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Origine : http://www.cairn.info/revue-sud-nord-2008-1-page-67.htm
Roland Gori est psychanalyste, professeur de psychopathologie clinique
à l’université d’Aix-Marseille 1. Il a
publié avec Marie-José Del Volgo Exilés de
l’intime. La médecine et la psychiatrie au source du
nouvel ordre économique, Paris, Denoël, 2008.
Je souhaitais apporter à travers ma contribution un témoignage
de notre refus de nous laisser entraîner dans une normalisation
des professionnels qui n’est finalement que le prélude
à une normalisation des populations. Tout ce qui précède
va un peu dans ce sens : nous transformons actuellement les patients,
non seulement en clients, non seulement en acteurs de la santé,
mais nous les transformons en segments de population, comme disait
Michel Foucault, en segments de population, de protocole, de diagnostics
et de soins, et cela n’est pas acceptable, parce qu’en
déshumanisant le patient, en déshumanisant le soin,
c’est, en miroir, notre propre humanité qui risque
de se trouver anéantie.
Je voudrais dire aussi qu’il est vrai que l’«
Appel des appels » a pour vocation d’essayer de savoir
s’il n’y a pas une logique sous-jacente qui produit
une souffrance sociale que l’on trouve dans tous les milieux,
et en particulier dans le service public. C’est la même
logique qui se met en œuvre et qui n’est qu’une
idéologie : l’idéologie de la performance, l’idéologie
de la rentabilité, l’idéologie du profit à
court terme, l’idéologie de la flexibilité,
l’idéologie de la mobilité. Mais elle est aussi
une idéologie de la productivité qui pourrait se révéler
d’ailleurs contre-productive, parce que c’est une idéologie
au sens marxiste du terme, n’ayons pas peur des mots. C’est-à-dire
une prescription sociale qui s’appuie sur une description
soi-disant scientifique de la réalité. Et à
l’heure actuelle, nous subissons des prescriptions sociales
qui consistent à insérer nos patients et à
nous insérer dans des dispositifs de servitude, dans des
dispositifs de soumission sociale, que je qualifierais de «
librement consentis ».
Mon ami Édouard Zarifian me le disait souvent : aucun événement
scientifique ne justifie la conformisation des pratiques que l’on
nous impose. Rien, depuis cinquante ans, il n’y a strictement
rien. Alors, pourquoi finalement la psychiatrie ? On a parlé
de la révolte des psychiatres, de la révolte des psychanalystes
qui, comme vous le savez, sont absolument impossibles, exercent
un métier impossible et rendent la société
et le lien social impossibles aussi. Et là, il faut se souvenir
de Michel Foucault : la psychopathologie, nous dit-il, c’est
un fait de civilisation, c’est un symptôme de civilisation.
C’est-à-dire que, finalement, chaque société
a la psychiatrie qu’elle mérite et je dirais même,
paradoxalement d’ailleurs, que chaque psychiatrie a la pathologie
qu’elle mérite. Il est d’ailleurs étonnant
que nul ne fasse le constat que la psychiatrie actuelle ne voie
pas que dans sa prétention à décrire objectivement
les symptômes, elle réifie les patients sur lesquels,
ensuite, elle porte des diagnostics qui ne sont rien d’autre
que l’image inversée des dispositifs dans lesquels
ils les captent. C’est-à-dire qu’il n’y
a pas de psychiatrie objective, il n’y a que des psychiatries
objectivées, chosifiantes, réifiantes.
Ce qui ne veut pas dire pour autant que la neurobiologie des comportements
ne soit pas quelque chose de fantastique, ce qui ne veut pas dire
bien sûr que la génétique des comportements
ne produise pas des choses intéressantes, ce qui ne veut
pas dire que dans les sciences cognitives l’on ne puisse pas
trouver des éléments intéressants. Cela veut
dire simplement qu’une idéologie qui prétendrait
pouvoir rendre compte objectivement du sujet en souffrance est une
psychiatrie qui l’inciterait à se considérer
lui-même comme une chose, c’est-à-dire dans une
position objective, chosifiante, qui finalement transformerait sa
pathologie en l’invitant à se réifier.
On le sait depuis le xixe siècle, ce qui est quand même
relativement récent (1806), et Foucault a beaucoup insisté
là-dessus, la psychiatrie est un dispositif de traitement
des souffrances psychiques et sociales qui, jusque-là, trouvaient
d’autres manières d’être traitées.
Depuis le xixe siècle, la société demande à
la psychiatrie de construire un sujet éthique, c’est-à-dire
une certaine façon qu’a le sujet de s’y prendre
dans sa relation à lui-même et aux autres. Je crois
que c’est très important de savoir aujourd’hui,
dans le changement de paradigme qui est mis en œuvre depuis
trente ans environ, ce qui s’est produit.
Il va de soi que ce changement de paradigme conduit à la
psychiatrie que nous voyons poindre aujourd’hui, qui est «
cassée » au profit d’une santé mentale
qui n’est rien d’autre que l’hygiène publique
des populations – n’oublions pas que la psychiatrie
était une branche spécialisée de l’hygiène
publique –, à laquelle on revient donc sous l’enseigne
de la santé mentale et, ce qui est très important
à ce niveau-là, c’est que pour des raisons purement
idéologiques, on va préférer aujourd’hui
les thérapies cognitivo-comportementales par exemple, ou
la psychiatrie biologique, comme naguère d’ailleurs
on a utilisé l’idéologie psychanalytique pour
réguler les « sentiments » du capitalisme.
Si nous avons changé de paradigme, ce n’est pas pour
des raisons scientifiques, c’est pour des raisons purement
idéologiques, raisons idéologiques qui nous amènent
à homogénéiser le sujet humain et à
l’inciter à sa réification.
Je terminerai avec une phrase de Marx qui, je crois, éclaire
encore une fois non seulement le problème de la psychiatrie,
mais l’ensemble, pourrait-on dire, des contraintes sociales
et culturelles qui recomposent nos prestations de soin, de justice,
d’éducation, de culture, d’information et de
recherche. Cette phrase est la suivante : « Il ne faut pas
dire qu’une heure de travail d’un homme vaut une heure
d’un autre homme, mais plutôt qu’un homme d’une
heure vaut un autre homme d’une heure. Le temps est tout,
l’homme n’est plus rien. Il est tout au plus la carcasse
du temps. »
C’est à ces nouvelles formes de servitude que nous
sommes venus dire non.
[*] Roland Gori est psychanalyste, professeur de psychopathologie
clinique à l’université d’Aix-Marseille
1. Il a publié avec Marie-José Del Volgo Exilés
de l’intime. La médecine et la psychiatrie au source
du nouvel ordre économique, Paris, Denoël, 2008.
Roland Gori « Le retour d'une psychiatrie normative ? »,
Sud/Nord 1/2008 (n° 23), p. 67-69.
URL : www.cairn.info/revue-sud-nord-2008-1-page-67.htm.
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