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Interview de Roland Gori
Patrick De Neuter
Cahiers de psychologie clinique 1/2011 (n°36), p. 11-18.

Origine http://www.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2011-1-page-11.htm

P. DN. Cher Roland, bonjour. Je voudrais commencer par l’observation suivante : les analystes écrivent peu sur l’idéal et l’idéalisation et lorsqu’ils le font, ils envisagent souvent les idéaux et l’idéalisation très négativement, à savoir comme contraintes à dépasser. De ton côté, ces dernières années, tu n’as pas caché ton attachement aux valeurs républicaines comme la démocratie, la liberté, de parole surtout, la solidarité, parfois, la fraternité. Comment justifies-tu ta position ? Comment comprends-tu celle de ceux qui s’opposent à de telles prises de positions publiques et celle de ceux qui, dans les idéaux, ne voient que du négatif pour le sujet ?

R. G. Les psychanalystes valorisent la sublimation et dévalorisent l’idéalisation. Rien de moins logique pour les praticiens d’une méthode qui restitue au concept de pulsion toute sa portée et dénonce les identifications imaginaires et aliénantes constitutives du Moi. Dans “Pour Introduire le narcissisme” (1914), Freud pose la sublimation comme un destin des pulsions et l’idéalisation comme la construction des annexes du Moi, de ses idéaux et de leur structure narcissique. D’où l’excellent et salutaire retour à Freud opéré par Lacan, dénonçant une pratique psychanalytique réduite à l’orthopédie sociale et psychique d’une identification à l’analyste soluble dans les dispositifs de normalisation sociale de nos sociétés de contrôle. À une époque friande des savoirs et des pratiques participant à l’émancipation sociale des individus, soucieuse de faire prévaloir la vérité du sujet sur l’aliénation sociale, le retour à Freud de Lacan fut exemplaire : l’analyse se révèle, en effet, comme un processus de désidentification qui conduit l’individu à ne se reconnaître sujet que dans la contingence des signifiants le représentant (“pour d’autres signifiants”) et dans le déterminisme d’une histoire d’autant plus pleine qu’elle est censurée, barrée, remémorée dans les rêves, les symptômes et les phénomènes d’amour et de haine du transfert. Bref, dans une conceptualisation de la psychanalyse comme dispositif de reconnaissance symbolique et inéluctable de la destitution subjective, l’idéalisation avait mauvaise presse et l’on pouvait se gausser des idéaux dans lesquels le sujet s’aliène autant que ces idéaux se fabriquent dans la trame de son narcissisme. Le symptôme névrotique révèle mieux que tout autre phénomène sa structure de compromis entre le désir (et son ancrage dans la pulsion) et les idéaux du Moi (et leur détermination narcissique). Sauf que cette manière de penser, pour juste qu’elle soit, est elle-même devenue une idéologie ! Et comme toute idéologie “un état paresseux du savoir” qui fait l’économie d’une réflexion sur la méthode qui le fabrique ! Une telle idéologie accrédite la thèse d’une sortie définitive et salubre des idéaux, ce qui est une absurdité épistémologique autant que politique, aussi absurde que celle selon laquelle on pourrait en permanence se passer du Moi et être dans le vrai dont la fonction analytique serait le garant. C’est absurde… et illusoire. Comment pouvoir prétendre demeurer en permanence dans une position analytique qui se révèle seulement dans l’après-coup et là où l’on s’y attend le moins ? À moins de faire de la personne de l’analyste le propriétaire de cette fonction ! Ce qui du coup ferait du garant de la vérité le lieu et le héraut d’une idéologie assignée à résidence dans une morale d’état civil ! Et ceux qui prétendent que la psychanalyse ne saurait sans se trahir s’inscrire dans le social et la politique sont bien souvent les premiers à s’empresser à l’inscrire dans la loi… Donc Idéal pour idéal, je préfère l’idéal qui pose la nécessité d’une fraternité mélancolique et démocratique, d’une justice sociale et de son éloge de la vulnérabilité, de la liberté de désirer en vain que celui qui, prétendant à une “neutralité d’eunuque” (Droysen), croit en l’Immaculée Conception des savoirs et des pratiques. Je crois, bien au contraire, qu’il y a urgence à s’intéresser aux conditions sociales, culturelles et politiques qui permettent ou empêchent l’acte psychanalytique et sa transmission.

P. DN. Pourrais-tu préciser pour ceux qui ne sont pas coutumiers de tes signifiants, ce que tu entends par « fraternité mélancolique et démocratique » et quelles sont à ton avis les conditions les plus essentielles qui permettent ou empêchent l’acte analytique et sa transmission ?

R. G. On se souvient du scribe de Wall Street de la nouvelle d’Herman Melville – Bartleby – répliquant à toute demande (sociale) : « I would prefer not to », « je préfèrerais ne pas ». On se souvient comment le personnage mélancolique, silhouette « lividement nette, pitoyablement respectable, incurablement solitaire », blême, efflanquée, s’oppose par une passivité sans violence, refuse tous les ordres et toutes les missions qu’on lui prodigue. La nouvelle de Melville figure l’insurrection par excellence, la révolte sans violence de celui qui peut répondre « I would prefer not to », « respectueusement, sans se hâter, avant de disparaître en douceur ». C’est cette « douceur magique », comme la nomme Melville, cette anorexie sociale, qui désarme l’ordre, les affaires, les raisons instrumentales et « corrompt », jusque par son langage le discours de ses collègues et de son employeur. Personnage de « rien » (comme on dit les « gens de rien »), Bartleby initie son employeur et ses collègues… à la « fraternelle mélancolie » de la condition humaine : « Pour la première fois de ma vie, une accablante et poignante mélancolie s’empara de moi. Je n’avais jamais éprouvé jusqu’alors qu’une tristesse non dépourvue de charme. Le lien de notre commune condition humaine me précipita dans la tristesse. Fraternelle mélancolie ! Car Bartleby et moi étions tous deux fils d’Adam ».

L’extrême vulnérabilité est le point par lequel une identification symbolique est possible. Il n’y a pas d’humanité sans cette condition première : l’identification à l’autre par la vulnérabilité de l’espèce, vulnérabilité qui fait sa « dignité » pour reprendre l’expression de Pic de la Mirandole.

Quant à la « fraternité mélancolique », elle constitue pour moi une façon de dire que c’est cette part de vulnérabilité et en même temps de fraternité que la démocratie inscrit dans le champ social. La « fraternité démocratique » et l’égalité qu’elle exige n’est pas celle de « grains de sable indéfiniment substituables les uns aux autres » comme disait Marx, c’est la reconnaissance d’un pouvoir de décider, de juger, d’évaluer, du fait même de la vulnérabilité de l’espèce, de son inadéquation spécifique. Inutile de te dire que cette « évaluation » n’a rien à voir avec la « néo-évaluation » d’aujourd’hui, sa police des normes et ses dispositifs de servitude volontaire[1]. Bien au contraire, l’évaluation, le jugement et la décision sont de toutes les facultés mentales, comme disait Hannah Arendt, celles qui sont le plus « politiques ». Je crois que la psychanalyse a le grand mérite aussi de nous montrer combien nous sommes vulnérables, nus, démunis devant les décisions qui nous prennent plus que nous ne les prenons, déterminées qu’elles sont par l’impact du langage et de son croisement avec les exigences pulsionnelles.

Quant aux « conditions les plus essentielles qui permettent ou empêchent l’acte analytique et sa transmission », si elles sont celles de la méthode mise en actes dans des pratiques, elles n’en demeurent pas moins subordonnées aux possibilités qu’offrent la culture et le lien social. La psychanalyse est née au sein d’une civilisation de l’« homo economicus », culture hyperrationnelle et positiviste, à laquelle elle est venue faire objection. Aujourd’hui où nous assistons à la résurgence de ce positivisme, de cet « économisme », de ce « libérisme » (Benedetto Croce), imposant une frénétique police des normes sécuritaires, la psychanalyse, son savoir, ses pratiques, comme d’autres d’ailleurs dont les philosophies et les sociologies critiques ou encore la clinique en médecine et en psychologie, se trouvent menacés par ce nouvel « obscurantisme » (Alain Badiou). Obscurantisme qui nous mènera à prendre pour horizon de la civilisation humaine le modèle des sociétés animales, structure au sein de laquelle les individus sont hyperadaptés à leurs fonctions instrumentales, afin d’en finir avec la vulnérabilité. Ce qui sera, à terme, une manière d’en finir avec la démocratie comme forme politique de gouvernement au profit d’une forme totalitaire de gouvernement par les normes, ce que je désigne par l’oxymore comme « démocratie totalitaire ». L’angélisme exterminateur de certains psychanalystes les conduit à penser que l’on peut préserver la psychanalyse des folies sécuritaires de notre époque en la transformant en « réserves d’indiens » en marge des lois et de leurs pressions normatives.

P. DN. Que répondrais-tu à ceux qui t’objecteraient que ce n’est pas le rôle d’un psychanalyste que de promouvoir certains idéaux dont la psychanalyse a montré le caractère imaginaire et plus précisément illusoire.

R. G. Conrad Stein, le premier, a attiré notre attention sur l’importance d’un “secteur réservé du transfert” (1968) constitué par la tacite complicité entre l’analyste et l’analysant, séduit l’un comme l’autre à vouloir partager des significations communes. Qu’il s’agisse des objectifs visés par l’analyse (didactique, thérapeutique…) ou des mots du discours (lorsque l’un et l’autre “se comprennent”). C’est dans la plupart des cas, lorsqu’on oublie que l’analyse n’a pas d’autre finalité que la mise en actes de sa méthode et que le discours énoncé en séance, quel que soit son contenu, doit s’entendre comme un discours de rêve. Et encore, à condition de ne pas faire de cette méthode une idéologie, un savoir préalable qui viendrait désavouer dans son énonciation ce qu’il énonce. À tout prendre, je préfère que mes analysants connaissent mes engagements politiques plutôt qu’ils ne subissent la séduction et l’aliénation des rituels des Sociétés de psychanalystes où s’impose la religiosité des discours dogmatiques !

R. G. Penser pouvoir “travailler sans idéaux” relève de l’hallucination négative ! La formule elle-même est d’ailleurs un oxymore puisque posée en tant qu’idéal implicite ! Ne serait-il pas plus juste de dire que lorsqu’on y parvient, la “mise à plat des signifiants” que requiert l“écoute flottante” suspend les figures et les significations des mots dans lesquels se façonnent les idéaux ?

P. DN. Mais est-ce que la connaissance par tes analysants des idéaux auxquels tu tiens ne nuit-elle pas à l’association libre dans le transfert ? Que répondrais-tu à un lecteur attentif et critique, qui te demanderait comment interviendrais-tu lorsque tu constates qu’un analysant t’emboîte le pas pour une de tes causes qu’il fait complètement sienne ?

R. G. Tu veux dire un analysant qui m’emboîterait le pas pour servir une « cause »… comme celle d’une Association de psychanalystes ? Une « cause psychanalytique » par exemple ? Je plaisante bien sûr mais pour mieux démonter cette hallucination négative collective selon laquelle on peut se passer des idéaux ! N’importe quelle « cause » peut se trouver promue à devenir le « secteur réservé du transfert », comme nous l’a appris Conrad Stein, dès lors que la complicité séductrice invite l’analyste et l’analysant à se détourner de l’analyse du transfert. La méthode analytique par l’écoute flottante qu’elle requiert et l’analyse du transfert dont elle procède, constitue –quelles que soient les significations communes que les discours invitent à partager – la seule garantie de l’acte psychanalytique. Par où elle participe à la déconstruction momentanée, fugace et involontaire des idéaux, de surcroît en quelque sorte.

P. DN. Grand merci, au nom des Cahiers de psychologie clinique.

Notes

[1] Roland Gori, De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Démocratie et subjectivité. Paris : Denoël, 2010.Retour

Patrick De Neuter « Interview de Roland Gori », Cahiers de psychologie clinique 1/2011 (n°36), p. 11-18.

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