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L'ART DES DOUCES SERVITUDES
Roland Gori
L'Esprit du temps

Origine : http://www.cairn.info/revue-adolescence-2009-2-page-271.htm

Gori Roland , « L'art des douces servitudes » , Adolescence, 2009/2 n° 68, p. 271-295.


« Désormais, il ne s’agit plus de savoir si tel ou tel théorème est vrai mais s’il est bien ou mal sonnant, agréable ou non à la police, utile ou nuisible au capital. La recherche désintéressée fait place au pugilat payé, l’investigation consciencieuse à la mauvaise conscience, aux misérables subterfuges de l’apologique »1.

« Économie et opinion, ce sont là, je crois, les deux grands éléments de réalité que le gouvernement aura à manipuler »2.

L’ART DE GOUVERNER

M. Foucault nous a montré qu’à partir du XVIIIe siècle, l’art de gouverner suppose que la Raison d’État puisse s’imposer toujours davantage à la population qu’elle gère dans le grain ténu de leur existence par une référence toujours plus grande à l’idée de liberté corrélée avec la mise en place de dispositifs de sécurité. Il ne s’agit plus d’imposer des croyances vraies ou fausses auxquelles on demande aux individus de se soumettre, telle par exemple celle de faire croire aux sujets en la légitimité d’une souveraineté royale de droit divin, mais toujours davantage de connaître, de modifier et de modeler l’opinion de la population à laquelle il est demandé une servitude volontaire ou une soumission librement consentie 3.

1 Marx K.(1867).PostfaceauCapital.In:OEuvresIÉconomieI.Paris:Gallimard,1963,p.554.

2. Foucault M. (1977-1978). Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978. Paris : Gallimard, 2004, p. 278.

3. Joule R.-V., Beauvois J.-L. (1998). La soumission librement consentie. Paris : PUF.

Pour cela, il faut une police des conduites qui prélève, rapporte, rassemble et analyse des données sur les forces et les ressources d’une population, ce qu’on appelle à l’époque la « statistique ».Avant d’être une science ou une méthode, la statistique apparaît étymologiquement comme une connaissance de l’État et par l’État qui estime le potentiel humain dont il dispose pour le gérer au mieux dans l’exercice de son pouvoir. La statistique constitue un savoir que l’État doit constituer à partir d’enquêtes ou de sondages pour agir sur le comportement des individus conçus comme sujets économiques, et sur leurs représentations sociales, individuelles et collectives puisqu’ils sont aussi des sujets politiques. C’est donc l’activité de l’homme concret dans le grain le plus fin de son existence qui va faire l’objet d’un savoir pratique constitutif d’un guide politique pour l’exercice du pouvoir et d’un guide moral, normatif, pour la population à laquelle le Pouvoir se doit de renvoyer en retour les informations qui la concernent.

D’entrée de jeu on voit ici d’une part, comment les sciences sont convoquées pour construire un savoir sur la population qui permette l’action politique et l’hygiène des conduites, et d’autre part, on soulignera comment tous les médias et leurs réseaux des plus archaïques aux plus sophistiqués se trouvent invités à modeler l’opinion que les gens peuvent se faire de la manière dont ils sont gouvernés.

Nul mieux que M. Foucault n’a su analyser et conceptualiser les ressorts de cette rationalité gouvernementale moderne qui articule le nouveau régime de pouvoir mis en place au XVIIIe siècle, le savoir d’une économie politique qui l’exige et les dispositifs de sécurité et de modelage de l’opinion qu’ils requièrent. Et ce d’autant plus que ce réglage du pouvoir ne s’exerce plus au nom de la sagesse ou de la vertu, mais toujours davantage au moyen d’un calcul rationnel qui porte sur la société civile. Davantage l’art de gouverner limitera ses interventions dans le champ économique pour ne pas gêner l’autorégulation naturelle du marché, davantage il se devra de se préoccuper de la conduite rationnelle de sa population et de constituer la société civile comme l’objet spécifique de ses actions. Et cet art de gouverner n’aura de cesse de promouvoir la figure anthropologique d’un homo economicus capable de gérer lui-même toutes ses conduites au mieux de ses intérêts économiques.

Prenons deux exemples concrets pour illustrer cette synergie des technologies de pouvoir des savoirs scientifiques et du souci de publicité de la politique à l’égard de l’opinion.

L’ÉPIDÉMIOLOGIE ET LA BIOPOLITIQUE

Le premier illustre la manière dont les scientifiques peuvent être tentés d’assurer la promotion de leurs méthodes ou de leurs disciplines en soulignant l’intérêt qu’elles contiennent pour l’art de gouverner. On le sait M. Foucault a montré à plusieurs reprises qu’à partir du XVIIIe siècle la crise éthique de la modernité, l’effacement des grands récits religieux, des grands messages de la transcendance, convoquent la médecine et les sciences du vivant pour définir de nouvelles normes de vie conformes au contrôle social des populations.

La santé devient l’objet d’une véritable attention politique, incitant à la surveillance et à la rationalisation des corps comme du temps des populations. L’État invite alors la médecine et les médecins à participer à de nouvelles technologies de pouvoir qui visent, au gouvernement, des conduites individuelles et collectives. Simplement, comme la médecine se trouve constituée de pied en cap par des théories, des méthodes concurrentes qui ne s’imposent pas toujours en fonction de leur validité épistémologique, c’est parfois et plus radicalement par leur pouvoir idéologique à entrer en résonance avec l’opinion d’une époque qu’elles parviennent à avoir « pignon sur rue ».

Notre époque est au pragmatisme du marché et à la morale utilitaire.

Alorslorsqu’ilfautconvaincredesdécideurspublicsdel’intérêtd’uneméthode ou d’une théorie, c’est par ce vecteur que l’on va déplier l’argumentation.

L’épidémiologie a transformé radicalement les savoirs et les politiques d’hygiène et de santé publique en faisant imploser la notion de causalité au profit d’un modèle probabiliste des facteurs de risque. Cette épidémiologie « mathématisée » a transformé considérablement la représentation que chaque individu pouvait se faire de sa santé et de son bien-être. Le modèle épidémiologique contient en lui-même les germes d’une biopolitique des populations en orientant toujours davantage le savoir médical vers l’action politique et la guidance morale. Dès 1965, D. Schwartz4 soulignait qu’en remplaçant la notion de cause par celle de facteur de risque, l’épidémiologie orientait toujours davantage la pratique médicale vers l’action, l’action préventive bien sûr. Ce que M. Foucault a nommé « biopolitique », « somatocratie », « biosocialité » et « biopouvoir » trouve ici un formidable amplificateur logistique et épistémologique.

Si aujourd’hui, l’épidémiologie et la santé publique ont le vent en poupe jusqu’à occuper la plupart des postes décisionnels des grands organismes chargés de gérer la santé, ce n’est pas un hasard. Les statistiques sur lesquelles reposent ces savoirs et ces pratiques sont dès leur origine tournées vers l’action publique. Non seulement et comme l’a remarqué M. Foucault, le terme de « statistique » renvoie dès son origine à ce qui a trait à l’État, mais encore les promoteurs de son usage en médecine se posent en hérauts de l’action pragmatique à la façon anglo saxonne : «Une nouvelle tendance est apparue chez les épidémiologistes ; elle consiste à remplacer la notion de cause, qui appartient au domaine de la connaissance, par la notion de risque, qui peut conduire directement à l’action »5. C’est la controverse sur les relations entre cancer du poumon et tabac qui consacre en France dans les années 1960 et après les pays anglo-saxons, la victoire des statisticiens et leur sacre dans les dispositifs de gestion du complexe biomédical. C’est un savoir pratique qui s’impose ici comme l’opérateur d’une nouvelle rationalité politique que la médecine ne va plus jamais quitter. Dès lors, la logique d’intervention et la logique de calcul vont devenir inséparables dans le champ des pratiques de santé et de recherche. L’épidémiologie du risque occupe non seulement le champ traditionnel des pathologies infectieuses et des épidémies mais aussi celui des maladies chroniques (cancers et pathologies cardiovasculaires) et de la prévention généralisée (hypertension, dyslipidémie, sédentarité…). Leurs méthodologies sont pratiques, simples, utiles et… « payantes ». On « brasse » des données et on « trouve » toujours quelque chose. Il y a du « bon filon » là-dedans pour une recherche essentiellement préoccupée par des résultats à court terme.

4. Schwartz D. (1965). Examen critique de l’enquête étiologique en cancérologie. Oncologia, 19 : 259-267.

5. Gaudillière J.-P. (2002). Inventer la biomédecine. Paris : La Découverte, p. 238.

Sans devoir sous-estimer les services rendus à la rationalité médicale, l’usage des statistiques présente aussi quelques effets « pervers » épistémologiques et politiques.

Notons pour l’heure que la recomposition des savoirs et des pratiques de santé procède d’une nouvelle rationalité. Dans ce changement de paradigme, la médecine s’éloigne toujours davantage d’une clinique de la pathologie individuelle au bénéfice d’un gouvernement sanitaire des populations et de leurs facteurs de risque.

Dans cette mutation anthropologique, la médecine s’éloigne de la prise en charge singulière d’un patient en relation avec un médecin, façonné à la fois par l’art et la science, au profit d’un prestataire de soin normalisé que le praticien pourrait mettre en oeuvre conformément aux normes de référence fixées en amont par les protocoles scientifiques, industriels et sociaux. La médecine éloigne également la représentation d’un patient passif et confiant au profit de la représentation sociale d’un « acteur » de sa santé plus conforme à l’éthique néolibérale de notre civilisation contemporaine.

Ici encore, il ne s’agit pas de critiquer de manière obscurantiste les sciences médicales post-modernes et leur efficacité, mais de montrer les conséquences anthropologiques qu’elles produisent sur les pratiques de santé et de prévention, les recompositions qu’elles favorisent de nos sensibilités sociales et psychologiques. Et la manière aussi dont l’opinion peut s’inviter au Banquet des sciences pour faire entendre ses préférences.

La médicalisation de l’existence que permet la logique de dépistage des risques et de prévention des maladies conduit à l’exploitation commerciale d’une hypocondrie généralisée des populations. Il y a bien sûr les autotests et leur diffusion dans le public qui préparent l’opinion à se surveiller pour mieux se gouverner et en ce sens, ils constituent déjà une initiation sociale au libéralisme, mais encore on n’arrête pas le progrès comme le montre l’exemple suivant.

Il s’agit d’une publicité récente pour un WC électronique6, Washlet, qui tout en assurant un confort révolutionnaire de relaxation, d’hygiène, d’écologie…, permettrait non seulement un séchage thermique des fesses, un « joystick » qui les nettoie de toute souillure,

6. Quinton J.-P. (2006). Un petit coin d’antimatière. TGV, 84, p. 18.

« un moyen d’apporter un peu de réconfort », qui imite avec des haut-parleurs le bruit d’une chasse d’eau, mais encore grâce à Toto – le numéro un japonais des WC électroniques – ce dispositif sanitaire permet d’analyser les selles et l’urine, de mesurer la pression artérielle et d’évaluer la graisse corporelle.

«Aller à la selle » devient un « fait hygiénique total » au sens où M. Mauss parlait de fait social total. De là à ce que de telles « évaluations » de santé soient « fichées » et transmises à des pouvoirs publics ou privés plus ou moins soucieux de suivre leurs concitoyens…à la trace ! On imagine sans peine comment cette nouvelle technologie qui établit une « traçabilité » des comportements sanitaires et leur gestion socioéconomique, pourrait renvoyer demain aux calendes grecques les moyens utilisés naguère pour administrer le vivant…pour le meilleur et pour le pire.

Le fichage informatique de données hybrides, sociales et biologiques, ne fait que commencer et inquiète les instances chargées des questions éthiques.

La multiplication des marqueurs biométriques a conduit tout récemment, en 2007, le CCNE à rendre un avis (n°98) sur la « biométrie, données identifiantes et droits de l’homme ». Dans cet avis, les Sages s’inquiètent de « la généralisation du recueil d’informations biométriques et des risques qu’elle comporte pour les libertés individuelles. […]Malgré leur apparente neutralité, ces données – notamment celles comportant des paramètres physiologiques ou psychologiques révélateurs de l’identité, des goûts ou de l’état de santé des personnes – peuvent être détournées en vue d’une surveillance abusive des comportements »7. Et là par exemple, les choses deviennent plus sérieuses quand le dépistage génétique participe au recrutement professionnel…ou quand les sites de rencontre affichent des données génétiques, participant toujours davantage à la réification de l’humain.

LA« VEILLE DE L’OPINION »

Le deuxième exemple est tout récent puisqu’il date de novembre 2008 et concerne notamment deux appels d’offres lancés l’un par le Service d’Information du Gouvernement et l’autre par les ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur.

7. Cité par S. Hasendhal : Un avis du CCNE. La hantise sécuritaire grignote l’espace de liberté. Le Quotidien du médecin du 4 juin 2007, n°8177.

L’hebdomadaire Marianne et plusieurs blogueurs se sont émus de ces dispositifs de « veille de l’opinion », de mesures d’impact de la marque « Gouvernement » et de sa pénétration dans les esprits, voire de la surveillance de plus en plus serrée et dense des journalistes professionnels et occasionnels.

Le Gouvernement a beau jeu d’insister sur la transparence de ces opérations qui ne datent pas d’aujourd’hui. Effectivement, c’est plutôt la mise en forme scientifique de ces sondages de l’opinion, la création de dispositifs de veille des risques qu’elle contient par le biais de l’éducation et de la recherche, d’une obsession de publicité que le Gouvernement accorde à sa communication qui atteint ici sa phase obscène de maturité.

Ce n’est plus simplement la police qui veille avec ses «mouchards » à capter des renseignements sur les risques de révolte et de contagion du peuple. Ce n’estmême plus le système numérique planétaire qui explore les communications interceptées par la collecte d’informations prélevées à partir des Services centraux de sécurité, type COMINT (Communications Intelligence) avec des logiciels comme le logiciel « limier » installé par la NSA (National Security Agency) dès 19958,mais davantage un dispositif de mise en forme et de veille sanitaire de l’opinion, des recherches de sa fabrique et des moyens de sa diffusion propices à la mise en place d’un véritable marketing politique. Mais là encore, à l’instar des communications traquées et traitées par les systèmes de surveillance moderne des services de renseignement, rien ne vient nous garantir que de tels dispositifs ne seront pas utilisés à des fins commerciales ou privées. De même que depuis les années 1960, les informations traitées par les services de renseignement ont pu être détournées à des fins commerciales favorisant par exemple les entreprises américaines ou australiennes aux dépens des entreprises européennes lors de transactions sur le marché mondial, rien ne garantit qu’en la matière de veille de l’opinion, les pouvoirs qui les financent n’en détourneront pas l’usage.

Les priorités du Service d’Information du Gouvernement dirigé par un publicitaire inscrivent davantage ce dispositif de veille de l’opinion dans le champ d’une « étude de marché » que dans celui d’un système de surveillance.

8. Cf. CampbellD. (2000). Surveillance électronique planétaire. Paris : Éditions Allia.

Il s’agit, précise le cahier des charges de l’appel d’offres de la Délégation à la communication d’une « veille de l’opinion dans les domaines de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la recherche »9.

Le dispositif de veille vise en particulier Internet et consiste à : - Identifier les thèmes stratégiques (pérennes, prévisibles ou émergents).

- Identifier et analyser les sources stratégiques ou structurant l’opinion.

- Repérer les leaders d’opinion, les lanceurs d’alerte et analyser leur potentiel d’influence et leur capacité à se constituer en réseau.

- Décrypter les sources des débats et leurs modes de propagation.

-Repérer les informations signifiantes (en particulier les signaux faibles).

- Suivre les informations signifiantes dans le temps.

- Relever des indicateurs quantitatifs (volume des contributions, nombre de commentaires, audience, etc.).

- Rapprocher ces informations et les interpréter.

-Anticiper et évaluer les risques de contagion et de crise.

-Alerter et préconiser en conséquence.

« Les informations signifiantes pertinentes sont celles qui préfigurent un débat, un “ risque opinion ” potentiel, une crise ou tout temps fort à venir dans lesquels les ministères se trouveraient impliqués »10.

En même temps que ce dispositif de veille de l’opinion définira et analysera les cibles susceptibles de modifier le marché des sensibilités politiques et la pénétration de nouveaux besoins en son sein, il devra assurer « un suivi précis de l’évolution de l’opinion internaute et des arguments émergents relayés et commentés sur ce canal ».

C’est-à-dire que ce dispositif est aussi un dispositif de salubrité morale et publique qui veille à l’hygiène des opinions qui constituent les campagnes de prévention des risques épidémiques qui pourraient menacer l’Ordre et le Progrès de l’action gouvernementale. L’Opinion est devenue un « risque »… Quelques jours plus tard, c’est au tour du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur de lancer un appel d’offres du même genre visant à anticiper les crises par la surveillance et le traitement de sources stratégiques pouvant structurer ou modifier l’opinion.

9. Cahier des clauses particulières CCP n° 2008/57 du 15 octobre 2008.

10. Ibid.

Alors, bien sûr, les blogueurs, les syndicats et les partis d’opposition ont réagi avec suspicion à ces appels d’offres. Mais je ferai deux remarques : La première, c’est que ces appels d’offres ne sont qu’une étape parmi d’autres des évaluations généralisées des conduites qui viennent se substituer à une politique de gouvernement par une administration scientifique et technique des populations, administration adossée à une promotion publicitaire des produits gouvernementaux offerts à la consommation médiatique. Certes l’entrée des publicitaires dans le champ de l’action politique s’est fortement accrue au cours de la Ve République en France pour accomplir « la propagande au quotidien »11 du pouvoir.

Elle a su prendre le relais et les moyens des systèmes totalitaires, mais elle ne date pas du XXe siècle. La manipulation de l’opinion par des publicistes commence selon M. Foucault au XVIIe avec les premières grandes campagnes d’opinion qui ont accompagné en France la politique mercantiliste de Richelieu : « Richelieu a inventé la campagne politique par voie de libelles, de pamphlets, et a inventé cette profession de manipulateurs de l’opinion que l’on appelait à cette époque “ les publicistes ”. Naissance des économistes, naissance des publicistes. Ce sont les deux grands aspects du champ de réalité, les deux éléments corrélatifs du champ de réalité qui apparaît comme corrélatif du gouvernement, l’économie et l’opinion » 12.

L’analyse et la manipulation de l’opinion s’avèrent inséparables d’une civilisation qui depuis le XVIIe siècle pose le concept « d’intérêt » comme concept universel de gouvernement. L’abandon d’une conception tragique ou vertueuse de la condition humaine et de la vie sociale suscite l’impératif politique de connaître les intérêts d’un peuple pour pouvoir le gouverner. Ce concept d’intérêt s’étend au cours du XVIIIe siècle du domaine des activités économiques à celui des penchants de l’opinion qu’il faut canaliser et manipuler pour maintenir l’ordre et accomplir le progrès.

Richelieu fait ici figure de visionnaire, quelques siècles plus tard aucune autoritén’oseraits’exercersansseprévaloirdesintérêtsaumieuxd’unpeuple, au pire d’une population.

11. Hazan E. (2006). LQR. La propagande du quotidien. Paris :ÉditionsRaisons d’agir.

12. Foucault M. (1977-1978). Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978. Paris : Gallimard, 2004, p. 278.

Cette idée régulatrice apparue avec le mercantilisme se révèle comme une nécessité interne à toutes les formes du capitalisme.

La deuxième remarque me paraît devoir porter sur une plus grande menace aujourd’hui pour la démocratie. C’est que dans la formemême de ces appels d’offres, l’opinion se présente comme le produit d’un marché dont il faut cibler en quelque sorte les leaders afin d’assurer la consommation. Et là je rejoins les travaux de B. Stiegler considérant que : « Le marketing politique, qui répand la misère politique, s’empare de ces techniques [numérique] pour en faire des simulacres qui sont la négation même de cette participation sociale sans laquelle il ne saurait y avoir de sociation, c’est-à-dire de paix sociale »13.

Ici gouverner ce n’est plus seulement faire croire, faire de la propagande, c’est promouvoir une vente et adapter ses produits aux demandes sociales des consommateurs. Le gouvernement politique devient un pilotage de trader, un oeil rivé sur les sondages d’opinion et l’autre sur les données du système de veille de l’opinion pour mieux évaluer les actions politiques qu’il va vendre ou celles qu’il va acquérir.

Ce n’est plus la propagande des systèmes totalitaires qui propagent leur foi dans la construction d’un homme nouveau, relayant ainsi le magister religieux qui avait employé ce terme au XVIIe siècle, mais c’est une nouvelle logique de publicitaire qui s’impose pour vendre à l’opinion les marques et les produits de ses actions politiques sur le modèle d’une société de marché.

Nous ne sommes plus dans un art de gouverner qui vise à promouvoir des normes politiques préalablement établies par un projet pour la Cité ou la Nation, nous sommes davantage dans un art de gouverner qui « scannérise » les normes différentielles des opinions des populations pour prélever celles qu’il pourra promouvoir au mieux de ses intérêts et de ceux qui l’ont porté au pouvoir. Dans ce cas-là, la norme n’est pas première, elle est seconde et se trouve fabriquée de pied en cap, dans sa structure et sa fonction, par une logique de marché. On peut ainsi faire l’éloge au printemps d’un homme néolibéral entièrement régulé par la logique du marché et à l’automne lancer un vibrant appel à l’ingérence du politique sur le marché financier pour lui fournir le cadre de sa servitude économique. Ici encore, je rejoins B. Stiegler écrivant que « le marché a remplacé la philia.

13. Stiegler B. (2006). La télécratie contre la démocratie. Paris : Flammarion, p. 28.

Et l’on a tout à fait tort, puisque, au lieu de la remplacer, il l’a détruite. Or, une société sans philia n’est pas durable – et c’est pourquoi la société de marché n’est pas viable »14.

Comment face à ce « populisme industriel » dont parle justement B. Stiegler ne pas évoquer cette prémonition d’A. de Tocqueville écrivant : « Les hommes des temps démocratiques ont besoin d’être libres, afin de se procurer plus aisément les jouissances matérielles après lesquelles ils soupirent sans cesse. […]

Lorsque le goût des jouissances matérielles se développe chez un de ces peuples plus rapidement que les lumières et que les habitudes de la liberté, il vient un moment où les hommes sont emportés comme hors d’eux-mêmes, à la vue de ces biens nouveaux qu’ils sont prêts à saisir.

Préoccupés du seul soin de faire fortune, ils n’aperçoivent plus le lien étroit qui unit la fortune particulière de chacun d’eux à la prospérité de tous. […] L’exercice de leurs devoirs politiques leur paraît un contretemps fâcheux qui les distrait de leur industrie. […] Ces gens-là croient suivre la doctrine de l’intérêt, mais ils ne s’en font qu’une idée grossière, et, pour mieux veiller à ce qu’ils nomment leurs affaires, ils négligent la principale qui est de rester maîtres d’eux-mêmes » 15.

Cette soumission à la logique du marché qui aliène le citoyen de nos démocraties ne devient-elle pas chez le responsable politique un véritable crime contre le bien public et contre l’ordre même qui fonde nos démocraties ?

Depuis son origine, la démocratie se fonde sur une distribution de la parole qui contribue à l’espace public et qui depuis les Lumières invite toujours davantage à la pensée critique et à la réflexion. Or aujourd’hui, une nouvelle civilisation s’annonce qui tend à confier aux experts et aux publicitaires le soin de penser à notre place en fabriquant une opinion majoritaire se faisant passer pour une vérité ou une norme. La publicité et la propagande rendent crédibles ce que l’on ne parvient pas à distinguer comme vérité ou erreur et la référence aux experts tente de suppléer au déficit de l’autorité. L’expertise et la publicité constituent les deux opérateurs qui émergent d’un univers dépolitisé et qui tentent en retour de le recoder dans la novlangue d’une logique de marché.

14. Ibid., p. 76.

15. Tocqueville A. de (1840). De la Démocratie en Amérique 2. Paris : Flammarion, 1981, pp. 175-176.

LES EXPERTS : DES SCRIBES POUR DE NOUVELLES SERVITUDES ?

L’expertisedeviendrait-ellelamatricepermanented’unpouvoirpolitique qui nous inviterait à consentir librement à nos « nouvelles servitudes »16 ? L’expertise deviendrait-elle aujourd’hui le nouveau paradigme civilisateur, modèle universel d’une morale positive et curative produisant une mutation sociale profonde comparable à celle que le concept d’« intérêt » avait su produire au XVIIe siècle dans l’art de gouverner17 ? Et telle la notion d’intérêt, le concept d’expertise poussé au centre de la scène sociale ne détiendrait son succès et sa promotion idéologique qu’à la condition expresse de ne pas être défini avec précision.

C’est ainsi que le rapport de mission de Guy Vallancien sur « la place et le rôle des nouvelles instances hospitalières »18 dans le cadre de la réforme de la gouvernance des établissements place l’expertise au coeur du dispositif de recomposition gestionnaire des hôpitaux. L’expertise apparaît ici une fois encore comme ce nouveau paradigme qui permet une « évaluation objective des hommes » et de leurs actes, seul à même d’améliorer la « chaîne de production de soins ». Le concept d’expertise objective, indissociable de la « culture managériale » dont il provient, en arrive à jouer en tant que remède le rôle que le foie jouait naguère dans la cause des maladies pour les médecins de Molière. Cette évaluation qui se veut objective, quantitative et « scientifique » rassemble par l’opérateur de la pensée calculatrice le positivisme des sciences, l’esprit gestionnaire et comptable et le souci bureaucratique. Ce modèle d’évaluation n’est-il pas en train de nous conduire à renoncer à la pensée critique, à la faculté de juger, de décider, à la liberté et à la raison au nom desquelles paradoxalement s’installent ces nouveaux dispositifs de normalisation et de conformisation sociales ?

16.Zarka Y.-C. et Les Intempestifs (2007).Critique des nouvelles servitudes. Paris : PUF.

17. Hirschman A. O. (1980). Les passions et les intérêts. Paris : PUF, 2001.

18. Degain J. (2008). Le rapport Vallancien précise le rôle et les missions des nouvelles instances. Le Quotidien du médecin, n°8404, p. 4.

Comment ne pas penser aujourd’hui face à la recomposition des pratiques de soin, de recherche et d’enseignement que nous sommes en présence d’une nouvelle civilisation19 qui vise à décomposer toute activité humaine en capitaux et intérêts, pour toujours davantage installer au coeur de notre quotidien une certaine conception du monde assurant notamment l’hégémonie d’une culture anglo-américaine ? À la fois pratique sociale et idéologie, l’expertise assure ainsi une prescription anthropologique au nom d’une description soi-disant scientifique et objective de la réalité.

Au nom de l’expertise et de la science, on normalise aujourd’hui simultanément les institutions, l’éducation, le soin, la culture, la politique et le comportement des professionnels et des usagers comme on dit qui s’y trouvent. C’est un vieux rêve du XIXe siècle que d’administrer scientifiquement le vivant. E. Renan voulait faire de la science la nouvelle religion qui éclairerait le monde : « La science qui gouvernera le monde, ce ne sera plus la politique. […]

ORGANISER SCIENTIFIQUEMENT L’HUMANITÉ

, tel est donc le dernier mot de la science moderne, telle est son audacieuse mais légitime prétention. […] L’oeuvre universelle de ce qui vit étant de faire Dieu parfait […]. Il est indubitable que la raison, qui n’a eu jusqu’ici aucune part à cette oeuvre, laquelle s’est opérée aveuglément et par la sourde tendance de ce qui est, la raison, dis-je, prendra un jour en main l’intendance de cette grande oeuvre et, après avoir organisé l’humanité, ORGANISERA DIEU »20.

Mettre la science à la place de la religion pour définir une politique, a conduit dans notre histoire récente aux pires abominations. Mais de manière moins tragique, dans nos sociétés modernes le recours à l’expertise tend à imposer des normes et à les faire intérioriser par les individus, « par une sorte de pression immense de l’esprit de tous sur l’intelligence de chacun » pour prendre la formulation d’A. de Tocqueville.

La norme est une notion polémique et politique qui renvoie à la fois à une vérité des faits (istina) et à un jugement d’appréciation de ce qui devrait être, un jugement de valeur, un jugement normatif (pravda). Et on peut dire que c’est la confusion permanente de ces deux sens du mot de

19. Gori R., Del Volgo M.-J. (2008). Exilés de l’intime. La médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique. Paris : Denoël.

20. Renan E. (1890). L’Avenir de la science. Paris : Flammarion, 1995, p. 106.

« norme » qui permet l’instrumentation des sciences. Et cette instrumentation des sciences participe à une véritable économie politique matrice et gestion de l’opinion, favorisant le gouvernement des hommes.

Les dispositifs statistiques ne changent rien à la chose, ils ne préservent en rien de cette instrumentation. Toute norme est immergée dans un monde de valeurs éthiques et politiques, qu’elle prenne une forme chiffrée ou qualitative. Comme le rappelle G. Canguilhem, « la quantité c’est la qualité niée, mais non la qualité supprimée »21.

La modification constante des normes biologiques expose des populations entières aux diagnostics de morbidité et de prévention.

Déterminer une norme pour l’hypertension artérielle ou la densité osseuse, ne se réduit pas à un acte biologique, cela constitue aussi une décision qui a des conséquences sociales, économiques, en un mot anthropologiques.

Pour exemple, lorsqu’en 1974 la Ligue Allemande de Lutte contre l’hypertension artérielle abaisse la norme de 16/10 à 14/9 elle fait tripler en un seul jour le nombre de malades à soigner ou à suivre. L’OMS a contribué à l’élargissement du tableau clinique de l’ostéoporose en fixant depuis les années 1990 des critères de normalité de la densité osseuse tels que le nombre de patients vulnérables ne pouvait que s’accroître et nécessiter de plus en plus de traitements préventifs. L’ostéoporose est-elle une maladie ? Sans nul doute. Mais encore convient-il de préciser qu’après 70 ans chaque individu a perdu un tiers de sa substance osseuse et un tiers de sa masse musculaire. On imagine sans peine les enjeux commerciaux de la définition des normes dans ce cas, comme dans celui des seuils de normalité des lipides sanguins ou encore des marqueurs plus ou moins sensibles du diabète.

Prenons pour autre exemple la définition que l’OMS donne en 1947 de la santé : « La santé comme un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. » Nous constatons d’une part que cette définition provient des aspirations culturelles de l’époque, celle de la Libération, et d’autre part que nos conduites et nos comportements tendent toujours davantage

21. Canguilhem G. (1943, 1963-66). Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique (1943) suivi des Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique (1963-66). In : Le normal et le pathologique. Paris : PUF, 1979, p. 66.

à être placés du début à la fin de la vie sous un magister médical ici véritablement messianique. À ce titre, c’est un pas supplémentaire accompli dans la rationalisation de nos existences propres au capitalisme.

M. Weber a montré que d’une part « Nous ne cessons de constater – y compris pour des sphères de conduite de vie qui évoluent (apparemment) indépendamment les unes des autres – que c’est en Occident, et seulement en Occident que se sont développés certains modes de rationalisation » 22 et d’autre part que « liée à la rationalisation de la technique et à celle du droit, l’émergence du rationalisme économique fut en effet également tributaire de la capacité et de la disposition des hommes à adopter des formes spécifiques de conduite de vie pratique et rationnelle »23.

Cette rationalisation des conduites dans notre civilisation va toujours davantage prendre la forme d’une médicalisation de l’existence. C’est bien en ce sens que les normalisations sociales que permettent les pratiques de santé révèlent que la notion de « norme » n’est pas seulement « polémique » (avec G. Canguilhem), mais aussi « politique » (avec M. Foucault).

Bien évidemment, cela signifie que la médecine, la psychologie et la psychiatrie, ne sont pas seulement des rationalités scientifiques ou des pratiques professionnelles, mais qu’elles sont aussi des pratiques sociales qui participent au gouvernement des individus et des populations. Il n’y a pas d’Immaculée Conception des sciences, elles émergent du savoir d’une époque quand bien même par la suite les découvertes qu’elles permettent peuvent être validées épistémologiquement. Il n’empêche, chaque société a un peu la science qu’elle mérite et elle va toujours davantage favoriser les courants qui dans cette science entrent le mieux en complaisance avec les idéologies politiques du moment. Cette porosité entre le champ de la science et l’idéologie d’une époque sera d’autant plus prononcée que les objets et les méthodes de la connaissance se trouvent sous la dépendance du langage courant et des préoccupations immédiates. Comment définir la santé par exemple ? La santé ce n’est pas un concept scientifique mais une notion vulgaire de l’expérience immédiate.

22. Weber M. (1904-1905). L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Paris : Flammarion, 2002, p. 67.

23. Ibid., p. 63.

Quant à la psychopathologie, nous sommes entrés aujourd’hui dans l’empire des « dys » que permet la notion molle de « troubles du comportement ». Cette notion de « troubles du comportement » est venue se substituer aux grandes entités cliniques de la psychiatrie classique, névrose, psychose et perversion. Cette flexibilité que permet cette notion molle de troubles du comportement a permis ainsi de multiplier par quatre le nombre de pathologies psychiatriques entre 1952 (une centaine) et 1990 (392). Au point que l’on ne sait plus aujourd’hui où s’arrête le pathologique et où commence le subnormal.

Nos diagnostics en psychopathologie en disent au moins autant sur la « substance éthique » d’une culture que sur la souffrance des patients et davantage encore sur le mode de formation des praticiens qui les prennent en charge. C’est en ce sens par exemple que l’on peut dire comment « la dépression est devenue une épidémie »24 et plus encore comment sa prise en charge médicamenteuse s’est progressivement légitimée en médecine générale 25 à partir de 1975 en déconnectant les troubles dépressifs des entités psychiatriques classiques comme la mélancolie, conduisant ce diagnostic à être posé 7 fois plus souvent. C’est en ce sens également qu’il s’avère aujourd’hui impossible de ne pas reconnaître dans les troubles du comportement portés au spectacle de l’opinion publique – troubles oppositionnels, troubles de l’attention et hyperactivité, troubles des conduites, suicide, dépression, addiction, troubles alimentaires et « dys » de toutes sortes – la substance éthique de la culture de ceux-là même qui les posent.

Comment ne pas reconnaître dans le miroir de tels diagnostics les formes mêmes de la culture dont ils émergent, de ses savoirs et de son éthique ? Comment ne pas reconnaître dans ces pathologies du narcissisme accomplissant à l’égard de soi-même ou d’autrui la violence froide et instrumentale d’une destruction subjective le désaveu de la réalité intérieure et intime qui est celui-là même des modèles psychiatriques contemporains qui prétendent les expliquer ?

24. Pignarre Ph. (2001).Comment la dépression est devenue épidémie. Paris : Hachette.

25. Legrand C. (2001). Les modes de légitimation de la prescription de médicaments psychotropes en médecin egénérale dans la presse professionnelle depuis 1950.In: A. Ehrenberg, A.-M. Lovell (Éds.), La maladie mentale en mutation. Paris : Odile Jacob, pp. 219-228.

Un lien secret et intime rassemble aujourd’hui dans notre civilisation les formes des symptômes de la souffrance psychique et les modèles psychiatriques qui tentent d’en rendre compte : le désaveu de l’Autre auquel le symptôme s’adresse et que d’une certaine façon il inclut.

C’est ce point aveugle des symptômes psychopathologiques autant que des modèles et des dispositifs de la santé mentale contemporaine qui révèle la substance éthique de notre civilisation.

Ainsi, avec l’expansion des paradigmes actuels de la santé mentale, l’épidémie des troubles du comportement progresse-t-elle toujours davantage, en particulier au rythme des « nouveaux » médicaments mis sur le marché. Ces médicaments paradoxalement fabriqueraient les diagnostics davantage qu’ils ne traiteraient les maladies. Au point que certains auteurs se sont émus de ces manoeuvres de manipulation de l’industrie pharmaceutique responsables de l’invention de maladies 26.

Qu’il s’agisse des troubles de l’anxiété sociale, des troubles déficitaires de l’attention et de l’hyperactivité, de la dysphorie prémenstruelle, de la dysfonction érectile, des troubles oppositionnels de provocation ou de toutes les nouvelles maladies de l’âme, il s’avère de plus en plus difficile de savoir ce qui du diagnostic ou du traitement est premier. Davantage la pathologie se donne dans la flexibilité et la liquidité de ses frontières, davantage la ligne de partage entre le normal et le pathologique se trouve brouillée, davantage encore il est difficile de faire la différence entre la prescription « thérapeutique » et la prescription « cosmétique » ou sociale.

Et ce d’autant plus que les « bizarreries » seraient reconnues comme des troubles « subautistiques » et les « singularités » comme des « vulnérabilités subsyndromiques ». Nous retrouvons ici ces modalités de recomposition actuelle de la norme sous l’effet des nouvelles sensibilités sociales, culturelles et psychologiques soucieuses d’effacer les spécificités et les différences. Les « anormaux » doivent être intégrés socialement dans des communautés fondées sur des traits d’anomalies et tous les « normaux » doivent être suivis à la trace de leurs potentiels d’« anomalies ».

Dès lors que chaque culture dessine un profil de la maladie mentale, celui-ci se révèle comme le reflet inversé de la conception non seulement - de la santé mais aussi du style anthropologique de la société dont il émerge.

26. Blech J. (2003). Les inventeurs de maladies. Arles : Actes Sud, 2005 ; Pignarre Ph. (2001). Comment la dépression est devenue épidémie. Op. cit. ; Hugnet G.

(2004). Antidépresseurs. La grande intoxication. Paris : Le Cherche-Midi.

Dans notre culture c’est ce désaveu de l’Autre qui oeuvre une fois encore aujourd’hui dans cette novlangue de la santé mentale transformant les souffrances psychiques ou sociales en troubles du comportement.

L’économie psychique des symptômes se trouve réduite à un dysfonctionnement neuronal, à un déficit neuro-développemental produit par des vulnérabilités génétiques et développé par de mauvaises habitudes éducatives.Noussommesicienprésenced’unenouvellephrénologiequipuise ses racines dans les théories déterministes du XIXe siècle dont l’idéologie a justifié dans les systèmes totalitaires les pires pratiques du déshumain.

Concluons sur ce point avec T.W.Adorno : « L’objectivité dans les relations entre les hommes, qui fait place nette de toute enjolivure idéologique, est déjà devenue elle-même une idéologie qui nous invite à traiter les hommes comme des choses » 27.

Non sans devoir rajouter avec A. de Tocqueville que le despotisme qui est venu s’établir de nos jours dans nos régimes démocratiques possède d’autres caractères que ceux que l’on accordait traditionnellement aux régimes autoritaires : « Il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter »28. D’ailleurs ce despotisme qui asservit nos contemporains concerne moins les grandes affaires, les grandes choses, que les petits détails de leur existence quotidienne. C’est d’ailleurs, ce despotisme-là qu’avait également anticipéA. de Tocqueville en dénonçant son plus puissant, son plus dangereux et son plus secret ressort : « La sujétion dans les petites affaires se manifeste tous les jours et se fait sentir indistinctement à tous les citoyens. Elle ne les désespère point ; mais elle les contrarie sans cesse et elle les porte à renoncer à l’usage de leur volonté. Elle éteint peu à peu leur esprit et énerve leur âme » 29.

FONCTIONS DE L’ÉCRITURE ET STYLES ANTHROPOLOGIQUES

Les formes de discours et de procédures que l’on trouve à un moment donné d’une société définissent un style de savoir qui « n’est pas la science dans le déplacement successif de ses structures internes, c’est le champ de son histoire effective »30. Les institutions comme l’hôpital, l’Université ou la justice se transforment techniquement, administrativement et socialement en fonction des styles de savoir propres à une époque. Car non seulement ce savoir émerge d’une niche culturelle, mais il participe en retour à la recoder par la fabrique de nouvelles sensibilités sociales et psychologiques des individus et des populations.

Cette solidarité des dispositifs institutionnels, des savoirs et des praxis sociales, s’étend indirectement aux formes que la science prend à un moment donné pour parvenir à ses objectifs. Par exemple, J.-P.Vernant31 a montré que la transformation des pratiques sociales des Grecs entre le VIe et le début du IIIe siècle avant J.-C. a pu constituer un événement décisif dans l’histoire de la pensée grecque et ce quel que soit le domaine dans lequel elle s’est exercée. L’isonomia qui fait de chaque citoyen un semblable est venue favoriser l’émergence de la démocratie organisée autour de l’agora de la Cité et a constitué un élément de civilisation déterminant pour tous les secteurs de vie et de pensée. La Cité réglée par l’isonomia devient un modèle, une catégorie de penser le monde, le rapport à soi-même et aux autres. L’acte de naissance de cette forme de rationalité propre à la pensée grecque de cette époque permet de penser l’ordre du monde physique, social et humain selon le même modèle : rapport de symétrie, d’équilibre et d’égalité entre les différents éléments qui les composent. J.-P. Vernant montre que « De fait, c’est sur le plan politique que la Raison, en Grèce, s’est tout d’abord exprimée, constituée, formée » et « en fournissant aux citoyens le cadre dans lequel ils concevaient leurs rapports réciproques, la pensée politique a[-t-elle] du même coup orienté et façonné les démarches de leur esprit dans d’autres domaines »32.

30. Foucault M. (1954-1969).Dits et écrits I. 1954-1969. Paris:Gallimard,1994, p. 725.

31. Vernant J.-P. (1962). Les Origines de la pensée grecque. Paris : PUF, 2007.

32. Ibid., pp. 131-132.

La philosophie, la logique, les mathématiques, la physique, la justice, l’art, la médecine, l’architecture, se transforment en miroir des pratiques sociales qui tendent au quotidien à s’imposer dans la Cité. Les concepts même de loi, d’écriture, de vertu, de vérité et de preuve, d’administration, de monnaie, de raison, d’espace etc., se transforment sous la pression d’un savoir qui fait de la tempérance, de la mesure, du juste milieu, les conditions nécessaires pour rendre le monde intelligible et le rapport aux autres et à soi-même raisonnable. Cette géométrisation rationnelle et abstraite du monde constitue l’artifice par lequel s’établit une communauté de savoir entre des réalités différentes. Le calcul raisonné, l’astronomie, l’architecture, la médecine, la philosophie et la démocratie émergent progressivement de ce savoir rationnel dans le cadre duquel leurs cohérences particulières s’élaborent. Et chacun de ces domaines fait apparaître, avec les procédures qui lui sont propres, les connaissances, les pratiques et les objets qui sont les siens à condition que leurs profils – que je dirai ontologiques – puissent être admis, au moins un temps et en partie, par cette épistémè.

Cette nouvelle raison grecque en même temps qu’elle fabrique un Homme Nouveau redistribue le statut et la fonction de la parole et de l’écriture. La démocratie se révèle comme une manière de s’y prendre dans les distributions de la parole qui fait de chaque semblable un citoyen, un « animal politique » ayant le devoir et le droit de faire reconnaître la rationalité de ses arguments. En ce sens, l’écriture constitue l’instrument par lequel la Cité garde en mémoire les lois et les rituels propres à cette rationalité collectivement acquise. L’écriture s’y révèle seconde par rapport à la parole qui constitue authentiquement la technique par laquelle la raison s’édifie en tant que « fille de la cité ».

L’avènement de cette forme de rationalité s’est réalisé avec le déclin de la pensée mythique et de l’organisation sociale de cette civilisation palatiale propre en particulier à la Grèce des « temps obscurs ». Dans l’économie palatiale la vie sociale est centrée par Palais, autour duquel se concentrent non seulement la vie économique, militaire, religieuse, mais encore les dispositifs administratifs, comptables et de contrôle. Le personnel administratif avec ses techniques de comptabilité et ses réglementations strictes de la vie économique et sociale est entièrement au service des monarques. Tout ce système de contrôle repose sur l’emploi de l’écriture et la constitution d’archives transformées en formidables instruments de puissance de l’État sur un territoire, une population et des individus. J.-P. Vernant met en évidence l’importance des scribes, en particulier crétois passés au service des dynasties mycéniennes dans la mise en place de ses moyens de contrôle et de réglementation. Or comme le remarque J.-P. Vernant, dans la chute de l’Empire mycénien c’est le système palatial tout entier qui s’écroule avec son appareil administratif au point que « l’écriture elle-même disparaît, comme engloutie dans la ruine des palais »33. Quand les Grecs redécouvrent l’écriture vers la fin du IXe siècle avant J.-C. en l’empruntant cette fois aux Phéniciens, sa « signification anthropologique » n’est plus la même : « Ce ne sera pas seulement une écriture d’un type différent, phonétique, mais un fait de civilisation radicalement autre : non plus la spécialité d’une classe de scribes, mais l’élément d’une culture commune. Sa signification sociale et psychologique se sera aussi transformée – on pourrait dire inversée : l’écriture n’aura plus pour objet de constituer à l’usage du roi des archives dans le secret d’un palais ; elle répondra désormais à une fonction de publicité ; elle va permettre de divulguer, de placer également sous le regard de tous, les divers aspects de la vie sociale et politique »34.

L’expression de « fait de civilisation » qui surgit sous la plume de J.-P. Vernant me permet de rapprocher sa thèse des analyses qu’après M. Foucault je tente ici de réaliser entre les formes de pouvoir et les formes de savoir.

Tout au long de ce travail, j’ai essayé de montrer que nous étions peut-être aujourd’hui avec le paradigme de l’évaluation généralisée face à une mutation anthropologique. Alors pour conclure, il conviendrait peut être de se demander si dans nos sociétés actuelles de contrôle et de normalisation sécuritaires dont les dispositifs d’évaluation constituent la nouvelle étape, les experts ne seraient pas les scribes de nos « nouvelles servitudes »35. Les nouveaux scribes, non d’un pouvoir disciplinaire et souverain étendant son contrôle sur un territoire géographiquement bien délimité et son emprise sur des populations hiérarchisées, mais les scribes d’un pouvoir réticulaire, liquide, flexible, mobile, sécuritaire, annihilant l’espace par le temps et d’expansion illimitée.

33. Ibid., p. 31.

34. Ibid., pp. 31-32.

35. Zarka Y.-C. et Les Intempestifs (2007). Critique des nouvelles servitudes. Op. cit.

Pouvoir qui viendrait abolir la liberté et l’égalité réelles au nom même de leur valeur formelle et qui par cette nouvelle catégorie de pensée de l’expertise assurerait sa domination sur des populations précaires, mal définies, en constante évolution au nom même de leur bien-être et de leur sécurité. L’écriture pourrait alors acquérir aux dépens de la parole une formidable puissance de contrôle et d’asservissement au nom même de la liberté du contrat comme de la nécessité de protéger et de suivre les populations. Si tel était le cas, cette mutation des fonctions respectives de l’écriture et de la parole, leur redistribution en miroir de celle qui a accompagné la naissance de la Polis, constituerait un fait de civilisation à l’horizon duquel se profilerait une menace sur les fondements mêmes de notre démocratie. Les scribes de ces « nouvelles servitudes » tendraient alors à consolider et à étendre le pouvoir sécuritaire d’un nouvel empire dont la religion serait le profit à court terme, le rituel l’administration scientifique du vivant et la lingua franca probablement l’anglo-américain.

DE LA RESPONSABILITÉ DES MÉDIAS

N’en déplaise à Patrick Le Lay, PDG de TF1 qui en 2004 considérait qu’« à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit » par un message publicitaire qui se doit d’être perçu à condition « que le cerveau du téléspectateur soit disponible » et que la vocation de la télévision, c’est « de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible », je considère pour ma part que les médias ont une responsabilité essentielle pour refonder au quotidien le lien social et maintenir un espace démocratique.

Je crois que là encore je rejoins B. Stiegler pour considérer que les industries de programme, que la télécratie menace sérieusement la démocratie. J’ajouterai pour ma part qu’on ne peut dissocier l’émergence de certaines pathologies, que j’ai proposé d’appeler « pathologies du nihilisme », de cette menace que constitue la télécratie.

Prenons par exemple le happy slapping ou le snuff movies, comment ne pas y voir la jouissance frénétique de l’horreur de ne pouvoir se représenter ce que l’on met en image autrement qu’en imposant transitivement à l’autre dans un script de violence ce que l’on ne peut éprouver et mettre en mémoire. On ne saurait de mon point de vue dissocier les enveloppes formelles des symptômes, des souffrances psychiques et sociales de la culture dans laquelle elles se fabriquent. Il y a véritablement une niche culturelle des pathologies, et les tentatives actuelles pour médicaliser les troubles du comportement n’en constituent que le désaveu le plus obscène.

Les médias, la télévision, ne font pas que divertir, ils informent dans et par une écriture dont l’origine est toujours celle qui dans la Cité grecque est venue garantir la loi et donner naissance à un espace de pensée autant qu’à une manière d’être sociale. C’est un point fondamental. Ou bien les journalistes se font les scribes de nos « nouvelles servitudes » à l’instar, à l’image des scribes du pouvoir des palais qui rangeaient, archivaient et administraient les ressources de l’empire mycénien ou bien ils se font les écrivains et les garants des lois qui permettent le débat démocratique.

Pédagogues d’un débat démocratique ou scribes des industries des programmes, là est le choix.

L’apparition de la Cité n’a pas été qu’une manière sociale de vivre mais s’est constituée, comme nous l’avons vu avec J.-P. Vernant 36, comme une forme neuve de pensée, celle de la pensée rationnelle. C’est le forum démocratique qui a permis une pensée rationnelle projetant sur le monde un modèle d’intelligibilité dont les mathématiques se sont avérées les instruments.

Donc ne nous y trompons pas, notre manière sociale de vivre et les rapports que nous entretenons avec la parole et l’écriture déterminent tout autant notre mode de penser le monde que notre manière éthique d’entrer en rapport avec nous-mêmes et les autres. Hegel décrivait le monde moderne comme un mode de vie dans lequel à la prière du matin s’est substituée la lecture du journal. Aujourd’hui plus que jamais notre manière de penser dépend étroitement des médias qui sont venus remplacer les précepteurs, les conseillers, les religieux et parfois les parents.

A. de Tocqueville encore nous rappelait qu’« Il est vrai que tout homme qui reçoit une opinion sur la parole d’autrui met son esprit en esclavage ; mais c’est une servitude salutaire qui permet de faire un bon usage de la liberté » 37.

36. Vernant J.-P. (1962). Les Origines de la pensée grecque. Op. cit.

37. Tocqueville A. de (1840). De la Démocratie en Amérique. Op. cit., p. 16.

Ce qui suppose que loin de se conformer au pouvoir absolu de la majorité et des normes qu’aucune science ne saurait définitivement garantir, les humains parlent, débattent, réfléchissent, sans que la foi dans l’opinion commune « y devienne une sorte de religion dont la majorité serait le prophète »38 et que ce soit au nom de la liberté, comme le remarque Y.-C. Zarka, que s’établissent de « nouvelles servitudes »39.

Encore A. de Tocqueville : « Si, à la place de toutes les puissances diverses qui gênaient ou retardaient outre mesure l’essor de la raison individuelle, les peuples démocratiques substituaient le pouvoir absolu d’une majorité, le mal n’aurait fait que changer de caractère. Les hommes n’auraient point trouvé le moyen de vivre indépendants ; ils auraient seulement découvert, chose difficile, une nouvelle physionomie de la servitude. […] Pour moi, quand je sens la main du pouvoir qui s’appesantit sur mon front, il m’importe peu de savoir qui m’opprime, et je ne suis pas mieux disposé à passer ma tête dans le joug, parce qu’un million de bras me le présentent » 40.

On me rétorquera que jamais autant qu’aujourd’hui s’est imposée une liberté d’informer et que nous souffrons moins de censure que de surinformation .À quoi je répondrai que la liberté d’informer n’est pas tout à fait la même chose que la liberté de parole qui suppose un débat et un dialogue. La surinformation, c’est ce qui produit justement des faux crédibles, et qui ne permet plus le travail d’appropriation de la vérité par la pensée, la réflexion et la mémoire.

C’est même, me semble-t-il, la forme privilégiée que prend aujourd’hui la censure dans nos sociétés occidentales, moins la répression que la stimulation. Je trouve chez M. Foucault quelques lignes qui vont dans ce sens. On lui fait remarquer que le Pouvoir a peut-être récupéré le corps et la sexualité par la pornographie et la publicité après que les institutions sociales les aient systématiquement quadrillés et maîtrisés. Il répond : « Je ne suis pas tout à fait d’accord pour parler de “ récupération ”.

C’est le développement stratégique normal d’une lutte »41. Et il poursuit : qu’après avoir fait l’objet d’une surveillance et d’une récupération, la sexualité et le corps sont devenus les enjeux d’une révolte des enfants et des individus contre les instances de contrôle.

38. Ibid., p. 18.

39. Zarka Y.-C. et Les Intempestifs (2007). Critique des nouvelles servitudes. Op. cit.

40. Tocqueville A. de (1840). De la Démocratie en Amérique. Op. cit., p. 19.

41. Foucault M. (1970-1975).Dits et écrits II. 1970-1975. Paris : Gallimard, 1994, p. 755.

À quoi « Par une exploitation économique (et peut-être idéologique) de l’érotisation, depuis les produits de bronzage jusqu’aux films pornos…En réponse même à la révolte du corps, vous trouvez un nouvel investissement qui ne se présente plus sous la forme du contrôle-répression, mais sous celle du contrôle stimulation : “ Mets-toi nu… mais sois mince, beau, bronzé ! ” À tout mouvement d’un des deux adversaires répond le mouvement de l’autre »42.

42. Ibid.,

Voilà la nouvelle forme que prend la censure dans nos sociétés modernes : le contrôle-stimulation et on dira après que ce sont les enfants qui sont hyperactifs…C’est peut-être moins en empilant les informations contradictoires offertes à la consommation de cerveaux disponibles, avides de divertissements et d’oublis de leur condition tragique, de leur aliénation sociale que l’on restituera à la démocratie ses prérogatives, mais plutôt en laissant une place à la docte ignorance socratique qui invite les hommes à se parler.

Je conclurai avec R. Char : « À tous les repas pris en commun nous invitons la liberté à s’asseoir. La place demeure vide mais le couvert reste mis.»

Roland Gori
1, av. du Prado
13006 Marseille, France

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