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Origine : http://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2010-2-page-35.htm
De quoi Gori est-il le nom ? [1]
Patrick Ben Soussan, pédopsychiatre, responsable du département
de psychologie clinique, Institut Paoli-Calmettes, Centre régional
de lutte contre le cancer Provence-Alpes-Côte-d’Azur
; 232, boulevard Ste-Marguerite, F-13009 Marseille.
« – Or donc, ce qu’il me faut, ce sont des Faits.
Vous n’enseignerez à ces garçons et à
ces filles que des Faits. Dans la vie on n’a besoin que de
Faits. Ne plantez rien d’autre et extirpez tout le reste.
Vous ne pouvez former l’esprit d’animaux raisonnables
qu’avec des Faits ; rien d’autre ne leur sera jamais
d’aucune utilité. C’est d’après
ce principe que j’élève mes propres enfants
et d’après ce principe que j’élève
ces enfants-là. Tenez-vous-en aux Faits, Monsieur [2]. »
Or donc, ce qu’il me faut, c’est vous dire Roland Gori.
« Mon » Roland Gori. Qui n’est sans nul doute
pas le vôtre. C’est que la figure de cet homme est nombreuse,
changeante et pour ceux qui l’ont connu, ou qui le connaissent
encore, pour ceux qui ont lu ses livres, ou qui l’ont entendu,
son nom en convoque bien d’autres. On n’ouvre pas ses
ouvrages, on n’écoute pas ses conférences sans
discerner aussitôt une personne, un souffle, ce désir
puissant d’appréhender le monde dans tous ses aspects,
et particulièrement une passion du travail, de l’étude,
de l’exercice ininterrompu de la pensée. Sa culture,
immense, est vivante, et très évidemment lui a fait
vivre ses multiples vies. Mais elle s’est nourrie des hommes
autant que des textes et des concepts, de psychanalyse autant que
d’art, d’histoire autant que de littérature et
semble ne s’être construite que pour être mieux
distribuée. Il y a quelque chose en lui d’un juste
qui a répondu des dons de l’esprit, et c’est
à sa vaste mémoire, qui paraît d’ailleurs
inépuisable, qu’on aimerait parfois recourir pour parler
du présent.
On prend malaisément la mesure d’une vie. Celle de
Roland Gori reste à écrire, il lui reste à
en vivre encore bien des pleins et des déliés. Que
pourrais-je du coup en dire, tant mon ignorance et mon incompétence
biographique sont ici redoublées ? La chose est suffisamment
établie pour que je donne congé à la question
mais que sans en attendre le moment – viendra-t-il jamais
? – où réapparaîtraient les conditions
de la réponse, je rende justice à quelques figures
exceptionnelles qui sous le nom de Gori m’accompagnent depuis
une bonne dizaine d’années. Dans son Figures, André
Markowicz, poète et traducteur – et quel traducteur
! À son actif, rien de moins que toute l’œuvre
de Dostoïevski, toutes les pièces de Shakespeare mais
encore, Pouchkine, Tchekhov, Maïakovski… – écrit
: « Je suis accompagné par quelques ombres [3]. »
Entendez donc bien que ce qui fait le sens et le projet des mots
ici bégayés est l’immense bruissement de ces
ombres. Ces lignes fourmillent d’échos, d’évocations,
de présences fantomatiques : de leur écriture, on
pourrait dire qu’elle s’écrit sur l’ombre
portée de Gori.
Cela n’est donc qu’une petite déambulation –
en quatre parties, ici quatre figures – dans de très
personnelles archives à la recherche de « Mon »
Gori.
Figure I : Gori n’est pas le nom d’un animal
raisonnable !
Singulière assurance, vous en conviendrez.
Je vous propose pourtant de vous en saisir d’emblée.
Précisons, des fois que vous me prêteriez quelque dérive
zoophile, qu’il s’agit de s’emparer de l’animal
au sens de Dickens, version Angleterre, fin du xixe[4]. «
Je me sers d’animaux pour instruire les hommes », écrivait
La Fontaine [5], deux siècles plus tôt. Quant à
Diderot, un siècle auparavant, il rappelait ce succulent
dialogue entre Bordeu et Mademoiselle de Lespinasse :
« Bordeu. – Avez-vous vu au Jardin du Roi, sous une
cage de verre, cet orang-outan qui a l’air d’un saint
Jean qui prêche au désert ?
Mademoiselle de Lespinasse. – Oui, je l’ai vu.
Bordeu. – Le cardinal de Polignac lui disait un jour : “Parle,
et je te baptise [6].” »
Ah ! Cette classique conviction que la parole établit le
seuil de l’univers humain. N’est-ce pas Georges Gusdorf,
ce grand philosophe et épistémologue, maître
d’Althusser et de Foucault, qui attestait que « L’homme
est l’animal qui parle [7] » ? De la bête à
la personne, la coupure serait-elle ici apposée ? On sait
que l’orang-outang n’a pas répondu au cardinal,
qu’il n’a pas proféré le moindre mot qui
lui aurait décidément fait franchir le seuil de l’animalité
à l’humanité. S’il est établi que
le langage est la condition nécessaire et suffisante pour
entrer dans la patrie humaine, d’aucuns soulignent que l’homme,
cet animal parlant, est aussi un animal « comprenant ».
Au sens où comprendre c’est bien avoir en soi ce qui
est hors de soi. Ce qui est bien éloigné, concédons-le,
de cette assurance scientiste qui voudrait que l’homme ait
sur toute chose un regard extérieur, capable de tenir à
distance son objet.
« Raisonnable » l’animal, précisait Dickens.
Gori quant à lui nous invite à penser que notre humanité
parfois nous fait perdre la raison, emportée par le flot
de quelques paroles qui n’ont pas fait leurs preuves [8] et
que la « naturalisation » de l’humain mise en
œuvre par les techno-sciences actuelles récuse pouvoir
de révélation et fonction symbolique de cette parole.
Gori n’est alors vraiment pas un animal raisonnable en ce
qu’il parle certes mais pour nous ouvrir à d’autres
passions que La Raison ne connaît pas [9]. En ce qu’il
confère à la pensée – rappelons avec
Merleau-Ponty que « les mots ne peuvent être les “forteresses
de la pensée [10] ” » – aux sentiments,
aux sensations, une acuité qui est celle de ce que j’appellerais
volontiers l’acuité indicible du corps : dans ses mots
et ses écrits, Gori donne du corps à la parole et
la parole au corps[11].
Gori n’est alors vraiment pas un animal raisonnable en ce
que conter, pour lui, se substitue élégamment à
compter. Ce qui n’est pas vraiment dans l’air du temps,
les petits compteurs d’aujourd’hui ayant cette fâcheuse
tendance à se multiplier, comment dit la Genèse déjà,
« comme les étoiles dans le ciel ». Tenez, revenons
à l’époque de Dickens, darwinienne à
souhait [12] – et pré-freudienne, au fait ! Voyez-vous
quelques étoiles dans le ciel de Coketown, ville industrielle,
grise et triste, polluée par la fumée des usines.
C’est dans cette ville imaginaire d’Angleterre, ville
du charbon, que se déroule les Temps difficiles, génial
roman satirique de Charles Dickens – je soutiendrai pourtant
volontiers que ces temps-là sont toujours d’une criante
actualité, tout comme ce roman, même s’il a été
écrit en 1854. Dans cet univers de désolation, des
ouvriers accomplissent un travail monotone et abrutissant, pour
un salaire de misère. Leur patron clame à qui veut
l’entendre que si l’on écoutait ces gens-là,
ils exigeraient de se nourrir « de potage à la tortue
et de venaison avec une cuillère en or » – déjà
décomplexée la droite conservatrice du xixe siècle
! Mais c’est surtout au personnage central du roman, un notable
de la ville, qu’il nous sied d’accorder quelque attention.
Thomas Gradgrind – c’est son nom – est la parfaite
incarnation de la raison la plus froide et la plus abstraite, d’essence
marchande, dont parle le grand sinologue suisse Billeter [13] :
pour lui, « tout ce qui ne peut s’évaluer en
chiffres ou tout ce qui ne peut pas s’acheter au plus bas
et se revendre au plus haut n’existe pas et ne doit jamais
exister ». Thomas Gradgrind nie la gratuité mais aussi
tous les sentiments, bons ou mauvais. Plus, il considère
que l’imagination n’a que de néfastes effets
: ses enfants n’ont pas le droit de lire des contes ou des
romans, ni même d’avoir dans leur chambre des rideaux
avec des motifs de petits chevaux, car les seuls chevaux qu’ils
doivent voir sont les chevaux réels. Au lieu d’une
salle de jeux, il leur a aménagé un laboratoire scientifique.
« Dans la vie, on n’a besoin que de faits », martèle
en péremptoire credo Thomas Gradgrind.
Selon Dickens, ce type de principes éducatifs ne peut que
dévaster la vie des enfants, aussi sûrement que l’usine
dévaste la vie des jeunes ouvriers. L’école
initie les enfants d’aujourd’hui aux valeurs libérales
et néolibérales, leur inculquant le culte de la performance,
pénétrant leur cerveau tout mou[14], si malléable
et plastique de futurs hommes neuronaux [15], des mots magiques
de notre époque : flexibilité, mobilité, compétitivité,
individualité, efficacité, le tout dans la frénésie
de l’activité, de la production et de la consommation.
Notre civilisation d’usuriers – toujours plus, plus
vite, plus fort – ne produit que du profit, rappelle Gori
: il insiste sur ce que l’Homme n’est plus que le moyen
que l’argent a trouvé pour produire de l’argent.
Enfantera-t-elle des générations formatées
par ces nouveaux travailleurs sociaux, éducateurs ou thérapeutes,
experts en marketing et en communication, coachs scolaires [16]
et autres dresseurs d’« habiletés sociales »
et exégètes en « relations positives entre pairs
» qui nous assurent que la promotion des compétences
sociales constitue la mission principale de l’éducation
pendant la petite enfance ?
La thèse implicite du roman de Dickens, politique s’il
en est, procès à charge contre l’utilitarisme
et l’intégrisme rationaliste qui accompagnent la révolution
industrielle, réside bien dans cette proximité que
l’auteur révèle entre ces deux systèmes
: le système d’exploitation économique de la
classe ouvrière, que nous qualifierions de capitaliste, est
aussi une machine de guerre contre toutes les « valeurs qualitatives
». Il s’agit au total pour lui d’un seul et même
système qui avilit et broie l’humain ; d’un seul
et même principe, une conviction délirante qu’on
peut et qu’on doit traduire tous les éléments
du monde et de la vie humaine en chiffres, en données quantifiables,
évaluables et reproduisibles. Cette certitude contre laquelle
s’élevait Dickens n’est-elle pas toujours à
l’œuvre aujourd’hui, et peut-être plus que
jamais – pour mémoire, le slogan de l’association
Attac, à l’aube du xxie siècle, « le monde
n’est pas une marchandise ». Vivrons-nous un jour sous
un autre ciel que celui de Coketown ?
À sa façon, l’Appel des appels (ada), initié
par Roland Gori et Stefan Chedri, le 22 décembre 2008, est
un appel à un autre ciel ! Il ne se contente pas en effet
de faire écho aux diverses revendications issues du malaise
social qui s’exprime un peu partout. Mais il prône le
rassemblement des forces sociales et culturelles et invite à
parler d’une seule voix, des cœurs de métiers
de professionnels engagés dans les différents secteurs
des services publics, pour s’opposer à la transformation
de l’État en entreprise, au saccage des services publics
et à la destruction des valeurs de solidarité humaine,
de liberté intellectuelle et de justice sociale. Cette authentique
insurrection des consciences à laquelle il appelle[17] nous
concerne tous, champignons en devenir – « Je connais
une planète où il y a un Monsieur cramoisi. Il n’a
jamais respiré une fleur. Il n’a jamais regardé
une étoile. Il n’a jamais aimé personne. Il
n’a jamais rien fait d’autre que des additions. Et toute
la journée il répète comme toi : “Je
suis un homme sérieux ! Je suis un homme sérieux !”
et ça le fait gonfler d’orgueil. Mais ce n’est
pas un homme, c’est un champignon [18]! »
Figure II : Gori est le nom même de la passion
Il m’apparaît en effet que la passion est son chemin
de vie, le nom même de l’avenir qu’il n’a
jamais cessé de construire, le nom de la transmission féconde
qui lui a permis de rassembler, réunir et redonner la parole.
Cette passion, qui donne son plein sens, force et vie à
cette affirmation freudienne qu’inconscients individuel et
collectif sont bien la même chose, l’a porté
à accorder tant d’importance au politique plus qu’à
la politique d’ailleurs – au politique, c’est-à-dire
à l’histoire mais avant tout aux histoires, à
ses conflits et aux forces sociales qui l’animent. Gori est
alors devenu le nom de la résistance au déferlement
de la volonté de puissance et de contrôle à
l’œuvre dans le capitalisme, le biopouvoir, l’ultralibéralisme
et le renouveau du scientisme, quelque part aux fondements de l’éthique
même.
Comment ne pas penser alors à Jacques Hassoun qui dans ses
Passions intraitables [19] évoquait cette « immuabilité
invivable ». Ce qui est immuable est invivable parce que c’est
là où la vie ne peut s’installer, c’est
ce qui étouffe, et qui bâillonne et qui tue, c’est
ce qui pétrifie la vie, qui fait du monde une prison. À
l’encontre de cela, Gori a toujours cherché ce qui
pouvait ouvrir des espaces et créer de la vie, toujours dénoncé
les conformismes de la pensée, toujours défriché
le déshumain qui, je le cite, pousse « sur les ruines
de la singularité du sujet désavoué et sur
l’espace politique anéanti [20] ».
Dans le champ qui me passionne depuis des années, celui
que je réduirai temporairement à ce curieux assemblage
entre psychanalyse et médecine, cela revient à s’assurer,
et je le cite à nouveau, que « la médecine la
plus sophistiquée, la plus techno-scientifique, sécrète
toujours davantage la nécessité d’accueillir
et de traiter ce reste auquel s’adosse son dispositif : l’appel
du malade et la mission aléatoire du médecin de prendre
en charge la détresse et la souffrance ». Il continue
avec ces mots : « Je suis certain que la médecine authentiquement
hippocratique n’aura de cesse dans les années à
venir de solliciter la psychanalyse. À nous de ne pas la
décevoir, faute de quoi nous laisserions la place et la fonction
éthiques à des techniciens de l’éthique,
biotechniciens, à même de feindre de combler les vides
laissés par les retraits du politique et l’anéantissement
des espaces d’intersubjectivité. »
Mon insistance enthousiaste à travailler en ces champs depuis
près de trente ans maintenant a sûrement pour fonction
de maintenir intact un sentiment constitutif de l’idée
même d’humain et se fonde sur un véritable souci
d’arrachement, le mot est choisi, à ce fil fluet sur
lequel nous faisons fonction d’équilibriste nos vies
durant, hésitant entre cette barbarie qui si souvent encore
nous irrigue au plus profond et notre détresse, héritée
de cette figure freudienne s’il en est, du nourrisson dans
sa dépendance originaire.
J’ai cheminé sur un autre fil qui m’a mené
de la périnatalité aux sources de laquelle j’ai
travaillé pendant plus de vingt ans – en maternité
et néonatalogie – à la cancérologie qui
me fait plus habituellement et terriblement croiser les eaux du
Styx, en passant par les élans et les brisants des flots
impétueux de la clinique adolescente. Ce fil peut aussi être
tissé à partir des premiers liens affectifs vécus
par l’enfant, de nature passionnelle s’il en est : la
toute-puissance attribuée aux parents, indissociable de la
dépendance vitale de l’enfant, fera de cette passion
originaire la source de toutes les passions ultérieures.
Pour permettre à l’enfant de sortir de cette servitude-idéalisation
issue de sa dépendance originaire, la capacité d’amour
des parents, c’est-à-dire leur capacité à
donner existence à un autre différent de soi, est
déterminante. Pour les adolescents que j’ai accompagnés,
infatués dans leur projet d’auto-engendrement, emportés
par leur narcissisme, défaits dans leur corps et leur psychisme,
déliés serait d’ailleurs plus convenable, eux
tous qui ne pouvaient parfois pas parler parce qu’ils avaient
trop à dire et à penser, la passion est au cœur
des jours… et des nuits. Pour les malades que je rencontre
chaque jour, le désir de renaître à la vie après
leur traversée de cette expérience extrême,
au sens de Bettelheim, du cancer est une recherche passionnelle.
Quant aux « sentiments tendres » qui apparaissent chez
les patients au cours du traitement psychanalytique et qui ont été
qualifiés par Freud d’« amour de transfert »,
j’ai moi aussi toujours été assuré qu’ils
appartenaient bien plus au registre non de l’amour mais de
la passion comme Roland Gori l’a développé dans
son Logique des passions [21].
Ainsi, la trace de la passion, sur ce fil qui va du périnatal
à vieillesse et la fin de vie, via le pubertaire, pourrait
être ici constamment convoquée. Cela aurait pu dès
lors s’intituler aussi : « Gori, topologie de la passion
».
Figure III : Gori est le nom d’une diégèse
sur le corps [*]
Niklas Luhmann, sociologue allemand contemporain, énonce
dans un de ses livres [22] que le lieu élu de l’intime,
c’est celui de la relation amoureuse en tant qu’elle
est commandée par ce qu’il appelle « l’interpénétration
». L’intime du sujet, ce qui l’habite et qu’il
habite tout autant, se résout en ce nouement, cette interrelation,
qui conjoint ce qu’on appelle ordinairement l’âme
au corps. Le Gori, topologie de la passion, aurait-il d’autres
lieux que ceux du corps ? Il y a une expression subtile d’Artaud,
l’en-cage de l’être [23], qui rappelle que, pour
s’incarner, l’âme doit sortir (et non entrer)
dans le corps. Sortir indique un mouvement de l’intérieur
vers l’extérieur, comme si l’âme, tant
qu’elle n’est pas incarnée dans un corps, était
en cage.
Il est acquis que tout au long de la vie d’un individu, sa
motricité, son tonus, son affectivité et son intelligence
entretiennent des rapports d’influence. Toute réalisation
motrice, tout engagement tonique, toute expérience corporelle
peut être de la sorte envisagé(e) comme la résultante
d’une recherche subtile d’équilibre. En effet,
le premier objet que le petit d’homme doit maîtriser
et connaître est son « organisme ». Mais il ne
s’agit pas tant de faire de son organisme un outil susceptible
d’actions spatialement orientées, coordonnées
et contextualisées, c’est-à-dire de réaliser
une véritable instrumentation qui fera de l’organisme
notre corps, que de s’inscrire, grâce à nos capacités
représentatives, à notre imaginaire, dans une co-construction
active et très affectivement chargée qui fera de nos
« kilos de chair », comme les disait Dolto, une entité
psyché-soma harmonieusement construite et assurée.
Cela n’est pas une mince affaire et vaut au petit d’homme
un véritable travail, pas à pas, long et coûteux
en termes économiques, pour reprendre Freud. Vaut à
tout Homme, en son sexe et son histoire, un travail long et coûteux.
Le corps, « mon corps », toujours, est tributaire de
la langue car il existe une corrélation étroite entre
les représentations du monde, les représentations
de soi et la langue qui les véhicule. « Mon corps »
est un objet du monde et comme tel, il est nécessairement
soumis, dans mes représentations, aux contraintes de la langue.
Il parle, mon corps, un langage souvent aphasique, brouillé,
confus : il sait se « costumer », se « dénuder
», cacher, montrer, révéler par ses sursauts,
ses tensions, ses couleurs – rougir, blêmir, être
bleu de froid, jaune de peur… –, son intime. On lui
parle aussi, on s’adresse à lui, souvent sans mots,
avec des gestes, doux, violents, des médications… Il
peut être l’objet de transformations, de pertes, de
mutilations, mais il reste toujours le corps d’un sujet, même
souffrant, inquiet, parcellé mais sujet. « Mon corps
» est fait autant de représentations psychiques et
culturelles que de chair et d’os : lui-même et toutes
les techniques qu’il convoque ne peuvent être considérés
dans les seuls plans de l’anatomie, de la physiologie, de
la biologie ou de la psychologie, l’anthropologie…
Dans le cadre du laboratoire de recherche en psychanalyse et psychopathologie
clinique qu’il dirigeait à l’université
d’Aix-Marseille I, Roland Gori développait tout un
champ de recherches intitulé « Fonction et champ de
l’acte de parole dans l’analyse des discours de souffrance
en situations cliniques ». Dans Logique des passions, il parle
d’ailleurs des passions comme étant « les discours
de souffrance ». De quoi parle-t-il lorsqu’il parle
du corps exposé, du « corps exproprié [24] »
? De qui plutôt ? Tant il est notoire que : « Mon corps
est pensé en tant qu’il est un corps, mais ma pensée
vient buter contre le fait qu’il est mon corps [25]. »
Est-il d’ailleurs possible de penser le corps ? Plus encore,
le dire, l’écrire ? Serait-ce en ériger un corpus
qui soit intelligible, signifiant et partageable ? Ou porter témoignage
de la manière dont un sujet fait siennes ses expériences
corporelles, sensations, perceptions et sentiments, tout au long
de sa vie ?
Gori pose que le corps ne saurait se réduire à sa
biologie, sa physiologie, corps anatomique figuré en ses
fonctions, sa cartographie neuro-cérébrale, ses flux
hormonaux et ses besoins vitaux : de la matière humaine,
ce corps de notre médecine contemporaine, scientifique et
technique en ces temps de biopouvoir dont parlait déjà
Foucault dans les années 1975, un organisme. Mais il n’est
pas non plus une exclusive création de la psyché,
un fantasme, un produit de l’imaginaire. Ni même entièrement
façonné, signifié par le langage, pourquoi
pas subverti par lui, indissociés et indissociables, la référence
à Deleuze est convenue. Gori engage à ne pas choisir
son camp, à ne pas rester dualiste. Ni être de ceux
qui ne peuvent penser l’esprit sans le corps – de Nietzsche
à Foucault – ni de ceux qui ne spéculent pas
l’âme sans le corps – de La Mettrie à Diogène.
Il postulerait alors finalement volontiers avec Michel Bernard [26]
qu’il n’existe pas de corps humain sans langage, de
corps humain sans culture et qu’il est impossible de le penser
hors de ce colloque fondamental. Le sujet est « un »
: imaginer le destin du corps dissociable de celui du psychisme
– le corps sans affect ou la pensée désincarnée
– est pure fiction, qui s’oppose à la logique
de l’humain. La réalité du corps toujours se
dérobe…
Le corps des malades que je rencontre au quotidien à l’hôpital
est-il tout autre que celui-là même que j’habite
en ce moment précis, faisant de l’impermanence sa clé
familière ? « Tout s’abîme en passage »,
disait René Char, serai-je demain de ces cancéreux,
bouffés de l’intérieur par quelque vile tumeur,
ensemencé de millions de cellules qui auront décidé
de jouir, frénétiquement, de la vie éternelle,
à mes dépens ? Serai-je cancéreux ou aurai-je
un cancer ? Être ou avoir ? Sommes-nous propriétaires
ou possédés ? Dépasser les simplifications
outrancières : « avoir un corps » ou «
être un corps » ; suis-je le sujet de mon corps ou n’est-il
pour moi qu’un objet ? – « objet pour autrui et
sujet pour moi », assure Merleau-Ponty.
Avec Gori, je conviendrai qu’il ne s’agit de penser
le corps que dans sa multiplicité, sa complexité :
toute approche l’enrichit, aucune ne l’épuise.
Plus encore, qu’il est le lieu d’ancrage de tous les
mythes ou comme l’écrit Michel Bernard « le symbole
dont use une société pour parler de ses fantasmes
[27] ». Corps image, icône de notre société
du malaise, affiché, exposé, idole, fétiche,
comment s’édictent les canons sociaux et anthropologiques
du corps ? Car tous nous participons de l’ici et maintenant,
du réel et de l’actuel et l’accroissement de
nos connaissances n’est pas non plus sans entraîner
la nécessité de nouveaux paradigmes sur la causalité,
le temps, l’espace et, en définitive, sur le corps
et celui qui l’habite. En effet, un certain nombre de technologies
récemment développées ont radicalement bouleversé
les catégories classiques du corps, les techniques de l’imagerie
médicale, les greffes d’organes, la fécondation
in vitro, les neurosciences, mais aussi les nouveaux moyens de communication,
la mondialisation – à titre d’exemple, nous nous
mouvons aujourd’hui dans un cyberespace et le don d’ubiquité
nous est donné à chaque connexion sur la Toile –
la vitesse d’apparition et de disparition des objets du quotidien,
leur profusion, l’hégémonie du développement
personnel et des philosophies hédoniques… Le corps
n’est à présent plus un ego mais un alter ego,
pour reprendre la belle formule de David Le Breton [28], il est
relationnel, en dialogue constant entre un intime subjectif et un
social général.
Il existe un texte relativement peu connu de Gilles Deleuze, Causes
et raisons des îles désertes, dans lequel il établit
une nette distinction entre deux types d’îles : «
Les îles continentales sont des îles accidentelles,
des îles dérivées : elles sont séparées
d’un continent, nées d’une désarticulation,
d’une érosion, d’une fracture, elles survivent
à l’engloutissement de ce qui les retenait. Les îles
océaniques sont des îles originaires, essentielles
: tantôt elles sont constituées de coraux, elles nous
présentent un véritable organisme – tantôt
elles surgissent d’éruptions sous-marines, elles apportent
à l’air libre un mouvement des bas-fonds ; quelques-unes
émergent lentement, quelques-unes aussi disparaissent et
reviennent, on n’a pas le temps de les annexer [29]. »
Je voudrais vous proposer de penser, par cette bi-catégorisation
architectonique séparant le tellurique de l’océanique,
l’originalité de la rencontre avec le bébé
en souffrance, l’adolescent « emporté »
ou encore le sujet « empêché » par la maladie.
On comprendra ainsi que le fil évoqué plus haut, hésitant
entre barbarie et détresse, entre aubes naissantes et soins
terminaux, entre sentiments tendres et passion, organise en fait
cet affrontement – affûté pour ce qui en est
de médecine et psychanalyse – entre structure et événement,
discours et acte, histoire et fait historique…
Entendons-nous. Cette ligne de fracture pourrait s’établir
ainsi : « Qu’est-ce qui fait histoire pour un sujet
? » En quoi le roman de nos vies, le roman de nos maladies
[30] pour reprendre Marie-José Del Volgo et Roland Gori,
ne relève que d’une continentalité hier encore
homogène et dorénavant accidentée ? La fragmentation
désarticulée de nos existences, traversées
par la violence et les aléas des premières années,
par le tumulte adolescent, par la maladie, comme autant d’«
accidents » de vie – étapes développementales
pour les uns, ruptures biographiques pour les autres, voire véritables
épisodes traumatiques – s’exerce-t-elle en fonction
d’une ruine préalable, d’une fracture essentielle
? L’événement viendrait-il s’inscrire
dans une sérialité aussi aléatoire que heurtée
de ce qui fait retour, dans un récit qu’il constitue
en archipel. Freud le rappelle : « Le symptôme fourni
par la réalité devient immédiatement le représentant
de toutes les fantaisies inconscientes qui épiaient la première
occasion de se manifester [31]. » Et Duras aussi, à
sa façon : « L’histoire de votre vie, de ma vie,
elle n’existe pas, ou bien alors il s’agit de lexicologie.
Le roman de ma vie, de nos vies, oui, mais pas l’histoire.
C’est dans la reprise des temps par l’imaginaire que
le souffle est rendu à la vie [32]. »
Gori, dans toute son œuvre, s’est arc-bouté sur
ce souffle, cette mise en récit et en mots du sujet par et
à travers les événements qu’il vit. La
matière même de ce que vit le sujet ne serait jamais
première, originelle, mais c’est bien à partir
d’elle que procéderait le récit : jamais l’inverse.
La diégèse est un pur produit du sujet. Quand Gérard
Genette développe la notion de diégèse pour
l’appliquer à la littérature, il l’emprunte
d’abord aux théoriciens du récit cinématographique.
Elle est pratiquement synonyme d’« histoire »,
il continue, de « signifié ou contenu narratif [33]
». Par la suite, la diégèse représente
tout « l’univers spatio-temporel désigné
par le récit [34] », autrement dit, toutes les parties
temporelle et spatiale concernant le récit.
« L’histoire ne vaut que pour ce qu’elle raconte
de ce qui s’est passé à ceux qui n’y étaient
pas eux-mêmes », écrit Ricœur [35]. Sommes-nous
présents au cœur du fait historique que nous vivons
? Proférons-nous toujours de cet événement
un récit « à la première personne »
qu’un auditeur pourrait considérer avec intérêt,
curiosité ou détachement. Rapidement, ce récit
laisse entrevoir ses coutures et ses accrocs, il dévoile
son statut de fiction, de croyance, d’illusion, de mise en
scène de fantasmes, de construction vraisemblable, mais falsifiée,
de tous les personnages, à commencer par le « je »
lui-même qui se prend pour l’auteur de cette autobiographie.
« Je » se raconte des histoires et m’en raconte.
Quelles vérités néanmoins sont à l’œuvre
en cette chronique du soi ? Un sujet qui dit « je »
est en proie à quelque chose – est-ce l’expérience
d’un environnement précoce défaillant pour le
bébé, l’irruption du sexuel chez l’adolescent,
la maladie pour cet autre ? – qu’il ne comprend pas,
dont il ne sait rien, malgré toutes les paroles qui lui ont
été adressées, les informations qu’il
a pu recevoir, les protocoles, les examens ; il ne sait pas au juste
ce qui lui arrive. Il en sait si peu sur tout cela qu’on pourrait
dire qu’il est en proie, de façon intransitive, se
sentant « saisi » par un prédateur dont il ne
manquera d’évoquer aucune des représentations,
culturelles et historiques. Suis-je la proie exclusive de la nature
défaillante, la génétique incertaine, la maladie,
le destin, le hasard… ? Quelle est donc l’histoire officielle
de ma vie ? Serais-je contraint de ne tenir que la chronique non
authentifiée des faits divers de mon existence ? Ai-je quelque
influence, déterminante, sur mon avenir ? « L’identité
n’est pas un héritage mais une création »,
écrit Mahmoud Darwich. Voyage-t-on incessamment en ce pays
de l’autre dont Serge Leclaire nous disait qu’il «
n’est la terre de personne, ni d’un lui, ni d’un
toi, ni d’un moi : il s’ouvre dans l’entre-deux
de la rencontre et rien ne peut en garantir les frontières
puisqu’il n’en a pas [36] … »
Qu’est-ce que la rencontre avec un événement
tel que ceux énoncés, qui vont de l’entre-deux
de la naissance à la mort, peut ouvrir ? Ou fermer, couvrir,
recouvrir ? Que, qui faudra-t-il alors parfois aller débusquer
de derrière cette forêt de mots, d’actes que
le sujet risque ?
Les travaux de Roland Gori rouvrent ces questions et bien d’autres,
qu’il travaille, féconde et relance dans de multiples
champs, de la psychanalyse à l’épistémologie.
Figure IV : Gori est le nom de la création
Gilles Deleuze dans le même texte cité précédemment
précise un peu plus loin ce qu’il cherche à
faire en distinguant deux régimes spécifiques d’îles
: « Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu
importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on
est déjà séparé, loin des continents,
qu’on est seul et perdu – ou bien c’est rêver
qu’on repart à zéro, qu’on recrée,
qu’on recommence. Il y avait des îles dérivées,
mais l’île, c’est aussi ce vers quoi l’on
dérive, et il y avait des îles originaires, mais l’île,
c’est aussi l’origine, l’origine radicale et absolue.
Séparation et recréation ne s’excluent sans
doute pas, il faut bien s’occuper quand on est séparé,
il vaut mieux se séparer quand on veut recréer, reste
qu’une des deux tendances domine toujours. »
Entre ce couple de termes, séparation-recréation,
dont la tension s’exerce de part en part, réside la
compréhension existentielle de ces champs déjà
évoqués qui vont de la périnatalité
à l’adolescence, des situations de handicap aux soins
apportés aux malades somatiques. Tous, enfant, adolescent,
malade, rêvent « follement » de (se) recommencer,
de se recréer, de se refaire un corps neuf.
Dans sa lettre dite du voyant [37], Rimbaud professe son fameux
« Je est un autre » et par là même une
conception originale de toute création artistique : le poète
ne maîtrise pas ce qui s’exprime en lui, pas plus que
le musicien ou le peintre. Selon lui, le sujet de l’énonciation,
celui qui parle – moi, je – ne serait donc jamais celui
qu’il est ou qu’il croit être ou encore que les
autres croient connaître. Rimbaud continue : « Car Je
est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y
a rien de sa faute. » Tant pis pour le bois qui se trouve
violon. Et tant mieux pour le sujet qui, selon le poète maudit,
n’est jamais identique à lui-même et n’existe
que dans cette dynamique qui le fait à chaque instant différer
de soi. Nous sommes appelés à nous transformer constamment,
à parcourir les océans du quotidien tel un «
bateau ivre » partant à la rencontre de mondes inconnus,
à nous faire « autre » en nous libérant
de nos « habits du moi », parfois contraignants et étriqués.
Mais il faut être poète, pour se libérer de
ce qui nous emprisonne. De ce corps qui parfois à lui seul
nous est une prison. Le tout-petit, perdu dans ses incompétences
motrices et sensorielles, l’adolescent, en mue, le malade,
perclus de douleurs, marqué au corps, le peuvent-ils ? Cette
navigation n’est-elle pas tellement risquée pour eux,
déjà fragilisés, ébranlés par
ce qu’ils vivent ? Cette quête aventureuse de soi est
alors pleine de dangers et parfois le bateau ivre, ce vaisseau amiral
du Moi, n’est qu’un frêle esquif sur les mers
démontées de la vie : il ne souhaite que retourner
au port, retrouver sa vie d’avant, même s’il y
était aliéné, réhabiter son corps d’avant,
réhabiliter ses pensées d’avant. En un mot,
se réveiller de ce cauchemar, se persuader comme Proust que
« les vrais paradis sont ceux qu’on a perdus »
et s’en affliger. Cet autre soi ne possède pas toujours
les clés d’un autre monde, rêvé, enchanté,
il donne parfois accès à des côtes tourmentées,
ténébreuses du Moi, où s’amarrer effraie
; il nous apprend que le bonheur n’est pas forcément
dans la possession d’un autre monde, la découverte
de nouveaux territoires du Moi mais peut être simplement –
enfin ! Le mot est osé ! – de rendre celui que nous
habitons plus supportable, plus accueillant. Est-ce cela, transformer
le bois en violon : retrouver l’Homme vivant en soi, ne plus
subir ? Retrouver cette grande santé dont parlait Nietzsche,
cette santé parfaite qui pour Lucien Sfez est une nouvelle
utopie [38], une nouvelle figure bio-écologique qui suggère
l’idée, inquiétante, d’une purification
générale de la planète et de l’homme.
Il n’y a nulle énigme dans cette « santé
essentielle » qu’en 1874 – il a alors 20 ans –
Rimbaud convoque dans son poème Conte [39]. Verlaine, dans
son recueil Sagesse, composé à l’occasion de
son emprisonnement à Bruxelles – en juillet 1873, au
cours d’une dispute, il tire deux coups de feu sur Rimbaud,
le blessant légèrement –, dresse un superbe
portrait de lui, dans les premières lignes duquel il évoque
« La force et la santé comme le pain et l’eau
[40]» de son cher Arthur, son égérie. La question
du corps affleure derrière ces hermétiques allusions,
la santé du corps, les plaisirs du corps et tout autant la
question de la mort, « petite » pour jouir, «
grande » pour l’éternité. La passion qui
« habitait » Rimbaud et Verlaine n’est plus à
rappeler. Cette passion « immortelle » réclame
formellement cette « santé immortelle » qu’appelait
déjà Voltaire en son Zadig – « Que la
santé immortelle descende du ciel pour avoir soin de tous
vos jours [41]». Cadeau du ciel, elle figure une des formes
idéales du Moi : c’est dans son corps que le sujet
s’identifie et même s’éprouve. Les expériences
corporelles ont et auront toujours, par l’énigme même
de leur révélation, fonction de révélation,
d’interprétation, charriant des questions identitaires,
narcissiques, mais tout autant ontologiques et politiques.
L’intrus [42] de Jean-Luc Nancy, philosophe derridien de
l’impossible et toujours nécessaire déconstruction
du christianisme, doit ici être sollicité : «
D’un même mouvement, le “je” le plus absolument
propre s’éloigne à une distance infinie (où
passe-t-il ? en quel point fuyant d’où proférer
encore que ceci serait mon corps ?) et s’enfonce dans une
intimité plus profonde que toute intériorité
[…]. » Un peu plus loin le philosophe, se mettant à
nu en dénudant l’opération chirurgicale dont
son corps a été le support, note dans une proximité
intellectuelle avec la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty
que « la vérité du sujet est son extériorité
et son excessivité : son exposition infinie. L’intrus
m’expose excessivement. Il m’extrude, il m’exporte,
il m’exproprie » (p. 42). La passion d’être
un autre comme geste de l’expropriation même ruine toute
idée de propriété, mon corps ne m’appartient
plus. Tous les malades que j’ai rencontrés, dans cette
« exposition infinie », en appelaient à une re-création,
rédemption, réparation, restitution ad integrum d’un
corps d’avant. Pas tant leur corps d’avant la maladie
que leur corps d’avant, d’un temps d’avant entendu
comme premier, originaire, original, qui sonne si bien avec virginal.
La pureté séraphique de l’âme enfantine.
Qui montre sous son masque intouchable sa face meurtrie et meurtrière.
Quelle passion pour cet autre d’avant, jamais connu mais tant
chéri, espéré, que la maladie, les douleurs,
les infirmités font rappliquer de si loin, du fin fond de
nos rêves les plus fous.
« Mon corps, topie impitoyable », rappelle Foucault.
Il faut réécouter la transcription intégrale
de sa conférence : « Le corps utopique », prononcée
le 7 décembre 1966 sur France-Culture [43]. Qu’y a-t-il
de moins utopique, demande Foucault, que le corps qu’on a.
Rien n’est en effet moins utopique que le corps, lieu duquel
il ne nous est jamais donné de sortir, auquel l’intégralité
de l’existence nous condamne. Semble-t-il. Car cette affirmation
suscite son objection, que Foucault formule aussitôt : rien
n’est certes moins utopique que le corps lui-même, à
ceci près que nul ne l’est plus que lui aussi, que
c’est de lui que sont nées et nous sont venues toutes
les utopies – le corps est lui-même une autotopie en
quelque sorte, par opposition aux « hétérotopies
» qu’il imaginait dans une autre conférence.
Le corps grandi, tatoué, maquillé, masqué forme
autant de figures possibles de cette utopie inattendue et paradoxale
du corps. La parure, les uniformes en sont aussi de possibles. Comme
la danse ou encore la possession…
Mais, c’est l’érotisme, à la fin –
Michel Foucault dit même « faire l’amour »
– qui est le plus susceptible d’apaiser l’inapaisable
désir du corps de sortir des limites qui sont les siennes.
Ou des caresses comme moyen d’« utopiser » le
corps, mon corps, ce lieu du paradoxe, à la fois ici duquel
je ne peux fuir, et ailleurs que je n’atteins jamais. Cette
allusion de Foucault à la danse – « corps dilaté
selon tout un espace qui lui est intérieur et extérieur
à la fois » – me rappelle cette patiente de 56
ans, en soins palliatifs après un cancer de l’utérus
et une chirurgie très mutilante du petit bassin. Au cours
d’un entretien, elle me raconte un rêve. Actrice connue,
elle tourne le dernier plan d’un film d’amour qui la
montre comme allégée, esquissant dans la rue à
l’aurore quelques pas de danse. La critique encense son rôle,
disant d’elle qu’elle tutoie les étoiles, gracile,
aérienne, éolienne. Après son récit,
elle garde le silence, un long temps ; un sourire se dessine doucement
sur ses lèvres. Je pense au poème rimbaldien et à
l’éternité retrouvée. La danse est précisément
la « passion d’être un autre » dont traite
le livre éponyme de Pierre Legendre [44]. La danse pour Friedrich
Nietzsche, c’est la création allégée
du fardeau des valeurs qui écrasent la vie. La danse –
« corps dilaté selon tout un espace qui lui est intérieur
et extérieur à la fois », écrit Foucault
– c’est aussi le projet final de cette cigale, ayant
chanté tout l’été, quand, à l’automne
de sa vie, la bise venue, la famine et la fin s’annoncent
: « Vous chantiez, j’en suis fort aise/Eh bien dansez
maintenant », conclut la fourmi pas prêteuse.
L’intrus de Jean-Luc Nancy permet de re-penser le concept
nietzschéen d’éternel retour. L’intrus
est un revenir qui est notre devenir : nous devenons et, parce que
l’intrus revient toujours nous rappeler que lorsque nous devenons,
nous différons, nous ne sommes jamais identiques à
nous-mêmes, toujours « exappropriés [45]».
Le corps et ses traductions [46] fait toujours œuvre originale.
Marco Casanova ajouterait : « Le corps vit, en somme, dans
ses traductions, et il n’a aucune réalité en
dehors de ses traductions. Vivre, c’est essentiellement traduire
[47]. »
Les atteintes au corps engendrent une incroyable prolifération
du sens et des formes, généralisent la figure du survivant,
soumettent l’homme à la tyrannie de la corporéité
parfaite, à la médicalisation de l’existence
[48] ou au dressage civilisateur du corps. Toujours nous hésitons
entre l’immortalité, les promesses du paradis et la
chair périssable, les peines de l’enfer.
Tous les malades ont connu ce moment où s’éprouve
l’impression d’être face à quelque chose
de soudain et d’inouï. Cela est toujours sidérant,
brutal et massif et fait vaciller les repères habituels de
leur jugement. Les malades qui font cette expérience sont
ensuite en manque de mots pour dire et nommer ce qu’ils vivent
– comme on le dit de quelque chose que « ça laisse
sans voix ». Ils peuvent cependant la penser, même s’ils
la taisent voire l’ignorent, jusqu’à être
« clivés ». Ils ressentent les choses de manière
confuse, sur le mode du malaise, voire de l’angoisse, ce qui
autour d’eux suscite d’ailleurs l’envie de s’écarter.
La famille, les proches, les collègues de travail, tous d’une
manière ou d’une autre, partagent une vraie réticence
à entendre parler de ces choses-là, renforçant
alors la mise sous le boisseau de ce qui est vécu. La maladie,
le cancer en particulier, suscite toujours des sentiments forts,
parce qu’il fait approcher une certaine horreur.
Face à cette « horrifiante » vision, Gori, pour
moi, a aussi été le nom de ce travail poétique
qui transforme le réel en une transe un peu plus jouissive.
Il m’aura rappelé l’importance d’être
interrogé par le discours médical et de l’interroger
en retour, de sa place ; l’importance d’interroger les
évidences et la première peut-être, cette assurance
qu’il faudrait des « psys » dans tous les services
de médecine, présents, en nombre et temps. Ce souci
psychologisant de l’autre m’éreinte au possible.
Quand tout est dit « psy » ; quand comprendre l’autre,
être empathique, est une injonction, tant du côté
des malades que des proches, des familles, des soignants ; quand
la psychologisation déborde de gentillesse, compatissante,
doucereuse, si prompte à faire l’impasse sur la haine,
la violence, la mort ; quand la conflictualité est tue, éteinte,
et qu’explosent alors conflits d’équipe, épuisement
professionnel, manipulations perverses, harcèlement, violences
institutionnelles… ; quand il est laissé à penser
que la rencontre avec le malade ou sa famille peut être «
idyllique », comme le travail en équipe, la collaboration
comme on dit, avec ses relents historiques ; quelle clinique serait
la nôtre ?
Si je ne me résous pas à la posture réconfortante
et paternaliste du « supplément d’âme »
et de l’accompagnement des malades, si je répugne à
être au service du mythe de l’individu auto-géré
qui ne demande qu’à être éduqué
– éducation à la santé, disent-ils –
et coaché – « le coaching santé est un
processus destiné à favoriser un environnement de
croissance et d’optimisation du potentiel de la personne [49]
» –, si je combats cette « médecine vétérinaire
appliquée à l’humain », comme la formulait
Jacques Schotte ; c’est aussi à Gori que je le dois.
En ce qu’il est un lieu de transmission et d’histoire
pour moi. Un lieu de culture, pas au sens de divertissement ou de
spectacle mais de ce qui fonde notre humanité. Mon humanité.
Mon Gori, au total, le voilà, il m’aide à chaque
jour à fonder cette humanité, mon humanité.
Dans Logique des passions, Roland Gori écrit : « Des
discours qui habitent l’humain nous n’avons que les
mots pour retrouver un monde perdu ou que nous n’avons jamais
possédé. Et sous les mots, il y a encore d’autres
mots, et sous les autres mots d’autres mots encore…
»
Avec les bébés que j’ai rencontrés,
les enfants porteurs de handicap, les adolescents, les malades du
cancer, ces mots, toujours, sont féconds. Leur but n’est
pas de les aider à redevenir comme avant, mais de les aider
à devenir comme après. Après ce que François
Chirpaz nomme « l’épreuve des confins [50] »,
quand le sujet est « dans la proximité, dans l’expérience
ordinaire de la part énigmatique d’une altérité
inquiétante et qui est la mort même ». Mais avant
de mourir, nous avons encore et toujours à « apprendre
à vivre » selon la belle expression de Kertész
[51]. « Vivre, par définition, cela ne s’apprend
pas. Pas de soi-même, de la vie, par la vie. Seulement de
l’autre et par la mort », rectifiait Derrida. Il continuait
: « Nous sommes structurellement des survivants, marqués
par cette structure de la trace, du testament. »
Roland Gori m’a appris combien passionnante est cette survivance
et combien des marges aux confins, de périnatalité
à la fin de vie, de maux en mots, il nous faut cheminer.
« Il faut marcher », disait Jean Oury.
Je voudrais pour finir souhaiter encore à Roland Gori un
beau chemin de vie. Et que la passion, toujours, l’emporte.
Notes
[*] Le nom diégèse a deux acceptions :
- dans les mécanismes de narration, la diégèse
est le fait de raconter les choses, et s'oppose au principe de mimesis
qui consiste à montrer les choses ;
- c'est l'univers d'une œuvre, le monde qu'elle évoque
et dont elle représente une partie ou l’univers spatio-temporel
désigné par le récit.
[1] Ne manquez pas de lire dans ce titre une référence
au livre du philosophe et professeur à l’ens, A. Badiou,
De quoi Sarkozy est-il le nom ? Paris, Éditions Lignes, 2007.
Mais comme renvoi définitif et tranchant, reportez-vous
à A. Camus (1951) L’homme révolté, Paris,
Gallimard, dont je préférerai, sans hésitation,
la stature et le propos. « Qu’est-ce qu’un homme
révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse,
il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès
son premier mouvement. » Gori serait-il un nom de la révolte
?
[2] C. Dickens (1854), Les temps difficiles, Paris, Gallimard,
1956, coll. « Folio », 1985, p. 4.
[3] A. Markowicz, Figures, Paris, Le Seuil, 2007, p. 11.
[4] Plus récemment, Desmond Morris, célèbre
zoologue anglais, l’appelait The Human Animal (London, bbc
Books, 1994).
[5] J. de La Fontaine (1668), Préface en vers à Monseigneur
le Dauphin, dans Les Fables choisies, Paris, Bordas, coll. «
Classiques Bordas », 1964.
[6] D. Diderot (1769), Entretien entre d’Alembert et Diderot.
Le rêve de d’Alembert. Suite de l’entretien, Paris,
Garnier-Flammarion, 1965.
[7] G. Gusdorf (1995), La parole, Paris, puf, coll. « Quadrige
», 1998.
[8] R. Gori (1996), La preuve par la parole. Essai sur la causalité
en psychanalyse, Paris, puf, réédition augmentée,
Toulouse, érès, 2008.
[9] R. Gori, Logique des passions. Paris, Denoël, coll. «
L’Espace analytique », 2002.
[10] M. Merleau-Ponty (1944), Phénoménologie de la
perception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1976, p.
211.
[11] R. Gori (1978), Le corps et le signe dans l’acte de
parole, Paris, Dunod.
[12] C. Darwin (1859), L’origine des espèces, Paris,
Garnier-Flammarion, 1999 (traduction d’E. Barbier).
[13] J.-F. Billeter (2000), Chine trois fois muette, Paris, Allia,
réédition 2006.
[14] Ces « tout-mous » qu’évoque Damien
Bouvet, en référence à leur fontanelle ouverte
sur le haut du crâne et qui s’enfonce sous la pression
– délicate ! – du doigt. Damien Bouvet est clown,
comme Beckett et Michaux, ose-t-il, auteur, metteur en scène
de théâtre jeune public (Chair de papillon, Né,
Finifini, Ministre…).
[15] J.-P. Changeux, L’homme neuronal, Paris, Fayard, 1983.
[16] La formulation de leurs compétences est édifiante
: « Il offre un travail de (re)prise en main, par un suivi
sur mesure orienté vers des objectifs ou des projets concrets
: remotivation scolaire, reprise de confiance en soi… Le parcours
scolaire est une course d’endurance… Comme dans le domaine
sportif, le coach scolaire est un véritable entraîneur
qui va accompagner l’enfant pour trouver en lui-même
les ressources nécessaires pour surmonter ses difficultés.
Il va aider l’enfant à identifier ses atouts, à
les développer et à libérer son potentiel.
L’enfant devient alors acteur de sa propre réussite…).
[17] R. Gori, B. Cassin, C. Laval (sous la direction de), L’Appel
des appels – Pour une insurrection des consciences, Paris,
Mille et une nuits, Fayard, 2009.
[18] A. de Saint-Exupéry (1941), Le Petit Prince, Paris,
Gallimard.
[19] J. Hassoun, Passions intraitables, Paris, Aubier, 1993.
[20] R. Gori, « Vingt ans après », Cliniques
méditerranéennes, 1, 69, 2004, p. 8.
[21] Déjà cité, cf. note 9.
[22] N. Luhmann (1986), Amour comme passion. De la codification
de l’intimité, Paris, Aubier, 1990.
[23] A. Artaud (1945), « Le surréalisme et la fin
de l’ère chrétienne », dans Œuvres
complètes, t. XVIII (Cahiers de Rodez, septembre-novembre
1945), Paris, Gallimard, 1983.
[24] R. Gori, « Le corps exproprié », dans P.
Ben Soussan (sous la direction de), Psychodynamique du cancer chez
l’adulte, Toulouse, érès, 2006.
[25] G. Marcel (1918-1933), Être et avoir, Paris, Aubier,
1935, rééd. Éditions universitaires, 1991,
p. 15.
[26] M. Bernard (1976), Le corps, Paris, Éditions universitaires
Jean-Pierre Delarge (réed. Paris, Le Seuil, coll. «
Points essais », 1995).
[27] M. Bernard, Le corps, op. cit., 1976, p. 134.
[28] D. Le Breton, L’adieu au corps, Paris, Métailié,
1999.
[29] G. Deleuze (1953), L’île déserte et autres
textes (1953-1974), Paris, Éditions de Minuit, 2002.
[30] M.-J. Del Volgo, R. Gori, Y. Poinso, « Roman de la maladie
et travail de formation du symptôme », Psychologie médicale,
26, 1994, 1434-8.
[31] S. Freud (1917), Introduction à la psychanalyse, Paris,
Payot, 1990, p. 369.
[32] M. Duras, Détruire dit-elle, Paris, Éditions
de Minuit, 1969.
[33] G. Genette, Figures III, Paris, Le Seuil, 1972, p. 72.
[34] G. Genette, op. cit., 1972, p. 280.
[35] P. Ricœur (1983), Temps et récit, Paris, Le Seuil,
Points Essais, 1991.
[36] S. Leclaire, Le pays de l’autre, Paris, Le Seuil, 1991.
[37] A. Rimbaud (1871), « Lettre du voyant. À Paul
Demeney », dans Correspondance, Paris, Fayard, 2007.
[38] L. Sfez, La santé parfaite. Critique d’une nouvelle
utopie, Paris, Le Seuil, 1995.
[39] A. Rimbaud (1874), « Conte », dans Les illuminations,
Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque
de la Pléiade, 2004.
[40] P. Verlaine (1881), « Sagesse I, IV », dans Œuvres
poétiques complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque
de la Pléiade, 1992.
[41] Voltaire (1747-1748), Zadig ou la destinée, Paris,
coll. « Livre de Poche », lgf, 1999.
[42] J.-L. Nancy, L’intrus, Paris, Galilée, 2000.
[43] M. Foucault (1966), Le corps utopique, les hétérotopies,
Paris, Éditions Lignes, 2009. Enregistrement sur cd de la
conférence prononcée le 7 décembre 1966 sur
France-Culture, Paris, ina Mémoire vive, 2004.
[44] P. Legendre (1978), La passion d’être un autre.
Étude pour la danse, Paris, Le Seuil, coll. « Points
essais », 2000.
[45] J. Derrida (1996), Le monolinguisme de l’autre ou la
prothèse d’origine, Paris, Galilée, p. 68.
[46] C. Dumoulié, M. Riaudel (sous la direction de), Le
corps et ses traductions, Paris, Desjonquères, 2008.
[47] M. Casanova (2008), « Le corps et ses traductions chez
Friedrich Nietzsche », dans C. Dumoulié, M. Riaudel
(sous la direction de), Le corps et ses traductions, op. cit.
[48] R. Gori, M.-J. Del Volgo (2005), La santé totalitaire.
Essai sur la médicalisation de l’existence, Paris,
Denoël, coll. « Espace psychanalytique », Flammarion,
coll. « Champs Essais », 2009.
[49] P. Barreau (2010), Le coaching-santé : une relation
d’être au monde, Paris, emc, Savoirs et soins infirmiers
[60-110-X-10].
[50] F. Chirpaz, L’homme précaire, Paris, puf, 2001.
[51] I. Kertész, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra
pas, Paris, Actes Sud, 1998.
Résumé
Je souhaitais vous proposer ici une lecture très personnelle
de quoi Gori est le nom. Si bien sûr cette approche fait la
part belle à ses travaux, en particulier dans le champ de
psychanalyse et médecine, elle s’offre aussi quelques
détours incongrus vers d’autres territoires, de l’animalité
à la parole, de la raison au corps et de la passion au récit.
Ce texte veut aussi témoigner de l’ombre portée
de Gori sur mon travail et mes propres écrits et des traces
parfois fragmentaires et indirectes, mais toujours précieuses,
de sa pensée et son œuvre sur quelques-uns de mes balbutiements
créatifs tant en périnatalité que dans la clinique
du cancer.
Patrick Ben Soussan « De quoi Gori est-il le nom ? »,
Cliniques méditerranéennes 2/2010 (n° 82), p.
35-52.
http://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2010-2-page-35.htm
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