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Origine : http://www.cairn.info/revue-le-carnet-psy-2011-5-page-25.htm
Ce texte reprend en partie l’introduction de notre ouvrage
Exilés de l’intime La médecine et la psychiatrie
au service du nouvel ordre économique, Roland Gori, Marie-José
Del Volgo, Paris : Denoël, 2008.
La vie est jusque dans ses aspects les plus intimes, à chaque
époque de la civilisation, en étroite interaction
avec le sens que l’époque impartit à la mort.
Notre conception de la vie, notre conception de la mort, ne sont
que deux aspects d’un seul et même comportement fondamental.
Georg Simmel, 1909, La Tragédie de la culture. Paris : Rivages,
1988, p. 169.
L’œuvre de sépulture se révèle
constitutive de l’humanité dans l’homme. Elle
ne se réduit pas à enterrer les morts. L’œuvre
de sépulture se révèle comme une manière
de s’y prendre avec la mort, mais la mort au cœur même
de toute vie. Notre manière de mourir - autant que notre
façon de nous y prendre pour accompagner les vivants en train
de mourir - révèle le relief anthropologique d’une
culture.
L’accompagnement des mourants et l’œuvre de sépulture
sont passés, comme l’écrit Norbert Elias, «
des mains de la famille, des parents et des amis dans celles de
spécialistes rémunérés.[1] » Ce
changement dans nos pratiques sociales ne résulte pas seulement
de raisons techniques ou scientifiques. La médecine sociale
et la santé publique notamment se sont développées
en France avec l’expansion des structures urbaines et les
nouvelles conditions d’existence que la ville impose. Michel
Foucault attribue la nouvelle façon de célébrer
un culte des morts à l’émergence d’une
police politico-médicale de la société moderne[2].
Cette nouvelle technologie « médicale et politique
» de « gestion » des morts et de la mort constitue
un des aspects de la normalisation sociale des comportements exigé
par le pouvoir qui se met en place dans le quadrillage des populations.
Michel Foucault et Norbert Elias reconnaissent dans cette individualisation
et cette rationalisation technique de la « gestion »
des morts et de la mort, la manifestation autant que l’opérateur
de la modernité et de ses technologies de pouvoir. Contrôler,
analyser et réduire la menace permanente que les morts représentent
deviennent des nécessités et l’idée de
les transporter en périphérie des villes et à
la campagne n’est pas « une idée chrétienne,
mais médicale et politique[3] [». Foucault insiste
sur les rapports entre la norme, le savoir médical et le
pouvoir politique là où Norbert Elias analyse davantage
ces processus de civilisation en termes d’économie
sociale et affective. Pour Michel Foucault, les normes politico-sanitaires
de notre modernité qui ont contribué à individualiser
les morts et la mort font partie du cadre plus général
de cette « médicalisation de l’existence[4] »
conçue comme une nouvelle technologie de gouvernement des
conduites. Par une autre voie, Norbert Elias montre que l’individualisation
du cadavre s’est accompagnée d’une dissimulation
sociale requise par les nouvelles exigences de notre civilisation.
Civilisation individualiste et individualisante qui exige des sujets
un autocontrôle sur eux-mêmes. Sans pour autant adhérer
au mythe d’une « mort apprivoisée » ou
paisible des sociétés anciennes, évoquée
par Philippe Ariès[5], il convient d’insister sur ces
nouvelles formes de neutralisation et de dissimulation des moments
où la vie se termine. C’est-à-dire au moment
où les sujets lâchent prise dans une société
de contrôle qui civilise les mœurs[6].
Dans les sociétés anciennes, la peur de la mort était
tout aussi grande que de nos jours et ce d’autant plus que
la civilisation se révélait violente et exposait les
hommes à de vives souffrances. Cependant, la participation
des individus et des groupes sociaux au moment de l’agonie
et de la mort s’avérait moins dissimulée, moins
neutralisée qu’aujourd’hui par la rationalité
technique et sanitaire où « jamais auparavant les cadavres
n’ont été expédiés de la chambre
mortuaire au tombeau de manière aussi inodore ni avec une
telle perfection technique.[7] » Norbert Elias reconnaît
bien volontiers que toutes les sociétés se trouvent
placées devant l’exigence d’aider les individus
« à tuer le mort » pour continuer à vivre
et l’élever à la dignité d’un Ancêtre.
Simplement, ce sont les manières de s’y prendre qui
changent d’une forme de civilisation à une autre. La
manière « médico-économique » de
s’y prendre avec la mort et les mourants de nos jours se révèle
comme le symptôme d’un lointain processus de civilisation
qui tend toujours davantage à reléguer notre mortalité,
la dimension tragique du vivant, dans les coulisses de la scène
sociale et de ses drames. Les normes sociales de nos civilisations
modernes incitent à l’extrême solitude des mourants
et de leurs proches, à leur isolement. Quitte alors à
confier à des services techniques ou psychologiques le soin
de les soutenir dans cette épreuve. Avec les moyens techniques
dont dispose la médecine moderne il est aisé de conduire
un homme à la mort dans la plus totale inconscience là
où jadis au prix de souffrances, il aurait pu rester conscient
jusqu’à sa dernière heure. A ce propos, Jacques
Ellul se demande si ce faisant l’homme a gagné en liberté
ou si ce n’est pas plutôt « voler à l’homme
le moment le plus important de sa vie, sa mort[8] ».
Le traitement social de la souffrance opère selon une rationalité
technique et économique éloignée aujourd’hui
du tissu familial. La prescription d’antidépresseurs
pour prévenir les états dépressifs du deuil
et pour éviter la perte éventuelle de journées
de travail et de profits économiques est loin d’être
exceptionnelle ! A moins que notre civilisation ne parvienne à
un degré si monstrueux de rationalisation que la perte d’un
être proche elle-même ne soit plus que mollement ressentie
par ceux qui la subissent en les invitant à une pure évaluation
comptabilisant les pertes et les profits visualisés et objectivés
par l’imagerie fonctionnelle du cerveau par résonance
magnétique.
Les sentiments de tristesse et de deuil supposent en effet une
santé psychique dont nous ne sommes pas convaincus que notre
civilisation en garantisse encore les conditions d’expériences
intimes[9]. Comme Winnicott[10] nous l’apprend, la santé
psychique dès le début de la vie suppose des capacités
de l’environnement à s’identifier aux besoins
fondamentaux des personnes et « la santé » (health)
n’est en aucune manière identique au « sanitaire
» (sanity). La valeur d’une civilisation s’évalue
à la manière dont son environnement tolère,
traite les pertes et les malheurs qui affectent les individus et
les populations. Il ne s’agit pas seulement de compassion
et de pitié, mais plus radicalement des modalités
et des formes de pratiques sociales permettant à un sujet
d’intégrer et d’élaborer les drames de
son existence. L’instrumentalisation d’autrui et de
soi-même promue par notre époque peut aller jusqu’à
ne plus éprouver que nous sommes réellement malades
et déprimés. Cette aliénation de notre expérience
intime pourrait signifier que dans notre civilisation nous nous
éloignons toujours davantage de nous-mêmes et des épreuves
subjectives qui fondent notre réalité psychique[11].
Quels que soient par ailleurs les commentaires et les critiques
que l’on ait pu faire à la thèse de Norbert
Elias sur l’extrême solitude actuelle des mourants,
l’ensemble de ses commentateurs[12] reconnaît le caractère
fécond de son travail, en particulier quant aux processus
d’« indi–vidualisation » de la fin de vie
dès lors qu’ils sont mis directement en rapport avec
sa théorie d’une civilisation des mœurs[13]. Norbert
Elias revient à plusieurs reprises dans ses travaux sur le
processus de civilisation par « individualisation »,
rationalisation et refoulement. La société délèguerait
toujours davantage à l’individu le soin de se gouverner
lui-même, de se contrôler, d’inhiber ses pulsions
et de réguler ses affects dans un régime normatif
propre à une culture et à une époque données.
Le retrait devant les mourants et la mort pourrait, selon Norbert
Elias, dissimuler de manière spécifique à notre
civilisation la peur de perdre le contrôle de soi dans le
gouvernement de soi-même et l’autosuffisance dont nos
idéaux font l’éloge. L’éloignement
prématuré des vivants, des infirmes et des mourants
pourrait venir témoigner « des difficultés qu’ont
beaucoup de gens à s’identifier aux personnes vieillissantes
et mourantes.[14] »
Le rapprochement qu’opère Norbert Elias entre la capacité
d’affronter la perte et l’aptitude à aimer nous
paraît essentiel et rejoint en plus d’un point l’expérience
psychanalytique[15]. Une civilisation qui dissimule la mort est
une civilisation qui cache aussi l’amour et la tendresse sauf
à devoir les réduire au « fétichisme
de la marchandise » et au spectacle du sexe. Dans une conférence
prononcée en 1983, Norbert Elias précise sa thèse
en montrant que les idéaux de notre civilisation, qui exigent
le gouvernement de soi sans perte de contrôle, tendent à
accroître les difficultés des sujets à s’identifier
dans le lien social. Le recours aux soins médicaux et à
l’organisation scientifique des tâches auprès
des plus vulnérables et des mourants tout en étant
justifié par la rationalisation des connaissances augmente
le sentiment de solitude. Cette manière de mourir pourrait
constituer l’interprétation sauvage que la vie ferait
aux vivants et à la manière dont au cours de l’existence
ils se replient sur eux-mêmes, policent leurs corps et leur
temps, instrumentent autrui et calculent rationnellement leurs conduites
en se privant du soin porté à soi-même, à
son histoire et à sa filiation. Cette manière de mourir
fait interprétation sauvage de la façon dont l’homme
moderne prend « souci de soi »[16] et s’oublie
lui-même dans l’immanence de ses actions. Qu’on
l’appelle euthanasie ou suicide assisté, la volonté
actuelle de légiférer sur ces questions, n’est-ce
pas une manière de rationaliser et d’instrumentaliser
la mort qui arrive pourtant toujours par surprise quand bien même
elle serait attendue depuis longtemps ?
La rationalisation des conduites et des actions procède aujourd’hui
plus que jamais d’un modèle économique qui leur
impose une forme et détermine leur finalité. Accom-pagner
un mourant ou une personne vulnérable, ce n’est pas
seulement lui prodiguer des soins techniques et médicaux,
c’est aussi prendre en charge son angoisse, sa souffrance
comme la culpabilité de ses proches. Cela demande du temps,
de l’argent et un souci thérapeutique qui ne se réduit
pas à un pur et simple modèle médical[17].
Les équipes de soins palliatifs avec lesquelles nous travaillons
se plaignent des demandes que souvent les autres services hospitaliers
leur adressent et parfois même les proches des mourants :
venez pour en finir le plus vite possible, le moins douloureusement
possible parce que ça ne peut plus durer et que nous ne pouvons
plus le supporter. Bert Keizer, auteur en 1994 de Danse avec la
mort. Journal d’une liaison fatale et médecin dans
un centre gériatrique aux Pays-Bas, un des premiers pays
à avoir adopté une législation libérale
en matière d’euthanasie, recommandait de ne jamais
mettre « fin à la vie pour des raisons esthétiques
parce que les gens autour ne peuvent pas soutenir la souffrance,
tel (était son) adage.[18] ». Au Buisson de Roses où
il exerçait, à tels enfants qui exigeaient que leur
mère meure au plus vite tout en employant la comparaison
« éculée » de l’animal domestique
dont il faut abréger les souffrances, il répondait
agacé « votre mère n’est pas un chien[19]
».
Dans La Solitude des mourants encore, Norbert Elias écrit
: « Il n’est pas toujours très facile de montrer
à des êtres qui sont en route vers la mort qu’ils
n’ont pas perdu leur signification pour les autres. Quand
cela arrive, quand un être en train de mourir doit éprouver
le sentiment - bien qu’il soit encore en vie - qu’il
ne signifie plus rien pour ceux qui l’entourent, c’est
alors qu’il est vraiment solitaire.[20] »
Notes
[ 1 ] Norbert Elias, 1982, La Solitude des mourants. Paris : Christian
Bourgois, 1988., p. 44.
[ 2 ] Michel Foucault, Dits et écrits III 1976-1979. Paris
: Gallimard, 1994.
[ 3 ] Michel Foucault, ibid., p. 219.
[ 4 ] Roland Gori, Marie-José Del Volgo, 2005, La Santé
totalitaire Essai sur la médicalisation de l’existence,
Paris : Flammarion, 2009.
[ 5 ] Philippe Ariès, 1977, L’Homme devant la mort.
Paris : Seuil.
[ 6 ] Cf Norbert Elias, 1982, op. cit.
[ 7 ] Norbert Elias, 1982, ibid., p. 37.
[ 8 ] Jacques Ellul, 1977, Le Système technicien. Paris
: le cherche midi, 2004, p. 333.
[ 9 ] Roland Gori, Marie-José Del Volgo, 2008, op. cit.
[ 10 ] Donald W. Winnicott, 1967, « Le concept d’individu
sain ». In : Conversations ordinaires (1986), Paris : Gallimard,
1988, p. 27-53.
[ 11 ] Roland Gori, 2010, De quoi la psychanalyse est-elle le nom
? Démocratie et subjectivité, Paris : Denoël.
[ 12 ] Jean-Hugues Déchaux, 2004, « La mort solitaire
? », In : Sophie Chevalier et Jean-Marie Privat (sous la dir.
de), Norbert Elias et l’anthropologie, Paris : CNRS éditions,
p. 159-168. Cet auteur préfère parler d’«
intimisation » de la mort et montre que dans notre civilisation
les cérémonies de deuil procèdent davantage
de l’intersubjectivité en substituant à la logique
de l’affiliation la logique de la reconnaissance qui structure
le réseau des proches.
[ 13 ] Norbert Elias, 1939, La Civilisation des mœurs. Paris
: Calmann-Lévy, 1973.
[ 14 ] Norbert Elias, 1982, op. cit., p. 12, souligné par
nous.
[ 15 ] Cf. Roland Gori, 2002, Logique des passions. Paris : Flammarion,
2006.
[ 16 ] Michel Foucault, 1984, Le souci de soi. Paris : Gallimard,
1997. Cf. Aussi Roland Gori, Marie-José Del Volgo, 2005,
op. cit.
[ 17 ] Roland Gori, Marie-José Del Volgo, 2005, op. cit.
[ 18 ] Bert Keizer, 1994, Danse avec la mort. Journal d’un
liaison fatale, Paris : La découverte, 2003, p. 71.
[ 19 ] Bert Keizer, 1994, ibid., p. 33.
[ 20] Norbert Elias, 1982, ibid., p. 85-86.
Roland Gori « Est-ce encore rationnel de mourir aujourd'hui
? », Le Carnet PSY 5/2011 (n° 154), p. 25-27.
www.cairn.info/revue-le-carnet-psy-2011-5-page-25.htm
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