Origine : http://www.libemarseille.fr/henry/2010/03/roland-gori-un-psy-hors-normes.html
PORTRAIT. Professeur de psychopathologie à l’Université
d’Aix-Marseille, ce psychanalyste a initié l’Appel
des appels et dénonce la logique de la rentabilité
appliquée aux soins et au social. Lire la suite
Lamarckiz sortit à cinq heures. Le troisième sarkosium
avait lieu dans un mois, et en tant que chef du Bureau de la Norme,
il en supervisait toutes les commissions, ce qui exigeait un contrôle
sans relâche. Ce matin, il devait rencontrer les spécialistes
de la section Médecine, demain ceux de la Justice, puis ce
serait l’Enseignement, la Recherche, etc. Comme il était
en avance, il passa d’abord à la Sous-section du Vocabulaire,
où il s’assura que les dernières corrections
avaient été validées : la présence sur
les lieux d’un accident s’appelait maintenant un stress
post-traumatique, la mauvaise humeur avant les règles, une
dysphorie prémenstruelle et l’impuissance, un trouble
de la fonction érectile. Mais surtout, la dépression
nerveuse, dont l’OMS prévoyait qu’en 2020 elle
occuperait la deuxième place derrière les maladies
cardio-vasculaires, la dépression nerveuse venait de voir
sa définition officiellement modifiée : elle désignerait
désormais «toute tristesse de plus de quinze jours».
Lamarckiz eut un sourire : cela incluait donc le chagrin d’amour,
ce qui ouvrait un énorme marché potentiel. Il allait
pouvoir annoncer la bonne nouvelle aux grands laboratoires pharmaceutiques
avec lesquels il travaillait en étroite collaboration. Les
résultats promettaient d’être encore meilleurs
qu’avec l’hyperactivité des enfants, triomphe
de la ritaline.
Non, ceci n’est pas un roman d’anticipation, mais bel
et bien l’image de notre réalité présente,
si inquiétante pour l’humanité que Roland Gori
a décidé, il y a un peu plus d’un an, avec Stefan
Chedri, de donner l’alerte.
Partant du constat que tous les métiers étaient menacés
par les mêmes tentatives de démolition à travers
une idéologie de la standardisation, de la réification
et de la performance, ils ont appelé «les professionnels
du soin, du travail social, de l’éducation, de la justice
de l’information et de la culture», à se rassembler
pour faire barrage aux technocrates : cet Appel des appels, «pour
une insurrection des consciences», lancé le 22 décembre
2008 à «tous ceux qui refusent la fatalité»,
a propulsé Roland Gori sur le devant de la scène.
Ce psychanalyste, professeur de psychopathologie à l’Université
d’Aix-Marseille, n’avait cependant pas attendu la vaste
coordination nationale qui allait suivre pour dénoncer les
dérives du scientisme et le rabotage, le sabotage de l’être
humain.
Avec Marie-José Del Volgo, son épouse, médecin,
il avait ainsi publié en 2005 la Santé totalitaire,
et début 2008, Exilés de l’intime.
Il y montrait notamment comment le nouvel ordre économique
tente d’asservir la médecine en la réduisant
à «une maintenance hygiénico-sociale»
et la psychiatrie à une sorte d’expertise générale
des comportements à fins préventives : pour ce disciple
de Michel Foucault, le pouvoir cherche non à soigner mais
à gérer, à contrôler les «anormaux»
tout en instrumentalisant l’homme et en supprimant insidieusement
l’individu singulier.
Singulier, Roland Gori l’est de naissance.
Fils unique d’un père d’origine toscane «hyperdoué»,
chef des services techniques sur le port de Marseille et communiste
militant, et d’une mère catholique dont le cœur
penche à droite, il grandit entre crucifix et volonté
d’apprendre, heureux et choyé sous l’ombre portée
de la guerre, dans une atmosphère à la Cavanna des
Ritals - vie de quartier, liens de voisinage autour des potagers,
aristocratie ouvrière, tendresse, Pif le chien, romarin,
huile de foie de morue.
Ses parents sont pourtant tous deux marqués par le deuil,
l’un ayant perdu son père à l’âge
de neuf ans, l’autre sa sœur jumelle.
Leur tristesse laisse sur lui une empreinte qu’il estime
bienfaisante : «Le problème fondamental de nos sociétés,
c’est la façon dont elles traitent la perte ; elles
veulent liquider la dimension tragique de l’homme. Mais c’est
dans la mélancolie qu’on est au plus près de
la vérité», dit-il.
Après une enfance de rêve, les choses se gâtent
à l’entrée au lycée où son «étrangeté»
de fils du peuple s’affronte aux moqueries de la bourgeoisie.
Lisant Stendhal, il s’identifiera à Julien Sorel,
condamné «pour s’être élevé
au-dessus de sa condition».
Sauf que Roland, lui, s’en sort en fréquentant des
petites bandes de quartier qui renforcent son goût du collectif.
Contre son père, qui le rêve ingénieur, il abandonne
la filière scientifique et passe un bac philo. Puis il enchaîne
les petits boulots, fait des remplacements d’instituteur.
A dix-huit ans, il a son studio, sa voiture, et découvre
la psycho, s’affranchissant ainsi de l’admiration qu’il
voue à son père : celui-ci, en bon matérialiste,
déteste les sciences de l’âme !
Monté à Paris avec ses premiers diplômes, il
se marie, a une fille, exerce différentes fonctions à
Sainte-Anne puis à l’hôpital de Châteauroux.
En première année de thèse avec Didier Anzieu,
il assiste à Nanterre aux événements de Mai
68, qu’il comprend mal : «l’éloge du non-savoir»
agace ce jaurésien convaincu, de même que la tyrannie
du discours lacanien.
C’est pourtant à cette époque que, psychothérapeute,
il entreprend une psychanalyse afin de mieux comprendre ses patients.
«La psychanalyse me passionne, dit-il aujourd’hui,
mais les écrits psychanalytiques m’emmerdent.»
Sauf Freud, Winnicott et «le premier Lacan», précise-t-il.
De retour dans le Sud, il enseigne comme assistant puis maître-assistant
à Aix et Montpellier où, après son divorce,
il vit avec ses deux filles.
En 1980, il commence une longue carrière d’expert
universitaire, pendant laquelle il assiste à la mise au pas
insidieuse des chercheurs et à l’agonie des humanités.
Claude Allègre est alors sa bête noire.
Dès 1990, il s’alarme de la «philosophie de
la rentabilité» qui, au nom des valeurs perdues, prône
l’Evaluation et défigure la science, préparant
la descente aux enfers de la psychanalyse.
Avec Pierre Fédida et Elisabeth Roudinesco, il organise
la riposte et sera très actif lors de l’amendement
Accoyer, comme dans le mouvement «Pas de zéro de conduite»,
contre la détection précoce des futurs délinquants
parmi les enfants en souffrance.
En 1996, il publie un traité d’épistémologie
de la psychanalyse, la Preuve par la parole, et en 2002, Logique
des passions, son livre le plus personnel, «la livre de chair»
de son parcours existentiel, sans doute induit par sa rencontre
avec Marie-José Del Volgo et l’amour.
Avec elle, il se sent des ailes pour mener le combat contre «un
capitalisme sans vertu»et une «civilisation d’usuriers»
où les plus faibles sont amenés hypocritement à
accepter leur propre exclusion.
La carrière politique ne le fascine pas - approché
par le PS, invité par le PCF et les Verts, il a toujours
refusé de se présenter aux élections -, et
s’ il a pleuré d’émotion en 1981 lors
de l’élection de Mitterrand, il vient de voter pour
le Front de gauche aux dernières régionales.
Sa question fondamentale, toujours, partout : «Comment faire
quelque chose tout en restant vrai ?» L’Appel des appels,
né de cette interrogation, en constitue aussi la réponse.
CAMILLE LAURENS (paru dans le Libé des écrivains
du 25 mars)
Roland Gori en 6 dates
22 novembre 1943: Naissance.
1969: Thèse de doctorat en psychopathologie.
1976: Thèse d’état en sciences humaines, «l’Acte
de parole».
1996: Epouse Marie-José Del Volgo
1996: Naissance de son petit-fils Tom.
22 décembre 2008: L’Appel des appels, 78 000 signataires.
Janvier 2010: L’Appel des appels (Mille et une nuits).
Roland Gori : « Vouloir faire l'analyse de Sarkozy est
un leurre. »
Propos recueillis par Christophe Labbé et Olivia Recasens
Le Point - Publié le 29/05/2008 à 00:00
http://www.lepoint.fr/actualites-politique/roland-gori-vouloir-faire-l-analyse-de-sarkozy-est-un-leurre/917/0/248936
Le Point : Pourquoi dites-vous que les psychanalystes font
fausse route en se penchant sur le cas Sarkozy ?
Roland Gori : Les analyses psychologiques de Nicolas Sarkozy ramènent
toutes à son enfance, à ses souffrances... Or on est
plutôt face à un individu « entrepreneur de lui-même
», pour reprendre le terme de Michel Foucault. C'est-à-dire
un style de discours dans lequel l'individu tend à se fabriquer
lui-même, prétend ne pas dépendre de son histoire,
de son contexte ou des autres. L'autre est réduit à
un environnement à prendre en compte pour produire les meilleures
performances. C'est une autre culture. Le sarkozysme, ce n'est pas
la pathologie d'une personne, c'est le symptôme d'une civilisation
néolibérale déchiffrant le monde et les gens
avec le modèle d'un Homo oeconomicus . Les réponses
sont donc plus à chercher du côté de l'anthropologie
ou de la sociologie que de la psychologie.
En psychologisant Nicolas Sarkozy, vos confrères participeraient
donc à une mise en scène du discours politique ?
Oui. On est dans la mise en scène politique. Plutôt
que de tomber dans la psychologisation du personnage, mieux vaudrait
analyser son discours. On n'est plus dans la rhétorique gaulliste,
les valeurs transcendantales et une certaine idée de la France,
mais dans le fait divers, l'anecdote, la contingence. Même
la lettre de Guy Môquet, lue avec beaucoup d'émotion,
peut devenir un objet de propagande, participer à une mise
en scène, à un marketing de l'émotion politique.
Une manière de rester au ras du quotidien qui ne laisse pas
le temps à une analyse politique. Il faut bien comprendre
que cette idéalisation de l'immanence n'est pas un comportement
personnel, mais politique.
Lorsque Nicolas Sarkozy fait son jogging avec un tee-shirt FBI,
ce n'est pas à cause de son côté gamin , mais
parce qu'il affiche la marque d'une démocratie néolibérale,
un peu comme une forme primitive de rhétorique néolibérale
fabriquée idéologiquement à l'américaine.
On est passé d'une culture républicaine à une
civilisation de démocratie néolibérale. On
y a perdu la dimension historique, réflexive, critique, tragique
que revendiquait justement la culture européenne.
Avant d'entrer à l'Elysée, il s'était engagé
à prendre quelques jours pour habiter sa fonction. On a tous
pensé : il va se retirer à Brégançon
ou dans un monastère pour assumer le caractère sacré
de sa fonction. ll est allé en vacances sur le yacht de Bolloré.
C'était un acte de désacralisation. Mais c'était
aussi un message normatif adressé au peuple qui l'avait élu
: « Jouissez des bénéfices de vos actions. »
Une théologie matérialiste dont la portée anthropologique
a été sous-estimée. En se comportant ainsi,
il habitait bien la fonction, mais telle que lui la conçoit.
C'est-à-dire en tant que manager de l'entreprise France.
De cette posture il nous adressait un message normatif, une feuille
de route morale : celui qui cherche à rentabiliser chaque
opportunité peut jouir du bénéfice de ses actions.
En politique, Nicolas Sarkozy incarne l'avènement de la culture
du manager, du coach, du self-made-man.
Si Nicolas Sarkozy incarne autant notre époque, pourquoi
alors ce décrochage brutal dans les sondages ?
Dans le capitalisme financier, il n'y a plus, comme dans le capitalisme
industriel, de rente de situation. En politique aussi, on est passé
à la flexisécurité. Les politiques sont devenus
des stock-options qui montent et descendent. C'est le prix à
payer. Cette politique de réactivité immédiate
gouvernée par les sondages se révélera sans
doute un danger pour une véritable politique du collectif.
En commentant ses blessures d'enfance, ses conflits conjugaux,
les psys risquent de participer à la surcote et à
la décote des valeurs en Bourse que sont devenus les politiques.
De toute façon, vouloir faire l'analyse de Nicolas Sarkozy
est un leurre. Nous savons en psychanalyse que le sens ne peut surgir
que de la personne analysée, car elle seule détient
un savoir sur sa vérité. L'analyste ne fait que la
guider dans cette fouille archéologique. « Les mots
qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d'eux »,
écrivait René Char. En analysant le président,
on ne fabrique que des fantômes psychologiques de Nicolas
Sarkozy.
Cela ne fait pas de mal à Sarkozy, mais cela discrédite
la psychanalyse. Allons plus loin : si Nicolas Sarkozy venait me
voir pour faire une psychanalyse, je serais obligé de refuser.
Ce n'est ni éthique ni loyal d'analyser quelqu'un dont on
dépend de par les décisions politiques qu'il pourrait
être amené à prendre. Que deviendrait la «
neutralité bienveillante » du psychanalyste en pareil
cas ? Parlons plutôt de politique !
|