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Origine : http://www.oedipe.org/fr/prixoedipe/2011/gorileroy
Le dernier livre de Roland Gori (« De quoi la psychanalyse
est-elle le nom ? »), parle de psychanalyse, bien sur, mais
pas seulement. Il s'agit de montrer en quoi le sujet de la psychanalyse
est le sujet de la démocratie, et que les décompositions
et recompositions des sensibilités et des subjectivités
dans le champ social et politique, non seulement affectent ce sujet,
mais portent atteinte au fondement même de la démocratie.
A partir de là, il se pourrait bien en effet que la psychanalyse
soit le nom de ce qui n'a pas de nom, soit le nom de ce qui a rapport
avec l'innommable, l'étrange, l'inquiétant, le reste
énigmatique qui, chassé par la porte, revient, certes,
mais en cassant la fenêtre par dessus le marché.
Le marché....
Ce serait cela aussi, la psychanalyse : ce qui revient, toujours,
encore, par dessus le marché, un marché qui n'a de
cesse d'en faire, de cet innommable, une chose évaluable,
quantifiable, consommable et jetable, et à expulser d'emblée
si elle ne rentre pas dans les normes.
Cet innommable, c'est ce qui ruine tout espoir de communication,
mais qui permet justement la parole, une parole qui s'appuie sur
son propre manque pour pouvoir enfin s'adresser à l'autre.
Il y a un impossible à dire, et c'est cette impossibilité
structurelle qui est la condition de possibilité de la parole,
et du vivre ensemble. En témoignent ceux qui sont revenus
des camps, tel Robert Antelme dans « l'espèce humaine
» qui fait l'épreuve que « ce que nous avions
à dire était inimaginable ».
Ou encore le philosophe Giorgio Agamben, soulignant – toujours
à propos des camps - que celui qui témoigne le fait
au nom d'un autre, et à partir de ce dont il ne peut témoigner
tout à fait. Puisqu'il est encore là, d'une part,
et que ce qu'il a à dire est proprement, innommable. Ou bien
encore Derrida : « ce que l'on ne peut pas dire, il ne faut
surtout pas le taire, mais l'écrire ». Témoigner
depuis – et non contre – l'intémoignable, voilà
le défi qui rend possible l'histoire collective et individuelle,
ainsi que la démocratie.
Or, que fait le pouvoir actuel, en ne faisant au fond que pousser
à son extrémité obscène ce qui était
déjà en germe dans les précédents ?
Ce que montre et démontre le livre de Roland Gori, c'est
que ce reste irréductible, nécessaire tant à
l'histoire individuelle que collective, cet intémoignable
dont il faut pourtant témoigner, cet indicible qu'il faut
écrire, ce reste donc, ce pouvoir n'en fait qu'une seule
chose : un risque.
Du reste au risque, on a peut-être ici en résumé
tout le trajet - dénoncé dans l'ouvrage en s'appuyant
sur les analyses de Foucault, de Canguilhem, et d'autres - qui nous
fait passer d'une société de la loi à une société
de la norme, d'un état autoritaire à un état
sécuritaire, et du travail de culture à la culture
du résultat.
Le risque est ici ce qui transforme le reste comme fondement de
la démocratie, en une représentation inquiétante,
dont il faut se méfier avant qu'elle n'apparaisse, et qui
conduit à la tenir à l'écart, ou à la
« reduire», l'anticiper, la contrôler. La promotion
du risque comme épouvantail que l'on agite à chaque
occasion, est donc moins une attention prudente qu'un moyen de gouvernement
et de contrôle des populations. Le risque est enfin un détournement
de l'attention vers une menace à venir pour mieux ignorer
ce que l'histoire et la mémoire nous apprennent en éclairant
notre présent.
En effet, l'utilisation actuelle de la mémoire collective
se fait lui aussi, sur le mode du consommable et du jetable, pour
solde de tout compte. Mai 68, Vichy : assez consommé maintenant,
on expulse. Idem pour les grandes figures de la résistance
: consommées, puis oubliées dès qu'elles deviennent
inutiles pour l'audimat qui constitue aujourd'hui la norme nouvelle
au regard de laquelle le gouvernement navigue.
Cette « mentalité d'audimat », comme le dit
l'auteur, repose en réalité sur une culture de la
haine. Haine de la démocratie, haine du sujet, haine de l'histoire
singulière et collective, haine du temps. Concernant la démocratie,
cette haine est aussi fondamentalement une haine de la parole, en
la réduisant à la « démocratie d'opinion
». L'instrument en est le sondage, une des versions multiples
de cette nouvelle façon de donner des ordres qu'est l'évaluation
(selon la formule de l'auteur). Est-il nécessaire de rappeler
qu'un sondage est une manière de nier la parole de celui
à qui on s'adresse en lui demandant de choisir des réponses
qui viennent d'un autre à des questions qu'il ne se pose
pas ?
On voit bien par là, que le sondage de l'opinion publique
est ce qui est mis en place pour tuer le débat démocratique,
en annihilant toute parole, qu'elle soit singulière ou collective.
Mais tout cela s'inscrit dans une idéologie néolibérale
dont le sondage - et l'opinion publique qu''il fabrique - ne sont
que les moyens. Nous touchons là à un point essentiel,
celui de l'intérêt. Non pas l'intérêt
collectif, qu'il vaudrait mieux appeler « bien commun »,
d'ailleurs. Non : la société réduite à
la somme des intérêts individuels.
L'ouvrage démonte clairement les rouages en place, tout
en précisant qu'il n'est nul besoin de supposer une intention,
c'est-à-dire de personnaliser les choses. C'est une machine
de gouvernement, un système idéologique qui transforme
l'homme en instrument, réduit au simple calcul de ses intérêts.
Ce qui ne disculpe aucunement ceux qui s'en font les valets tout
en s'en croyant les maîtres.
Le titre du livre en évoque d'ailleurs un autre, de Badiou
(« De quoi Sarkozy est-il le nom ? »). Nous pourrions
le dire autrement : de quoi est-il le symptôme ? C'est aussi
à cette question que ce livre tente de répondre, à
la suite des précédents (notamment « La santé
totalitaire » et « les exilés de l'intime »,
écrits avec Marie-José Del Volgo).
Le sondage, couplé à l' évaluation est donc
le moyen actuel de viser les intérêts des gens pour
mieux les gouverner. Le néolibéralisme se moque de
la politique, seul compte la politique du fait divers, et l'opinion
publique du moment – au moins autant construite par les sondeurs
que révélée - en lieu et place d'une conscience
politique collective et du débat démocratique.
Mais il y a un reste. Il y a toujours un reste. Qui fait retour,
d'une manière ou d'une autre. Ainsi, récemment, un
courrier annotée de la main même de Pétain.
Ou encore une circulaire visant spécifiquement les Roms dont
l'annulation rétroactive, en croyant en effacer la trace,
la rend indélébile en l'alourdissant du geste même
d'effacement.
Des traces, en somme, que l'on ne peut jamais véritablement
expulser. Des traces parfois nauséabondes, ce qui souligne
que si l'argent n'a pas d'odeur, les mots, oui, les mots, eux, en
ont. Le signifiant exhale, exulte, ou exalte, mais il provoque toujours
une réaction.
C'est là où l'on revient à la psychanalyse.
Dans un texte de Freud, celui-ci évoquait à un ami
à quel point l'homme se détourne de son inconscient
comme d'une odeur un peu trop forte. Ce n'est pas qu'une affaire
de jugement, donc, il y aussi du corps, une réaction presque
physique à l'égard d'une représentation, d'un
signifiant, d'une image, d'un souvenir.
Nous en arrivons aujourd'hui alors à ce que Roland Gori
appelle le « pétainisme culturel » de notre époque,
fait de résignation intellectuelle, de soumission librement
consentie et de folklore faisant de l'art une distraction.
Face à cela, faire œuvre de culture, authentiquement,
c'est faire acte de résistance en pensant ce qui nous arrive
(penser au lieu de dépenser), et en recréant du lien
contre ce qui nous dissocie, contre ce qui nous réduit à
nos intérêts privés. Peut-être, quand
nous pensons à notre intérêt privé, devrions-nous,
en effectuant un pas de côté, nous demander : privé,
oui, mais de quoi ?
L'art, à condition – comme le souligne l'auteur –
de ne pas le réduire ni le confondre avec le spectacle devient
alors un des moyens de cette résistance. Mais l'art au cœur
même de la société, non pas comme ce qui divertit,
mais ce qui transforme le social tout en se transformant soi-même
dans le même geste. Il n'y a pas d'opposition, ici, dans ce
que décrit l'ouvrage, entre pensée technique et pensée
mythique, par exemple. Il s'agit, au sein même de la rationalité
technique, de réinscrire la pensée mythique comme
ayant droit de cité. C'est en substance le geste freudien
lui-même, de ne pas céder sur la dimension tragique
de l'homme tout en découvrant au cœur de la raison,
une autre rationalité, celle de l'inconscient et du sujet
dans ce qu'il a d'irréductible. A ce titre, la pensée
mythique est la seule à prendre en charge ce tragique à
travers la découverte en soi, non pas de normes, mais de
l'universel. Ou, pour le dire autrement, et avec Hannah Arendt,
de « l'humanité dans l'homme ».
Ne plus séparer le mythe (ou l'art) de la technique, ne
serait-ce pas aussi redonner toute sa place à la conflictualité
structurante des deux ? L'art détourne, subvertit aussi la
technique, en révèle la part d'inutilité, d'aliénation,
quitte à s'appuyer sur la technique elle-même pour
le faire. Mais qu'y-a-t-il, au fond, de si étrangement inquiétant
dans l'art ou le mythe pour que la pensée technique actuelle
l'écrase à ce point aujourd'hui ? Y-a-t-il d'ailleurs
vraiment séparation, ou plutôt refoulement de l'art
? On refoulerait alors l'art, au sens psychanalytique, mais aussi
comme on refoule l'étranger aux frontières tant qu'il
n'a pas abandonné sa langue et sa culture. Peut-être
parce que l'art, comme la psychanalyse, est appel du désir,
séduction qui conduit vers soi, mais vers un autre en soi,
à part, de sorte que l'attention portée à ce
« tenir à part » permette de... s'appartenir.
Peut-être aussi parce que l'art comme la psychanalyse excitent
beaucoup trop le désir de cet autre en soi, et que cela détournerait
le sujet « entrepreneur de lui-même » de ce pour
quoi il est formaté. Peut-être, enfin, que l'art est
la manifestation sublimée des sécrétions intimes
de l'inconscient, ce qui nous donne un espoir : que ces effluves
du sexe et de la mort, de l'amour et de la haine, de l'étrangement
familier, à condition de ne plus s'en détourner, permettent,
en se laissant imprégner par l'odeur des mots de l'Autre,
de vivre ensemble dans le « souci de soi ».
Fabrice Leroy
http://www.oedipe.org/fr/prixoedipe/2011/gorileroy
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