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« Je suis passionné, je l’avoue » (Roland Gori )
Monique Schneider[*]
Cliniques méditerranéennes 2/2010 (n° 82), p. 15-23.

Origine : http://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2010-2-page-15.htm.

[ *] Monique Schneider, psychanalyste

Quand, dans les Rencontres de Pétrarque 2009, Roland Gori justifie le côté incisif de son intervention, que lui reproche Jean-François Copé, en confessant « Je suis passionné, je l’avoue », il serait erroné d’entendre ce propos comme sortant de la bouche d’un pur militant de la cause passionnelle. Si on lit Logique des passions[1], on ne peut qu’être étonné de la sévérité de l’auteur à l’égard d’une sorte de romantisme de l’élan passionnel.

« Cet appétit de la mort »

Le discours romantique sur l’amour prend son départ dans la création d’une illusion d’optique ; celle d’une surabondance – beauté, inventivité intellectuelle ou puissance, en toute occasion, de fonctionner comme source –, qui est prêtée à l’être aimé, ce qui justifie apparemment l’attente radicale dont cet être fait l’objet. Par contraste, l’être aimant ne peut se présenter lui-même que comme adossé à un manque absolu. Il est d’ailleurs rare que l’efficacité d’une telle construction en trompe-l’œil soit mise à nu dans l’échange passionné qui est au fondement de la psychanalyse, celui qui s’instaura entre Freud et Fliess. Dans la seconde lettre adressée à l’ami, celle du 28 décembre 1897, Freud met glorieusement le « rien » qu’il se voit obligé d’envoyer en à cet ami :

« Je ne sais toujours pas par quoi je vous ai conquis ; le peu d’anatomie cérébrale que je connais n’en a certainement pas imposé longtemps à votre sévère jugement […]. J’ai toujours eu la chance de trouver mes amis parmi les meilleurs et j’ai toujours été particulièrement fier de cette chance. Je vous remercie donc et je vous prie de ne pas vous étonner si pour le moment je n’ai rien en réponse (nichts zu erwidern) à votre charmant cadeau. J’entends à l’occasion parler de vous, naturellement, la plupart du temps, ce sont des prodiges (Wunderdinge)[2] »

Comment interpréter cette mise en scène du « rien », ayant pour visée d’ouvrir l’échange grâce auquel l’ami deviendra le « seul public » ? Roland Gori fait précisément de cet étalage du « rien » le fruit d’une opération menée activement par le passionné. Bien que les théories à partir desquelles la passion est généralement analysée mettent l’accent sur la surévaluation radicale de l’autre, surévaluation effectivement en travail, le propre de la démarche adoptée par R. Gori est de rendre prioritaire, pour comprendre le montage auquel recourt la passion, le travail actif par lequel l’être amoureux procède à la construction d’un rien auquel il s’identifierait.

« On peut d’ores et déjà considérer que ce qui se produit lors des ruptures du lien passionnel en constitue moins la conséquence que la cause même. En ce sens, cet effroi ou ce sentiment de détresse dû à l’abandon vécu au cours des états passionnels ne sont pas les effets de la passion, mais ce qui la produit afin de donner un nom et un visage, autrement dit une figuration, à une passion originaire dont nous n’avons plus le souvenir. C’est d’ailleurs le corollaire de cette passion originaire que Freud avait nommée chez le nourrisson : Hilflosigkeit, traduit en français par “état de détresse”, désignant un dénuement aussi bien psychomoteur que psychique. Cette hypothèse explique l’importance de ce dénuement auquel se voue le passionné dans une authentique passion de sa ruine et de son désastre[3]. »

Le rapport au rien est certes fondamental dans la stratégie passionnelle, mais il est néanmoins possible de lui attribuer des places différentes. Dans un colloque sur l’amour organisé par Études freudiennes, Pierre Fédida avait établi un lien entre la traversée, dans l’analyse, d’un passage traumatique placé sous le signe de la destruction et l’intensification du transfert. Dans cette proximité de la menace d’annulation, le patient demanderait à l’analyste de le promouvoir dans l’être, de l’aimer. Cette hypothèse peut certes être soutenue mais, bien que R. Gori noue l’une à l’autre proximité du désastre et urgence d’être aimé, il ne fait pas de l’amour le réparateur du désastre. Bien au contraire, le mouvement serait lui-même organisateur du désastre. Désastre connecté au vide. Il s’agit, non de souffrir du désert dans lequel on se trouve, mais d’organiser ce désert inexorable.

Le « Prologue » de Logique des passions met en scène un couple d’amoureux, Fabrice et Béatrice. La dissection à laquelle se livre R. Gori est impitoyable, tant elle met à nu la finalité destructive qui organise les moindres détails :

« Fabrice arrive rue Soufflot et se dirige vers Saint-Sulpice. C’est là que se trouve leur lieu saint, la brasserie “sacrée” où ils se sont donné rendez-vous la première fois. Grâce à la complicité du garçon, Fabrice obtient que leur sanctuaire ne soit jamais profané au moment où ils se retrouvent. Cette complicité, il ne sait s’il la doit à la fascination que produit la passion ou à ses généreux pourboires. Mais ce n’est pas le moment de penser à l’argent. Il est d’ailleurs à découvert et son banquier ne cesse de le harceler. […] Bien sûr, Fabrice risque d’être “interdit bancaire”, mais il s’en moque. […] On dit qu’il a tout perdu, lui qui était promis à une existence exemplaire[4]. »

Sommes-nous ainsi mis en présence de la gestualité propre à l’être amoureux ou R. Gori aborde-t-il cette question en convoquant cette autre gestualité scripturaire qui concerne la performance à laquelle recourt l’analyste ? La tonalité adoptée n’est pas sans rapport avec celle qui caractérise la réprimande paternelle. Réprimande peut-être appelée par le comportement outré de Fabrice dispersant son argent comme l’ensemble de son avoir. Roland Gori prend acte de la dimension de provocation et de construction d’un leurre dont il semble qu’il ne veuille pas devenir complice. Seul un être aux ressources inépuisables peut disséminer sa fortune en une gestualité ostentatoire, parodiant ainsi une surabondance paternelle. Tout en reconnaissant que cette lecture ne capte que l’une des visées de cette exhibition, il ne me semble pas impossible de rapprocher cet agir avec ce que, concernant ce à quoi peut recourir un homme en tant que fils, Lacan nomme « mascarade », terme habituellement réservé à la dénonciation de l’agir féminin. Or, dans Les formations de l’inconscient, Lacan ne craint pas d’avancer ce terme pour désigner l’un des traits caractérisant le fils qui passe par la nécessaire « procuration » paternelle :

« De même que la femme est prise dans un dilemme, l’homme est pris dans un autre. Chez lui, c’est dans la ligne de la satisfaction que la mascarade s’établit, parce qu’il résout la question du danger qui menace ce qu’il a effectivement, par ce que nous connaissons bien, à savoir l’identification pure et simple à celui qui en a les insignes, qui a toutes les apparences d’avoir échappé au danger, c’est-à-dire au père. En fin de compte, l’homme n’est jamais viril que par une série indéfinie de procurations, qui lui viennent de tous ses ancêtres mâles, en passant par l’ancêtre direct[5]. »

Il me semble que le comportement adopté par Fabrice ne peut mettre en scène l’unique forme du rapport au rien qui est fondamental chez l’amoureux. Cette façon de mimer la déperdition dépensière en créant le leurre d’une richesse illimitée a trait à une usurpation du pouvoir prêté au père et la sévérité qui se lit dans le compte rendu offert par R. Gori vise essentiellement l’un des vecteurs de la stratégie masculine amoureuse, telle que la détermine l’illusion patriarcale.
« Ce serait tellement plus beau au féminin »

Il n’y a d’ailleurs pas à sortir du couple formé par Fabrice et Béatrice pour entrevoir une autre transformation œuvrant dans le devenir-amoureux. R. Gori passe par l’attente que Fabrice tourne vers Béatrice pour nous donner accès à cet autre vecteur qui polarise la passion amoureuse :

« Heureusement, Béatrice est là. Sa présence constitue son seul point de mire et sa seule certitude dans ce naufrage. Quand ils se seront entièrement dépouillés, quand ils seront infiniment nus, ils n’auront plus que la vie à se donner ou à se prendre. […] Mais il est vrai aussi qu’elle a beaucoup donné. On dit parfois qu’elle a tout perdu : mari, maison, enfants et famille, succès et réussites professionnels, depuis qu’elle a avoué sa passion pour lui, depuis qu’elle n’a que son nom à la bouche. Elle a jeté tous les voiles, tous les éléments obsolètes d’une vie rangée depuis que, comme Phèdre, “c’est Vénus tout entière à sa proie attachée”. Fabrice sourit, il pense : “Pourquoi tout entière ?” Ce serait tellement plus beau au féminin : “Toute entière à sa proie attachée[6]”. »

Être « toute » : n’est-ce pas le pôle antithétique de ce qui se jouait dans la dilapidation à laquelle se consacrait Fabrice ? Où se situe d’ailleurs ce féminin entrevu ? Roland Gori ménage la possibilité d’une localisation incertaine : l’accès à un tel féminin est apparemment réservé à Béatrice, mais Béatrice telle que Fabrice la met en scène dans son attente. Une attente qui nous renseigne sur le mouvement amoureux dans sa spécificité plus que sur ce qui serait radicalement attaché à un seul sexe. Le texte se dévoile alors comme lui-même situé dans l’écho par lequel se répercute une écriture antérieure : « La passion : une folie au féminin ? »

En accédant à cet écrit fondateur, écrit qu’il faudrait réinsérer dans des textes actuels, j’ai été frappée par le changement de tonalité. On y découvre une remontée aux origines, passant par Roland Barthes et de Clérambault pour aboutir à une perspective anthropologique faisant réapparaître les signifiants de la Passion :

« Cette passion inconsciente se présente dans le texte freudien moins comme une référence à la “Leidenschaft” que par l’emploi même du terme “Affekt”. Les traductions française et anglaise estompent cette ironie de la langue allemande et invitent à plus d’un contre-sens. En employant le terme d’Affekt, Freud ne pouvait ignorer le sens premier de ce terme employé en allemand pour désigner la Passion (1526). »

« Peut-être est-ce cette ignorance de l’allemand qui nous a conduit à bien des débats théorico-cliniques autour de la question de l’affect. Le terme, en français et en anglais, ne restitue pas sa signification originaire : Passion. “L’affect n’a rien d’affectif”, signifiant la passion, il renverrait davantage à cette part d’inconscient originaire de la représentation, à quoi se trouvent “attachées” les représentations refoulées après coup. »

« L’Affekt freudien est la Passion inconsciente ardemment ignorée, “folie” inconsciente sans cesse en quête d’objets et de représentations “faussement liées”, par le jeu du “transfert”, et que les psychoses passionnelles révèlent à ciel ouvert. Ainsi s’explique l’affirmation freudienne selon laquelle l’Affekt ne peut pas être refoulé, mais seulement déplacé ou réprimé. »

« Tout simplement parce que “refoulé” l’affect l’est dès l’origine […]. En redorant le blason d’une des significations de ce terme – passion – tombée en désuétude, dans l’ombre, au profit de son ravissement par la Leidenschaft (thème apparu plus tardivement, 1647), Freud rapprochait à les confondre vérité et “folie[7]”. »

Dans cette lecture que restitue R. Gori , l’Affekt est situé au lieu même où Freud entrevoyait Lucifer-Amor :

« En ce qui concerne les grands problèmes, rien n’est encore décidé. Tout est flottant, crépusculaire, un enfer intellectuel, une strate recouvrant l’autre ; dans le noyau le plus obscur, on distingue la silhouette de Lucifer-Amor[8] »

C’est bien ce réenracinement ténébreux de l’Affekt freudien que R. Gori restitue en insérant d’ailleurs sa recherche du sens perdu dans une quête qui ne s’enferme pas dans le psychologique, mais qui s’enrichit de toute la charge culturelle et anthropologique que le signifiant évoque. Cette soudure avec l’apport chrétien, dans cette jonction proposée avec la Passion, se garde de provoquer l’équivalent d’un consensus avec cet héritage culturel, dans la mesure où le centre de gravité de l’analyse nous fait découvrir un vecteur opposé à celui qui oriente bien des démarches se réclamant de la pensée chrétienne.

« Faut-il être fou pour croire qu’on vous aime ? »

Pour avoir assisté, dans un petit colloque provençal, à la communication que R. Gori présentait sous ce titre, je peux témoigner de l’effet de surprise – et de jubilation secrète – que l’orateur a provoqué dans son auditoire. N’a-t-on pas fait de l’amour de soi la pente naturelle à laquelle il convenait d’arracher le psychisme pour qu’il s’ouvre à l’amour de l’autre, ce fameux « prochain » ? Or R. Gori nous transporte d’emblée dans un questionnement qui va en sens contraire de l’habituelle prédication livrée par le christianisme. Il ne s’agit pas néanmoins d’un refus de cette orientation inscrite dans le paysage séculaire, mais d’une façon de la prendre à rebours. Au lieu que l’amour de soi se voie présenté comme la tentation irrésistible, il apparaît soudain comme ce qui provoque un suspens, un recul, lorsque le chemin qui pourrait aboutir à l’amour de soi prend sa source dans ce qui est perçu comme un mouvement partant de l’autre.

Notons d’ailleurs que la question n’est pas posée en des termes qui nous enfermeraient dans une réflexion concernant la sphère du commandement : « Devons-nous… ? » Ce qui est incriminé n’est pas la question de savoir ce qui s’impose comme exigence, mais ce qui s’enracine peut-être dans une menace de folie. Sortant de la bouche d’un psychanalyste qui disait craindre d’être fou en croyant à l’amour qu’apparemment on lui portait, la question était tout le contraire d’une quelconque prédication et il m’a semblé que l’entrée dans la problématique amoureuse s’en trouvait d’emblée allégée, frôlant l’insolite.

Un tel dépaysement de la thématique était évidemment permis par la référence à un auteur, de Clérambault, qui a analysé la puissance d’égarement qui est au cœur de l’érotomanie. Or, si on élève cette structure au rang de paradigme, c’est tout le questionnement culturel de l’amour qui est à réenvisager, le mal n’est plus l’excès d’amour de soi mais le doute attaché à cette conviction d’être aimé :

« Ce qui me permet d’avancer ma thèse, écrit R. Gori : il y a toujours une érotomanie refoulée dans l’amour et c’est ce refoulement qui fait échec à la psychose. La passion est une érotomanie métaphorisée. Tous les efforts pour se faire aimer, dont parle de Clérambault, reposent sur la conviction, sur l’illusion consciente, pré-consciente, inconsciente que l’Autre a de l’Amour en réserve, et qu’il faut le convaincre de ce manque pour être élevé à la dignité d’en être l’objet[9]. »

Loin d’isoler ce noyau créateur de l’illusion d’être aimé, loin de le répudier, R. Gori le hausse au statut de paradigme révélant la structure de ce qui, dans le transfert, conditionne la capture amoureuse. Le thème autour duquel s’organise la démarche conduite dans « La passion : une folie au féminin ? » est au centre du livre Logique des passions :

« Précisons : c’est le refoulement de cette érotomanie principielle qui constitue la condition de l’amour comme du transfert. Quand ce refoulement échoue, surgissent la forclusion de la psychose ou le désaveu de la folle passion[10]. »

En nouant ensemble l’« érotomanie principielle » et le déclenchement du transfert, R. Gori s’implique, en tant que psychanalyste, dans le phénomène qui ne peut pas ne pas être convoqué. Implication de soi qui s’inscrit dans le sillage de celle qu’il impute à Clérambault :

« Ce “noyau érotomaniaque” a été si finement décrit par Clérambault dans le cadre des “psychoses passionnelles” […] que l’on a parfois pu soupçonner ce concept clinique de n’être qu’une fiction construite par le Maître, déduite des effets qu’il provoquait lui-même dans sa façon de “manœuvrer les malades”, de les “activer” […]. Pour le dire autrement, et en reprenant en somme le parti de l’érotomane, on pourrait presque dire qu’en matière d’érotomanie, c’est Clérambault qui aurait “commencé le premier”. Mais il n’en reste pas moins vrai que l’importance majeure donnée par Clérambault à l’érotomanie révèle une vérité essentielle, tout à la fois constitutive des passions et des délires psychotiques : l’Autre me veut quelque chose, et son désir s’avère corrélatif de mon existence comme sujet[11]. »

L’enchaînement entre les deux dernières propositions n’est pas sans poser de problème. Bien souvent, la première proposition – « l’Autre me veut quelque chose » – se nourrit en filigrane d’une certitude paranoïaque. Certitude que Freud, dès le début de son œuvre, a mise en avant pour rendre compte d’une défense primordiale contre l’amour, défense d’ailleurs suractivée dans la demande adressée au médecin. Dans un de ses premiers textes traitant de la thérapie psychique, « traitement psychique/traitement d’âme », Freud centre son interrogation sur ce qui nourrit la résistance contre tout traitement, que ce dernier soit psychique ou banalement médical. Il fait alors apparaître une volonté foncière, chez un certain nombre de patients, de garder intacte leur indépendance, comme si la prise en charge thérapeutique menaçait cette dernière :

« Toutes les influences psychiques qui ont prouvé leur efficacité dans la suppression des maladies présentent quelque chose d’impondérable. Les affects, le recours à la volonté, le détournement de l’attention, l’attente croyante, toutes ces forces qui suppriment parfois la maladie échouent dans d’autres cas […]. C’est manifestement l’autocratisme (Selbstherrlichkeit) de personnalités psychiquement si différentes qui fait obstacle à la régularité du succès thérapeutique[12]. »

Une telle résistance est rapportée par Freud à la crainte de retrouver – il s’agit alors de la méthode hypnotique – une soumission rencontrée dans le début de la vie et intrinsèquement rattachée à « certaines relations amoureuses » :

« On peut remarquer en passant qu’en dehors de l’hypnose, dans la vie réelle, une crédulité du genre de celle dont l’hypnotisé fait preuve à l’égard de son hypnotiseur ne se retrouve que dans l’attitude de l’enfant à l’égard des parents aimés ; et que cette façon d’accorder avec une telle soumission sa vie psychique propre sur celle d’une autre personne a un équivalent unique mais parfait dans certaines relations amoureuses caractérisées par un total abandon de soi. La conjonction de l’attachement exclusif et de l’obéissance croyante compte généralement parmi les traits caractéristiques de l’amour[13]. »

Loin que soit valorisée l’interdépendance entre la position de soi comme objet d’amour – « l’Autre me veut quelque chose », écrit R. Gori – et l’accès à un noyau de subjectivation, c’est le risque inverse qui est évoqué par Freud : l’amour serait le piège grâce auquel s’annonce le risque d’une désubjectivation. Risque qui est effectivement présent à l’horizon d’une lecture actuelle de l’amour. Roland Gori a su dénuder l’efficacité de cette lecture potentielle quand, dans « La passion : une folie au féminin ? », il a ainsi stigmatisé « cette position de méfiance, qui n’est pas sans succès dans le petit monde désenchanté des analystes, embouchant les trompettes des “des-êtres” : “Baisons mais gardons-nous d’aimer[14] [” ».

Un tel regard porté sur « le petit monde désenchanté des analystes » est d’ailleurs né dans une position d’écoute. C’est en étant attentif à une suggestion de Roland Barthes concernant l’une des formes prises par l’actuel interdit d’aimer que R. Gori fait droit à une proposition qui subvertit le système d’équation régissant l’idéologie actuelle :

« L’identité fatale de l’amoureux n’est rien d’autre que : je suis celui qui attend. Il s’ensuit que dans tout homme qui parle l’absence de l’autre, du féminin se déclare : cet homme qui attend et qui en souffre, est miraculeusement féminisé. Un homme n’est pas féminisé parce qu’il est inverti, mais parce qu’il est amoureux[15]. »

Rencontrant cette remarque, R. Gori n’a pas offert un diagnostic, mais une attention.

Notes

[ 1] R. Gori , Logique des passions, Paris, Denoël, 2002.

[ 2] S. Freud Lettres à Wilhelm Fliess 1887-1904, Paris, puf, 2006, p. 33.

[ 3] Logique des passions, op. cit., p. 39.

[ 4] Ibid., p. 18.

[ 5] J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, Paris, Le Seuil, 1998, p. 350-351.

[ 6] Ibid., p. 19.

[ 7] « La passion : une folie au féminin ? », Cliniques méditerranéennes n° 23-24, 1989, Actes du colloque Clinique des Passions, 16-17 décembre 1989, Aix-en-Provence, p. 16-17.

[ 8] Lettre à W. Fliess du 10 juillet 1900.

[ 9] « La passion : une folie au féminin ? » op. cit., p. 14.

[ 10] Logique des passions, op. cit., p. 61.

[ 11] Ibid., p. 61.

[ 12] « Traitement psychique/traitement d’âme », dans Résultats, idées, problèmes I, Paris, puf, 1984, p. 12.

[ 13] Ibid., p. 16-17.

[ 14] « La passion : une folie au féminin ? » op. cit., p. 26.

[ 15] Fragments d’un discours amoureux, Paris, Le Seuil, 1977, p. 50.
Résumé

Pour approcher le phénomène d’amour passionnel, Roland Gori met à mal bien des présupposés culturels, notamment celui qui consiste à dénoncer un primitif amour de soi dont il s’agirait de se détacher pour faire place à l’objet. S’appuyant sur de Clérambault, il dénude l’originaire rapport au rien auquel l’être passionné tente d’échapper – après avoir offert sa vie à l’immolation par le rien – en réactivant une érotomanie refoulée : « L’Autre me veut quelque chose, et son désir s’avère corrélatif de mon existence comme sujet. »

Monique Schneider « « Je suis passionné, je l'avoue » (Roland Gori) », Cliniques méditerranéennes 2/2010 (n° 82), p. 15-23.

URL : www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2010-2-page-15.htm.