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Est-ce encore rationnel de mourir aujourd’hui ?
Pr Roland Gori
Professeur de psychologie et de psychopathologie cliniques, Psychanalyste, Marseille
Marie-José Del Volgo
Psychiatre, Maître de conférences, Faculté de Médecine, Aix-Marseille 2
Dossier : Existe-t-il une psychologie de la mort ? Le Carnet PSY 5/2011 (n° 154), p. 25-27.

Origine : http://www.cairn.info/revue-le-carnet-psy-2011-5-page-25.htm

Ce texte reprend en partie l’introduction de notre ouvrage Exilés de l’intime La médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique, Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Paris : Denoël, 2008.

La vie est jusque dans ses aspects les plus intimes, à chaque époque de la civilisation, en étroite interaction avec le sens que l’époque impartit à la mort. Notre conception de la vie, notre conception de la mort, ne sont que deux aspects d’un seul et même comportement fondamental.

Georg Simmel, 1909, La Tragédie de la culture. Paris : Rivages, 1988, p. 169.

L’œuvre de sépulture se révèle constitutive de l’humanité dans l’homme. Elle ne se réduit pas à enterrer les morts. L’œuvre de sépulture se révèle comme une manière de s’y prendre avec la mort, mais la mort au cœur même de toute vie. Notre manière de mourir - autant que notre façon de nous y prendre pour accompagner les vivants en train de mourir - révèle le relief anthropologique d’une culture.

L’accompagnement des mourants et l’œuvre de sépulture sont passés, comme l’écrit Norbert Elias, « des mains de la famille, des parents et des amis dans celles de spécialistes rémunérés.[1] » Ce changement dans nos pratiques sociales ne résulte pas seulement de raisons techniques ou scientifiques. La médecine sociale et la santé publique notamment se sont développées en France avec l’expansion des structures urbaines et les nouvelles conditions d’existence que la ville impose. Michel Foucault attribue la nouvelle façon de célébrer un culte des morts à l’émergence d’une police politico-médicale de la société moderne[2]. Cette nouvelle technologie « médicale et politique » de « gestion » des morts et de la mort constitue un des aspects de la normalisation sociale des comportements exigé par le pouvoir qui se met en place dans le quadrillage des populations.

Michel Foucault et Norbert Elias reconnaissent dans cette individualisation et cette rationalisation technique de la « gestion » des morts et de la mort, la manifestation autant que l’opérateur de la modernité et de ses technologies de pouvoir. Contrôler, analyser et réduire la menace permanente que les morts représentent deviennent des nécessités et l’idée de les transporter en périphérie des villes et à la campagne n’est pas « une idée chrétienne, mais médicale et politique[3] [». Foucault insiste sur les rapports entre la norme, le savoir médical et le pouvoir politique là où Norbert Elias analyse davantage ces processus de civilisation en termes d’économie sociale et affective. Pour Michel Foucault, les normes politico-sanitaires de notre modernité qui ont contribué à individualiser les morts et la mort font partie du cadre plus général de cette « médicalisation de l’existence[4] » conçue comme une nouvelle technologie de gouvernement des conduites. Par une autre voie, Norbert Elias montre que l’individualisation du cadavre s’est accompagnée d’une dissimulation sociale requise par les nouvelles exigences de notre civilisation. Civilisation individualiste et individualisante qui exige des sujets un autocontrôle sur eux-mêmes. Sans pour autant adhérer au mythe d’une « mort apprivoisée » ou paisible des sociétés anciennes, évoquée par Philippe Ariès[5], il convient d’insister sur ces nouvelles formes de neutralisation et de dissimulation des moments où la vie se termine. C’est-à-dire au moment où les sujets lâchent prise dans une société de contrôle qui civilise les mœurs[6].

Dans les sociétés anciennes, la peur de la mort était tout aussi grande que de nos jours et ce d’autant plus que la civilisation se révélait violente et exposait les hommes à de vives souffrances. Cependant, la participation des individus et des groupes sociaux au moment de l’agonie et de la mort s’avérait moins dissimulée, moins neutralisée qu’aujourd’hui par la rationalité technique et sanitaire où « jamais auparavant les cadavres n’ont été expédiés de la chambre mortuaire au tombeau de manière aussi inodore ni avec une telle perfection technique.[7] » Norbert Elias reconnaît bien volontiers que toutes les sociétés se trouvent placées devant l’exigence d’aider les individus « à tuer le mort » pour continuer à vivre et l’élever à la dignité d’un Ancêtre. Simplement, ce sont les manières de s’y prendre qui changent d’une forme de civilisation à une autre. La manière « médico-économique » de s’y prendre avec la mort et les mourants de nos jours se révèle comme le symptôme d’un lointain processus de civilisation qui tend toujours davantage à reléguer notre mortalité, la dimension tragique du vivant, dans les coulisses de la scène sociale et de ses drames. Les normes sociales de nos civilisations modernes incitent à l’extrême solitude des mourants et de leurs proches, à leur isolement. Quitte alors à confier à des services techniques ou psychologiques le soin de les soutenir dans cette épreuve. Avec les moyens techniques dont dispose la médecine moderne il est aisé de conduire un homme à la mort dans la plus totale inconscience là où jadis au prix de souffrances, il aurait pu rester conscient jusqu’à sa dernière heure. A ce propos, Jacques Ellul se demande si ce faisant l’homme a gagné en liberté ou si ce n’est pas plutôt « voler à l’homme le moment le plus important de sa vie, sa mort[8] ».

Le traitement social de la souffrance opère selon une rationalité technique et économique éloignée aujourd’hui du tissu familial. La prescription d’antidépresseurs pour prévenir les états dépressifs du deuil et pour éviter la perte éventuelle de journées de travail et de profits économiques est loin d’être exceptionnelle ! A moins que notre civilisation ne parvienne à un degré si monstrueux de rationalisation que la perte d’un être proche elle-même ne soit plus que mollement ressentie par ceux qui la subissent en les invitant à une pure évaluation comptabilisant les pertes et les profits visualisés et objectivés par l’imagerie fonctionnelle du cerveau par résonance magnétique.

Les sentiments de tristesse et de deuil supposent en effet une santé psychique dont nous ne sommes pas convaincus que notre civilisation en garantisse encore les conditions d’expériences intimes[9]. Comme Winnicott[10] nous l’apprend, la santé psychique dès le début de la vie suppose des capacités de l’environnement à s’identifier aux besoins fondamentaux des personnes et « la santé » (health) n’est en aucune manière identique au « sanitaire » (sanity). La valeur d’une civilisation s’évalue à la manière dont son environnement tolère, traite les pertes et les malheurs qui affectent les individus et les populations. Il ne s’agit pas seulement de compassion et de pitié, mais plus radicalement des modalités et des formes de pratiques sociales permettant à un sujet d’intégrer et d’élaborer les drames de son existence. L’instrumentalisation d’autrui et de soi-même promue par notre époque peut aller jusqu’à ne plus éprouver que nous sommes réellement malades et déprimés. Cette aliénation de notre expérience intime pourrait signifier que dans notre civilisation nous nous éloignons toujours davantage de nous-mêmes et des épreuves subjectives qui fondent notre réalité psychique[11].

Quels que soient par ailleurs les commentaires et les critiques que l’on ait pu faire à la thèse de Norbert Elias sur l’extrême solitude actuelle des mourants, l’ensemble de ses commentateurs[12] reconnaît le caractère fécond de son travail, en particulier quant aux processus d’« indi–vidualisation » de la fin de vie dès lors qu’ils sont mis directement en rapport avec sa théorie d’une civilisation des mœurs[13]. Norbert Elias revient à plusieurs reprises dans ses travaux sur le processus de civilisation par « individualisation », rationalisation et refoulement. La société délèguerait toujours davantage à l’individu le soin de se gouverner lui-même, de se contrôler, d’inhiber ses pulsions et de réguler ses affects dans un régime normatif propre à une culture et à une époque données. Le retrait devant les mourants et la mort pourrait, selon Norbert Elias, dissimuler de manière spécifique à notre civilisation la peur de perdre le contrôle de soi dans le gouvernement de soi-même et l’autosuffisance dont nos idéaux font l’éloge. L’éloignement prématuré des vivants, des infirmes et des mourants pourrait venir témoigner « des difficultés qu’ont beaucoup de gens à s’identifier aux personnes vieillissantes et mourantes.[14] »

Le rapprochement qu’opère Norbert Elias entre la capacité d’affronter la perte et l’aptitude à aimer nous paraît essentiel et rejoint en plus d’un point l’expérience psychanalytique[15]. Une civilisation qui dissimule la mort est une civilisation qui cache aussi l’amour et la tendresse sauf à devoir les réduire au « fétichisme de la marchandise » et au spectacle du sexe. Dans une conférence prononcée en 1983, Norbert Elias précise sa thèse en montrant que les idéaux de notre civilisation, qui exigent le gouvernement de soi sans perte de contrôle, tendent à accroître les difficultés des sujets à s’identifier dans le lien social. Le recours aux soins médicaux et à l’organisation scientifique des tâches auprès des plus vulnérables et des mourants tout en étant justifié par la rationalisation des connaissances augmente le sentiment de solitude. Cette manière de mourir pourrait constituer l’interprétation sauvage que la vie ferait aux vivants et à la manière dont au cours de l’existence ils se replient sur eux-mêmes, policent leurs corps et leur temps, instrumentent autrui et calculent rationnellement leurs conduites en se privant du soin porté à soi-même, à son histoire et à sa filiation. Cette manière de mourir fait interprétation sauvage de la façon dont l’homme moderne prend « souci de soi »[16] et s’oublie lui-même dans l’immanence de ses actions. Qu’on l’appelle euthanasie ou suicide assisté, la volonté actuelle de légiférer sur ces questions, n’est-ce pas une manière de rationaliser et d’instrumentaliser la mort qui arrive pourtant toujours par surprise quand bien même elle serait attendue depuis longtemps ?

La rationalisation des conduites et des actions procède aujourd’hui plus que jamais d’un modèle économique qui leur impose une forme et détermine leur finalité. Accom-pagner un mourant ou une personne vulnérable, ce n’est pas seulement lui prodiguer des soins techniques et médicaux, c’est aussi prendre en charge son angoisse, sa souffrance comme la culpabilité de ses proches. Cela demande du temps, de l’argent et un souci thérapeutique qui ne se réduit pas à un pur et simple modèle médical[17]. Les équipes de soins palliatifs avec lesquelles nous travaillons se plaignent des demandes que souvent les autres services hospitaliers leur adressent et parfois même les proches des mourants : venez pour en finir le plus vite possible, le moins douloureusement possible parce que ça ne peut plus durer et que nous ne pouvons plus le supporter. Bert Keizer, auteur en 1994 de Danse avec la mort. Journal d’une liaison fatale et médecin dans un centre gériatrique aux Pays-Bas, un des premiers pays à avoir adopté une législation libérale en matière d’euthanasie, recommandait de ne jamais mettre « fin à la vie pour des raisons esthétiques parce que les gens autour ne peuvent pas soutenir la souffrance, tel (était son) adage.[18] ». Au Buisson de Roses où il exerçait, à tels enfants qui exigeaient que leur mère meure au plus vite tout en employant la comparaison « éculée » de l’animal domestique dont il faut abréger les souffrances, il répondait agacé « votre mère n’est pas un chien[19] ».

Dans La Solitude des mourants encore, Norbert Elias écrit : « Il n’est pas toujours très facile de montrer à des êtres qui sont en route vers la mort qu’ils n’ont pas perdu leur signification pour les autres. Quand cela arrive, quand un être en train de mourir doit éprouver le sentiment - bien qu’il soit encore en vie - qu’il ne signifie plus rien pour ceux qui l’entourent, c’est alors qu’il est vraiment solitaire.[20] »

Notes

[ 1 ] Norbert Elias, 1982, La Solitude des mourants. Paris : Christian Bourgois, 1988., p. 44.

[ 2 ] Michel Foucault, Dits et écrits III 1976-1979. Paris : Gallimard, 1994.

[ 3 ] Michel Foucault, ibid., p. 219.

[ 4 ] Roland Gori, Marie-José Del Volgo, 2005, La Santé totalitaire Essai sur la médicalisation de l’existence, Paris : Flammarion, 2009.

[ 5 ] Philippe Ariès, 1977, L’Homme devant la mort. Paris : Seuil.

[ 6 ] Cf Norbert Elias, 1982, op. cit.

[ 7 ] Norbert Elias, 1982, ibid., p. 37.

[ 8 ] Jacques Ellul, 1977, Le Système technicien. Paris : le cherche midi, 2004, p. 333.

[ 9 ] Roland Gori, Marie-José Del Volgo, 2008, op. cit.

[ 10 ] Donald W. Winnicott, 1967, « Le concept d’individu sain ». In : Conversations ordinaires (1986), Paris : Gallimard, 1988, p. 27-53.

[ 11 ] Roland Gori, 2010, De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Démocratie et subjectivité, Paris : Denoël.

[ 12 ] Jean-Hugues Déchaux, 2004, « La mort solitaire ? », In : Sophie Chevalier et Jean-Marie Privat (sous la dir. de), Norbert Elias et l’anthropologie, Paris : CNRS éditions, p. 159-168. Cet auteur préfère parler d’« intimisation » de la mort et montre que dans notre civilisation les cérémonies de deuil procèdent davantage de l’intersubjectivité en substituant à la logique de l’affiliation la logique de la reconnaissance qui structure le réseau des proches.

[ 13 ] Norbert Elias, 1939, La Civilisation des mœurs. Paris : Calmann-Lévy, 1973.

[ 14 ] Norbert Elias, 1982, op. cit., p. 12, souligné par nous.

[ 15 ] Cf. Roland Gori, 2002, Logique des passions. Paris : Flammarion, 2006.

[ 16 ] Michel Foucault, 1984, Le souci de soi. Paris : Gallimard, 1997. Cf. Aussi Roland Gori, Marie-José Del Volgo, 2005, op. cit.

[ 17 ] Roland Gori, Marie-José Del Volgo, 2005, op. cit.

[ 18 ] Bert Keizer, 1994, Danse avec la mort. Journal d’un liaison fatale, Paris : La découverte, 2003, p. 71.

[ 19 ] Bert Keizer, 1994, ibid., p. 33.

[ 20] Norbert Elias, 1982, ibid., p. 85-86.

Roland Gori « Est-ce encore rationnel de mourir aujourd'hui ? », Le Carnet PSY 5/2011 (n° 154), p. 25-27.
www.cairn.info/revue-le-carnet-psy-2011-5-page-25.htm