Origine : http://www.wmaker.net/reseaupsycho.fr/Interview-de-Roland-GORI-par-l-OEDIPE_a234.html
Œdipe : la discussion récente autour de l'amendement
Accoyer ainsi que la publication du rapport de l'Inserm sur l'efficacité
comparée des psychothérapies a mis en lumière
la question de la validité scientifique de la psychanalyse,
de la qualification de ceux qui la pratiquent et de l'efficience
de ses résultats. Pour devenir psychanalyste il faut avoir
fait une psychanalyse et avoir suivi divers enseignements théoriques.
Pour une part, cet enseignement est assuré par les associations
de psychanalystes.
Pour ouvrir cet entretien nous aimerions que tu définisses
la place que tu penses être celle que doit occuper l'enseignement
de la psychanalyse à l'Université ?
Roland Gori : Freud répond directement à cette question
dans un texte de 1919 intitulé “Peut-on enseigner la
psychanalyse à l'Université ? ”. Il y soutient
deux choses :
- en se plaçant du point de vue de la psychanalyse, ce n'est
que du fait de l'absence d'enseignement à l'Université
qu'il est nécessaire que les associations psychanalytiques
y suppléent et qu'en somme si la psychanalyse était
enseignée à l'Université, il n'y aurait plus
besoin que les associations psychanalytiques assument cette tâche.
Le fait que l'existence sociale des Associations psychanalytiques
privées soit conditionnée par leur exclusion de l'Université
s'avère lourd de conséquences, jusques et y compris
actuellement.
- en se plaçant cette fois du point de vue de l'Université,
Freud affirme que celle-ci est concernée par l'enseignement
de la psychanalyse et pourrait bénéficier de ses acquis
dans la “formation des médecins et des savants”.
Ainsi il propose un cours élémentaire destiné
à tous les étudiants en médecine et un cours
spécialisé pour les étudiants de psychiatrie
sans oublier l'intérêt que les autres disciplines,
littéraires, historiques, philosophiques et artistiques,
pourraient trouver dans l'enseignement. On notera dès à
présent que Freud conclut le texte de 1919 en précisant
que, par l'enseignement universitaire, l'étudiant “n'apprendra
jamais la psychanalyse proprement dite”, mais qu' “
il sera bien suffisant qu'il apprenne quelque chose sur la psychanalyse
et quelque chose venant de la psychanalyse”. Autrement dit,
la psychanalyse n'est pas une lutte contre l'ignorance mais bien
plutôt un travail avec la résistance. Un enseignement
de la psychanalyse à l'Université se différencie
des enseignements sur la psychanalyse que pourrait faire un philosophe
ou un psychologue. L'analyste qui enseigne à l'Université
sait mieux qu'un autre que son discours le place par rapport à
son auditoire en position d'analysant ; que son discours inclut
sa position d'énonciation. Ainsi a-t-il quelque chance de
poursuivre sa propre analyse en témoignant des effets de
sa pratique analytique sur ce qu'il dit de la théorie, de
la métapsychologie à l'adresse d'un Autre corporéifié
par ses étudiants-praticiens.
Oedipe : Comment, historiquement, la psychanalyse s'est-elle
fait sa place à l'Université ?
Roland Gori : dans un premier temps, elle a eu pour but de constituer
une alternative à la psychologie expérimentale et
ainsi de constituer le deuxième pôle, le pôle
clinique de la psychologie. Cette unité de la psychologie
a toujours été problématique. Dans un texte
fondateur Lagache (1949) défend explicitement l'unité
de la psychologie, alors que tout son discours démontre en
fait le contraire : la biodiversité des “sciences psychologiques”.
À la fin des années 60, selon la juste expression
de J.L. Beauvois, il y a eu une sorte de contrat tacite entre la
“nomenclatura” de la psychologie et les cliniciens de
la psychologie dont les psychanalystes. Ce contrat peut s'énoncer
de la manière suivante : “nous vous couvrons de notre
autorité scientifique du fait de nos connexions avec les
sciences de la vie, et vous, vous nous apportez la masse des étudiants”.
En effet, les étudiants qui entrent à l'Université
en psychologie le font massivement sur la base d'interrogations
qui les concernent, qui concernent leur problématique personnelle
dont ils pensent pouvoir trouver un éclairage dans l'enseignement
qu'ils espèrent de l'Université. Illusion déçue
à renouveler…
Jusqu'aux années soixante-dix, “la psychanalyse, au
service de la psychologie” (Didier Anzieu) va fournir aux
psychologues cliniciens un modèle théorique et pratique
et une légitimité épistémologique qui
leur permet de ne pas dépendre des références
comportementales, biologiques et médicales. Pendant un certain
temps, spontanément les psychologues cliniciens se forment
sur les divans et à l'Université, et deviennent pour
la grande majorité d'entre eux psychanalystes ou psychothérapeutes.
La création de l'UER de Censier (Paris VII) a constitué
un moment important dans la validation sociale et universitaire
du concept de psychologue clinicien et de sa formation spécifique.
Ce département a pu bénéficier d'un volume
important d'heures complémentaires qui lui a permis l'embauche
de psychanalystes et de psychologues cliniciens comme chargés
de cours. Le signifiant “psychologie clinique” s'est
alors défini comme une pratique référée
à la psychanalyse sans pour autant que ces psychologues cliniciens
ne deviennent tous psychanalystes.
Au même moment, la création à Vincennes d'un
département de psychanalyse permet que s'y tienne un enseignement
théorique sous l'égide de Lacan ; mais progressivement
ce département finit par accueillir des étudiants
de psychologie tout en tenant un discours qui disqualifie la psychologie.
C'est un discours qui oscille entre la philosophie et la psychanalyse.
Œdipe : Précisément au sujet de Vincennes,
l'enseignement de la psychanalyse s'est fait non dans le cadre de
la formation professionnelle des psychologues cliniciens mais au
sein du département de philosophie. Le titre qui y est délivré
de Docteur en psychanalyse n'engendre-t-il pas une certaine confusion
dans le public ?
Roland Gori : Vous posez là une question importante sur
la différence entre ce qui se passe à Paris VIII dans
un département de philosophie et la formation qui est proposée
dans les UFR de psychologie. Paris VIII n'a aucune vocation à
délivrer des titres professionnels, ce qui n'est pas le cas
évidemment des UFR de psychologie. Quant au diplôme
de Docteur, qui fait référence en France au titre
de Docteur en médecine, dans la plus parfaite ambiguïté
il ne concerne pas que Paris VIII. Les médecins ont eu souvent
tendance à défendre avec pugnacité leurs prérogatives
et leurs monopoles. On a assisté de leur part à cette
stupéfiante audace de vouloir confisquer les titres de Docteur
ou de Professeur alors même que dans les disciplines médicales
la thèse de Doctorat ne procède pas des mêmes
exigences que dans les autres disciplines et que les charges d'enseignement
des Professeurs de médecine ne relèvent pas des mêmes
exigences qu'ailleurs… mais c'est un autre problème.
Œdipe : Revenons à l'histoire et à cette
période qui s'ouvre en 1985.
Roland Gori : Oui, la question s'est posée à cette
époque là de quitter ou non la psychologie, étant
donné que la demande étudiante et sociale s'adressait
à nous. Sans doute avons-nous manqué là une
occasion importante, une opportunité sociale visant à
imposer une structure plus fédérative aux “sciences
psychologiques”. Il serait tout de même souhaitable
que chaque dialecte des sciences psychologiques puisse définir
ses critères spécifiques quant à l'évaluation
de sa production scientifique ou de ses effets thérapeutiques.
Puis a contrario de la décennie précédente
nous avons assisté dès le début des années
90 à une “normalisation”, à une uniformisation
toujours davantage conformiste des critères universitaires
d'évaluation des formations universitaires “mimant”
de manière grotesque et ubuesque les critères en vigueur
dans les sciences de la vie. Une telle normalisation n'a pu se faire
qu'aux dépens de la production intellectuelle des “œuvres”
(au sens d'Hanna Arendt) et de la spécificité de la
clinique psychanalytiques. Nous avons assisté à partir
de cette date à une restructuration générale
de l'Université. Les enseignants n'étaient plus habilités
individuellement à diriger une recherche, les laboratoires
prenant leur place. A cette occasion, nous avons assisté
à une prise de pouvoir des néo-kraepeliniens dans
la formation des praticiens et à une reprise en main politique
des institutions de la psychologie clinique par la “nomenclatura”
et la psychologie cognitiviste ou affiliée.
Œdipe : Sans doute est-il nécessaire de faire un
détour par les Etats-Unis pour comprendre cette évolution
qui commence avec la naissance du DSM III. Il faut rappeler qu'il
s'agit là d'une classification internationale qui est devenue
progressivement incontournable.
Roland Gori : Cette prise de pouvoir par les tenants du DSM III
a été le résultat d'une sorte de putsch fomenté
par une petite équipe de psychiatres américains originaires
des universités de Saint-Louis et New York, menés
par Spitzer. À partir de son adoption, la psychiatrie a perdu
sa qualification psychopathologique, elle s'est “dé-psychologisée”
et “statistisée”. Aujourd'hui, les tenants de
cette approche sont au pouvoir non seulement en psychiatrie mais
aussi à l'Université en psychologie. L'objectif affiché
du DSM III était d'améliorer la validité et
la fiabilité des recherches en psychiatrie. Malheureusement,
si l'on a bien amélioré, du moins à première
vue, la fiabilité, ce fut au détriment de la validité.
Bien entendu, davantage on formalise les résultats, plus
on augmente leur fiabilité, mais à quoi sert d'avoir
une concordance entre les résultats de diagnostics psychiatriques
obtenus par différents praticiens si ce que l'on formalise
n'a plus de valeur ? C'est sur cette base que l'on peut caractériser
et contester le rapport produit récemment par l'Inserm.
Le but est de réaliser deux objectifs : ramener la psychiatrie
à une spécialité médicale comme une
autre, et ce faisant ramener les troubles mentaux à une maladie
comme une autre. Cette manière de procéder doit conduire
à proposer un traitement pharmacologique comme cela se déroule
en médecine. Il faut bien comprendre qu'il y a là
une logique qui se déroule en plusieurs temps et que si l'on
en accepte les prémisses, alors on est conduit à en
accepter également les conclusions. Sous couvert de scientificité,
d'internationalisation des résultats, de rationalité,
on recule chaque fois davantage le moment de confronter ces résultats,
supposés être incontestables, à la clinique.
En réalité, c'est bel et bien à l'acte de décès
de la clinique que nous assistons.
C'est la démarche suivie par le rapport Inserm, qui commence
en disant : “on ne peut pas évaluer, mais on évalue
quand même ” ! Les résultats sont publiés
et d'ores et déjà on constate au niveau des Universités
que nous recevons des lettres de ces soi-disant “experts”
qui nous invitent à tenir compte de ces “résultats”
dans nos futurs recrutements d'enseignants. Le problème disparaît
en tant que problème, il devient un postulat… Les études
de terrain qui devaient, au départ, valider les expériences
des DSM III, IIIR et IV, n'ont été ni nombreuses,
ni probantes. En somme, on assiste à l'acte de décès
de la clinique par rapport à la recherche, remettant toujours
à plus tard la validation du bien-fondé de cette démarche
pour la clinique. On assiste à une démarche politique
et non scientifique.
Comme l'ont montré certains auteurs comme Edoaurd Zarifian
et Philippe Pignarre, il s'agit de vendre des molécules et
pour cela il faut des “témoins fiables” au sein
de “populations homogènes”. Le problème,
c'est qu'on ne dispose pas de témoins fiables biologiques
dans notre discipline. Il faut donc avoir recours à ces méthodes
schématiques que sont les classifications dites “internationales”
dont le principal intérêt est de rendre des services
dans l'évaluation des médicaments. Le DSM rend donc
des services à l'industrie pharmaceutique : non seulement,
c'est un outil permettant l'expertise des comportements, mais de
façon très simplifiée (ceci fut reconnu par
le président de l'APA, Hartman, en 1991).
Les DSM ont simplifié le problème de la psychiatrie
et lui ont fait perdre son intérêt pour la singularité.
Mais ça marche très bien pour les produits pharmaceutiques…
On a fait la promotion idéologique, politique et épistémologique
d'un outil qui était simplement un outil de recherche de
laboratoire, tant du point de vue de la psychologie et de la psychiatrie,
que du point de vue de l'industrie pharmaceutique. Ce processus
est à l'œuvre depuis trente ans aux Etats-Unis. La publication
du rapport Inserm démontre que son offensive a maintenant
atteint sa maturité en France.
Ce rapport reprend exactement la même structure de discours
que le DSM : il faut insister là-dessus ! On croit que les
classifications psychiatriques internationales, on croit que les
TCC, on croit que la psychopathologie cognitive, on croit que la
psychologie clinique idéologiquement modifiée, etc.
sont plus scientifiques… Ce n'est pas plus scientifique !
Ce sont des pratiques sociales et politiques qui ont le vent en
poupe et qui exploitent sans vergogne la culture “poujadiste”
de notre temps, conséquence d'un désarroi et d'un
désespoir politiques profonds !
Il faut ajouter que ce processus de pseudo-évaluation s'articule
également avec la question des remboursements des traitements
psychothérapeutiques, leur prise en charge pouvant alors
s'appuyer sur une rationalisation économique et pseudoscientifique
des choix “thérapeutiques”.
Encore une fois, il s'agit d'un processus politique : les psychanalystes
n'ont pas su s'appuyer suffisamment sur les mouvements sociaux pour
défendre leur position et dénoncer ces méthodes
thérapeutiques pour les chats et les rats. Encore que…
et aux dires même de Winnicott dans une lettre de Juin 1969
au rédacteur de Child care News, on ne voit pas pourquoi
on continuerait à appliquer à ces pauvres bêtes
la “thérapie comportementale” que le rapport
Inserm voudrait étendre aux humains “Personnellement,
je considérerais que la Thérapie Comportementale est
une insulte même pour les grands singes, et même pour
les chats. […] Il est clair que je suis en train de m'exercer
à faire marcher un conditionneur : je veux tuer la Thérapie
Comportementale par le ridicule. Sa naïveté devrait
faire l'affaire. Sinon, il faudra la guerre, et la guerre sera politique,
comme entre une dictature et la démocratie.” (D. W.
Winnicott).
L'heure est grave et il n'est plus maintenant question de finasser.
Au nom de la Science ces soi-disant experts vous expliquent que
“le criminel ressemblait déjà à son crime
avant même de l'avoir commis” (M. Foucault) et que les
experts des comportements déviants vont dépister la
déviance dès l'école maternelle, “ficher”
psychologiquement, génétiquement, socialement les
porteurs de risques et les soigner dès l'enfance par les
psychotropes et les TCC. Nul doute que comme toute “prophétie
auto-réalisatrice” cette psychologie de Préfecture
produira les effets qu'elle était censée produire…
Que disait Canguilhem déjà en 1951 ? Quand on sort
de la Sorbonne (Chaire de Psychologie) par la rue Saint-Jacques
on a le choix soit de monter, soit de descendre, si on monte on
va sur le Panthéon mais si on descend on tombe nécessairement
sur la Préfecture !
Il nous faut donc porter ce débat sur l'Agora, sur la Place
Publique car il est tout autant politique qu'épistémologique.
Revenons au DSM III (1980) et sa préparation rhétorique
initiée dès 1973 par Spitzer et ses troupes. On pourrait
dire finalement que le DSM est à la science ce que le Canada
Dry est à l'alcool : ça en a le goût, l'apparence,
les chiffres et les mots, mais ça n'est pas de la science.
Prenons l'affaire bien connue des homosexuels : la question s'est
posée pour le DSM III de savoir s'il fallait y maintenir
l'homosexualité comme un trouble du comportement sexuel.
Bien sûr, ça a fait du bruit ! Les psychanalystes qui
défendaient la conception psychodynamique de la psychiatrie
se sont montrés particulièrement inaptes à
régler ce problème, comme en France sur d'autres questions
sociales. Ils n'ont pas pris la mesure des mutations sociales et
culturelles, ils n'ont pas pris le train en marche. Alors que Spitzer
et sa “bande” ont tout à fait pigé le
parti qu'ils pourraient tirer de l'affaire pour discréditer
la psychanalyse et favoriser leur entreprise de refonte du DSM III.
Spitzer a d'ailleurs en partie acquis sa notoriété
à l'APA par sa capacité à gérer ce conflit
tournant autour de l'homosexualité. C'est cette même
“bande de Jeunes Turcs” (dixit Kirk et Kutchins, deux
critiques américains de l'évolution de la psychiatrie
américaine) qui s'est donné comme seul cri de ralliement
: “la science ! ”, un seul point d'accord en ce qui
concerne ce qui doit être dénigré, “la
politique et la culture”. Or pour défendre la science
tout autant que le politique et la culture il faut combattre la
propagande “scientiste” des DSM et autres TCC.
Œdipe : Avec le DSM IV, ce qui rentre par la porte ressort
par la fenêtre : de nouvelles entités cliniques sont
créées, du genre “syndrome post-traumatique”,
etc. Est-ce que cette classification ne tend pas à susciter
l'émergence de nouveaux syndromes qui justement lui échappent
?
Roland Gori : S'il y a des rajouts successifs du DSM à sa
structure d'ensemble, a contrario d'autres classifications concurrentes
de celle des néo-kraepeliniens, c'est qu'elle n'a justement
aucun souci de cohérence. Il s'agit simplement d'un relevé
topologique de ce qui n'était pas rentré dans la classification
précédente et qu'on va rajouter, de la façon
la moins rigoureuse qui soit pour pouvoir l'immuniser des épreuves
de validation clinique. Toute cette démarche est basée
d'une part sur le regroupement de “données empiriques”
; d'autre part sur un système de recherche de consensus qui
soit acceptable par un “méli-mélo” de
comités d'experts et d'associations d'usagers, de procureurs
et de compagnies d'assurance… Cela dit, on a commencé
à se rendre compte des dangers de cette démarche,
et certains ont appelé à s'en détacher tant
que faire se peut. Il reste des “poches de résistance”,
en Amérique latine et en Europe par exemple. Il conviendrait
de reprendre l'ensemble des questions afférentes aux classifications
internationales de la souffrance psychique à partir du DSM
II pour autant que la question du diagnostic puisse devoir être
prise en considération.
Œdipe : Tu viens de montrer l'évolution de ces
dernières années au niveau mondial pour la psychiatrie
et la psychologie. Aujourd'hui, le résultat est qu'il n'y
a plus qu'une seule psychiatrie. Comment cela s'est-il mis en place
concrètement en France ?
Roland Roland Gori : À partir de 1992, à l'initiative
d'experts telle Odile Bourguignon, figure emblématique du
censeur de cette sinistre époque, une politique de mise en
place de laboratoires structurés “à l'américaine”
va être élaborée dans un but de normalisation
dont les principaux effets consistent à promouvoir une “psychologie
clinique intégrative” qui s'inscrit dans un “éclectisme”
des plus douteux accouplant la psychanalyse, l'hypnose, la neurobiologie
des comportements, l'analyse formelle des discours, les techniques
d'enquêtes sociales, la psychométrie, etc. Bref des
“monstres” qui sont comme autant de “chimères”…
Dans ce cadre, la psychologie clinique subit une transformation
radicale. Paradoxalement, elle devient une psychologie clinique
sans clinicien car on recrute des enseignants n'ayant pas d'expérience
clinique ni de pratique du diagnostic ou du soin. À partir
de là, on commence même à recruter des professeurs
qui ne sont pas praticiens, qui seront des spécialistes de
tabacologie ou d'analyse de discours des schizophrènes, mais
sans qu'ils aient eux-mêmes une expérience approfondie
de la psychanalyse ou de la psychopathologie, ou des pratiques de
soin. On voit parallèlement arriver en masse — ce que
montre de façon obscène ce rapport Inserm qui est
une véritable escroquerie —, une psychologie cognitive
clinique, une neuropsychologie clinique, une neurozoologie des comportements
avec ces TCC qui revendiquent l'appartenance à la clinique
et à la psychopathologie et qui sont des insultes pour les
primates eux-mêmes… Devant cette offensive concertée,
les analystes ont enfin compris qu'il leur était indispensable
de se regrouper sous peine de disparaître. Sous l'autorité
de Pierre Fédida, qui était membre de l'IPA via l'APF,
et avec l'appui d'un certain nombre de collègues psychanalystes
dont certains lacaniens, nous avons créé le Siuerpp
en 2000 : un collège de réflexion sur l'enseignement
de la psychanalyse et de la psychopathologie, où sont venus
nous rejoindre des universitaires d'appartenances associatives psychanalytiques
multiples.
Œdipe : Dans le cadre du conflit qui a vu des positions
extrêmes s'opposer à l'occasion de l'amendement Accoyer/Mattéi,
l'unité du Siuerpp ne s'est-elle pas trouvée menacée
par les positions de chacun, à la fois enseignant et psychanalyste,
donc concerné par les positions d'association?
Roland Gori : Notre position s'est élaborée peu à
peu. Elle s'appuie d'abord, d'un point de vue exotérique,
sur le combat que nous devons mener ensemble contre l'expertise
systématique et la culture de l'uniformisation et du conformisme
qui relève d'un discours totalitaire et hygiéniste
– ce qu'un professeur de médecine comme Skrabanek appelait
“le totalitarisme rampant”. Je fais partie de ceux au
sein du Siuerpp qui prennent fait et cause pour ce combat : quand
je cite Hanna Arendt ou Michel. Foucault, c'est pour rappeler à
quel point ces références me semblent incontournables
dans le contexte actuel.
D'un point de vue ésotérique, où la psychanalyse
et le champ universitaire sont concernés, il est laissé
à chacun la liberté, bien entendu, d'être solidaire
avec sa société ou son association d'appartenance.
Nous souhaitons qu'il soit possible dans cet espace commun de débat
de “réfléchir par l'action” aux enjeux
politiques actuels : c'est pour cette raison que nous allons partout
où nous sommes invités et nous expliquons à
chacun nos positions et nous exprimons un certain nombre de pré-requis
spécifiquement universitaires concernant la formation des
psychologues. Nous demandons, puisqu'on nous réclame une
sécurisation des “usagers” et des “consommateurs”,
que l'on enseigne davantage la psychopathologie tant en psychologie
qu'en psychiatrie : en l'état actuel des choses, la clinique
psychopathologique n'est plus, ou presque plus, enseignée
en psychiatrie et elle le sera de moins en moins en psychologie
si on ne réagit pas. Nous demandons que soient développées
les formations ancrées dans la clinique psychopathologique.
Par ailleurs, l'amendement Mattéi qui a modifié sensiblement
l'amendement Accoyer laisse trop de place aux décrets et
crée sans précaution deux titres protégés
par le Ministère de la Santé. Nous avons réclamé
le retrait de l'Amendement Accoyer et l'établissement d'un
état des lieux, préalable à toute démarche
législative, des modalités et de lieux d'expression
de la souffrance psychique et sociale en France, des dispositifs
aptes ou inaptes à la traiter.
Œdipe : Il n'en reste pas moins qu'on a vu surgir récemment
des tensions de plus en plus violentes entre membres des différents
groupes analytiques. Dans quelle mesure le Siuerpp peut-il se contenter
de soutenir que “chacun est libre de soutenir son appartenance
à son groupe” ? Les enseignants vont là où
on les invite, dis-tu, néanmoins, le groupe de contact a
laissé très peu la parole à ceux qui pouvaient
contredire ses positions…
Roland Gori : Malgré les analyses divergentes, chacun est
bien conscient au sein du Siuerpp que toute désolidarisation
du collectif conduirait inévitablement au pire. Si nous ne
restions pas unis, nous disparaîtrions ! L'avantage de cet
amendement, c'est que cela a ouvert un véritable débat
intellectuel, et que cela a amené les psychanalystes sur
l'espace public, ce qui n'avait pas été le cas depuis
longtemps. L'amendement Accoyer a permis une mobilisation sans précédent,
de cela nous pouvons nous réjouir. Le Siuerpp a quant à
lui à défendre une chose qui rassemble tous ses membres
: la défense de la psychopathologie à l'Université
en référence à la psychanalyse [i].
L'argument de ceux qui sont favorables à la réforme
actuelle est le suivant : comment peut-on soigner sans diplôme
? Mattéi, Giraud, Accoyer, font tous référence
au titre de psychologue ou de médecin, certes, mais sans
se rendre compte que ces titres en l'état ne garantissent
rien au niveau de la pratique de la psychothérapie. Face
à cela, la spécificité de la psychologie clinique
doit être défendue. Et au niveau de la psychiatrie,
c'est pareil. La psychopathologie doit retrouver une voix : le rapport
Cléry-Melin, Allilaire-Pichot, et celui de l'Inserm, cela
va ensemble, c'est-à-dire dans le sens d'un effacement de
la psychopathologie clinique au profit d'une médicalisation
sécuritaire de la déviance.
Le Siuerpp constitue la seule instance apte à représenter
les universitaires de psychopathologie enseignant en psychologie
face aux Pouvoirs Publics. Je le répète : il faut
développer les formations théoriques, cliniques et
pratiques en psychopathologie et arrêter de dégrader
la formation des psychologues cliniciens en la diluant dans une
“formation généraliste” de psychologie
(placée sous la bannière de la Santé) au plus
petit dénominateur d'(in)compétences (un peu de DSM,
un zeste de cognitivisme, une poignée de psychanalyse et
quelques syllabes de psychologie sociale…).
Œdipe : Alors, sur ce point, tu rejoins les positions
de Christian Vasseur, dont le discours se présente aussi
comme une défense et illustration de la psychopathologie
en psychiatrie ?
Roland Gori : Justement, il y a effectivement des points d'accord
à prélever avec les différents partenaires.
Avec Vasseur, je suis d'accord sur la nécessité d'une
expérience de la clinique psychopathologique. Mais je ne
dis pas forcément que les autres doivent être interdits
de toute pratique. C'est d'ailleurs ce qui avait été
mal compris dans mon interview du 12 décembre dans Le Monde
: je disais, puisque l'Etat se préoccupe de la formation
des gens qui soignent, alors créons des formations cliniques
à l'Université en partenariat avec les hôpitaux,
les UFR de psychologie et de psychiatrie et les sociétés
psychanalytiques. Créons des dispositifs expérimentaux,
comme cela existe en Belgique ou en Italie ; plutôt que d'interdire,
formons ! Transmettons un peu de vérité psychanalytique…
Dans l'état actuel des choses, cela me paraît hâtif
et précipité de légiférer, de produire
un encadrement législatif des psychothérapies. Il
vaut mieux créer des dispositifs de transmission plutôt
que d'essayer d'attraper une “nébuleuse” avec
un filet à papillons…
Œdipe : Alors, la validation de la pratique pourrait se
faire dans le cadre de critères universitaires ?
Roland Gori : Non, cette validation dépendrait étroitement
de ces partenariats, et non de la seule instance universitaire.
J'ai proposé un projet il y a plus d'un an à Marseille,
qui a circulé sur le site Œdipe, d'école expérimentale
de formation des praticiens du soin psychique. La souffrance psychique
et sa prise en charge devraient rester au premier plan sans devoir
être médicalisée ou psychiatrisée. Cela
participe de la généalogie de l'humain…
Œdipe : Pour ce qui est du caractère hâtif
de la réforme sur le statut des psychothérapeutes,
il semble difficile aujourd'hui de croire qu'il pourrait ne rien
se passer de ce côté-là…
Roland Gori : Cet amendement ne me convient pas, parce qu'il crée
un statut des psychothérapeutes, Enfin, en réalité,
il crée une protection de deux titres : le titre de psychothérapeute
et le titre de psychanalyste inscrit sur les annuaires des écoles.
On n'en demandait pas tant au ministre… Au départ,
il s'agissait seulement de l'encadrement des pratiques psychothérapiques.
Et on peut se demander maintenant ce qui sortira des décrets
d'application de l'amendement Mattei-Giraud.
Quant à l'amendement Gouteyron, il est sidérant en
tant que solution au problème politique posé par l'hygiénisme
! JAM avait fait une analyse politique remarquable, que je partage,
quant à la crise culturelle et de civilisation que nous traversons
dans nos sociétés post-modernes inclinant vers un
déficit politique au profit de la socialisation et de la
marchandisation de l'humain. J'espérais donc que nous allions
poursuivre cette déconstruction d'un espace sanitaire saturé
par l'épidémiologie de la santé publique, par
des œuvres et des actes pour reprendre les concepts d'Hanna
Arendt. Or quel est le dénouement de l'intrigue qui nous
est proposé par l'Amendement Gouteyron : tout bonnement une
solution sociale au sens d'Hanna Arendt, une gestion boutiquière
de la crise. Le dénouement proposé consiste à
créer un syndicat de copropriétaires du soin psychique
! ! Donc cela ne me va pas non plus.
Alors ?
Alors, nous avons raté le front uni des psychanalystes sur
l'amendement Accoyer et il convient de ne pas le rater sur le rapport
Inserm ! Avec l'Amendement Accoyer et le rapport Cléry-Melin,
il y avait un cheval de bataille qu'on a transformé en canasson…
Ne repétons pas la même erreur avec le rapport de l'Inserm
– il y a là un coup d'esbroufe à la scientificité
qu'on peut dégonfler. “L'homme comportemental”
dénoncé par Elisabeth Roudinesco ne passera pas !
Continuons le débat…
Source : site Oedipe.fr
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