! Je suis un homme sérieux !” et ça le fait gonfler d’orgueil. Mais ce n’est pas un homme, c’est un champignon [18]! »

Figure II : Gori est le nom même de la passion

Il m’apparaît en effet que la passion est son chemin de vie, le nom même de l’avenir qu’il n’a jamais cessé de construire, le nom de la transmission féconde qui lui a permis de rassembler, réunir et redonner la parole.

Cette passion, qui donne son plein sens, force et vie à cette affirmation freudienne qu’inconscients individuel et collectif sont bien la même chose, l’a porté à accorder tant d’importance au politique plus qu’à la politique d’ailleurs – au politique, c’est-à-dire à l’histoire mais avant tout aux histoires, à ses conflits et aux forces sociales qui l’animent. Gori est alors devenu le nom de la résistance au déferlement de la volonté de puissance et de contrôle à l’œuvre dans le capitalisme, le biopouvoir, l’ultralibéralisme et le renouveau du scientisme, quelque part aux fondements de l’éthique même.

Comment ne pas penser alors à Jacques Hassoun qui dans ses Passions intraitables [19] évoquait cette « immuabilité invivable ». Ce qui est immuable est invivable parce que c’est là où la vie ne peut s’installer, c’est ce qui étouffe, et qui bâillonne et qui tue, c’est ce qui pétrifie la vie, qui fait du monde une prison. À l’encontre de cela, Gori a toujours cherché ce qui pouvait ouvrir des espaces et créer de la vie, toujours dénoncé les conformismes de la pensée, toujours défriché le déshumain qui, je le cite, pousse « sur les ruines de la singularité du sujet désavoué et sur l’espace politique anéanti [20] ».

Dans le champ qui me passionne depuis des années, celui que je réduirai temporairement à ce curieux assemblage entre psychanalyse et médecine, cela revient à s’assurer, et je le cite à nouveau, que « la médecine la plus sophistiquée, la plus techno-scientifique, sécrète toujours davantage la nécessité d’accueillir et de traiter ce reste auquel s’adosse son dispositif : l’appel du malade et la mission aléatoire du médecin de prendre en charge la détresse et la souffrance ». Il continue avec ces mots : « Je suis certain que la médecine authentiquement hippocratique n’aura de cesse dans les années à venir de solliciter la psychanalyse. À nous de ne pas la décevoir, faute de quoi nous laisserions la place et la fonction éthiques à des techniciens de l’éthique, biotechniciens, à même de feindre de combler les vides laissés par les retraits du politique et l’anéantissement des espaces d’intersubjectivité. »

Mon insistance enthousiaste à travailler en ces champs depuis près de trente ans maintenant a sûrement pour fonction de maintenir intact un sentiment constitutif de l’idée même d’humain et se fonde sur un véritable souci d’arrachement, le mot est choisi, à ce fil fluet sur lequel nous faisons fonction d’équilibriste nos vies durant, hésitant entre cette barbarie qui si souvent encore nous irrigue au plus profond et notre détresse, héritée de cette figure freudienne s’il en est, du nourrisson dans sa dépendance originaire.

J’ai cheminé sur un autre fil qui m’a mené de la périnatalité aux sources de laquelle j’ai travaillé pendant plus de vingt ans – en maternité et néonatalogie – à la cancérologie qui me fait plus habituellement et terriblement croiser les eaux du Styx, en passant par les élans et les brisants des flots impétueux de la clinique adolescente. Ce fil peut aussi être tissé à partir des premiers liens affectifs vécus par l’enfant, de nature passionnelle s’il en est : la toute-puissance attribuée aux parents, indissociable de la dépendance vitale de l’enfant, fera de cette passion originaire la source de toutes les passions ultérieures. Pour permettre à l’enfant de sortir de cette servitude-idéalisation issue de sa dépendance originaire, la capacité d’amour des parents, c’est-à-dire leur capacité à donner existence à un autre différent de soi, est déterminante. Pour les adolescents que j’ai accompagnés, infatués dans leur projet d’auto-engendrement, emportés par leur narcissisme, défaits dans leur corps et leur psychisme, déliés serait d’ailleurs plus convenable, eux tous qui ne pouvaient parfois pas parler parce qu’ils avaient trop à dire et à penser, la passion est au cœur des jours… et des nuits. Pour les malades que je rencontre chaque jour, le désir de renaître à la vie après leur traversée de cette expérience extrême, au sens de Bettelheim, du cancer est une recherche passionnelle.

Quant aux « sentiments tendres » qui apparaissent chez les patients au cours du traitement psychanalytique et qui ont été qualifiés par Freud d’« amour de transfert », j’ai moi aussi toujours été assuré qu’ils appartenaient bien plus au registre non de l’amour mais de la passion comme Roland Gori l’a développé dans son Logique des passions [21].

Ainsi, la trace de la passion, sur ce fil qui va du périnatal à vieillesse et la fin de vie, via le pubertaire, pourrait être ici constamment convoquée. Cela aurait pu dès lors s’intituler aussi : « Gori, topologie de la passion ».

Figure III : Gori est le nom d’une diégèse sur le corps [*]

Niklas Luhmann, sociologue allemand contemporain, énonce dans un de ses livres [22] que le lieu élu de l’intime, c’est celui de la relation amoureuse en tant qu’elle est commandée par ce qu’il appelle « l’interpénétration ». L’intime du sujet, ce qui l’habite et qu’il habite tout autant, se résout en ce nouement, cette interrelation, qui conjoint ce qu’on appelle ordinairement l’âme au corps. Le Gori, topologie de la passion, aurait-il d’autres lieux que ceux du corps ? Il y a une expression subtile d’Artaud, l’en-cage de l’être [23], qui rappelle que, pour s’incarner, l’âme doit sortir (et non entrer) dans le corps. Sortir indique un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur, comme si l’âme, tant qu’elle n’est pas incarnée dans un corps, était en cage.

Il est acquis que tout au long de la vie d’un individu, sa motricité, son tonus, son affectivité et son intelligence entretiennent des rapports d’influence. Toute réalisation motrice, tout engagement tonique, toute expérience corporelle peut être de la sorte envisagé(e) comme la résultante d’une recherche subtile d’équilibre. En effet, le premier objet que le petit d’homme doit maîtriser et connaître est son « organisme ». Mais il ne s’agit pas tant de faire de son organisme un outil susceptible d’actions spatialement orientées, coordonnées et contextualisées, c’est-à-dire de réaliser une véritable instrumentation qui fera de l’organisme notre corps, que de s’inscrire, grâce à nos capacités représentatives, à notre imaginaire, dans une co-construction active et très affectivement chargée qui fera de nos « kilos de chair », comme les disait Dolto, une entité psyché-soma harmonieusement construite et assurée. Cela n’est pas une mince affaire et vaut au petit d’homme un véritable travail, pas à pas, long et coûteux en termes économiques, pour reprendre Freud. Vaut à tout Homme, en son sexe et son histoire, un travail long et coûteux.

Le corps, « mon corps », toujours, est tributaire de la langue car il existe une corrélation étroite entre les représentations du monde, les représentations de soi et la langue qui les véhicule. « Mon corps » est un objet du monde et comme tel, il est nécessairement soumis, dans mes représentations, aux contraintes de la langue. Il parle, mon corps, un langage souvent aphasique, brouillé, confus : il sait se « costumer », se « dénuder », cacher, montrer, révéler par ses sursauts, ses tensions, ses couleurs – rougir, blêmir, être bleu de froid, jaune de peur… –, son intime. On lui parle aussi, on s’adresse à lui, souvent sans mots, avec des gestes, doux, violents, des médications… Il peut être l’objet de transformations, de pertes, de mutilations, mais il reste toujours le corps d’un sujet, même souffrant, inquiet, parcellé mais sujet. « Mon corps » est fait autant de représentations psychiques et culturelles que de chair et d’os : lui-même et toutes les techniques qu’il convoque ne peuvent être considérés dans les seuls plans de l’anatomie, de la physiologie, de la biologie ou de la psychologie, l’anthropologie…

Dans le cadre du laboratoire de recherche en psychanalyse et psychopathologie clinique qu’il dirigeait à l’université d’Aix-Marseille I, Roland Gori développait tout un champ de recherches intitulé « Fonction et champ de l’acte de parole dans l’analyse des discours de souffrance en situations cliniques ». Dans Logique des passions, il parle d’ailleurs des passions comme étant « les discours de souffrance ». De quoi parle-t-il lorsqu’il parle du corps exposé, du « corps exproprié [24] » ? De qui plutôt ? Tant il est notoire que : « Mon corps est pensé en tant qu’il est un corps, mais ma pensée vient buter contre le fait qu’il est mon corps [25]. » Est-il d’ailleurs possible de penser le corps ? Plus encore, le dire, l’écrire ? Serait-ce en ériger un corpus qui soit intelligible, signifiant et partageable ? Ou porter témoignage de la manière dont un sujet fait siennes ses expériences corporelles, sensations, perceptions et sentiments, tout au long de sa vie ?

Gori pose que le corps ne saurait se réduire à sa biologie, sa physiologie, corps anatomique figuré en ses fonctions, sa cartographie neuro-cérébrale, ses flux hormonaux et ses besoins vitaux : de la matière humaine, ce corps de notre médecine contemporaine, scientifique et technique en ces temps de biopouvoir dont parlait déjà Foucault dans les années 1975, un organisme. Mais il n’est pas non plus une exclusive création de la psyché, un fantasme, un produit de l’imaginaire. Ni même entièrement façonné, signifié par le langage, pourquoi pas subverti par lui, indissociés et indissociables, la référence à Deleuze est convenue. Gori engage à ne pas choisir son camp, à ne pas rester dualiste. Ni être de ceux qui ne peuvent penser l’esprit sans le corps – de Nietzsche à Foucault – ni de ceux qui ne spéculent pas l’âme sans le corps – de La Mettrie à Diogène. Il postulerait alors finalement volontiers avec Michel Bernard [26] qu’il n’existe pas de corps humain sans langage, de corps humain sans culture et qu’il est impossible de le penser hors de ce colloque fondamental. Le sujet est « un » : imaginer le destin du corps dissociable de celui du psychisme – le corps sans affect ou la pensée désincarnée – est pure fiction, qui s’oppose à la logique de l’humain. La réalité du corps toujours se dérobe…

Le corps des malades que je rencontre au quotidien à l’hôpital est-il tout autre que celui-là même que j’habite en ce moment précis, faisant de l’impermanence sa clé familière ? « Tout s’abîme en passage », disait René Char, serai-je demain de ces cancéreux, bouffés de l’intérieur par quelque vile tumeur, ensemencé de millions de cellules qui auront décidé de jouir, frénétiquement, de la vie éternelle, à mes dépens ? Serai-je cancéreux ou aurai-je un cancer ? Être ou avoir ? Sommes-nous propriétaires ou possédés ? Dépasser les simplifications outrancières : « avoir un corps » ou « être un corps » ; suis-je le sujet de mon corps ou n’est-il pour moi qu’un objet ? – « objet pour autrui et sujet pour moi », assure Merleau-Ponty.

Avec Gori, je conviendrai qu’il ne s’agit de penser le corps que dans sa multiplicité, sa complexité : toute approche l’enrichit, aucune ne l’épuise. Plus encore, qu’il est le lieu d’ancrage de tous les mythes ou comme l’écrit Michel Bernard « le symbole dont use une société pour parler de ses fantasmes [27] ». Corps image, icône de notre société du malaise, affiché, exposé, idole, fétiche, comment s’édictent les canons sociaux et anthropologiques du corps ? Car tous nous participons de l’ici et maintenant, du réel et de l’actuel et l’accroissement de nos connaissances n’est pas non plus sans entraîner la nécessité de nouveaux paradigmes sur la causalité, le temps, l’espace et, en définitive, sur le corps et celui qui l’habite. En effet, un certain nombre de technologies récemment développées ont radicalement bouleversé les catégories classiques du corps, les techniques de l’imagerie médicale, les greffes d’organes, la fécondation in vitro, les neurosciences, mais aussi les nouveaux moyens de communication, la mondialisation – à titre d’exemple, nous nous mouvons aujourd’hui dans un cyberespace et le don d’ubiquité nous est donné à chaque connexion sur la Toile – la vitesse d’apparition et de disparition des objets du quotidien, leur profusion, l’hégémonie du développement personnel et des philosophies hédoniques… Le corps n’est à présent plus un ego mais un alter ego, pour reprendre la belle formule de David Le Breton [28], il est relationnel, en dialogue constant entre un intime subjectif et un social général.

Il existe un texte relativement peu connu de Gilles Deleuze, Causes et raisons des îles désertes, dans lequel il établit une nette distinction entre deux types d’îles : « Les îles continentales sont des îles accidentelles, des îles dérivées : elles sont séparées d’un continent, nées d’une désarticulation, d’une érosion, d’une fracture, elles survivent à l’engloutissement de ce qui les retenait. Les îles océaniques sont des îles originaires, essentielles : tantôt elles sont constituées de coraux, elles nous présentent un véritable organisme – tantôt elles surgissent d’éruptions sous-marines, elles apportent à l’air libre un mouvement des bas-fonds ; quelques-unes émergent lentement, quelques-unes aussi disparaissent et reviennent, on n’a pas le temps de les annexer [29]. »

Je voudrais vous proposer de penser, par cette bi-catégorisation architectonique séparant le tellurique de l’océanique, l’originalité de la rencontre avec le bébé en souffrance, l’adolescent « emporté » ou encore le sujet « empêché » par la maladie. On comprendra ainsi que le fil évoqué plus haut, hésitant entre barbarie et détresse, entre aubes naissantes et soins terminaux, entre sentiments tendres et passion, organise en fait cet affrontement – affûté pour ce qui en est de médecine et psychanalyse – entre structure et événement, discours et acte, histoire et fait historique…

Entendons-nous. Cette ligne de fracture pourrait s’établir ainsi : « Qu’est-ce qui fait histoire pour un sujet ? » En quoi le roman de nos vies, le roman de nos maladies [30] pour reprendre Marie-José Del Volgo et Roland Gori, ne relève que d’une continentalité hier encore homogène et dorénavant accidentée ? La fragmentation désarticulée de nos existences, traversées par la violence et les aléas des premières années, par le tumulte adolescent, par la maladie, comme autant d’« accidents » de vie – étapes développementales pour les uns, ruptures biographiques pour les autres, voire véritables épisodes traumatiques – s’exerce-t-elle en fonction d’une ruine préalable, d’une fracture essentielle ? L’événement viendrait-il s’inscrire dans une sérialité aussi aléatoire que heurtée de ce qui fait retour, dans un récit qu’il constitue en archipel. Freud le rappelle : « Le symptôme fourni par la réalité devient immédiatement le représentant de toutes les fantaisies inconscientes qui épiaient la première occasion de se manifester [31]. » Et Duras aussi, à sa façon : « L’histoire de votre vie, de ma vie, elle n’existe pas, ou bien alors il s’agit de lexicologie. Le roman de ma vie, de nos vies, oui, mais pas l’histoire. C’est dans la reprise des temps par l’imaginaire que le souffle est rendu à la vie [32]. »

Gori, dans toute son œuvre, s’est arc-bouté sur ce souffle, cette mise en récit et en mots du sujet par et à travers les événements qu’il vit. La matière même de ce que vit le sujet ne serait jamais première, originelle, mais c’est bien à partir d’elle que procéderait le récit : jamais l’inverse.

La diégèse est un pur produit du sujet. Quand Gérard Genette développe la notion de diégèse pour l’appliquer à la littérature, il l’emprunte d’abord aux théoriciens du récit cinématographique. Elle est pratiquement synonyme d’« histoire », il continue, de « signifié ou contenu narratif [33] ». Par la suite, la diégèse représente tout « l’univers spatio-temporel désigné par le récit [34] », autrement dit, toutes les parties temporelle et spatiale concernant le récit.

« L’histoire ne vaut que pour ce qu’elle raconte de ce qui s’est passé à ceux qui n’y étaient pas eux-mêmes », écrit Ricœur [35]. Sommes-nous présents au cœur du fait historique que nous vivons ? Proférons-nous toujours de cet événement un récit « à la première personne » qu’un auditeur pourrait considérer avec intérêt, curiosité ou détachement. Rapidement, ce récit laisse entrevoir ses coutures et ses accrocs, il dévoile son statut de fiction, de croyance, d’illusion, de mise en scène de fantasmes, de construction vraisemblable, mais falsifiée, de tous les personnages, à commencer par le « je » lui-même qui se prend pour l’auteur de cette autobiographie. « Je » se raconte des histoires et m’en raconte. Quelles vérités néanmoins sont à l’œuvre en cette chronique du soi ? Un sujet qui dit « je » est en proie à quelque chose – est-ce l’expérience d’un environnement précoce défaillant pour le bébé, l’irruption du sexuel chez l’adolescent, la maladie pour cet autre ? – qu’il ne comprend pas, dont il ne sait rien, malgré toutes les paroles qui lui ont été adressées, les informations qu’il a pu recevoir, les protocoles, les examens ; il ne sait pas au juste ce qui lui arrive. Il en sait si peu sur tout cela qu’on pourrait dire qu’il est en proie, de façon intransitive, se sentant « saisi » par un prédateur dont il ne manquera d’évoquer aucune des représentations, culturelles et historiques. Suis-je la proie exclusive de la nature défaillante, la génétique incertaine, la maladie, le destin, le hasard… ? Quelle est donc l’histoire officielle de ma vie ? Serais-je contraint de ne tenir que la chronique non authentifiée des faits divers de mon existence ? Ai-je quelque influence, déterminante, sur mon avenir ? « L’identité n’est pas un héritage mais une création », écrit Mahmoud Darwich. Voyage-t-on incessamment en ce pays de l’autre dont Serge Leclaire nous disait qu’il « n’est la terre de personne, ni d’un lui, ni d’un toi, ni d’un moi : il s’ouvre dans l’entre-deux de la rencontre et rien ne peut en garantir les frontières puisqu’il n’en a pas [36] … »

Qu’est-ce que la rencontre avec un événement tel que ceux énoncés, qui vont de l’entre-deux de la naissance à la mort, peut ouvrir ? Ou fermer, couvrir, recouvrir ? Que, qui faudra-t-il alors parfois aller débusquer de derrière cette forêt de mots, d’actes que le sujet risque ?

Les travaux de Roland Gori rouvrent ces questions et bien d’autres, qu’il travaille, féconde et relance dans de multiples champs, de la psychanalyse à l’épistémologie.

Figure IV : Gori est le nom de la création

Gilles Deleuze dans le même texte cité précédemment précise un peu plus loin ce qu’il cherche à faire en distinguant deux régimes spécifiques d’îles : « Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu – ou bien c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence. Il y avait des îles dérivées, mais l’île, c’est aussi ce vers quoi l’on dérive, et il y avait des îles originaires, mais l’île, c’est aussi l’origine, l’origine radicale et absolue. Séparation et recréation ne s’excluent sans doute pas, il faut bien s’occuper quand on est séparé, il vaut mieux se séparer quand on veut recréer, reste qu’une des deux tendances domine toujours. »

Entre ce couple de termes, séparation-recréation, dont la tension s’exerce de part en part, réside la compréhension existentielle de ces champs déjà évoqués qui vont de la périnatalité à l’adolescence, des situations de handicap aux soins apportés aux malades somatiques. Tous, enfant, adolescent, malade, rêvent « follement » de (se) recommencer, de se recréer, de se refaire un corps neuf.

Dans sa lettre dite du voyant [37], Rimbaud professe son fameux « Je est un autre » et par là même une conception originale de toute création artistique : le poète ne maîtrise pas ce qui s’exprime en lui, pas plus que le musicien ou le peintre. Selon lui, le sujet de l’énonciation, celui qui parle – moi, je – ne serait donc jamais celui qu’il est ou qu’il croit être ou encore que les autres croient connaître. Rimbaud continue : « Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. » Tant pis pour le bois qui se trouve violon. Et tant mieux pour le sujet qui, selon le poète maudit, n’est jamais identique à lui-même et n’existe que dans cette dynamique qui le fait à chaque instant différer de soi. Nous sommes appelés à nous transformer constamment, à parcourir les océans du quotidien tel un « bateau ivre » partant à la rencontre de mondes inconnus, à nous faire « autre » en nous libérant de nos « habits du moi », parfois contraignants et étriqués. Mais il faut être poète, pour se libérer de ce qui nous emprisonne. De ce corps qui parfois à lui seul nous est une prison. Le tout-petit, perdu dans ses incompétences motrices et sensorielles, l’adolescent, en mue, le malade, perclus de douleurs, marqué au corps, le peuvent-ils ? Cette navigation n’est-elle pas tellement risquée pour eux, déjà fragilisés, ébranlés par ce qu’ils vivent ? Cette quête aventureuse de soi est alors pleine de dangers et parfois le bateau ivre, ce vaisseau amiral du Moi, n’est qu’un frêle esquif sur les mers démontées de la vie : il ne souhaite que retourner au port, retrouver sa vie d’avant, même s’il y était aliéné, réhabiter son corps d’avant, réhabiliter ses pensées d’avant. En un mot, se réveiller de ce cauchemar, se persuader comme Proust que « les vrais paradis sont ceux qu’on a perdus » et s’en affliger. Cet autre soi ne possède pas toujours les clés d’un autre monde, rêvé, enchanté, il donne parfois accès à des côtes tourmentées, ténébreuses du Moi, où s’amarrer effraie ; il nous apprend que le bonheur n’est pas forcément dans la possession d’un autre monde, la découverte de nouveaux territoires du Moi mais peut être simplement – enfin ! Le mot est osé ! – de rendre celui que nous habitons plus supportable, plus accueillant. Est-ce cela, transformer le bois en violon : retrouver l’Homme vivant en soi, ne plus subir ? Retrouver cette grande santé dont parlait Nietzsche, cette santé parfaite qui pour Lucien Sfez est une nouvelle utopie [38], une nouvelle figure bio-écologique qui suggère l’idée, inquiétante, d’une purification générale de la planète et de l’homme.

Il n’y a nulle énigme dans cette « santé essentielle » qu’en 1874 – il a alors 20 ans – Rimbaud convoque dans son poème Conte [39]. Verlaine, dans son recueil Sagesse, composé à l’occasion de son emprisonnement à Bruxelles – en juillet 1873, au cours d’une dispute, il tire deux coups de feu sur Rimbaud, le blessant légèrement –, dresse un superbe portrait de lui, dans les premières lignes duquel il évoque « La force et la santé comme le pain et l’eau [40]» de son cher Arthur, son égérie. La question du corps affleure derrière ces hermétiques allusions, la santé du corps, les plaisirs du corps et tout autant la question de la mort, « petite » pour jouir, « grande » pour l’éternité. La passion qui « habitait » Rimbaud et Verlaine n’est plus à rappeler. Cette passion « immortelle » réclame formellement cette « santé immortelle » qu’appelait déjà Voltaire en son Zadig – « Que la santé immortelle descende du ciel pour avoir soin de tous vos jours [41]». Cadeau du ciel, elle figure une des formes idéales du Moi : c’est dans son corps que le sujet s’identifie et même s’éprouve. Les expériences corporelles ont et auront toujours, par l’énigme même de leur révélation, fonction de révélation, d’interprétation, charriant des questions identitaires, narcissiques, mais tout autant ontologiques et politiques.

L’intrus [42] de Jean-Luc Nancy, philosophe derridien de l’impossible et toujours nécessaire déconstruction du christianisme, doit ici être sollicité : « D’un même mouvement, le “je” le plus absolument propre s’éloigne à une distance infinie (où passe-t-il ? en quel point fuyant d’où proférer encore que ceci serait mon corps ?) et s’enfonce dans une intimité plus profonde que toute intériorité […]. » Un peu plus loin le philosophe, se mettant à nu en dénudant l’opération chirurgicale dont son corps a été le support, note dans une proximité intellectuelle avec la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty que « la vérité du sujet est son extériorité et son excessivité : son exposition infinie. L’intrus m’expose excessivement. Il m’extrude, il m’exporte, il m’exproprie » (p. 42). La passion d’être un autre comme geste de l’expropriation même ruine toute idée de propriété, mon corps ne m’appartient plus. Tous les malades que j’ai rencontrés, dans cette « exposition infinie », en appelaient à une re-création, rédemption, réparation, restitution ad integrum d’un corps d’avant. Pas tant leur corps d’avant la maladie que leur corps d’avant, d’un temps d’avant entendu comme premier, originaire, original, qui sonne si bien avec virginal. La pureté séraphique de l’âme enfantine. Qui montre sous son masque intouchable sa face meurtrie et meurtrière. Quelle passion pour cet autre d’avant, jamais connu mais tant chéri, espéré, que la maladie, les douleurs, les infirmités font rappliquer de si loin, du fin fond de nos rêves les plus fous.

« Mon corps, topie impitoyable », rappelle Foucault. Il faut réécouter la transcription intégrale de sa conférence : « Le corps utopique », prononcée le 7 décembre 1966 sur France-Culture [43]. Qu’y a-t-il de moins utopique, demande Foucault, que le corps qu’on a. Rien n’est en effet moins utopique que le corps, lieu duquel il ne nous est jamais donné de sortir, auquel l’intégralité de l’existence nous condamne. Semble-t-il. Car cette affirmation suscite son objection, que Foucault formule aussitôt : rien n’est certes moins utopique que le corps lui-même, à ceci près que nul ne l’est plus que lui aussi, que c’est de lui que sont nées et nous sont venues toutes les utopies – le corps est lui-même une autotopie en quelque sorte, par opposition aux « hétérotopies » qu’il imaginait dans une autre conférence. Le corps grandi, tatoué, maquillé, masqué forme autant de figures possibles de cette utopie inattendue et paradoxale du corps. La parure, les uniformes en sont aussi de possibles. Comme la danse ou encore la possession…

Mais, c’est l’érotisme, à la fin – Michel Foucault dit même « faire l’amour » – qui est le plus susceptible d’apaiser l’inapaisable désir du corps de sortir des limites qui sont les siennes. Ou des caresses comme moyen d’« utopiser » le corps, mon corps, ce lieu du paradoxe, à la fois ici duquel je ne peux fuir, et ailleurs que je n’atteins jamais. Cette allusion de Foucault à la danse – « corps dilaté selon tout un espace qui lui est intérieur et extérieur à la fois » – me rappelle cette patiente de 56 ans, en soins palliatifs après un cancer de l’utérus et une chirurgie très mutilante du petit bassin. Au cours d’un entretien, elle me raconte un rêve. Actrice connue, elle tourne le dernier plan d’un film d’amour qui la montre comme allégée, esquissant dans la rue à l’aurore quelques pas de danse. La critique encense son rôle, disant d’elle qu’elle tutoie les étoiles, gracile, aérienne, éolienne. Après son récit, elle garde le silence, un long temps ; un sourire se dessine doucement sur ses lèvres. Je pense au poème rimbaldien et à l’éternité retrouvée. La danse est précisément la « passion d’être un autre » dont traite le livre éponyme de Pierre Legendre [44]. La danse pour Friedrich Nietzsche, c’est la création allégée du fardeau des valeurs qui écrasent la vie. La danse – « corps dilaté selon tout un espace qui lui est intérieur et extérieur à la fois », écrit Foucault – c’est aussi le projet final de cette cigale, ayant chanté tout l’été, quand, à l’automne de sa vie, la bise venue, la famine et la fin s’annoncent : « Vous chantiez, j’en suis fort aise/Eh bien dansez maintenant », conclut la fourmi pas prêteuse.

L’intrus de Jean-Luc Nancy permet de re-penser le concept nietzschéen d’éternel retour. L’intrus est un revenir qui est notre devenir : nous devenons et, parce que l’intrus revient toujours nous rappeler que lorsque nous devenons, nous différons, nous ne sommes jamais identiques à nous-mêmes, toujours « exappropriés [45]».

Le corps et ses traductions [46] fait toujours œuvre originale. Marco Casanova ajouterait : « Le corps vit, en somme, dans ses traductions, et il n’a aucune réalité en dehors de ses traductions. Vivre, c’est essentiellement traduire [47]. »

Les atteintes au corps engendrent une incroyable prolifération du sens et des formes, généralisent la figure du survivant, soumettent l’homme à la tyrannie de la corporéité parfaite, à la médicalisation de l’existence [48] ou au dressage civilisateur du corps. Toujours nous hésitons entre l’immortalité, les promesses du paradis et la chair périssable, les peines de l’enfer.

Tous les malades ont connu ce moment où s’éprouve l’impression d’être face à quelque chose de soudain et d’inouï. Cela est toujours sidérant, brutal et massif et fait vaciller les repères habituels de leur jugement. Les malades qui font cette expérience sont ensuite en manque de mots pour dire et nommer ce qu’ils vivent – comme on le dit de quelque chose que « ça laisse sans voix ». Ils peuvent cependant la penser, même s’ils la taisent voire l’ignorent, jusqu’à être « clivés ». Ils ressentent les choses de manière confuse, sur le mode du malaise, voire de l’angoisse, ce qui autour d’eux suscite d’ailleurs l’envie de s’écarter. La famille, les proches, les collègues de travail, tous d’une manière ou d’une autre, partagent une vraie réticence à entendre parler de ces choses-là, renforçant alors la mise sous le boisseau de ce qui est vécu. La maladie, le cancer en particulier, suscite toujours des sentiments forts, parce qu’il fait approcher une certaine horreur.

Face à cette « horrifiante » vision, Gori, pour moi, a aussi été le nom de ce travail poétique qui transforme le réel en une transe un peu plus jouissive. Il m’aura rappelé l’importance d’être interrogé par le discours médical et de l’interroger en retour, de sa place ; l’importance d’interroger les évidences et la première peut-être, cette assurance qu’il faudrait des « psys » dans tous les services de médecine, présents, en nombre et temps. Ce souci psychologisant de l’autre m’éreinte au possible. Quand tout est dit « psy » ; quand comprendre l’autre, être empathique, est une injonction, tant du côté des malades que des proches, des familles, des soignants ; quand la psychologisation déborde de gentillesse, compatissante, doucereuse, si prompte à faire l’impasse sur la haine, la violence, la mort ; quand la conflictualité est tue, éteinte, et qu’explosent alors conflits d’équipe, épuisement professionnel, manipulations perverses, harcèlement, violences institutionnelles… ; quand il est laissé à penser que la rencontre avec le malade ou sa famille peut être « idyllique », comme le travail en équipe, la collaboration comme on dit, avec ses relents historiques ; quelle clinique serait la nôtre ?

Si je ne me résous pas à la posture réconfortante et paternaliste du « supplément d’âme » et de l’accompagnement des malades, si je répugne à être au service du mythe de l’individu auto-géré qui ne demande qu’à être éduqué – éducation à la santé, disent-ils – et coaché – « le coaching santé est un processus destiné à favoriser un environnement de croissance et d’optimisation du potentiel de la personne [49] » –, si je combats cette « médecine vétérinaire appliquée à l’humain », comme la formulait Jacques Schotte ; c’est aussi à Gori que je le dois. En ce qu’il est un lieu de transmission et d’histoire pour moi. Un lieu de culture, pas au sens de divertissement ou de spectacle mais de ce qui fonde notre humanité. Mon humanité.

Mon Gori, au total, le voilà, il m’aide à chaque jour à fonder cette humanité, mon humanité.

Dans Logique des passions, Roland Gori écrit : « Des discours qui habitent l’humain nous n’avons que les mots pour retrouver un monde perdu ou que nous n’avons jamais possédé. Et sous les mots, il y a encore d’autres mots, et sous les autres mots d’autres mots encore… »

Avec les bébés que j’ai rencontrés, les enfants porteurs de handicap, les adolescents, les malades du cancer, ces mots, toujours, sont féconds. Leur but n’est pas de les aider à redevenir comme avant, mais de les aider à devenir comme après. Après ce que François Chirpaz nomme « l’épreuve des confins [50] », quand le sujet est « dans la proximité, dans l’expérience ordinaire de la part énigmatique d’une altérité inquiétante et qui est la mort même ». Mais avant de mourir, nous avons encore et toujours à « apprendre à vivre » selon la belle expression de Kertész [51]. « Vivre, par définition, cela ne s’apprend pas. Pas de soi-même, de la vie, par la vie. Seulement de l’autre et par la mort », rectifiait Derrida. Il continuait : « Nous sommes structurellement des survivants, marqués par cette structure de la trace, du testament. »

Roland Gori m’a appris combien passionnante est cette survivance et combien des marges aux confins, de périnatalité à la fin de vie, de maux en mots, il nous faut cheminer. « Il faut marcher », disait Jean Oury.

Je voudrais pour finir souhaiter encore à Roland Gori un beau chemin de vie. Et que la passion, toujours, l’emporte.

Notes

[*] Le nom diégèse a deux acceptions :
- dans les mécanismes de narration, la diégèse est le fait de raconter les choses, et s'oppose au principe de mimesis qui consiste à montrer les choses ;
- c'est l'univers d'une œuvre, le monde qu'elle évoque et dont elle représente une partie ou l’univers spatio-temporel désigné par le récit.

[1] Ne manquez pas de lire dans ce titre une référence au livre du philosophe et professeur à l’ens, A. Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ? Paris, Éditions Lignes, 2007.

Mais comme renvoi définitif et tranchant, reportez-vous à A. Camus (1951) L’homme révolté, Paris, Gallimard, dont je préférerai, sans hésitation, la stature et le propos. « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. » Gori serait-il un nom de la révolte ?

[2] C. Dickens (1854), Les temps difficiles, Paris, Gallimard, 1956, coll. « Folio », 1985, p. 4.

[3] A. Markowicz, Figures, Paris, Le Seuil, 2007, p. 11.

[4] Plus récemment, Desmond Morris, célèbre zoologue anglais, l’appelait The Human Animal (London, bbc Books, 1994).

[5] J. de La Fontaine (1668), Préface en vers à Monseigneur le Dauphin, dans Les Fables choisies, Paris, Bordas, coll. « Classiques Bordas », 1964.

[6] D. Diderot (1769), Entretien entre d’Alembert et Diderot. Le rêve de d’Alembert. Suite de l’entretien, Paris, Garnier-Flammarion, 1965.

[7] G. Gusdorf (1995), La parole, Paris, puf, coll. « Quadrige », 1998.

[8] R. Gori (1996), La preuve par la parole. Essai sur la causalité en psychanalyse, Paris, puf, réédition augmentée, Toulouse, érès, 2008.

[9] R. Gori, Logique des passions. Paris, Denoël, coll. « L’Espace analytique », 2002.

[10] M. Merleau-Ponty (1944), Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1976, p. 211.

[11] R. Gori (1978), Le corps et le signe dans l’acte de parole, Paris, Dunod.

[12] C. Darwin (1859), L’origine des espèces, Paris, Garnier-Flammarion, 1999 (traduction d’E. Barbier).

[13] J.-F. Billeter (2000), Chine trois fois muette, Paris, Allia, réédition 2006.

[14] Ces « tout-mous » qu’évoque Damien Bouvet, en référence à leur fontanelle ouverte sur le haut du crâne et qui s’enfonce sous la pression – délicate ! – du doigt. Damien Bouvet est clown, comme Beckett et Michaux, ose-t-il, auteur, metteur en scène de théâtre jeune public (Chair de papillon, Né, Finifini, Ministre…).

[15] J.-P. Changeux, L’homme neuronal, Paris, Fayard, 1983.

[16] La formulation de leurs compétences est édifiante : « Il offre un travail de (re)prise en main, par un suivi sur mesure orienté vers des objectifs ou des projets concrets : remotivation scolaire, reprise de confiance en soi… Le parcours scolaire est une course d’endurance… Comme dans le domaine sportif, le coach scolaire est un véritable entraîneur qui va accompagner l’enfant pour trouver en lui-même les ressources nécessaires pour surmonter ses difficultés. Il va aider l’enfant à identifier ses atouts, à les développer et à libérer son potentiel. L’enfant devient alors acteur de sa propre réussite…).

[17] R. Gori, B. Cassin, C. Laval (sous la direction de), L’Appel des appels – Pour une insurrection des consciences, Paris, Mille et une nuits, Fayard, 2009.

[18] A. de Saint-Exupéry (1941), Le Petit Prince, Paris, Gallimard.

[19] J. Hassoun, Passions intraitables, Paris, Aubier, 1993.

[20] R. Gori, « Vingt ans après », Cliniques méditerranéennes, 1, 69, 2004, p. 8.

[21] Déjà cité, cf. note 9.

[22] N. Luhmann (1986), Amour comme passion. De la codification de l’intimité, Paris, Aubier, 1990.

[23] A. Artaud (1945), « Le surréalisme et la fin de l’ère chrétienne », dans Œuvres complètes, t. XVIII (Cahiers de Rodez, septembre-novembre 1945), Paris, Gallimard, 1983.

[24] R. Gori, « Le corps exproprié », dans P. Ben Soussan (sous la direction de), Psychodynamique du cancer chez l’adulte, Toulouse, érès, 2006.

[25] G. Marcel (1918-1933), Être et avoir, Paris, Aubier, 1935, rééd. Éditions universitaires, 1991, p. 15.

[26] M. Bernard (1976), Le corps, Paris, Éditions universitaires Jean-Pierre Delarge (réed. Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 1995).

[27] M. Bernard, Le corps, op. cit., 1976, p. 134.

[28] D. Le Breton, L’adieu au corps, Paris, Métailié, 1999.

[29] G. Deleuze (1953), L’île déserte et autres textes (1953-1974), Paris, Éditions de Minuit, 2002.

[30] M.-J. Del Volgo, R. Gori, Y. Poinso, « Roman de la maladie et travail de formation du symptôme », Psychologie médicale, 26, 1994, 1434-8.

[31] S. Freud (1917), Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1990, p. 369.

[32] M. Duras, Détruire dit-elle, Paris, Éditions de Minuit, 1969.

[33] G. Genette, Figures III, Paris, Le Seuil, 1972, p. 72.

[34] G. Genette, op. cit., 1972, p. 280.

[35] P. Ricœur (1983), Temps et récit, Paris, Le Seuil, Points Essais, 1991.

[36] S. Leclaire, Le pays de l’autre, Paris, Le Seuil, 1991.

[37] A. Rimbaud (1871), « Lettre du voyant. À Paul Demeney », dans Correspondance, Paris, Fayard, 2007.

[38] L. Sfez, La santé parfaite. Critique d’une nouvelle utopie, Paris, Le Seuil, 1995.

[39] A. Rimbaud (1874), « Conte », dans Les illuminations, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2004.

[40] P. Verlaine (1881), « Sagesse I, IV », dans Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992.

[41] Voltaire (1747-1748), Zadig ou la destinée, Paris, coll. « Livre de Poche », lgf, 1999.

[42] J.-L. Nancy, L’intrus, Paris, Galilée, 2000.

[43] M. Foucault (1966), Le corps utopique, les hétérotopies, Paris, Éditions Lignes, 2009. Enregistrement sur cd de la conférence prononcée le 7 décembre 1966 sur France-Culture, Paris, ina Mémoire vive, 2004.

[44] P. Legendre (1978), La passion d’être un autre. Étude pour la danse, Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 2000.

[45] J. Derrida (1996), Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine, Paris, Galilée, p. 68.

[46] C. Dumoulié, M. Riaudel (sous la direction de), Le corps et ses traductions, Paris, Desjonquères, 2008.

[47] M. Casanova (2008), « Le corps et ses traductions chez Friedrich Nietzsche », dans C. Dumoulié, M. Riaudel (sous la direction de), Le corps et ses traductions, op. cit.

[48] R. Gori, M.-J. Del Volgo (2005), La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence, Paris, Denoël, coll. « Espace psychanalytique », Flammarion, coll. « Champs Essais », 2009.

[49] P. Barreau (2010), Le coaching-santé : une relation d’être au monde, Paris, emc, Savoirs et soins infirmiers [60-110-X-10].

[50] F. Chirpaz, L’homme précaire, Paris, puf, 2001.

[51] I. Kertész, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, Paris, Actes Sud, 1998.

Résumé

Je souhaitais vous proposer ici une lecture très personnelle de quoi Gori est le nom. Si bien sûr cette approche fait la part belle à ses travaux, en particulier dans le champ de psychanalyse et médecine, elle s’offre aussi quelques détours incongrus vers d’autres territoires, de l’animalité à la parole, de la raison au corps et de la passion au récit.
Ce texte veut aussi témoigner de l’ombre portée de Gori sur mon travail et mes propres écrits et des traces parfois fragmentaires et indirectes, mais toujours précieuses, de sa pensée et son œuvre sur quelques-uns de mes balbutiements créatifs tant en périnatalité que dans la clinique du cancer.

Patrick Ben Soussan « De quoi Gori est-il le nom ? », Cliniques méditerranéennes 2/2010 (n° 82), p. 35-52.

http://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2010-2-page-35.htm