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Origine : http://www.oedipe.org/fr/prixoedipe/2012/goripotier
La dignité de penser. Le titre du dernier livre de Roland
Gori, résonne après lecture comme un véritable
aphorisme que l'on peut prendre le temps de « ruminer »
[i]. Le propos défendu est rigoureux et précis, il
ne cède en rien à l'esprit critique ni à l'analyse
et s'offre comme un récit ouvert, incitant à la conquête
de ce qui conditionne et restaure la dignité de l'homme au
cœur de la pensée, comme de la cité. Il faut
recommander la lecture de ce court essai vif et énergique
qui nous éclaire sur la « vision du monde » à
laquelle nous sommes tous contraints de nous référer
aujourd'hui. Livre actuel et intempestif qui donne à penser
à propos des enjeux anthropologiques liés à
l'activité de penser.
Voilà quelques années déjà que le travail
de Roland Gori permet d’aiguiser notre perception du malaise
contemporain. L’heuristique des thèses dégagées
dans ses travaux précédents, dans le champ de la psychanalyse,
et plus largement dans ceux de la santé et de la recherche,
a permis de dégager une problématique centrale qui
s’avère être un véritable opérateur
pour penser notre condition contemporaine. Ce qui s’exprime
en ce sens dans le mouvement des indignés rencontre ce qui
a structuré l’initiative de l’appel des appels
: la constatation que la marchandisation de l'existence produit
dans tous les domaines de la vie de l'homme les mêmes souffrances
et aberrations structurelles. Or, l’indignation n’est
en rien résignation, c’est ce que montre clairement
l’essai, en appuyant ses thèses sur de fines analyses
de ce qui organise et enraye nos existences aujourd’hui. L’acuité
du livre de Roland Gori provient ainsi de son actualité,
il fait événement, si on l’entend aux antipodes
de son acception médiatique.
Le récit de ce livre produit un effet de ponctuation en tant
qu’il s’inscrit dans une méthodologie où
le retour sur soi est à chaque page requis. Ce livre parle
de l’inquiétant au cœur de ce familier contexte
où se jouent nos existences ; il pointe la matrice actuelle,
celle qui enferme la pensée dans le carcan des nouvelles
technologies de l’information et de la communication imposé
comme principe normatif. La réduction de la parole à
la technique menace l'homme dans ce qu'il a de plus humain et dont
les récits et les histoires prennent soin, tel est sans doute
le message essentiel de ce livre.
L'information a pris le pas sur la parole dont la valeur est anthropologique.
Roland Gori nous montre comment s'instaure un désaveu de
la fonction de création de la parole et du langage dans une
civilisation technique qui prétend transmettre les informations
de manière objective. Il faut y déceler un véritable
déni de la valeur anthropologique du langage. L'ordinateur
est en effet devenu la matrice formelle qui détermine les
découvertes. L'une des conséquences de cette détermination,
selon l'auteur, est celle d'un nouveau conformisme auquel la pensée
doit se plier. La pensée est réduite à des
traits formels, et les chercheurs, comme les professionnels de santé
sont contraints à ne s'exprimer « que dans le langage
de l’idéologie dominante, dans les formes normalisées
et standardisées du « système technicien »
» [ii]
Fort de cette mise en perspective, l'auteur convoque un débat
épistémologique et éthique au sein du dispositif
de « la santé mentale ». L'argumentation est
éloquente, elle s'appuie sur la déconstruction de
« grilles » d'évaluation en psychiatrie, au modèle
de « rationalisation technique « morbide » »
[iii]. L'auteur montre avec évidence que « la quasi-totalité
de ces « grilles » contiennent un impensé moral
et politique et se réfèrent à la norme pour
que les réponses qu'elles prétendent coter comme informations
soient significatives par leur contenu ou par le comportement de
choix qu'elles impliquent » [iv]. Cette hypothèse est
mise à l'épreuve de la grille d'affirmation de soi
de Rathus, ce qui offre au lecteur la possibilité d'entrer
de plain-pied dans la portée de l'analyse. Ainsi, nous suivons
Roland Gori dans ce constat que nous sommes en présence d'un
« nouveau genre de savoir » qui ruine les conditions
de la rencontre et d'une appréhension du monde et de soi
à travers la richesse élémentaire du récit.
A contrario, ce sont les machines qui « commandent et exigent
des hommes qu'ils suspendent toute pensée pour se transformer
en instruments, en pièces détachées du grand
ensemble de la production » [v].
Le savoir est donc bien devenu technicien, il se réclame
de la mesure : « il est le canal qui légitime un message
hors duquel aucun sens ne peut passer » [vi]. Cette mutation
pose le problème du devenir de la démocratie en tant
que la parole qui en garantissait le fondement est aujourd'hui réduit
à l'instantanéité revendiquée par l'information.
L'auteur montre bien que la conséquence en est une «
nouvelle pragmatique des discours » qui réduit l'importance
du savoir narratif au profit de ceux qui se revendiquent techniciens.
C'est la crise du récit qui montre que le cours du narratif
a chuté sur « le marché des discours de légitimation
sociale » [vii].
Conquérir notre dignité de penser, ce serait habiter
le langage de façon à y faire vivre la portée
réelle du récit. La psychanalyse prend sa part dans
ce positionnement, elle est peut-être l'une des dernières
résistances à l'atomisation du sujet [viii]. Or, force
est de constater que les formes symptomatiques d'aujourd'hui sont
le produit de notre civilisation.
La vertu du travail de l'auteur est de ne pas s'y accommoder, au
contraire de certains psychanalystes qui renoncent au politique
sous couvert d'une référence au principe de réalité
: « Si nous sommes dans le déclin du savoir narratif
(…) rien ne prouve que tout soit perdu. Rien ne prouve que
tout soit perdu, à condition et à condition seulement
que l'on se donne les moyens de redonner à la parole et au
langage toute leur place dans l'économie symbolique où
se fabriquent les subjectivités et où se mettent en
place les machines de gouvernement » [ix]. Ne pas céder
sur notre droit au récit c'est résister à la
jouissance de la nouveauté perpétuelle, celle de l'instant
du plaisir immédiat qui vide les sujets de leur tension spécifique,
tragique mais au combien vivante. Résister par le récit,
c'est retrouver le goût de cette épopée que
la logique d'information élimine, c'est tenter d'«
échapper au trauma de la réification auquel incite
notre civilisation » [x].
La résistance à laquelle invite cet essai est la condition
de la survivance du sujet-historique. Il s'agit de retrouver la
profondeur du politique au sens grec du terme, par le recours de
et à la parole. Le travail est de taille, tant la servitude
volontaire est tenace. L'angoisse du futur et de la mort est précisément
ce que le récit peut assumer avec force, là où
la prévision statistique vient en éradiquer la portée
existentielle fondamentale. D'où une autorité du récit
qu'il convient de rappeler.
Ce livre de Roland Gori est donc à la fois politique et
scientifique [xi]. Il offre une lecture précise de notre
civilisation et permet de saisir autrement les irruptions médiatiques
qui témoignent de façon impropre des désarrois
subjectifs contemporains. Loin du fait divers, le clin d'œil
au mouvement des indignés et au livre de Stéphane
Hessel, s'entend comme une profonde solidarité de l'auteur
aux initiatives de résistances citoyennes. Dignement, si
j'ose dire, voilà une pierre à l'édifice.
Rémy Potier
Maître de conférences en Psychopathologie
Centre de Recherche Psychanalyse Médecine et Société
Université Paris Diderot
Sorbonne Paris Cité
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