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Origine : http://www.lesinrocks.com/actualite/actu-article/t/41279/date/2009-11-05/article/nous-sommes-dans-une-civilisation-du-profit/
Santé, justice, social, éducation, recherche, culture
: le gouvernement veut imposer une logique entrepreneuriale à
ces secteurs. Les professionnels s’y refusent. Un an après
l’Appel des appels, le psychanalyste Roland Gori raconte une
nouvelle étape de la lutte.
Bio Express ROLAND GORI
Psychanalyste, professeur à l’université d’Aix-
Marseille-I, Roland Gori est à l’initiative, avec Stefan
Chedri, de l’Appel des appels lancé en décembre
2008. Il réunit des professionnels de la santé, du
travail social, de la justice, de la recherche, de tous les secteurs
dédiés au bien public, pour résister à
la destruction de tout ce qui tisse le lien social. Parmi ses ouvrages
publiés : Exilés de l’intime (2008), La Santé
totalitaire (2005), Logique des passions (2003).
Un an après l’Appel des appels, lancé le
22 décembre 2008, vous repartez à la charge avec un
livre appelant à “l’insurrection des consciences”.
Quelle fonction attribuez-vous à ce nouvel appel ?
Le livre de l’Appel des appels que nous avons coordonné,
Barbara Cassin, Christian Laval et moi, rassemble environ vingt
des contributions les plus symboliques de ce mouvement d’opposition
sociale et culturelle. Au début de l’année,
L’Appel avait reçu en quelques semaines le soutien
de près de 80000 signataires. C’est du coeur de nos
métiers de la santé, de la justice, du travail social,
de l’éducation, de la recherche, de la culture, de
l’information, qu’un collectif de professionnels s’est
constitué pour alerter les pouvoirs publics et l’opinion
publique sur le caractère idéologique des réformes
qui tendent à instrumentaliser leurs métiers.
Quels sont les symptômes de cette souffrance généralisée
dans tous ces métiers ?
On a pu constater que l’avalanche des nouvelles réformes
gouvernementales tendaient à mettre en oeuvre un recodage
de nos métiers sur le modèle de l’entreprise.
Nous sommes dans une civilisation d’usuriers où le
maître-mot est le profit. Pour les financiers, l’humain
est devenu le moyen de produire encore plus d’argent. Par
exemple, la gestion à l’hôpital n’est plus
le moyen logistique du soin, c’est le soin qui est devenu
le moyen de justifier la gestion et d’accroître la pression
de la tarification sur les actes des soignants. Notre ouvrage appelle
à une vigilance citoyenne, il sert de signal d’alerte.
Demain, il sera trop tard pour soigner, éduquer, informer,
pour juger en toute liberté et en toute indépendance
!
Pour reprendre une formule de Freud, le “malaise dans
la civilisation” est-il au coeur de nos vies aujourd’hui
?
Oui, à cause des conséquences désastreuses
de cette manière de voir les métiers qui prennent
soin des enfants, des malades, des jeunes en difficulté,
des vieux, des étrangers, des “sans identités
fixes”, bref des plus vulnérables d’entre nous,
mais aussi de ce qu’il y a de plus vulnérable en nous,
dans notre vie. Les plus vulnérables sont sacrifiés
à un marché qui réifie les hommes, les marchandise,
pour les faire circuler et produire comme des choses. Les articles
de Dardot et Laval montrent comment cette nouvelle “rationalité
néolibérale” est une pratique de gouvernement
autant qu’une nouvelle construction de l’Etat qu’elle
plie à sa botte et qui reconstruit en retour les pratiques
sociales dans un management de la peur et de l’insécurité.
Cette recomposition des professions aux valeurs du néolibéralisme
est catastrophique dans tous nos secteurs et pervertit des champs
professionnels comme ceux du soin, du travail social ou de la psychiatrie.
La manière aussi dont nous traitons les étrangers
et l’étrange – attitude qui révèle
bien souvent la substance éthique d’une civilisation
– est inquiétante.
Comment en est-on arrivé là ?
Nous analysons les processus : télécratie contre
démocratie (Bernard Stiegler), marché des médias
se substituant à l’esprit du journalisme (Philippe
Petit), mais aussi ce goût de la “servitude volontaire”
des individus prêts à sacrifier leur pouvoir de décision
et de jugement au profit de ce que j’appelle ces “scribes
de nos nouvelles servitudes” : les experts et les évaluations.
Barbara Cassin montre enfin comment, dans une véritable schizophrénie,
le pouvoir désavoue dans ses actes ce que ses discours peuvent
dire de vrai. Rhétorique de propagande davantage que programme
politique, pratique de publiciste davantage qu’énoncés
d’autorité du politique. C’est à la construction
d’un nouveau pouvoir collectif et démocratique qu’appelle
notre “insurrection des consciences” face à un
pouvoir personnel que je nommerais volontiers “tyrannique”
au sens antique du terme : démagogique et populiste, prônant
l’égalité de tous sauf d’Un seul ! Ce
qualificatif désignant moins le style d’un homme que
celui d’une politique la plus à même de justifier
la transformation des hommes en marchandises, en “grains de
sable” dont la stricte égalité consiste à
être interchangeables.
L’échec du monde de la recherche contre la réforme
Pécresse au printemps ne révèle-t- il pas la
difficulté à contester le pouvoir ?
Je ne suis pas convaincu qu’il s’agisse d’un
échec. La pertinence des analyses que l’on trouve dans
l’ouvrage demeure quand bien même les réformes
gouvernementales avancent tel un char d’assaut sans trop d’états
d’âme. Mais, sur sa route, ce char néolibéral
fait lever davantage les colères. Un pouvoir politique responsable
ne saurait se réjouir trop vite de l’état d’apathie
qui menace un peuple. Cette apathie politique est une sorte de syndrome
mélancolique. Ce point de désespoir et de résignation
a toujours constitué dans l’histoire un risque majeur
pour la démocratie. La gauche est-elle en train d’inventer
une voie différente ? Les forces de gauche réagissent
différemment. Nous avons pu constater un intérêt
renouvelé des forces syndicales et de certaines forces politiques,
dont le PC, le Parti de gauche, les Verts et timidement le PS, pour
ce mouvement d’“insurrection des consciences”.
Il est vrai que l’action de Daniel Le Scornet de la Maison
des métallos, vice-président de la nouvelle association
de l’Appel des appels que nous venons de fonder, a aidé
à dissiper les malentendus et faciliter des rapprochements.
L’Appel des appels, pour une insurrection des consciences,
sous la direction de Roland Gori, Barbara Cassin et Christian Laval
(Mille et une nuits), 380 pages, 19,90 €
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