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Origine : http://www.cairn.info/revue-cites-2009-1-page-65.htm
I. Dossier : L'idéologie de l'évaluation
L’expertise deviendrait-elle la matrice permanente d’un
pouvoir politique qui nous inviterait à consentir librement
à nos « nouvelles servitudes » [1] ? L’expertise
deviendrait-elle aujourd’hui le nouveau paradigme civilisateur,
modèle universel d’une morale positive et curative
produisant une mutation sociale profonde comparable à celle
que le concept d’ « intérêt » avait
su produire au XVIIe siècle dans l’art de gouverner
[2] ? Et telle la notion d’intérêt, le concept
d’expertise poussé au centre de la scène sociale
ne détiendrait son succès et sa promotion idéologique
qu’à la condition expresse de ne pas être défini
avec précision.
C’est ainsi que le rapport de mission de Guy Vallancien sur
« la place et le rôle des nouvelles instances hospitalières
» [3] dans le cadre de la réforme de la gouvernance
des établissements de santé place l’expertise
au cœur du dispositif de recomposition gestionnaire des hôpitaux.
L’expertise apparaît ici, une fois, encore comme ce
nouveau paradigme qui permet une « évaluation objective
des hommes » et de leurs actes, seul à même d’améliorer
la « chaîne de production de soins ». Le concept
d’expertise objective, indissociable de la « culture
managériale » dont il provient, en arrive à
jouer en tant que remède le rôle que le foie jouait
naguère dans la cause des maladies pour les médecins
de Molière. Cette évaluation qui se veut objective,
quantitative et « scientifique » rassemble par l’opérateur
de la pensée calculatrice le positivisme des sciences, l’esprit
gestionnaire et comptable et le souci bureaucratique des sociétés
techniques. Ce modèle d’évaluation n’est-il
pas en train de nous conduire à renoncer à la pensée
critique, à la faculté de juger, de décider,
à la liberté et à la raison au nom desquelles
paradoxalement s’installent ces nouveaux dispositifs de normalisation
sociale ?
Comment ne pas penser aujourd’hui, face à la recomposition
des pratiques de soin, de recherche et d’enseignement, que
nous sommes en présence d’une nouvelle civilisation
[4] qui décompose toute activité humaine en capitaux
et intérêts, pour toujours installer davantage au cœur
de notre quotidien une certaine conception du monde assurant notamment
l’hégémonie d’une culture anglo-américaine
? À la fois pratique de pouvoir et idéologie, l’expertise
assure ainsi une prescription anthropologique au nom d’une
description soi-disant scientifique et objective de la réalité.
L’OBSESSION GESTIONNAIRE À L’UNIVERSITÉ
ET LA NOUVELLE POLITIQUE DE CIVILISATION
Je pense comme Lindsay Waters [5] qu’à l’Université
« les barbares sont à nos portes » et que nous
assistons à une « éclipse du savoir ».
Lindsay Waters, un des plus hauts responsables éditoriaux
des Presses Universitaires d’Harvard, s’inquiète
de voir les universités transformées en « centres
de profit » et réduites à des « entreprises
» comme les autres. Il constate que notre milieu se trouve
« contaminé par cette épidémie d’escroqueries
qui semble avoir infecté une bonne part de la société
américaine » [6]. J’ajoute à ce diagnostic
un certain nombre de remarques sociales et anthropologiques déduites
de mes expériences [7] depuis plus de trente ans au sein
de la plupart des dispositifs d’évaluation des enseignants
et de la recherche à l’Université. Au cours
de ces dernières années, l’évolution
de l’évaluation vers des critères de plus en
plus formels, chiffrés, standardisés et homogénéisés
a produit un véritable déficit du débat démocratique
dans les commissions d’expertise dont les membres sont pourtant
en majorité soucieux de justice, d’équité
et de pensée critique. La dévalorisation de la parole
au profit du chiffre – si caricaturales que puissent être
les procédures qui le fabriquent – participe d’une
véritable initiation sociale aux vertus du capitalisme dont,
on le sait, « le commerce adoucit les mœurs ».
Remarquons tout d’abord que cette logique du marché
qui sévit actuellement dans la recherche et les publications,
à partir de l’évaluation bibliométrique
par exemple, favorise toujours davantage une culture du «
profit à court terme » – profit volatile, instable,
éphémère, culture obsédée par
l’immédiat et le rentable. Les objets de la recherche
ont épousé la configuration des autres produits de
consommation : dépassés sans cesse, ils doivent se
renouveler dans l’urgence d’une concurrence féroce
permettant tout et n’importe quoi, invitant toujours plus
à la méfiance collective et à l’instrumentation
des autres davantage qu’au travail d’équipe et
à l’esprit de loyauté. La recherche et l’Université
ont épousé les idéaux de l’économie
de marché, et leurs espaces institutionnels ressemblent de
plus en plus à la géographie de nos praxissociales.
La « cage de fer » (Max Weber) de ces institutions traditionnelles
et hiérarchiques a volé en éclats sous la pression
conjointe des « déconstructions » libertaires
de l’autorité et des exigences impitoyables du néolibéralisme.
La sujétion à des réseaux de prescription sociale,
à des dispositifs de micropouvoirs culturels masqués
par l’anonymat et structurés parfois dans le cynisme
froid et calculateur des petits maîtres a remplacé
l’allégeance aux « mandarins », à
leur forme directe de domination et à leurs préférences
doctrinales. Aujourd’hui, c’est sur le « marché
» des valeurs mobiles, précaires, flexibles, des alliances
opportunistes et selon un despotisme toujours plus étendu
dans le détail des petites affaires que se « monnayent
» les recherches et les publications. Bien sûr, la forme
actuelle de l’évaluation du savoir à l’Université
révèle, dans sa genèse et dans sa fonction,
sa communauté véritable avec les opérateurs
matriciels de subjectivation et de normalisation du capitalisme
: monnaie, capitaux, marchandises, logique de profit calculé.
Mais cette civilisation des mœurs universitaires s’étend
aujourd’hui toujours plus selon des valeurs et des normes
propres à ce que Richard Sennett, par exemple, a décrit
comme « culture du nouveau capitalisme » [8] : faible
loyauté institutionnelle, diminution de la confiance informelle
et affaiblissement d’un savoir du métier.
Nous sommes entrés à pieds joints à l’Université
dans les paysages de l’urgence, de la rentabilité immédiate
et de l’exploitation optimale des potentiels. C’est
une authentique initiation sociale normative qui se met en place
par des rituels d’évaluation de la recherche et de
l’enseignement. La pertinence des critères importe
bien moins que l’obéissance implicite aux valeurs que
cette culture requiert. Pour exemple, la durée moyenne de
vie d’une publication scientifique, c’est-à-dire
sa valeur institutionnelle pour la communauté professionnelle,
est d’environ quatre ans, de deux ans pour certaines «
banques de données ». Les qualifications prononcées
par les sections du Conseil National des Universités (CNU)
permettant de concourir à des postes universitaires le sont
pour une durée de quatre ans, de même les accréditations
et les habilitations des laboratoires de recherche, avec parfois
des évaluations à « mi-parcours ». Il
est fréquemment exigé des services « gestionnaires
» des universités que les enseignants « donnent
» à l’administration leurs sujets d’examen
avant même d’avoir commencé leurs cours... La
durée et le nombre de thèses sont de plus en plus
strictement limités, quel que soit le champ disciplinaire,
ses contraintes spécifiques ou celles du candidat. Ici ce
sont les doctorants eux-mêmes qui deviennent flexibles, jetables,
homogènes, mis sans cesse en demeure de se montrer réactifs
et en permanence disponibles. Dans la « société
du spectacle » [9] [où la recherche tend à se
mettre en scène à partir des travaux évalués
seulement sur les «marques » des revues qui les publient,
au moins les doctorants sont-ils dispensés d’avoir
à apprendre leur métier, de s’inscrire dans
des réseaux de loyauté mutuelle ou d’avoir à
se faire confiance. Cette course effrénée à
une productivité formelle et éphémère
accroît la précarité des conditions d’existence
institutionnelle des universitaires. Pourquoi ? J’avancerai
que cela provient en partie de la « politique de civilisation
» de nos sociétés de « contrôle
» et de « défiance » [10], de la nécessité
pour le capitalisme financier de produire de nouveaux espaces sociaux
en reconfigurant la géographie de la recherche, de la culture
et du soin [11]. Quant aux universitaires et aux laboratoires auxquels
ils appartiennent, leur visibilité sociale et leur survie
institutionnelle dépendent étroitement de «
réseaux intellectuels » extrêmement puissants
qui assurent une hégémonie anglo-américaine
quasi absolue dont attestent les évaluations bibliométriques
[12]. Ces évaluations bibliométriques n’ont-elles
d’ailleurs d’autres valeurs que celles de devoir assurer
une hégémonie de la civilisation anglo-américaine
contrôlant la production, la sélection et la diffusion
des connaissances scientifiques ? Et ce au moment même où,
sur le marché mondial de l’édition, la concurrence
fait rage, en particulier pour le contrôle de l’activité
d’information et de diffusion scientifique, technique et médicale
qui se révèle l’une des plus rentables [13].
Nous sommes bien ici avec ces dispositifs actuels d’évaluation
quantitative des actes et des productions dans un maillage de contrôlesocial
des universitaires confinés à des activités
professionnelles rigoureusement et régulièrement régulées,
cadrées, standardisées, homogénéisées...
et façonnées par le « fétichisme de la
marchandise ». Occupés à produire des publications
à partir desquelles ils seront « évalués
» en permanence, les universitaires deviennent des «
fonctionnaires » [14] [comme les autres, strictement ajustés
à leur fonction. Les professeurs d’université
se voient ainsi libérés d’avoir à penser,
à critiquer ou à réfléchir à
la finalité de leur entreprise ou même de leurs recherches
: « Dans notre civilisation technique, il est en fin de compte
inévitable que ne soit pas tant récompensée
la puissance créatrice de l’individu que son pouvoir
d’adaptation. Dit en une formule : la société
des experts est en même temps une société de
fonctionnaires. Car ce qui constitue le concept du fonctionnaire,
c’est qu’il se concentre lui-même sur l’exercice
de sa fonction. » [15] Ici encore, fin de l’ «
idéal héroïque ».
L’évaluation des enseignements et des recherches
constitue un analyseur précieux de cette nouvelle «
politique de civilisation » qui fait de l’évaluation
et de l’expertise d’authentiques dispositifs d’initiation
sociale [16]. Et j’ajouterai : d’authentiques dispositifs
de servitude volontaire aux valeurs culturelles néolibérales
prônées par la civilisation anglo-américaine.
La « monnaie » qui a cours aujourd’hui sur le
« marché » des enseignements et de la recherche
ou du soin se rapproche sans cesse et toujours davantage, dans sa
forme et dans sa fonction, des modes de gestion et d’investissement
de l’argent et des capitaux. L’ « unité
de compte » – dans tous les sens du terme – se
trouve promue véritablement « monnaie étalon
» de l’évaluation du « commerce des pensées
» [17] dans l’enseignement comme dans la recherche.
Non seulement parce que de l’évaluation dépendent
les crédits et les postes, mais encore davantage comme manière
de penser la recherche, l’enseignement ou le soin. Ce modèle
de l’évaluation prend la forme (Bildung) d’une
pensée calculatrice, dans tous les sens du terme, et finit
par déterminer même les contenus. L’ «
unité de compte » homogénéise, standardise,
normalise les enseignements et les « produits » de la
recherche en les rendant commensurables. Les systèmes d’équivalence
nationaux et européens exigés, par exemple lors de
la mise en place de la réforme LMD [18], ont favorisé
pour des raisons évidentes de commodité cette tendance
à rendre commensurables les « produits » de l’enseignement
et de la recherche. Cette tendance à reconfigurer les pratiques
et les objets culturels à partir de nouveaux espaces communautaires,
internationaux, propres à la géopolitique du capitalisme
est indéniable, sans doute irréversible et pas forcément
néfaste. Il convient néanmoins de prendre la mesure
des effets culturels spécifiques que cette production géopolitique
accomplit en tant que pratique sociale et comme nouveau paradigme
idéologique. Par exemple, l’ « unité de
compte » impose une forme numérique au savoir qui n’est
pas sans conséquences anthropologiques, sociales et politiques.
À l’Université comme à l’hôpital,
c’est la « tarification à l’activité
» qui s’impose pour conférer une « valeur
» aux pratiques du soin et de la formation : ce qui n’est
pas comptable ne compte pas, le temps passé auprès
d’un patient angoissé ou le travail réalisé
avec un doctorant qui ne soutiendra jamais sa thèse. Cette
matrice d’assujettissement consiste notamment à ne
retenir comme savoir, recherche ou soin que ce qui compte, ce qui
s’échange et peut se transmuter en chose. Ce rationalisme
économique du monde, de soi, de ses actes et de ses relations
à autrui se révèle comme un puissant dispositif
anthropologique.
UN DISPOSITIF ANTHROPOLOGIQUE ?
Quand je parle de dispositif, c’est au sens fort du terme
tel que Giorgio Agamben le définit après Foucault
: « J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une
manière ou d’une autre, la capacité de capturer,
d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de
modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites,
les opinions et les discours des êtres vivants. » [19]
Le dispositif présente pour Foucault une nature et une fonction
essentiellement stratégiques qui supposent des interventions
dans les jeux de pouvoir par des types de savoir dont ils sont à
la fois l’occasion, la conséquence et l’origine.Comme
l’écrit Giorgio Agamben : « Le dispositif est
donc, avant tout, une machine qui produit des subjectivations et
c’est par quoi il est aussi une machine de gouvernement. »
[20]
Ce dispositif de l’évaluation quantitative dont nous
voyons crûment les méfaits dans les domaines du soin,
de la recherche et de l’éducation tend à transformer
ces institutions en essentielle matrice de subjectivation et d’idéaux
normatifs. Ce guide moral des conduites dans les domaines du soin,
de la culture et de l’éducation érige la figure
anthropologique d’un homme réifié. Cet homme
nouveau, mutilé et réifié dans ses activités
d’enseignement et de recherche, sélectionne ses partenaires
en fonction de ce qu’ils lui rapportent, et choisit ses concepts,
ses thèmes de recherche et les citations d’auteurs
de ses articles en fonction des supports de publication auxquels
il les adresse et des membres des comités d’expertise
auxquels il les destine. Bref, l’expertise bibliométrique
quantitative qui tend aujourd’hui à s’imposer
dans l’évaluation des travaux de recherche fabrique
un chercheur nouveau qui se vend sur le marché des publications
comme on présente son profil sur le Net pour chercher des
partenaires amoureux ou préparer des entretiens d’embauche,
c’est-à-dire dans une totale autoréification
[21]. Un des symptômes les plus massifs de cette pathologie
sociale de la « société du mépris »
[22] se manifeste avec insistance ces derniers temps dans l’application
systématique d’un principe de classement des revues
scientifiques – et, en conséquence, des chercheurs
et des équipes à partir d’un impact factor dont
la validité s’avère pourtant des plus problématiques
[23]. Cette passion bibliométrique propre au nouveau paradigme
idéologique de l’expertise peut rendre invisibles des
secteurs entiers de la connaissance, annihiler par des pratiques
éditoriales « mafieuses » ou « claniques
» le travail des chercheurs, ou encore les conduire à
devoir adopter des stratégies de soumission à de puissants
« réseaux intellectuels » assurant l’hégémonie
de la culture et du « marché » scientifiques
anglo-américains [24]. N’oublions pas que l’évaluation
de la production scientifique des chercheurs et des laboratoires
détermine à l’Université l’habilitation
des diplômes, l’accréditation des équipes
et la carrière comme la promotion des enseignants-chercheurs.
Auparavant cette évaluation se fondait en toute légitimité
sur l’évaluation des travaux de recherche par les pairs
et pouvait donner lieu à de larges débats, tant en
ce qui concerne la qualité de la recherche qu’en ce
qui concerne les supports de publication (revues, livres, etc.).
Cette époque « préhistorique » est terminée.
À l’époque de l’homme numérique
et à l’heure de la google-civilisation [25], on tend
à lui préférer aujourd’hui l’évaluation
bibliométrique qui évite aux évaluateurs d’avoir
à lire les travaux qu’ils expertisent en ne fondant
leur jugement que, par exemple pour l’impact factor, sur le
niveau de citation des revues pour l’essentiel nord-américaines.
Passons sur les biais méthodologiques de cet impact factor,
passons encore sur la normalisation des recherches et des chercheurs
qu’il produit en les conformant aux intérêts
scientifico-économiques américains, passons encore
sur le quasi-monopole qu’il confère aux organismes
scientifiques et éditoriaux américains sur le «
marché » scientifique, passons encore sur le pouvoir
de domination idéologique, linguistique et culturel qu’il
apporte au « rêve américain », il est des
disciplines scientifiques où sa commodité l’impose
sans compromettre le devenir des recherches et des chercheurs. Il
en est d’autres où ce système d’évaluation
constitue une normalisation idéologique à l’intérieur
même de la discipline en favorisant certains courants de pensée
(solubles dans le modèle anglo-saxon) et en en stigmatisant
d’autres (les plus européens). Après avoir été
longtemps rétif au « rêve américain »,
l’establishment de la psychologie à l’Université
s’engouffre dans l’évaluation bibliométrique,
dispositif par lequel la nomenklatura de la psychologie pourra assurer
à terme la promotion des idéologies cognitivo-comportementales
de l’homme performant et l’exclusion définitive
de la psychanalyse de l’Université. Des commissions
dites AERES/CNRS/CNU ont consacré au début de l’été
ce formidable pouvoir de normalisation et de destruction massives
non sans provoquer quelques réactions au sein de la communauté
scientifique.
FONCTIONS DE L’ÉCRITURE ET STYLES ANTHROPOLOGIQUES
Les formes de discours et de procédures que l’on trouve
à un moment donné d’une société
définissent un style de savoir qui « n’est pas
la science dans le déplacement successif de ses structures
internes, c’est le champ de son histoire effective »
[26]. Les institutions comme l’hôpital, l’Université
ou la justice se transforment techniquement, administrativement
et socialement en fonction des styles de savoir propres à
une époque. Car non seulement ce savoir émerge d’une
niche culturelle, mais encore il participe en retour à la
recoder par la fabrique de nouvelles sensibilités sociales
et psychologiques des individus et des populations. Cette solidarité
des dispositifs institutionnels, des savoirs et des praxis sociales
s’étend indirectement aux formes que la science prend
à un moment donné pour parvenir à ses objectifs.
Par exemple, Jean-Pierre Vernant [27] a montré que la transformation
des pratiques sociales des Grecs entre le VIe et le début
du IIIe siècle avant J.-C. a pu constituer un événement
décisif dans l’histoire de la pensée grecque,
et ce quel que soit le domaine dans lequel elle s’est exercée.
L’isonomia qui fait de chaque citoyen un semblable est venue
favoriser l’émergence de la démocratie organisée
autour de l’agora de la Cité et a constitué
un élément de civilisation déterminant pour
tous les secteurs de vie et de pensée. La Cité réglée
par l’isonomia devient un modèle, une catégorie
de penser le monde, le rapport à soi-même et aux autres.
L’acte de naissance de cette forme de rationalité propre
à la pensée grecque de cette époque permet
de penser l’ordre du monde physique, social et humain selon
le même modèle : rapport de symétrie, d’équilibre
et d’égalité entre les différents éléments
qui les composent. Jean-Pierre Vernant montre que, « de fait,
c’est sur le plan politique que la Raison, en Grèce,
s’est tout d’abord exprimée, constituée,
formée » et, « en fournissant aux citoyens le
cadre dans lequel ils concevaient leurs rapports réciproques,
la pensée politique a du même coup orienté et
façonné les démarches de leur esprit dans d’autres
domaines » [28]. La philosophie, la logique, les mathématiques,
la physique, la justice, l’art, la médecine, l’architecture
se transforment en miroir des pratiques sociales qui tendent, au
quotidien, à s’imposer dans la Cité. Les concepts
même de loi, d’écriture, de vertu, de vérité
et de preuve, d’administration, de monnaie, de raison, d’espace,
etc., se transforment sous la pression d’un savoir qui fait
de la tempérance, de la mesure, du juste milieu, les conditions
nécessaires pour rendre le monde intelligible et le rapport
aux autres et à soi-même raisonnable. Cette géométrisation
rationnelle et abstraite du monde constitue l’artifice par
lequel s’établit une communauté de savoir entre
des réalités différentes. Le calcul raisonné,
l’astronomie, l’architecture, la médecine, la
philosophie et la démocratie émergent progressivement
de ce savoir rationnel dans le cadre duquel leurs cohérences
particulières s’élaborent. Et chacun de ses
domaines fait apparaître, avec les procédures qui lui
sont propres, les connaissances, les pratiques et les objets qui
sont les siens à condition que leurs profils – que
je dirai ontologiques – puissent être admis, au moins
un temps et en partie, par cet épistémè.
Cette nouvelle raison grecque, en même temps qu’elle
fabrique un Homme Nouveau, redistribue le statut et la fonction
de la parole et de l’écriture. La démocratie
se révèle comme une manière de s’y prendre
dans les distributions de la parole qui fait de chaque semblable
un citoyen, un « animal politique » ayant le devoir
et le droit de faire reconnaître la rationalité de
ses arguments. En ce sens, l’écriture constitue l’instrument
par lequel la Cité garde en mémoire les lois et les
rituels propres à cette rationalité collectivement
acquise. L’écriture s’y révèle
seconde par rapport à la parole qui constitue authentiquement
la technique par laquelle la raison s’édifie en tant
que « fille de la cité ».
L’avènement de cette forme de rationalité s’est
réalisé avec le déclin de la pensée
mythique et de l’organisation sociale de cette civilisation
palatiale propre en particulier à la Grèce des «
temps obscurs ». Dans l’économie palatiale, la
vie sociale est centrée par palais, autour duquel se concentrent
non seulement la vie économique, militaire, religieuse, mais
encore les dispositifs administratifs, comptables et de contrôle.
Le personnel administratif, avec ses techniques de comptabilité
et ses réglementations strictes de la vie économique
et sociale, est entièrement au service des monarques. Tout
ce système de contrôle repose sur l’emploi de
l’écriture et la constitution d’archives transformées
en formidables instruments de puissance de l’État sur
un territoire, une population et des individus. Jean-Pierre Vernant
met en évidence l’importance des scribes, en particulier
crétois, passés au service des dynasties mycéniennes
dans la mise en place de ses moyens de contrôle et de réglementation.
Or, comme le remarque Jean-Pierre Vernant, dans la chute de l’Empire
mycénien c’est le système palatial tout entier
qui s’écroule avec son appareil administratif au point
que « l’écriture elle-même disparaît,
comme engloutie dans la ruine des palais » [29]. Quand les
Grecs redécouvrent l’écriture vers la fin du
IXe siècle avant J.-C. en l’empruntant cette fois aux
Phéniciens, sa «signification anthropologique »
n’est plus la même : « Ce ne sera pas seulement
une écriture d’un type différent, phonétique,
mais un fait de civilisation radicalement autre : non plus la spécialité
d’une classe de scribes, mais l’élément
d’une culture commune. Sa signification sociale et psychologique
se sera aussi transformée – on pourrait dire : inversée
: l’écriture n’aura plus pour objet de constituer
à l’usage du roi des archives dans le secret d’un
palais ; elle répondra désormais à une fonction
de publicité ; elle va permettre de divulguer, de placer
également sous le regard de tous, les divers aspects de la
vie sociale et politique. » [30].
L’expression « fait de civilisation » qui surgit
sous la plume de Jean-Pierre Vernant me permet de rapprocher sa
thèse des analyses qu’après Foucault je tente
ici de réaliser entre les formes de pouvoir et les formes
de savoir. Les rapports de pouvoir et de normalisation qui s’inscrivent
matériellement dans l’espace social favorisent l’émergence
de nouveaux paysages de pensée et de représentation
qui viennent en retour les recoder, les légitimer et les
sélectionner.
Tout au long de ce travail, j’ai essayé de montrer
que nous étions peut-être aujourd’hui avec le
paradigme de l’évaluation généralisée
face à une mutation anthropologique. Alors, pour conclure,
il conviendrait peut-être de se demander si, dans nos sociétés
actuelles de contrôle et de normalisation sécuritaires
dont les dispositifs d’évaluation constituent la nouvelle
étape, les experts ne seraient pas les scribes de nos «
nouvelles servitudes » [31]. Les nouveaux scribes, non d’un
pouvoir disciplinaire et souverain étendant son contrôle
sur un territoire géographiquement bien délimité
et son emprise sur des populations hiérarchisées,
mais les scribes d’un pouvoir réticulaire, liquide,
flexible, mobile, sécuritaire, annihilant l’espace
par le temps et d’expansion illimitée. Pouvoir qui
viendrait abolir la liberté et l’égalité
réelles au nom même de leur valeur formelle et qui,
par cette nouvelle catégorie de pensée de l’expertise,
assurerait sa domination sur des populations précaires, mal
définies, en constante évolution au nom même
de leur bien-être et de leur sécurité. L’écriture
pourrait alors acquérir aux dépens de la parole une
formidable puissance de contrôle et d’asservissement
au nom même de la liberté du contrat comme de la nécessité
de protéger et de suivre les populations. Si tel était
le cas, cette mutation des fonctions respectives de l’écriture
et de la parole, leur redistribution en miroir de celle qui a accompagné
la naissance de la Polis, constituerait un fait de civilisation
à l’horizon duquel se profilerait une menace sur les
fondements mêmes de notre démocratie. Les scribes de
ces « nouvelles servitudes » tendraient alors à
consolider et à étendre le pouvoir sécuritaire
d’un nouvel empire dont la religion serait le profit à
court terme, le rituel l’administration scientifique du vivant,
et la lingua franca probablement l’anglo-américain.
Notes
[1] Yves Charles Zarka - Les Intempestifs, Critique des nouvelles
servitudes, Paris, PUF, 2007.
[2] Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts,
Paris, PUF, 1980, 2001.
[3] Jacques Degain, « Le rapport Vallancien précise
le rôle et les missions des nouvelles instances », Le
Quotidien du médecin, no 8404, 2008, p. 4.
[4] Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de
l’intime. La médecine et la psychiatrie au service
du nouvel ordre économique, Paris, Denoël, 2008.
[5] Lindsay Waters, L’éclipse du savoir, Paris, Allia,
2008.
[6] Ibid., p. 17.
[7] Commissions de spécialités, Comité national
des universités, expertises des dossiers d’habilitation
des laboratoires de recherche dans le cadre des Directions scientifiques
du ministère de la Recherche, etc.
[8] Richard Sennett, La culture du nouveau capitalisme, Paris,
Albin Michel, 2006.
[9] Guy Debord, La société du spectacle, Paris,
Gallimard, 1972.
[10] Voir Élisabeth Roudinesco, Le patient, le thérapeute
et l’État, Paris, Fayard, 2004 ; Éric Laurent,
« La société de défiance », Le
Nouvel Âne, no 9, 2008, p. 12.
[11] Roland Gori, Marie-José Del Volgo, op. cit., 2008.
[12] Voir Roland Gori, Marie-José Del Volgo, « La
ségrégation de la langue dans la science ? »,
Le Croquant, 13, 1993, p. 14-19 ; Guy Tiberghien, Jean-Léon
Beauvois, « Domination et impérialisme en psychologie
», Psychologie française, 53, 2008, p. 135-155 ; Jean-Léon
Beauvois, Pascal Pansu, « Facteur d’impact et mondialisation
culturelle », Psychologie française, 53, 2008, p. 211-222
; Olivier Milhaud, « Les géographes parlent-ils tous
du même monde ? Les réseaux intellectuels : hégémonie
anglo-américaine et vision du monde », 2005, consultable
à l’adresse internet suivante :
http://fig-st-die. education. fr/ actes/ actes_2005/ milhaud/ article.
htm.
[13] Jean-Salençon, Alexandre Moatti, Rapport du comité
IST Information scientifique et technique (19 mai 2008),
http://w www.abes. fr/ abes/ documents/ Rapport_IST-Juin_2008_31658.
pdf.
[14] Hans-Georg Gadamer, Langage et vérité, Paris,
Gallimard, 1995, p. 288.
[15] Ibid.
[16] Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner, Voulez-vous être
évalué ?, Paris, Grasset, 2004.
[17] Jean-Luc Nancy, Sur le commerce des pensées, Paris,
Galilée, 2005.
[18] Licence, Master, Doctorat.
[19] Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?,
Paris, Payot & Rivages, 2007, p. 31.
[20] Ibid., p. 42.
[21] Axel Honneth, La réification. Petit traité
de théorie critique, Paris, Gallimard, 2007.
[22] Axel Honneth, La société du mépris.
Vers une nouvelle théorie critique, Paris, La Découverte,
2006.
[23] Voir entre autres le dossier de La Lettre des neurosciences,
« Quelle bibliométrie, pour quelle évaluation
? », no 30, 2006, p. 7-17, et Cliniques méditerranéennes,
no 71, « Soigner, enseigner, évaluer », 2005.
[24] Olivier Milhaud, op. cit.
[25] Barbarin Cassin, Google-moi. La deuxième mission de
l’Amérique, Paris, Albin Michel, 2007.
[26] Michel Foucault, Dits et écrits, I. 1954-1969, Paris,
Gallimard, 1994, p. 725.
[27] Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque,
Paris, PUF, 2007.
[28] Ibid., p. 131-132.
[29] Ibid., p. 31.
[30] Ibid., p. 31-32.
[31] Yves Charles Zarka - Les Intempestifs, Critique des nouvelles
servitudes,op. cit.
Roland Gori « Les scribes de nos nouvelles servitudes »,
Cités 1/2009 (n° 37), p. 65-76.
www.cairn.info/revue-cites-2009-1-page-65.htm
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