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Roland Gori
«On dépossède les professionnels de leurs savoirs»

Origine : http://www.appeldesappels.org/medias/-on-depossede-les-professionnels-de-leurs-savoirs--1266.htm

Article publié dans le journal Libération.

Interview. Le collectif de l'Appel des appels, constitué pour lutter contre la marchandisation des services publices, de la santé à l'éducation, tient ce samedi une journée de réflexion. Roland Gori, l'un de ses fondateurs, en explique les enjeux.

C’était en 2009. Après l’appel des psychiatres contre la nuit sécuritaire, Roland Gori, psychanalyste et professeur de psychopathologie clinique à l'université d'Aix-Marseille, lançait l’Appel des appels. Où il entendait unir tous ces métiers, tous ces signataires qui se sentaient attaquer au plus profond de leur mission par la logique néolibérale. Demain, à la bourse de travail de St Denis, il lance une journée de travail, sur le thème: «L’Amour du Métier: comment redonner ensemble de la valeur aux luttes sociales et culturelles?»

Où en est l’Appel des appels ?

La pétition de l’Appel des appels lancée en janvier 2009 a reçu le soutien de près de 90.000 personnes, témoignant de l’inquiétude profonde des professionnels participant à la construction de l’espace public dont les métiers sont peu à peu colonisés au travers des réformes gouvernementales par les logiques et la culture du capitalisme financier. Le mouvement s’est depuis doté d’une Association nationale loi 1901 avec un bureau et un conseil moral et scientifique définissant le cap des travaux et des actions conformes à notre charte. Une vingtaine de comités locaux qui adhèrent à cette charte, et qui se sont déclarés auprès de l’Association nationale, se sont constitués en province et ont un espace réservé sur le site de l’Appel des appels.

Face à la vision néolibérale du monde, à l’extension croissante d’une religion du marché, à l’injonction politique de devoir transformer les conditions sociales et culturelles qui permettent ou interdisent leurs pratiques, les professionnels essaient ensemble de penser ce qui leur arrive. Et c’est le but de cette journée à Saint-Denis: il s’agit d’approfondir les questions sociales et ses métamorphoses, mais aussi de mobiliser des représentants de très nombreuses associations et collectifs (une trentaine) pour penser les initiatives et les dispositifs qui permettraient de «redonner de la valeur aux luttes sociales et culturelles» et de permettre cet «amour du métier» mis à mal aujourd’hui.

Mais à votre sens, la société souffre-t-elle toujours autant ?

Il me paraît évident que plus que jamais «le corps social perd tout doucement son avenir». La crise de confiance dans l’avenir figure dans de nombreux rapports dont celui du médiateur de la République Jean-Paul Delevoye. Un Français sur deux craint de se retrouver SDF, 78% de Français interrogés pensent que l’avenir de leurs enfants sera pire que le leur. C’est donc véritablement une crise de civilisation dont on a l’impression qu’elle s’accroît tous les jours.

Pour qu’une société tienne il faut un mythe collectif, un rêve partagé et celui d’un ascenseur social comme du progrès infini se sont effondrés. Partout dans les lieux de soin, d’information et de culture on constate les effets et les souffrances que produisent ce nouveau mode de gouvernementalité des humains: les précariser dans leur existence matériellement et symboliquement au nom de la mondialisation et de ses logiques de marché.

Mais ce qui me frappe, c’est l’aspiration des gens à partager ce qu’ils vivent, leur plaisirs leurs chagrins et leurs espoirs. Il y a véritablement une appétence à parler et à échanger et simultanément une privation des moyens pour le faire. La France qui se lève tôt n’a pas le temps de raconter ses rêves. Les parents qui rentrent épuisés et angoissés abandonnent, parfois et trop souvent, leurs enfants à ces industries d’opinion que sont les chaînes de télévision.

Est-ce que vous avez le sentiment que certains métiers résistent mieux que d’autres ?

C’est difficile à dire, mais il est évident que les métiers qui par tradition, et grâce aux droits sociaux qu’ils ont pu obtenir au cours de l’histoire, résistent je dirais plus facilement que d’autres. Mais tous sont atteints par cette nouvelle maladie de la civilisation qui tend à faire de chacun d’entre nous un professionnel en surnombre, un surnuméraire de l’existence sociale.

Ce qui me paraît nouveau, c’est l’émergence de nouvelles catégories professionnelles comme celles des médecins et des magistrats en lutte contre un pouvoir politique qui compromet leur indépendance autant que le sens de leurs actions. C’est ce qui permet aujourd’hui de nouvelles alliances de ces «frondeurs» avec des métiers traditionnellement plus à gauche comme les enseignants ou les chercheurs.

Mais je crois que c’est un problème politique plus global. L’accroissement des inégalités sociales, l’écrêtement des classes moyennes, conduisent à leur prolétarisation insidieuse et à partir de là à de nouvelles alliances sociales. Quand je dis prolétarisation, ce n’est pas seulement au niveau des conditions matérielles, mais aussi à ces dispositifs d’humiliation et de soumission symboliques au nom desquels on dépossède les professionnels de leurs savoirs en les rendant dépendants des machines numériques. Ce qui est la «vraie» définition du «prolétaire»: celui qui est aliéné parce que dans son travail il a été dépossédé de son savoir au profit du mode d’emploi de la machine. C’est un des points que je développe dans La Dignité de penser.

Vous avez dénoncé la folie de l’évaluation qui envahit tout. Avez-vous le sentiment qu’elle recule ?

Non, elle ne fait que s’accroître. Il s’agit dans tous les cas d’inciter par tous les moyens matériels et symboliques à ce que les professionnels du soin, de l’éducation, de la recherche, du travail social, de la justice, de la police, de l’information, de la culture, ne puissent pas penser leurs actes autrement que sur le modèle de la marchandise, du produit financier et des services tarifés. Cette injonction à devoir concevoir les actes professionnels sur le seul modèle de la pensée néolibérale, de ses catégories symboliques et matérielles, participe à une véritable civilisation des mœurs au sein de laquelle l’humain se réduit à un «capital», un stock de ressources qui à l’instar de la nature doit être exploitée à l’infini.

Cette normalisation des pratiques propres aux sociétés de contrôle et de défiance d’allure démocratique, tend à transformer les professionnels en outils d’un pouvoir politique qui traite l’humain en instrument, en «segment technique» comme disait Jaurès. Cette civilisation des mœurs n’est pas propre à la France. Pour moi loin de reculer le champ de l’évaluation ne peut que s’étendre tant que les professionnels ne se donneront pas davantage les moyens de s’en émanciper.

Qu’allez-vous faire pour l’élection présidentielle ?

Chacun est libre de voter comme il l’entend et il n’y aura pas de consigne de vote de l’Appel des appels. La seule chose que l’on puisse demander aux amis qui travaillent avec nous c’est d’être cohérent en actant dans les urnes les paroles et les analyses de l’Appel des appels.


Entretien avec Roland Gori, psychanalyste et professeur de psychopathologie à l'université d'Aix-Marseille

http://aejcpp.free.fr/articles/entretien_avec_gori.htm

LE MONDE | 25.02.04

En tant que psychanalyste et professeur de psychopathologie à l'université d'aix-marseille, que vous inspire le rapport de l'inserm ?

Du dégoût. Ce rapport se présente comme scientifique mais ne l'est pas. Tout est mélangé, on passe des troubles à la souffrance... La psychothérapie, c'est une nébuleuse. Tout n'est pas comparable et on fait semblant de pouvoir comparer. Au début, on lit qu'il est difficile d'évaluer, et on évalue quand même. Et la manière de poser la question, en termes d'évaluation, d'efficacité et de critères purement comportementaux, détermine déjà la réponse. Sous un biais méthodologique, ce n'est qu'un discours pseudo scientifique qui légitime l'idéologie à la mode, hygiéniste et sécuritaire. Il faut que tout soit transparent, rentable, socialement et politiquement correct. On assiste à une médicalisation scandaleuse de la souffrance psychique qui vise à faire croire aux patients qu'ils sont responsables de leurs troubles et qu'on va les guérir par le dressage.

Vous voulez parler des thérapies cognitivo-comportementales (TCC) ? Le rapport les juge pourtant efficaces...

Les TCC, c'est un dressage éducatif, pavlovien, qui amène les gens à modifier leur comportement. En cas d'anorexie, par exemple, on dresse les gens à segmenter leurs aliments pour en prendre un peu plus à chaque fois. J'ai eu un patient soigné par TCC pour des obsessions : on le plongeait dans des situations dont il avait peur, comme affronter la foule. On ne se demande pas ce qu'un symptôme veut dire. On est dans la soumission librement consentie. Et politiquement, c'est dangereux : il suffit de se reporter aux travaux d'Hannah Arendt ou de Michel Foucault. Il ne s'agit pas d'aider les gens à soulager leurs souffrances. On ne s'interroge pas sur ce en quoi la culture, l'environnement, le passé familial... peuvent concourir à l'apparition d'un symptôme.

Contrairement à la psychanalyse ?

Le patient arrive avec des symptômes et il s'aperçoit, au fil de la thérapie, que ceux-ci ne sont que l'écran sur lequel il projette un malaise intérieur. La psychanalyse ne répare pas son histoire mais lui permet d'en faire le deuil. La pratique thérapeutique n'est pas une technique médicale, il est donc difficile de l'évaluer.

Or, dans ce rapport de l'Inserm, une structure où il n'y a pas de psychanalystes, on voit qu'il s'agit de ramener la psychopathologie et la psychiatrie sous protectorat médical. Par une manœuvre rhétorique, on montre l'efficacité des TCC, dont on fait l'apologie, à faire entrer la souffrance dans le champ médical. C'est une machine de guerre contre la psychanalyse. Avec, derrière, des arrière-pensées économiques : s'emparer du marché juteux de la santé mentale. On veut former des gens à faire de l'expertise des comportements, un relevé des troubles, pour prescrire des psychotropes. Ce rapport n'est que l'annonciation de ce qu'Elizabeth Roudinesco appelle "l'homme comportemental".