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Origine : http://www.squiggle.be/content/norme-psychiatrique-en-vue-entretien-avec-roland-gori
Dépistage des troubles du comportement, plus de coaching,
moins de soins : Roland Gori, psychanalyste et professeur de psychopathologie,
décrypte l'évolution probable de la santé mentale
On parle de plus en plus de " santé mentale ",
de moins en moins de " psychiatrie ". Où nous mènera,
demain, cette tendance ?
Nous sommes entrés dans l'ère d'une psychiatrie postmoderne,
qui veut allouer, sous le terme de " santé mentale ",
une dimension médicale et scientifique à la psychiatrie.
Jusqu'à présent, cette discipline s'intéressait
à la souffrance psychique des individus, avec le souci d'une
description fine de leurs symptômes, au cas par cas. Depuis
l'avènement du concept de santé mentale, émerge
une conception épidémiologique de la psychiatrie,
centrée sur le dépistage le plus étendu possible
des anomalies de comportement. Dès lors, il n'est plus besoin
de s'interroger sur les conditions tragiques de l'existence, sur
l'angoisse, la culpabilité, la honte ou la faute ; il suffit
de prendre les choses au ras du comportement des individus et de
tenter de les réadapter si besoin.
Quel a été l'opérateur de ce changement
?
Le DSM (Diagnostic and Statistical Manual), sorte de catalogue
et de recensement des troubles du comportement créé
par la psychiatrie américaine. En multipliant les catégories
psychiatriques (entre le DSM I et le DSM IV, soit entre les années
1950 et les années 1990, on est passé de 100 à
400 troubles du comportement), il a multiplié d'autant les
possibilités de porter ces diagnostics. Aujourd'hui, on est
tombé dans l'empire des " dys " : dysthymique,
dysphorique, dysérectile, dysorthographique, dyslexique...
Chaque individu est potentiellement porteur d'un trouble ou d'une
dysfonction. Ce qui étend à l'infini le champ de la
médicalisation de l'existence et la possibilité de
surveillance sanitaire des comportements.
Comment cette conception de la psychiatrie a-t-elle pu s'imposer
?
Par sa prétention à la scientificité. La santé
mentale ne s'est pas imposée à des sujets victimes,
passifs, mais à des individus consentants. Depuis l'effacement
des grandes idéologies, l'individu se concocte son propre
guide normatif des conduites, qu'il va souvent chercher dans les
sciences du vivant. Résultat, ce sont les " prophètes
de laboratoires " qui nous disent comment se comporter pour
bien se porter.
Quel sera le soin de demain, compte tenu de cette évolution
?
Je ne suis pas certain que les dispositifs de santé mentale
aient le souci de soigner, et encore moins de guérir. Ils
sont plutôt du côté d'un dépistage précoce
et féroce des comportements anormaux, que l'on suit à
la trace tout au long de la vie. Or, en s'éloignant du soin,
la santé mentale utilise des indicateurs extrêmement
hybrides. Ainsi de l'expertise collective de l'Inserm (2005) qui
préconisait le dépistage systématique du "
trouble des conduites " chez le très jeune enfant pour
prévenir la délinquance : elle mélangeait des
éléments médicaux, des signes de souffrance
psychique, des indicateurs sociaux et économiques, voire
politiques. On aboutit ni plus ni moins, sous couvert de science,
à une véritable stigmatisation des populations les
plus défavorisées. Ce qui en retour naturalise les
inégalités sociales.
Le repérage fin des troubles ne permet-il pas au contraire
de mieux soigner ?
Je crois qu'il permet en réalité d'étendre
le filet de la surveillance des comportements, en liaison permanente
avec l'industrie pharmacologique. La production de nouveaux diagnostics
est devenue la grande affaire de la santé mentale. Voyez
le concept de " troubles de l'adaptation " : il est suffisamment
flou pour qu'on puisse l'attribuer à chaque personne en position
de vulnérabilité. Quelqu'un qui est stressé
au travail ou qui est angoissé par une maladie grave peut
ainsi développer une " réponse émotionnelle
perturbée ", qui sera considérée comme
trouble de l'adaptation. La réponse sera de lui administrer
un traitement médicamenteux, accompagné d'une thérapie
cognitivo-comportementale pour l'aider à retrouver une attitude
adaptée. Ainsi, la " nouvelle " psychiatrie se
moque éperdument de ce qu'est le sujet et de ce qu'il éprouve.
Seul importe de savoir s'il est suffisamment capable de s'autogouverner,
et d'intérioriser les normes sécuritaires qu'on exige
de lui.
Quel sera, dans ce contexte, le rôle du psychiatre ou
du psychologue ?
On peut craindre que l'on demande aux psys d'être davantage
des coachs que des soignants. Depuis quelques années, on
assiste à une multiplication hyperbolique de la figure du
coach, devenu une sorte de super-entraîneur de l'intime, de
manager de l'âme. Les dispositifs de rééducation
et de sédation des conduites fabriquent un individu qui se
conforme au modèle dominant de civilisation néolibérale
: un homme neuro-économique, liquide, flexible, performant
et futile.
Y aura-t-il encore une place pour la psychanalyse ?
Celle-ci est totalement à rebours de ces idéologies,
en ce qu'elle fait l'éloge du tragique, de la perte, du conflit
intérieur, d'un certain rapport à la mort et au désir.
Elle peut donc disparaître en tant que pratique sociale. Mais
je pense que ce qu'elle représente - une certaine philosophie
du souci de soi, qui tend à construire un sujet éthique
responsable - ne disparaîtra pas.
A cet égard, il est frappant de voir que la psychanalyse,
désavouée par la santé mentale, est actuellement
requise dans les services de médecine non psychiatrique.
Tout se passe comme si les médecins, à l'inverse des
nouveaux psychiatres, reconnaissaient qu'il y a une part hétérogène
au médical, qui est que toute maladie est un drame dans l'existence,
et qu'il faut aider le patient à traverser cette épreuve.
De même, bien que la psychanalyse ne soit pas à la
mode dans notre culture, la demande ne fait que croître dans
les cabinets.
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