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Origine : http://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2010-2-page-15.htm.
[ *] Monique Schneider, psychanalyste
Quand, dans les Rencontres de Pétrarque 2009, Roland Gori
justifie le côté incisif de son intervention, que lui
reproche Jean-François Copé, en confessant «
Je suis passionné, je l’avoue », il serait erroné
d’entendre ce propos comme sortant de la bouche d’un
pur militant de la cause passionnelle. Si on lit Logique des passions[1],
on ne peut qu’être étonné de la sévérité
de l’auteur à l’égard d’une sorte
de romantisme de l’élan passionnel.
« Cet appétit de la mort »
Le discours romantique sur l’amour prend son départ
dans la création d’une illusion d’optique ; celle
d’une surabondance – beauté, inventivité
intellectuelle ou puissance, en toute occasion, de fonctionner comme
source –, qui est prêtée à l’être
aimé, ce qui justifie apparemment l’attente radicale
dont cet être fait l’objet. Par contraste, l’être
aimant ne peut se présenter lui-même que comme adossé
à un manque absolu. Il est d’ailleurs rare que l’efficacité
d’une telle construction en trompe-l’œil soit mise
à nu dans l’échange passionné qui est
au fondement de la psychanalyse, celui qui s’instaura entre
Freud et Fliess. Dans la seconde lettre adressée à
l’ami, celle du 28 décembre 1897, Freud met glorieusement
le « rien » qu’il se voit obligé d’envoyer
en à cet ami :
« Je ne sais toujours pas par quoi je vous ai conquis ; le
peu d’anatomie cérébrale que je connais n’en
a certainement pas imposé longtemps à votre sévère
jugement […]. J’ai toujours eu la chance de trouver
mes amis parmi les meilleurs et j’ai toujours été
particulièrement fier de cette chance. Je vous remercie donc
et je vous prie de ne pas vous étonner si pour le moment
je n’ai rien en réponse (nichts zu erwidern) à
votre charmant cadeau. J’entends à l’occasion
parler de vous, naturellement, la plupart du temps, ce sont des
prodiges (Wunderdinge)[2] »
Comment interpréter cette mise en scène du «
rien », ayant pour visée d’ouvrir l’échange
grâce auquel l’ami deviendra le « seul public
» ? Roland Gori fait précisément de cet étalage
du « rien » le fruit d’une opération menée
activement par le passionné. Bien que les théories
à partir desquelles la passion est généralement
analysée mettent l’accent sur la surévaluation
radicale de l’autre, surévaluation effectivement en
travail, le propre de la démarche adoptée par R. Gori
est de rendre prioritaire, pour comprendre le montage auquel recourt
la passion, le travail actif par lequel l’être amoureux
procède à la construction d’un rien auquel il
s’identifierait.
« On peut d’ores et déjà considérer
que ce qui se produit lors des ruptures du lien passionnel en constitue
moins la conséquence que la cause même. En ce sens,
cet effroi ou ce sentiment de détresse dû à
l’abandon vécu au cours des états passionnels
ne sont pas les effets de la passion, mais ce qui la produit afin
de donner un nom et un visage, autrement dit une figuration, à
une passion originaire dont nous n’avons plus le souvenir.
C’est d’ailleurs le corollaire de cette passion originaire
que Freud avait nommée chez le nourrisson : Hilflosigkeit,
traduit en français par “état de détresse”,
désignant un dénuement aussi bien psychomoteur que
psychique. Cette hypothèse explique l’importance de
ce dénuement auquel se voue le passionné dans une
authentique passion de sa ruine et de son désastre[3]. »
Le rapport au rien est certes fondamental dans la stratégie
passionnelle, mais il est néanmoins possible de lui attribuer
des places différentes. Dans un colloque sur l’amour
organisé par Études freudiennes, Pierre Fédida
avait établi un lien entre la traversée, dans l’analyse,
d’un passage traumatique placé sous le signe de la
destruction et l’intensification du transfert. Dans cette
proximité de la menace d’annulation, le patient demanderait
à l’analyste de le promouvoir dans l’être,
de l’aimer. Cette hypothèse peut certes être
soutenue mais, bien que R. Gori noue l’une à l’autre
proximité du désastre et urgence d’être
aimé, il ne fait pas de l’amour le réparateur
du désastre. Bien au contraire, le mouvement serait lui-même
organisateur du désastre. Désastre connecté
au vide. Il s’agit, non de souffrir du désert dans
lequel on se trouve, mais d’organiser ce désert inexorable.
Le « Prologue » de Logique des passions met en scène
un couple d’amoureux, Fabrice et Béatrice. La dissection
à laquelle se livre R. Gori est impitoyable, tant elle met
à nu la finalité destructive qui organise les moindres
détails :
« Fabrice arrive rue Soufflot et se dirige vers Saint-Sulpice.
C’est là que se trouve leur lieu saint, la brasserie
“sacrée” où ils se sont donné rendez-vous
la première fois. Grâce à la complicité
du garçon, Fabrice obtient que leur sanctuaire ne soit jamais
profané au moment où ils se retrouvent. Cette complicité,
il ne sait s’il la doit à la fascination que produit
la passion ou à ses généreux pourboires. Mais
ce n’est pas le moment de penser à l’argent.
Il est d’ailleurs à découvert et son banquier
ne cesse de le harceler. […] Bien sûr, Fabrice risque
d’être “interdit bancaire”, mais il s’en
moque. […] On dit qu’il a tout perdu, lui qui était
promis à une existence exemplaire[4]. »
Sommes-nous ainsi mis en présence de la gestualité
propre à l’être amoureux ou R. Gori aborde-t-il
cette question en convoquant cette autre gestualité scripturaire
qui concerne la performance à laquelle recourt l’analyste
? La tonalité adoptée n’est pas sans rapport
avec celle qui caractérise la réprimande paternelle.
Réprimande peut-être appelée par le comportement
outré de Fabrice dispersant son argent comme l’ensemble
de son avoir. Roland Gori prend acte de la dimension de provocation
et de construction d’un leurre dont il semble qu’il
ne veuille pas devenir complice. Seul un être aux ressources
inépuisables peut disséminer sa fortune en une gestualité
ostentatoire, parodiant ainsi une surabondance paternelle. Tout
en reconnaissant que cette lecture ne capte que l’une des
visées de cette exhibition, il ne me semble pas impossible
de rapprocher cet agir avec ce que, concernant ce à quoi
peut recourir un homme en tant que fils, Lacan nomme « mascarade
», terme habituellement réservé à la
dénonciation de l’agir féminin. Or, dans Les
formations de l’inconscient, Lacan ne craint pas d’avancer
ce terme pour désigner l’un des traits caractérisant
le fils qui passe par la nécessaire « procuration »
paternelle :
« De même que la femme est prise dans un dilemme, l’homme
est pris dans un autre. Chez lui, c’est dans la ligne de la
satisfaction que la mascarade s’établit, parce qu’il
résout la question du danger qui menace ce qu’il a
effectivement, par ce que nous connaissons bien, à savoir
l’identification pure et simple à celui qui en a les
insignes, qui a toutes les apparences d’avoir échappé
au danger, c’est-à-dire au père. En fin de compte,
l’homme n’est jamais viril que par une série
indéfinie de procurations, qui lui viennent de tous ses ancêtres
mâles, en passant par l’ancêtre direct[5]. »
Il me semble que le comportement adopté par Fabrice ne peut
mettre en scène l’unique forme du rapport au rien qui
est fondamental chez l’amoureux. Cette façon de mimer
la déperdition dépensière en créant
le leurre d’une richesse illimitée a trait à
une usurpation du pouvoir prêté au père et la
sévérité qui se lit dans le compte rendu offert
par R. Gori vise essentiellement l’un des vecteurs de la stratégie
masculine amoureuse, telle que la détermine l’illusion
patriarcale.
« Ce serait tellement plus beau au féminin »
Il n’y a d’ailleurs pas à sortir du couple formé
par Fabrice et Béatrice pour entrevoir une autre transformation
œuvrant dans le devenir-amoureux. R. Gori passe par l’attente
que Fabrice tourne vers Béatrice pour nous donner accès
à cet autre vecteur qui polarise la passion amoureuse :
« Heureusement, Béatrice est là. Sa présence
constitue son seul point de mire et sa seule certitude dans ce naufrage.
Quand ils se seront entièrement dépouillés,
quand ils seront infiniment nus, ils n’auront plus que la
vie à se donner ou à se prendre. […] Mais il
est vrai aussi qu’elle a beaucoup donné. On dit parfois
qu’elle a tout perdu : mari, maison, enfants et famille, succès
et réussites professionnels, depuis qu’elle a avoué
sa passion pour lui, depuis qu’elle n’a que son nom
à la bouche. Elle a jeté tous les voiles, tous les
éléments obsolètes d’une vie rangée
depuis que, comme Phèdre, “c’est Vénus
tout entière à sa proie attachée”. Fabrice
sourit, il pense : “Pourquoi tout entière ?”
Ce serait tellement plus beau au féminin : “Toute entière
à sa proie attachée[6]”. »
Être « toute » : n’est-ce pas le pôle
antithétique de ce qui se jouait dans la dilapidation à
laquelle se consacrait Fabrice ? Où se situe d’ailleurs
ce féminin entrevu ? Roland Gori ménage la possibilité
d’une localisation incertaine : l’accès à
un tel féminin est apparemment réservé à
Béatrice, mais Béatrice telle que Fabrice la met en
scène dans son attente. Une attente qui nous renseigne sur
le mouvement amoureux dans sa spécificité plus que
sur ce qui serait radicalement attaché à un seul sexe.
Le texte se dévoile alors comme lui-même situé
dans l’écho par lequel se répercute une écriture
antérieure : « La passion : une folie au féminin
? »
En accédant à cet écrit fondateur, écrit
qu’il faudrait réinsérer dans des textes actuels,
j’ai été frappée par le changement de
tonalité. On y découvre une remontée aux origines,
passant par Roland Barthes et de Clérambault pour aboutir
à une perspective anthropologique faisant réapparaître
les signifiants de la Passion :
« Cette passion inconsciente se présente dans le texte
freudien moins comme une référence à la “Leidenschaft”
que par l’emploi même du terme “Affekt”.
Les traductions française et anglaise estompent cette ironie
de la langue allemande et invitent à plus d’un contre-sens.
En employant le terme d’Affekt, Freud ne pouvait ignorer le
sens premier de ce terme employé en allemand pour désigner
la Passion (1526). »
« Peut-être est-ce cette ignorance de l’allemand
qui nous a conduit à bien des débats théorico-cliniques
autour de la question de l’affect. Le terme, en français
et en anglais, ne restitue pas sa signification originaire : Passion.
“L’affect n’a rien d’affectif”, signifiant
la passion, il renverrait davantage à cette part d’inconscient
originaire de la représentation, à quoi se trouvent
“attachées” les représentations refoulées
après coup. »
« L’Affekt freudien est la Passion inconsciente ardemment
ignorée, “folie” inconsciente sans cesse en quête
d’objets et de représentations “faussement liées”,
par le jeu du “transfert”, et que les psychoses passionnelles
révèlent à ciel ouvert. Ainsi s’explique
l’affirmation freudienne selon laquelle l’Affekt ne
peut pas être refoulé, mais seulement déplacé
ou réprimé. »
« Tout simplement parce que “refoulé”
l’affect l’est dès l’origine […].
En redorant le blason d’une des significations de ce terme
– passion – tombée en désuétude,
dans l’ombre, au profit de son ravissement par la Leidenschaft
(thème apparu plus tardivement, 1647), Freud rapprochait
à les confondre vérité et “folie[7]”.
»
Dans cette lecture que restitue R. Gori , l’Affekt est situé
au lieu même où Freud entrevoyait Lucifer-Amor :
« En ce qui concerne les grands problèmes, rien n’est
encore décidé. Tout est flottant, crépusculaire,
un enfer intellectuel, une strate recouvrant l’autre ; dans
le noyau le plus obscur, on distingue la silhouette de Lucifer-Amor[8]
»
C’est bien ce réenracinement ténébreux
de l’Affekt freudien que R. Gori restitue en insérant
d’ailleurs sa recherche du sens perdu dans une quête
qui ne s’enferme pas dans le psychologique, mais qui s’enrichit
de toute la charge culturelle et anthropologique que le signifiant
évoque. Cette soudure avec l’apport chrétien,
dans cette jonction proposée avec la Passion, se garde de
provoquer l’équivalent d’un consensus avec cet
héritage culturel, dans la mesure où le centre de
gravité de l’analyse nous fait découvrir un
vecteur opposé à celui qui oriente bien des démarches
se réclamant de la pensée chrétienne.
« Faut-il être fou pour croire qu’on
vous aime ? »
Pour avoir assisté, dans un petit colloque provençal,
à la communication que R. Gori présentait sous ce
titre, je peux témoigner de l’effet de surprise –
et de jubilation secrète – que l’orateur a provoqué
dans son auditoire. N’a-t-on pas fait de l’amour de
soi la pente naturelle à laquelle il convenait d’arracher
le psychisme pour qu’il s’ouvre à l’amour
de l’autre, ce fameux « prochain » ? Or R. Gori
nous transporte d’emblée dans un questionnement qui
va en sens contraire de l’habituelle prédication livrée
par le christianisme. Il ne s’agit pas néanmoins d’un
refus de cette orientation inscrite dans le paysage séculaire,
mais d’une façon de la prendre à rebours. Au
lieu que l’amour de soi se voie présenté comme
la tentation irrésistible, il apparaît soudain comme
ce qui provoque un suspens, un recul, lorsque le chemin qui pourrait
aboutir à l’amour de soi prend sa source dans ce qui
est perçu comme un mouvement partant de l’autre.
Notons d’ailleurs que la question n’est pas posée
en des termes qui nous enfermeraient dans une réflexion concernant
la sphère du commandement : « Devons-nous… ?
» Ce qui est incriminé n’est pas la question
de savoir ce qui s’impose comme exigence, mais ce qui s’enracine
peut-être dans une menace de folie. Sortant de la bouche d’un
psychanalyste qui disait craindre d’être fou en croyant
à l’amour qu’apparemment on lui portait, la question
était tout le contraire d’une quelconque prédication
et il m’a semblé que l’entrée dans la
problématique amoureuse s’en trouvait d’emblée
allégée, frôlant l’insolite.
Un tel dépaysement de la thématique était
évidemment permis par la référence à
un auteur, de Clérambault, qui a analysé la puissance
d’égarement qui est au cœur de l’érotomanie.
Or, si on élève cette structure au rang de paradigme,
c’est tout le questionnement culturel de l’amour qui
est à réenvisager, le mal n’est plus l’excès
d’amour de soi mais le doute attaché à cette
conviction d’être aimé :
« Ce qui me permet d’avancer ma thèse, écrit
R. Gori : il y a toujours une érotomanie refoulée
dans l’amour et c’est ce refoulement qui fait échec
à la psychose. La passion est une érotomanie métaphorisée.
Tous les efforts pour se faire aimer, dont parle de Clérambault,
reposent sur la conviction, sur l’illusion consciente, pré-consciente,
inconsciente que l’Autre a de l’Amour en réserve,
et qu’il faut le convaincre de ce manque pour être élevé
à la dignité d’en être l’objet[9].
»
Loin d’isoler ce noyau créateur de l’illusion
d’être aimé, loin de le répudier, R. Gori
le hausse au statut de paradigme révélant la structure
de ce qui, dans le transfert, conditionne la capture amoureuse.
Le thème autour duquel s’organise la démarche
conduite dans « La passion : une folie au féminin ?
» est au centre du livre Logique des passions :
« Précisons : c’est le refoulement de cette
érotomanie principielle qui constitue la condition de l’amour
comme du transfert. Quand ce refoulement échoue, surgissent
la forclusion de la psychose ou le désaveu de la folle passion[10].
»
En nouant ensemble l’« érotomanie principielle
» et le déclenchement du transfert, R. Gori s’implique,
en tant que psychanalyste, dans le phénomène qui ne
peut pas ne pas être convoqué. Implication de soi qui
s’inscrit dans le sillage de celle qu’il impute à
Clérambault :
« Ce “noyau érotomaniaque” a été
si finement décrit par Clérambault dans le cadre des
“psychoses passionnelles” […] que l’on a
parfois pu soupçonner ce concept clinique de n’être
qu’une fiction construite par le Maître, déduite
des effets qu’il provoquait lui-même dans sa façon
de “manœuvrer les malades”, de les “activer”
[…]. Pour le dire autrement, et en reprenant en somme le parti
de l’érotomane, on pourrait presque dire qu’en
matière d’érotomanie, c’est Clérambault
qui aurait “commencé le premier”. Mais il n’en
reste pas moins vrai que l’importance majeure donnée
par Clérambault à l’érotomanie révèle
une vérité essentielle, tout à la fois constitutive
des passions et des délires psychotiques : l’Autre
me veut quelque chose, et son désir s’avère
corrélatif de mon existence comme sujet[11]. »
L’enchaînement entre les deux dernières propositions
n’est pas sans poser de problème. Bien souvent, la
première proposition – « l’Autre me veut
quelque chose » – se nourrit en filigrane d’une
certitude paranoïaque. Certitude que Freud, dès le début
de son œuvre, a mise en avant pour rendre compte d’une
défense primordiale contre l’amour, défense
d’ailleurs suractivée dans la demande adressée
au médecin. Dans un de ses premiers textes traitant de la
thérapie psychique, « traitement psychique/traitement
d’âme », Freud centre son interrogation sur ce
qui nourrit la résistance contre tout traitement, que ce
dernier soit psychique ou banalement médical. Il fait alors
apparaître une volonté foncière, chez un certain
nombre de patients, de garder intacte leur indépendance,
comme si la prise en charge thérapeutique menaçait
cette dernière :
« Toutes les influences psychiques qui ont prouvé
leur efficacité dans la suppression des maladies présentent
quelque chose d’impondérable. Les affects, le recours
à la volonté, le détournement de l’attention,
l’attente croyante, toutes ces forces qui suppriment parfois
la maladie échouent dans d’autres cas […]. C’est
manifestement l’autocratisme (Selbstherrlichkeit) de personnalités
psychiquement si différentes qui fait obstacle à la
régularité du succès thérapeutique[12].
»
Une telle résistance est rapportée par Freud à
la crainte de retrouver – il s’agit alors de la méthode
hypnotique – une soumission rencontrée dans le début
de la vie et intrinsèquement rattachée à «
certaines relations amoureuses » :
« On peut remarquer en passant qu’en dehors de l’hypnose,
dans la vie réelle, une crédulité du genre
de celle dont l’hypnotisé fait preuve à l’égard
de son hypnotiseur ne se retrouve que dans l’attitude de l’enfant
à l’égard des parents aimés ; et que
cette façon d’accorder avec une telle soumission sa
vie psychique propre sur celle d’une autre personne a un équivalent
unique mais parfait dans certaines relations amoureuses caractérisées
par un total abandon de soi. La conjonction de l’attachement
exclusif et de l’obéissance croyante compte généralement
parmi les traits caractéristiques de l’amour[13]. »
Loin que soit valorisée l’interdépendance entre
la position de soi comme objet d’amour – « l’Autre
me veut quelque chose », écrit R. Gori – et l’accès
à un noyau de subjectivation, c’est le risque inverse
qui est évoqué par Freud : l’amour serait le
piège grâce auquel s’annonce le risque d’une
désubjectivation. Risque qui est effectivement présent
à l’horizon d’une lecture actuelle de l’amour.
Roland Gori a su dénuder l’efficacité de cette
lecture potentielle quand, dans « La passion : une folie au
féminin ? », il a ainsi stigmatisé « cette
position de méfiance, qui n’est pas sans succès
dans le petit monde désenchanté des analystes, embouchant
les trompettes des “des-êtres” : “Baisons
mais gardons-nous d’aimer[14] [” ».
Un tel regard porté sur « le petit monde désenchanté
des analystes » est d’ailleurs né dans une position
d’écoute. C’est en étant attentif à
une suggestion de Roland Barthes concernant l’une des formes
prises par l’actuel interdit d’aimer que R. Gori fait
droit à une proposition qui subvertit le système d’équation
régissant l’idéologie actuelle :
« L’identité fatale de l’amoureux n’est
rien d’autre que : je suis celui qui attend. Il s’ensuit
que dans tout homme qui parle l’absence de l’autre,
du féminin se déclare : cet homme qui attend et qui
en souffre, est miraculeusement féminisé. Un homme
n’est pas féminisé parce qu’il est inverti,
mais parce qu’il est amoureux[15]. »
Rencontrant cette remarque, R. Gori n’a pas offert un diagnostic,
mais une attention.
Notes
[ 1] R. Gori , Logique des passions, Paris, Denoël, 2002.
[ 2] S. Freud Lettres à Wilhelm Fliess 1887-1904, Paris,
puf, 2006, p. 33.
[ 3] Logique des passions, op. cit., p. 39.
[ 4] Ibid., p. 18.
[ 5] J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, Paris, Le Seuil, 1998,
p. 350-351.
[ 6] Ibid., p. 19.
[ 7] « La passion : une folie au féminin ? »,
Cliniques méditerranéennes n° 23-24, 1989, Actes
du colloque Clinique des Passions, 16-17 décembre 1989, Aix-en-Provence,
p. 16-17.
[ 8] Lettre à W. Fliess du 10 juillet 1900.
[ 9] « La passion : une folie au féminin ? »
op. cit., p. 14.
[ 10] Logique des passions, op. cit., p. 61.
[ 11] Ibid., p. 61.
[ 12] « Traitement psychique/traitement d’âme
», dans Résultats, idées, problèmes I,
Paris, puf, 1984, p. 12.
[ 13] Ibid., p. 16-17.
[ 14] « La passion : une folie au féminin ? »
op. cit., p. 26.
[ 15] Fragments d’un discours amoureux, Paris, Le Seuil,
1977, p. 50.
Résumé
Pour approcher le phénomène d’amour passionnel,
Roland Gori met à mal bien des présupposés
culturels, notamment celui qui consiste à dénoncer
un primitif amour de soi dont il s’agirait de se détacher
pour faire place à l’objet. S’appuyant sur de
Clérambault, il dénude l’originaire rapport
au rien auquel l’être passionné tente d’échapper
– après avoir offert sa vie à l’immolation
par le rien – en réactivant une érotomanie refoulée
: « L’Autre me veut quelque chose, et son désir
s’avère corrélatif de mon existence comme sujet.
»
Monique Schneider « « Je suis passionné, je
l'avoue » (Roland Gori) », Cliniques méditerranéennes
2/2010 (n° 82), p. 15-23.
URL : www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2010-2-page-15.htm.
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