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Origine http://www.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2011-1-page-11.htm
P. DN. Cher Roland, bonjour. Je voudrais commencer par l’observation
suivante : les analystes écrivent peu sur l’idéal
et l’idéalisation et lorsqu’ils le font, ils
envisagent souvent les idéaux et l’idéalisation
très négativement, à savoir comme contraintes
à dépasser. De ton côté, ces dernières
années, tu n’as pas caché ton attachement aux
valeurs républicaines comme la démocratie, la liberté,
de parole surtout, la solidarité, parfois, la fraternité.
Comment justifies-tu ta position ? Comment comprends-tu celle de
ceux qui s’opposent à de telles prises de positions
publiques et celle de ceux qui, dans les idéaux, ne voient
que du négatif pour le sujet ?
R. G. Les psychanalystes valorisent la sublimation et dévalorisent
l’idéalisation. Rien de moins logique pour les praticiens
d’une méthode qui restitue au concept de pulsion toute
sa portée et dénonce les identifications imaginaires
et aliénantes constitutives du Moi. Dans “Pour Introduire
le narcissisme” (1914), Freud pose la sublimation comme un
destin des pulsions et l’idéalisation comme la construction
des annexes du Moi, de ses idéaux et de leur structure narcissique.
D’où l’excellent et salutaire retour à
Freud opéré par Lacan, dénonçant une
pratique psychanalytique réduite à l’orthopédie
sociale et psychique d’une identification à l’analyste
soluble dans les dispositifs de normalisation sociale de nos sociétés
de contrôle. À une époque friande des savoirs
et des pratiques participant à l’émancipation
sociale des individus, soucieuse de faire prévaloir la vérité
du sujet sur l’aliénation sociale, le retour à
Freud de Lacan fut exemplaire : l’analyse se révèle,
en effet, comme un processus de désidentification qui conduit
l’individu à ne se reconnaître sujet que dans
la contingence des signifiants le représentant (“pour
d’autres signifiants”) et dans le déterminisme
d’une histoire d’autant plus pleine qu’elle est
censurée, barrée, remémorée dans les
rêves, les symptômes et les phénomènes
d’amour et de haine du transfert. Bref, dans une conceptualisation
de la psychanalyse comme dispositif de reconnaissance symbolique
et inéluctable de la destitution subjective, l’idéalisation
avait mauvaise presse et l’on pouvait se gausser des idéaux
dans lesquels le sujet s’aliène autant que ces idéaux
se fabriquent dans la trame de son narcissisme. Le symptôme
névrotique révèle mieux que tout autre phénomène
sa structure de compromis entre le désir (et son ancrage
dans la pulsion) et les idéaux du Moi (et leur détermination
narcissique). Sauf que cette manière de penser, pour juste
qu’elle soit, est elle-même devenue une idéologie
! Et comme toute idéologie “un état paresseux
du savoir” qui fait l’économie d’une réflexion
sur la méthode qui le fabrique ! Une telle idéologie
accrédite la thèse d’une sortie définitive
et salubre des idéaux, ce qui est une absurdité épistémologique
autant que politique, aussi absurde que celle selon laquelle on
pourrait en permanence se passer du Moi et être dans le vrai
dont la fonction analytique serait le garant. C’est absurde…
et illusoire. Comment pouvoir prétendre demeurer en permanence
dans une position analytique qui se révèle seulement
dans l’après-coup et là où l’on
s’y attend le moins ? À moins de faire de la personne
de l’analyste le propriétaire de cette fonction ! Ce
qui du coup ferait du garant de la vérité le lieu
et le héraut d’une idéologie assignée
à résidence dans une morale d’état civil
! Et ceux qui prétendent que la psychanalyse ne saurait sans
se trahir s’inscrire dans le social et la politique sont bien
souvent les premiers à s’empresser à l’inscrire
dans la loi… Donc Idéal pour idéal, je préfère
l’idéal qui pose la nécessité d’une
fraternité mélancolique et démocratique, d’une
justice sociale et de son éloge de la vulnérabilité,
de la liberté de désirer en vain que celui qui, prétendant
à une “neutralité d’eunuque” (Droysen),
croit en l’Immaculée Conception des savoirs et des
pratiques. Je crois, bien au contraire, qu’il y a urgence
à s’intéresser aux conditions sociales, culturelles
et politiques qui permettent ou empêchent l’acte psychanalytique
et sa transmission.
P. DN. Pourrais-tu préciser pour ceux qui ne sont pas coutumiers
de tes signifiants, ce que tu entends par « fraternité
mélancolique et démocratique » et quelles sont
à ton avis les conditions les plus essentielles qui permettent
ou empêchent l’acte analytique et sa transmission ?
R. G. On se souvient du scribe de Wall Street de la nouvelle d’Herman
Melville – Bartleby – répliquant à toute
demande (sociale) : « I would prefer not to », «
je préfèrerais ne pas ». On se souvient comment
le personnage mélancolique, silhouette « lividement
nette, pitoyablement respectable, incurablement solitaire »,
blême, efflanquée, s’oppose par une passivité
sans violence, refuse tous les ordres et toutes les missions qu’on
lui prodigue. La nouvelle de Melville figure l’insurrection
par excellence, la révolte sans violence de celui qui peut
répondre « I would prefer not to », « respectueusement,
sans se hâter, avant de disparaître en douceur ».
C’est cette « douceur magique », comme la nomme
Melville, cette anorexie sociale, qui désarme l’ordre,
les affaires, les raisons instrumentales et « corrompt »,
jusque par son langage le discours de ses collègues et de
son employeur. Personnage de « rien » (comme on dit
les « gens de rien »), Bartleby initie son employeur
et ses collègues… à la « fraternelle mélancolie
» de la condition humaine : « Pour la première
fois de ma vie, une accablante et poignante mélancolie s’empara
de moi. Je n’avais jamais éprouvé jusqu’alors
qu’une tristesse non dépourvue de charme. Le lien de
notre commune condition humaine me précipita dans la tristesse.
Fraternelle mélancolie ! Car Bartleby et moi étions
tous deux fils d’Adam ».
L’extrême vulnérabilité est le point
par lequel une identification symbolique est possible. Il n’y
a pas d’humanité sans cette condition première
: l’identification à l’autre par la vulnérabilité
de l’espèce, vulnérabilité qui fait sa
« dignité » pour reprendre l’expression
de Pic de la Mirandole.
Quant à la « fraternité mélancolique
», elle constitue pour moi une façon de dire que c’est
cette part de vulnérabilité et en même temps
de fraternité que la démocratie inscrit dans le champ
social. La « fraternité démocratique »
et l’égalité qu’elle exige n’est
pas celle de « grains de sable indéfiniment substituables
les uns aux autres » comme disait Marx, c’est la reconnaissance
d’un pouvoir de décider, de juger, d’évaluer,
du fait même de la vulnérabilité de l’espèce,
de son inadéquation spécifique. Inutile de te dire
que cette « évaluation » n’a rien à
voir avec la « néo-évaluation » d’aujourd’hui,
sa police des normes et ses dispositifs de servitude volontaire[1].
Bien au contraire, l’évaluation, le jugement et la
décision sont de toutes les facultés mentales, comme
disait Hannah Arendt, celles qui sont le plus « politiques
». Je crois que la psychanalyse a le grand mérite aussi
de nous montrer combien nous sommes vulnérables, nus, démunis
devant les décisions qui nous prennent plus que nous ne les
prenons, déterminées qu’elles sont par l’impact
du langage et de son croisement avec les exigences pulsionnelles.
Quant aux « conditions les plus essentielles qui permettent
ou empêchent l’acte analytique et sa transmission »,
si elles sont celles de la méthode mise en actes dans des
pratiques, elles n’en demeurent pas moins subordonnées
aux possibilités qu’offrent la culture et le lien social.
La psychanalyse est née au sein d’une civilisation
de l’« homo economicus », culture hyperrationnelle
et positiviste, à laquelle elle est venue faire objection.
Aujourd’hui où nous assistons à la résurgence
de ce positivisme, de cet « économisme », de
ce « libérisme » (Benedetto Croce), imposant
une frénétique police des normes sécuritaires,
la psychanalyse, son savoir, ses pratiques, comme d’autres
d’ailleurs dont les philosophies et les sociologies critiques
ou encore la clinique en médecine et en psychologie, se trouvent
menacés par ce nouvel « obscurantisme » (Alain
Badiou). Obscurantisme qui nous mènera à prendre pour
horizon de la civilisation humaine le modèle des sociétés
animales, structure au sein de laquelle les individus sont hyperadaptés
à leurs fonctions instrumentales, afin d’en finir avec
la vulnérabilité. Ce qui sera, à terme, une
manière d’en finir avec la démocratie comme
forme politique de gouvernement au profit d’une forme totalitaire
de gouvernement par les normes, ce que je désigne par l’oxymore
comme « démocratie totalitaire ». L’angélisme
exterminateur de certains psychanalystes les conduit à penser
que l’on peut préserver la psychanalyse des folies
sécuritaires de notre époque en la transformant en
« réserves d’indiens » en marge des lois
et de leurs pressions normatives.
P. DN. Que répondrais-tu à ceux qui t’objecteraient
que ce n’est pas le rôle d’un psychanalyste que
de promouvoir certains idéaux dont la psychanalyse a montré
le caractère imaginaire et plus précisément
illusoire.
R. G. Conrad Stein, le premier, a attiré notre attention
sur l’importance d’un “secteur réservé
du transfert” (1968) constitué par la tacite complicité
entre l’analyste et l’analysant, séduit l’un
comme l’autre à vouloir partager des significations
communes. Qu’il s’agisse des objectifs visés
par l’analyse (didactique, thérapeutique…) ou
des mots du discours (lorsque l’un et l’autre “se
comprennent”). C’est dans la plupart des cas, lorsqu’on
oublie que l’analyse n’a pas d’autre finalité
que la mise en actes de sa méthode et que le discours énoncé
en séance, quel que soit son contenu, doit s’entendre
comme un discours de rêve. Et encore, à condition de
ne pas faire de cette méthode une idéologie, un savoir
préalable qui viendrait désavouer dans son énonciation
ce qu’il énonce. À tout prendre, je préfère
que mes analysants connaissent mes engagements politiques plutôt
qu’ils ne subissent la séduction et l’aliénation
des rituels des Sociétés de psychanalystes où
s’impose la religiosité des discours dogmatiques !
R. G. Penser pouvoir “travailler sans idéaux”
relève de l’hallucination négative ! La formule
elle-même est d’ailleurs un oxymore puisque posée
en tant qu’idéal implicite ! Ne serait-il pas plus
juste de dire que lorsqu’on y parvient, la “mise à
plat des signifiants” que requiert l“écoute flottante”
suspend les figures et les significations des mots dans lesquels
se façonnent les idéaux ?
P. DN. Mais est-ce que la connaissance par tes analysants des idéaux
auxquels tu tiens ne nuit-elle pas à l’association
libre dans le transfert ? Que répondrais-tu à un lecteur
attentif et critique, qui te demanderait comment interviendrais-tu
lorsque tu constates qu’un analysant t’emboîte
le pas pour une de tes causes qu’il fait complètement
sienne ?
R. G. Tu veux dire un analysant qui m’emboîterait le
pas pour servir une « cause »… comme celle d’une
Association de psychanalystes ? Une « cause psychanalytique
» par exemple ? Je plaisante bien sûr mais pour mieux
démonter cette hallucination négative collective selon
laquelle on peut se passer des idéaux ! N’importe quelle
« cause » peut se trouver promue à devenir le
« secteur réservé du transfert », comme
nous l’a appris Conrad Stein, dès lors que la complicité
séductrice invite l’analyste et l’analysant à
se détourner de l’analyse du transfert. La méthode
analytique par l’écoute flottante qu’elle requiert
et l’analyse du transfert dont elle procède, constitue
–quelles que soient les significations communes que les discours
invitent à partager – la seule garantie de l’acte
psychanalytique. Par où elle participe à la déconstruction
momentanée, fugace et involontaire des idéaux, de
surcroît en quelque sorte.
P. DN. Grand merci, au nom des Cahiers de psychologie clinique.
Notes
[1] Roland Gori, De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Démocratie
et subjectivité. Paris : Denoël, 2010.Retour
Patrick De Neuter « Interview de Roland Gori », Cahiers
de psychologie clinique 1/2011 (n°36), p. 11-18.
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